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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Fernand DUMONT, “La famille: les facteurs socio-culturels de la désintégration.” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 10: “Groupes et groupements”, pp. 405-410. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[405]

Fernand Dumont († 1927-1997)

sociologue, Université Laval

La famille:
les facteurs socio-culturels
de la désintégration
.” [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 10 : “Groupes et groupements”, pp. 405-410. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.


Pour mesurer l'amplitude du phénomène de la désintégration de la famille contemporaine, il nous faudrait remonter assez loin dans le passé : on s'imagine trop souvent qu'il s'agit là de changements récents que l'on oppose facilement à des siècles d'immuabilité privilégiée. D'autre part, la famille actuelle présente toute une gamme de situations très variées dont il faudrait tenir compte dans une analyse vraiment rigoureuse. Nous serons forcés de laisser de côté la diversité des milieux et des classes, la variété des types familiaux, pour nous contenter d'une épure où seront comparées - en référence à la transformation capitale qu'ont représentée pour notre milieu l'industrialisation et l'urbanisme très rapides - la famille rurale traditionnelle et la famille urbaine des milieux populaires.

Nous serons ainsi amenés malheureusement à ne pas utiliser la plus grande partie des travaux vraiment scientifiques qui se poursuivent actuellement sur la famille par les sociologues, sur les structures de parenté, par exemple : ils comportent tout un appareil technique dont nous ne saurions faire état ici.

Ces remarques étant faites, mon sujet pourrait s'énoncer ainsi : la désintégration socio-culturelle de la famille traditionnelle ou rurale ... Ainsi notre analyse se déroulera d'abord hors de tout jugement de valeur : il ne s'agit pas de savoir, pour le moment, si cette désintégration est bonne ou mauvaise, mais de la décrire et, dans la mesure où c'est possible ici, de l'expliquer.

Le problème qui nous est soumis réfère à une transmutation des fonctions culturelles d'un élément de la structure sociale. En effet, pour comprendre les transformations socio-culturelles de la famille, il faut considérer celle-ci dans sa fonctionnalité avec les autres transformations sociales. Le culturel ne change pas au [406] hasard, mais de façon concomitante à l’économie, à la technologie, etc., les valeurs elles-mêmes vivent et se transmettent, dans la structure sociale, par l'intermédiaire de rôles - comme celui du père - et sont ainsi à la merci de toutes les autres transformations sociales.

Ce qu'il nous faut donc décrire sommairement, c'est la situation de la famille dans le milieu rural traditionnel. L'institution familiale nous y apparaîtra comme le fondement de ce type de société, comme le microcosme de tout l'ensemble social, comme la génératrice des normes culturelles principales.

La famille traditionnelle était d'abord liée étroitement à un milieu écologique déterminé où l'enracinait la propriété. Sur le plan économique, elle vivait dans une autarcie quasi complète : dans sa thèse sur l'agriculture au Canada français (qui couvre une bonne partie du XIXe siècle), Monsieur Séguin a montré par des exemples frappants comment le revenu monétaire de la famille rurale traditionnelle était peu considérable ; vivant en très grande partie hors du circuit monétaire et par conséquent hors du marché, la famille, était donc à l'abri des hasards des fluctuations économiques à grande échelle.

Dans un pareil contexte, les membres de la famille sont profondément intégrés. Le père est en même temps le patron. Les conjoints ne sont pas seulement unis par des liens affectifs, mais ils sont des coopérateurs dans un travail commun. Les enfants participent, avec les parents, au même processus restreint de division du travail. La famille leur transmet non seulement les premiers éléments de la socialisation, mais leur donne la formation technique, assume l'apprentissage ; l'école ne joue ainsi qu'un rôle très secondaire. Les loisirs sont liés étroitement au cercle familial et au voisinage et ne rassemblent que des gens connus de tous les membres de la famille. Les mariages ne s'effectuent que dans le même cercle de connaissances familiales. Enfin, le lien est profond et continu entre ce que Warner appelle "la famille de procréation" et "la famille d'orientation" ; le père continue généralement d'assumer une autorité très grande sur le fils marié ; il ne cesse pas, très souvent, d'être le patron, il est toujours en tout cas le conseiller écouté. La famille forme ainsi un véritable clan où les moindres liens de parenté sont vécus avec intensité.

