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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Fernand DUMONT, DU  MERVEILLEUX.” Texte d’une intervention au second colloque sur les religions populaires organisé en 1971 par l’Institut supérieur des sciences humaines de l’Université Laval. In LE MERVEILLEUX. DEUXIÈME COLLOQUE SUR LES RELIGIONS POPULAIRES, 1971, pp. 5-13. Textes  présentés par Fernand Dumont, Jean-Paul Montminy et Michel Stein. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1973, 162 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 4. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Fernand DUMONT

DU MERVEILLEUX.”

Texte d’une intervention au second colloque sur les religions populaires organisé en 1971 par l’Institut supérieur des sciences humaines de l’Université Laval. In LE MERVEILLEUX. DEUXIÈME COLLOQUE SUR LES RELIGIONS POPULAIRES, 1971, pp. 5-13. Première partie : Problématique. Textes  présentés par Fernand Dumont, Jean-Paul Montminy et Michel Stein. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1973, 162 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 4.


Le merveilleux : notion difficile, diffuse, dont nous discuterons tout au long de ce colloque. Étant donné le caractère sinueux que revêtiront fatalement nos entretiens, s'ils veulent respecter une réalité aussi fuyante, je m'interdirai tout naturellement de formuler, au départ, une définition précise, une définition de dictionnaire. Je voudrais plutôt procéder à une sorte de phénoménologie préalable ou, si on préfère, à une série de réductions progressives. Ces réductions seront largement hypothétiques et, par conséquent, ouvertes à la remise en question.

I

Le merveilleux suspend le cours habituel du quotidien ; il réveille la signification, il la fait ruisseler dans son étonnante présence. Il rupture l'enchaînement convenu des choses ou des événements ; il est surgissement d'une originalité, d'une jeunesse de leur sens. Des exemples viennent aussitôt à l'esprit. Le miracle paraît suspendre la liaison habituelle des causes et des effets pour révéler une finalité qui se dissimule d'ordinaire. Un paysage m'étonne et me paraît merveilleux parce [6] qu'il brise avec la monotonie de l'environnement et m'annonce brusquement mon appartenance à la nature, au cosmos.

Mais ces exemples habituellement évoqués peuvent nous égarer. Ils suggèrent fallacieusement que le merveilleux se trouve dans des événements ou des choses extraordinaires. Nous savons bien, au fond, que ce n'est pas le cas. Des objets les plus simples dans un tableau, de banales galoches dans une peinture de Van Gogh, peuvent interrompre le cours des choses ; le geste le plus modeste peut interrompre le cours des événements. C'est évidemment sous un certain regard que se lève le mystère de ce qui est simplement là, que l'objet ou l'événement interrogent et que, selon la même mesure, ils signifient...

Si l'on avait à choisir un mot qui s'opposerait à « merveilleux » et qui en éclairerait le sens d'une manière négative, il faudrait sans doute s'arrêter à « trivial » - en étant bien conscient que ce ne saurait être là qu'une première vue des choses. Je consulte le Robert : le trivial y est défini comme ce qui est « connu de tous », comme ce qui est « devenu ordinaire, plat et commun ». Je retiens encore cette double référence au sens et à l'usage : le trivial « désigne ouvertement et d'une manière populaire des réalités que le bon ton passe sous silence (grossier, obscène, poissard)... » Traduisons : le trivial, c'est ce qui ne signifie pas ou, tout au moins, ce qui signifie si peu (ce qui est si « connu de tous ») que l'on ne doit pas perdre sa peine ou sa réputation d'intelligence à en parler. Ou encore, ce qui dégage une contre-signification (le grossier, l'obscène) qu'il est indécent d'évoquer. Pour tout dire, le « trivial », c'est ce qui ne fait pas signe.

[7]

II

Ce premier cercle, quasi uniquement sémantique, peut nous prévenir contre une méprise possible et fréquente : le merveilleux n'est pas fatalement de l'ordre de la « contemplation » par opposition à ce qu'on appelle, tout aussi conventionnellement, l'« action ». Les exemples évoqués tantôt le suggéraient déjà. Tel paysage invite à contempler la signification épandue dans la nature ; il s'agit d'un merveilleux de l'avènement. Le miracle révèle la finalité ; il concerne un merveilleux de l'agir, de l'événement.

Ici encore, le prétexte est relatif et des transferts sont possibles qui renvoient d'abord à des visées. Paysage et miracle peuvent être vus sous les deux aspects. Pour les ingénieurs qui conçurent les travaux de la Manic, les paysages du Grand Nord québécois disaient la merveille des possibilités ouvertes à l'aménagement technique, à l'action. D'autre part, le miracle a été tant de fois ramené aux merveilles naturelles, aux enchantements magiques, que nous ne savons plus très bien s'il survole l'histoire ou s'il l'illustre ; pour nous convaincre tout à fait de cette ambiguïté, il suffit de rappeler les difficultés de la théologie à restituer au miracle sa portée comme signe d'un dessein, d'une mission, d'une fin historique.