On le voit : dans le milieu rural traditionnel, le statut de l'individu - c'est-à-dire cette "définition" que le système socio-culturel donne de la personnalité - est essentiellement à base familiale ; de la même façon que la famille elle-même y est mécanisme fondamental d'élaboration des modèles socio-culturels de la structure sociale.

Un processus extrêmement rapide d'industrialisation et d'urbanisme est venu bouleverser cette structure sociale globale. Beaucoup de fonctions ont été transférées de la famille à d'autres mécanismes sociaux ; et ainsi tout le système [407] traditionnel des valeurs culturelles s'est trouvé bouleversé, sans que les membres de la famille, dont les statuts et les rôles sociaux ont été profondément transformés, sachent trop sur quel nouveau système de valeurs ils devaient s'appuyer.

Avec l'avènement de l'industrie, la famille urbaine perd son rôle de production et devient soumise à une profonde dépendance économique. Monsieur Angers vous décrira sans doute cet aspect économique de notre problème ; nous voudrions souligner rapidement ses conséquences sur les rôles familiaux et sur le système ancien des valeurs culturelles. Le travail se déroule désormais hors du cercle familial. Le père et les enfants ont le plus souvent des activités différentes, dans des milieux très hétérogènes, avec des compagnons souvent inconnus des autres membres de la famille ; toute une partie de leur vie les coupe de ceux qui restent à la maison, de la mère en particulier. Le père ne donne généralement plus à son fils la formation professionnelle, il a ainsi perdu des éléments importants de l'autorité et du prestige qu'il avait dans la société traditionnelle. Titulaires de bonne heure d'un revenu en argent, les enfants deviennent indépendants très tôt ; il le faut d'ailleurs dans une société où l'avenir n'est pas tracé à l'avance comme dans l'ancien milieu rural, mais où chacun doit acquérir individuellement sa situation professionnelle. "Le statut professionnel est séparé du statut familial ; l'emploi est attribué à un individu, à raison de sa compétence, non à raison de son statut familial" (Parsons).

Max Weber a caractérisé l'industrialisation comme "un processus de rationalisation". Il désignait par là cette coupure des statuts que confère l'industrie d'avec tous les autres liens affectifs de l'individu, avec tous les autres groupes auxquels celui-ci adhère. En particulier, l'innovation technologique, divers types de chômage (structurel et frictionnel, en particulier) supposent une mobilité professionnelle et géographique incompatible avec la famille de type traditionnel. C'est ainsi que la famille rurale, avec les caractéristiques que nous avons indiquées et qui en faisaient un véritable "clan", est devenue la famille nucléaire - réduite au père, à la mère et aux enfants - souvent coupée de tous les autres liens de parenté qui autrefois avaient tellement de valeur et d'intensité. On a trop vu dans ce changement la conséquence d'une sorte de dévalorisation des sentiments dit "naturels" pour que nous n'insistions pas ; il faut y voir, tout au contraire, l'adaptation fonctionnelle nécessaire de la famille à un autre type de structure sociale globale.

Les loisirs ont subi les contrecoups de ces transformations. Dans les villes, les enfants les prennent souvent avec des compagnons totalement étrangers au reste de la famille, avec des camarades de travail, par exemple. Il ne faudrait pas cependant généraliser indûment sur ce point : des enquêtes ont montré que même dans la famille américaine, que l'on considère souvent la plus avancée sur la voie de la désintégration, une partie notable des loisirs se prennent en famille. Mais les conséquences sur la désintégration, pour être plus complexes, n'en existent pas moins ; elles affectent en particulier la configuration des rôles dans [408] le groupe familial. La participation commune aux loisirs suppose, en effet, une atmosphère bien autrement "démocratique" que la participation au travail ; ici encore, si la famille agit comme un tout, c'est en considérant ses membres comme des égaux ; ce n'est pas en se référant à l'autorité des parents.

L'action la plus profonde de la famille s'exerce, on le sait, dans le domaine de l'éducation. C'est elle qui transmet à l'enfant ses premières normes de comportement, son système basique de valeurs. Dans le milieu rural traditionnel, elle est de loin la plus importante dispensatrice en ce domaine. Il n'en est plus de même dans la famille urbaine contemporaine. L'école lui est devenue une sérieuse concurrente. Il est bien difficile de savoir qui, de la famille ou du groupe scolaire, a le plus d'importance dans la socialisation de l'enfant d'aujourd'hui. Il serait difficile, on le sait, de n'attribuer à l'école que "l'instruction" ; en plus de l'orthographe et de la science, et à travers ces disciplines mêmes - elle donne à l'enfant les normes des comportements exigées par une société énormément plus large et plus complexe que le milieu traditionnel. Elle fait ainsi pénétrer l'enfant dans un univers social que souvent les parents - surtout dans un milieu récemment industrialisé comme le nôtre - connaissent fort mal. Enfin elle garde plus longtemps les enfants et ceux-ci lui accordent beaucoup plus d'importance que dans les temps anciens où leur avenir était tracé d'avance et dépendait très peu des connaissances scolaires.

Ainsi donc, par suite des transformations sociales qu'ont provoquées l'industrialisation et l'urbanisme, les membres de la famille (le père et les enfants surtout) sont intégrés à toute une gamme de groupes et d'activités qui ne supposent pas les liens familiaux. L'effet de ce processus - notons-le en passant - n'a évidemment pas été sans influence sur les familles rurales actuelles où les enfants, même s'ils continuent de travailler avec le père, apportent dans la famille des modes de comportements étrangers qui leur viennent de leurs loisirs pris à la ville ou copiés sur ceux de la ville. Partant, la configuration du groupe familial a profondément changé ; l'interaction des rôles et des statuts de ses membres a donc été profondément modifiée ; et c'est ainsi - par voie de conséquence - que les valeurs elles-mêmes se sont transformées. S'ils ne sont plus unis par la division du travail, les membres de la famille n'ont plus d'autres liens que d'ordre affectif. L'amour a beaucoup plus d'importance qu'autrefois entre les conjoints ; les jeunes, n'étant plus guidés dans leur choix par les "patterns" de jadis, n'ont plus souvent qu'un critère de choix - le "romantic love" ; celui-ci étant à la fois le produit d'une société où aucun groupe ne pèse plus sur le choix du conjoint, mais aussi, sur un autre plan, la chance d'un approfondissement du lien conjugal que n'ont pas connu les sociétés traditionnelles.

Ce qu'il faut souligner à ce point, c'est le danger de pareilles transformations, ce n'est pas la désintégration des fonctions traditionnelles de la famille ; en soi, celle-ci ne traduit qu'une adaptation d'une institution sociale aux autres – à moins qu'on ne privilégie indûment la famille d'antan en vertu de je ne sais quel jugement [409] a priori qui préfère chercher les valeurs dans un lointain passé. Tout le problème à mon sens réside dans le fait que cette transformation de la famille s'est déroulée au hasard, à l'aveuglette. Toute une variété de conduites. et de modèles nouveaux ont pénétré la famille et ne viennent pas d'elle ; celle-ci, pour s'adapter, a dû se jeter dans l'inconnu ou laisser faire les choses. Et le rôle des parents n'a pas été facilité - il faut bien le dire - par les leaders du milieu qui, loin de chercher avec eux, au ras de leurs problèmes réels, les solutions possibles, continuent de leur proposer l'image de la famille rurale traditionnelle. Le père, par exemple, a vu se volatiliser son ancien statut ; s'il veut exercer une autorité aussi souveraine que celle des temps anciens, il tombera nécessairement dans une tyrannie sans objet. Sa tâche est devenue beaucoup plus abstraite, beaucoup plus délicate ; elle suppose un élargissement de son horizon, une réflexion dont peu de parents sont capables. Ils ne s'y retrouvent pas facilement, pris qu'ils sont entre d'anciens modèles que leur a souvent légués leur éducation rurale et les exigences inéluctables de la nouvelle situation. En définitive, le problème crucial de la famille d'aujourd'hui, ce n'est pas d'être différente de celle d'hier, c'est de n'avoir pas réussi à élaborer encore les nouvelles normes culturelles qui lui serviraient d'orientation dans sa situation nouvelle. C'est ce sur quoi - en quittant quelque peu le terrain strictement sociologique - je voudrais insister en terminant.