Aussi faut-il, pour pousser plus loin encore, donner à cette antinomie des dénominations qui éveillent davantage les résonances de la symbolique. Je parlerais volontiers d'un merveilleux maternel (naturel) et d'un merveilleux paternel (historique). En cette matière, ces [8] figures ne sont pas méprisables, surtout qu'elles suggèrent une espèce de dialectique.

Il faudrait nous attarder longuement sur les merveilleux souvenirs d'enfance, la nostalgie du cercle maternel, la douceur du foyer. Et, à l'inverse, sur l'appel merveilleux au devoir, aux tâches, à l'ambition, à l'aventure qui vient du père. Sur la merveilleuse chaleur du retrait et le merveilleux défi du grand vent, sur les merveilles de l'avant (la mère) et les merveilles de l'après (le père).

Il faudrait nous attacher patiemment aussi aux transmutations de cette dualité et de cette dialectique dans l'espace proprement religieux. Continuons de faire vite puisqu'il s'agit ici de tracer à gros traits une cartographie des notions et des expériences. Un seul exemple particulièrement suggestif : la dialectique de Noël et de Pâques. La première est fête maternelle, retour à l'enfance, souvenir du commencement. Fête naturelle aussi : le solstice d'hiver, les beuveries, l'arbre, la distribution magique des cadeaux... Pâques est fête paternelle, émouvance plus sévère, souvenir du salut et de la croix ; fête d'adulte par opposition à la fête de l'enfance.

Et pourtant, entre ces deux fêtes encore se produit une contamination de l'avènement et de l'événement, du merveilleux enfantin et du merveilleux adulte, du maternel et du paternel. Noël aussi est célébration de l'action : pour le croyant, il rappelle l'inévitable intervention de Dieu dans l'histoire des hommes ; Pâques est aussi fête de la nature, du printemps, de la fécondité dont les oeufs rappellent encore maintenant le signe amenuisé. Dialectique où se déplacent, d'une structure à l'autre de l'expérience, les images et les symboles que tentent péniblement de démêler les liturgistes...

[9]

III

Jusqu'ici, nous ne nous sommes pas uniquement perdus dans des pays et des distinctions, comme y invite la notion de merveilleux. Nous avons peut-être progressé un peu à partir du cercle initial du merveilleux et du trivial, entre ce qui fait signe éminemment et ce qui abolit le signe. Ce qui fait signe ne tranche pas radicalement entre la « contemplation » et l'« action », entre le maternel et le paternel, entre la nature et l'histoire ; pourtant, de l'une à l'autre opposition il y a manifestement un problème de la réconciliation. Ne pourrait-on ainsi entrevoir, dans l'entre-deux de ces frontières incertaines, un terrain qui ne serait ni tout à fait merveilleux ni carrément trivial ? Un lieu où les signes existent, méritent d'être récupérés, mais où ils perdent aussi cette diffusion merveilleuse qui empêche de les comptabiliser ou de les manipuler dans une combinatoire. Ce territoire existe. Je l'appellerai, toujours pour poursuivre une géographie sommaire, le territoire du fonctionnel.

L'homme se présente au monde comme un pouvoir de révélations ; il ramène à une conscience un monde qui lui semble destiné. Le merveilleux est l'illumination de ce sentiment de la conscience accueillante ou angoissante. Le trivial est l'absence de cette révélation et il tient d'abord, nous l'avons noté déjà, au sujet, puisque l'objet ou l'événement le plus banal peut devenir, grâce à l'artiste, diffusion du sens.

Faut-il dire, pour cela, que l'objectivité est tout autre chose que cette révélation ? Nullement. L'objet doit être d'abord révélé pour qu'il puisse donner prise ensuite au travail plus calculé de l'esprit ou de la main. [10]

La science ou la technique ne s'attache pas à l'in-signifiant. Aussi, quand le travail est dénué de signification intrinsèque, dans les opérations à la chaîne par exemple, il faut y ajouter la contrainte. Ou encore, on lui juxtapose un sens qui puise à d'autres sources du merveilleux : dans les possibilités que la rémunération ouvre sur les merveilles de la consommation ; dans les rêveries surajoutées au travail et qui ont comme un coin secret d'où la révélation suinte encore quelque peu aux murs de la monotonie [1].

Mais de soi, la technique et la science ne sont pas à côté du merveilleux. Blanché a fort opportunément rappelé que l'on ne saurait définir l'objectivité selon des critères qui vaudraient pour eux-mêmes, mais par des procédés de désubjectivation. Une connaissance objective est celle qui est moins subjective qu'une autre [2]. N'est-ce pas dire, du même coup, que la pensée scientifique suppose d'abord une complicité du sujet et de l'objet où celui-ci se révèle ? Si la science est une reprise des droits de la chose, ce n'est que par un long travail de cette révélation primitive sur elle-même ou, en son noyau, elle tente de voir - ou de construire - l'objet pour soi ? Tisser patiemment des réseaux fonctionnels, des ensembles de variables et d'indices qui ressortissent à la science expérimentale ou à la technique, ce serait donc un droit de reprise du merveilleux plutôt que sa négation ?