Ce que nous avons beaucoup trop superficiellement décrit, c'est un changement profond des fonctions de la famille - conséquent à des transformations radicales de la société globale. Insistons : la famille devrait se transformer sous peine de devenir un mécanisme anormal (au sens strict du terme) dans l'organisme social. Rigoureusement, l'analyse sociologique ne doit pas aller plus loin. Mais, à un autre palier - philosophique si l'on veut - un problème reste entier et on peut le formuler sommairement dans les termes qu'a proposés Jean Lacroix dans son excellent petit livre sur la famille. A la suite de beaucoup de phénoménologues, l'auteur distingue entre sens et utilité. Pour faire court, disons que nous avons parlé jusqu'à maintenant au plan de "l’utilité" puisque nous sommes restés au niveau de l'analyse fonctionnelle. Les fonctions peuvent se transformer, "l’utilité" de la famille peut être très diverse selon les sociétés ; la seule exigence qui se pose à nous c'est de lui conserver, sous des modalités qui peuvent être très variables, son sens profond, sa signification spirituelle. C'est cette signification en quelque sorte transcendante de l'institution familiale que Monsieur Lacroix définit en ces termes : "J'aurai plus tard l'expérience de sociétés qui tendront à devenir pure extériorité ; mais la première expérience sociale, celle de la famille, est celle d'une communauté qui me fait croître dans l'être à mesure qu'elle-même croît et se développe. Disons donc en toute netteté que la famille est l'incarnation de la catégorie du social privé et l'organe de l'intimité sociale (…) Comme un État n'existe pas vraiment comme État tant qu'il n'a pas été l'objet d'une reconnaissance juridique de droit de la part des autres États, ainsi l'homme n'existe pas, tant qu'il n'a pas été reconnu et avoué par autrui. Et donc, en un sens, il faut naître dans une famille pour exister authentiquement, puisque naître dans une [410] famille, c'est naître en quelque sorte reconnu : la filiation est moins une dépendance qu'une reconnaissance".

Beaucoup de traits de la famille contemporaine viennent remettre en question sa signification fondamentale. Mais d'autres aussi l'engagent dans une voie où peut-être elle pourra vivre plus profondément qu'autrefois ce qui la définit essentiellement. Ce qui affaiblit son intégration sur un plan peut la renforcer sur un autre. Nous avons déjà souligné les chances qu'offrait en ce sens l'approfondissement de l'amour conjugal. Invoquons un autre exemple, crucial celui-là, puisque apparemment il touche à ce qui a été le plus profondément remis en question dans les transformations que nous avons évoquées : le rôle du père. Que le statut et l'activité de celui-ci soient de plus en plus limités, il faut y prendre garde, c'est l'occasion d'une profonde ouverture de la famille sur les problèmes de la Cité ; il est bon que, pour les enfants mêmes, un certain nombre de problèmes ne se règlent plus par la dictée de l'autorité paternelle, mais par la libre discussion au sein de la communauté plus large des hommes. Parallèlement, la découverte véritable de la personnalité du père, par les enfants, sera-t-elle rendue plus accessible ; il est probable que c'est au sein d'une atmosphère de relative égalité, que l'enfant peut le mieux reconnaître ce qui, chez celui qui lui a donné vie, constitue l'essence même de la paternité. "Car la famille peut sans doute être le lieu, la source et l'origine de tout pouvoir extrinsèque et contraignant". (Lacroix).

Il n'y a donc pas lieu, à notre sens, d'être irrévocablement pessimiste devant la désintégration socio-culturelle de la famille traditionnelle. La famille nouvelle se cherche, à travers bien des difficultés psychologiques d'ailleurs mal connues et qu'il faut lui aider à résoudre. Encore une fois, il faudrait au moins que ceux qui exercent dans notre milieu une autorité quelconque ne compliquent pas davantage sa tâche en lui proposant comme modèle l'image idéalisée d'une famille traditionnelle mal connue et dont la profonde intégration n'était pas nécessairement un signe de vitalité spirituelle. Mais c'est surtout sur les jeunes couples qui s'engagent de nos jours dans les voies du mariage qu'il faut davantage compter ; ils n'auront pas seulement à prolonger leur amour dans des liens durables, ce qui est déjà une difficile aventure, ils auront aussi à donner à l'institution familiale un nouveau visage. Ici, le sociologue et même le moraliste doivent aussi laisser la parole à la vie.



[1] Fernand DUMONT, "Les causes de la désintégration familiale : les facteurs socio-culturels", in, IVe Congrès Caritas Canada, (Section française) (1956), Montréal, p. 63-69.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 6:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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