Poursuivre la paisible et patiente vérification scientifique de l'hypothèse qui, à l'origine, s'est révélée dans la joie merveilleuse de l'intuition, ne ressortit ordinairement [11] pas aux merveilles ; mais ce n'est pas non plus trivial. En dehors du cercle strictement circonscrit de la science et de la technique, n'en est-il pas ainsi ? Sortir sa chaussure du tableau où elle est « nature-morte », se remettre au labeur entre Noël et Pâques, se reposer par un dimanche ordinaire, ce n'est pas fatalement merveilleux sans être pour autant trivial.

Là encore, nous isolons fonctions et variables dans des projets, des programmes, une division du travail, où l'agencement rationnel récupère ses critères aux dépens des révélations plus étonnantes du sens. Mais pour que ces occupations plus raisonnées que les jeux et la fête nous retiennent et nous portent à l'effort, il faut qu'elles gardent et manifestent quelque chose de ce dont elles se sont dépouillées ; ainsi a-t-on aisément remarqué que, dans les gestes du travail, dans le déroulement : et l'affirmation des statuts sociaux, subsistent toujours une gratuité, des actes et des paroles du surplus qui ressemblent à des liturgies et qui n'ont d'autres fins que de dire un sens.

Dans la science comme dans le cours ordinaire de nos vies, le fonctionnel n'est donc pas l'absence de révélation. Il n'y acquiesce pas sans réticence comme dans le merveilleux ; il n'en est pas non plus la négation comme dans la trivialité. Il est l'apaisement du sens pour que l'effort soit possible.

IV

À la fin, le merveilleux met donc en cause une certaine conception convenue de la vérité.

Puisque la science n'est pas le contraire du merveilleux, la vérité ne saurait être identifiée carrément à [12] des critères abstraits d'objectivité. Sans récuser ces critères, elle les déborde.

Des faits révélateurs nous en préviennent. Par exemple, beaucoup de fidèles se détachent de la pratique religieuse, s'éloignent des sacrements moins parce qu'ils doutent de la véracité de leurs fondements que parce qu'ils n'y perçoivent plus de signification. Ils parleront de juridisme, de climat artificiel, etc., pour désigner, semble-t-il, une dissipation de cette révélation qui tient au merveilleux et qui est partie prenante à la vérité.

La crise actuelle de l'enseignement nous offre une seconde illustration : le plus souvent, ce qui est mis en cause dans les messages transmis, ce n'est pas leur teneur objective mais bien plutôt leur pertinence, leur sens quant à l'existence de l'enseigne. Se borner à parler de motivation ou de son absence ne suffit pas : ici encore, la vérité a perdu sa puissance d'émerveillement, de révélation, et cette carence n'affecte pas seulement son processus de transmission mais quelque chose qui lui est essentiel [3].

Et nous voilà ramenés à la « religion populaire ». La vérité théologique - comme définition des conciles, par exemple - est, elle aussi, une sorte de repos de la signification religieuse. Nous avions déjà parlé, à ce propos, de censure et de coercition [4] : refus des hétérodoxies ou de ce qui est mal défini ; refoulement de ce qui ne doit pas être défini. Jusqu'à quel point ces explicitations, ces tentatives d'objectivité, laissent-elles place [13] suffisamment au merveilleux pour que la révélation (au sens ou nous l'entendions) soit encore sensible ?

À quelles frontières incertaines ces définitions risquent-elles de perdre leur pertinence ? Beau problème de théologie, on le voit. En tout cas, c'est dans une zone incertaine, délimitée par le merveilleux et le trivial et que tente de départager le fonctionnel, que se trouve sans doute le pays de la vérité religieuse. Ce pays qu'ont colonisé, dans des déplacements de frontières que la recherche devra justement repérer, ces réalités que nous appelons, d'une part, les « théologies » et, d'autre part, les « religions populaires ».



[1] Je me permets de renvoyer à mon ouvrage, la Dialectique de l'objet économique, Paris, Anthropos, 1970, pp. 214ss.

[2] Robert BLANCHÉ, la Science physique et la Réalité, P.U.F., 1948, pp. 132ss.

[3] Cette considération est moins neuve qu'il n'y paraît. Il faudrait nous attarder à la notion aristotélicienne (et thomiste) d'« admiration » dont on sait, par ailleurs, la polyvalence.

[4] « La notion de religion populaire », premier congrès sur les religions populaires, 1970.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 4 janvier 2011 16:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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