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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand Dumont, “Du début du siècle à la crise de 1929: un espace idéologique”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU CANADA FRANÇAIS, 1900-1929, pp. 1-13. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1974, 377 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 5. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS,
1900-1929.

Du début du siècle à la crise de 1929:
un espace idéologique
.”

par Fernand Dumont

[pp. 1-13.]

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU CANADA FRANÇAIS, 1900-1929, pp. 1-13. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1974, 377 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 5. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]



Par comparaison avec celles de la seconde moitié du XIXe siècle, on se demandera si les idéologies québécoises des années 1900 à 1929 ont quelque originalité. À première vue, les thèmes sont les mêmes, comme si les représentations déjà acquises poursuivaient leur carrière monotone. Après coup, beaucoup d'auteurs ont insisté sur cette continuité ; pour eux, les idéologies n'ont pas eu alors d'autre sens que de se perpétuer et, par là même, de décrocher de plus en plus d'avec les impératifs de l'époque, de masquer les vrais enjeux collectifs.

À mon avis, cette impression première est quelque peu illusoire. Les idéologies définitives de la société canadienne-française s'étaient formulées au siècle précédent non pas comme une sorte de survol arbitraire des conflits propres à cette société, mais comme un compromis. Il est vrai que cet arbitrage était devenu un système : avec sa faiblesse numérique, son isolement, sa pauvreté en capitaux, sa sujétion politique et économique, le pays s'était replié sur la tradition et, dans ce repli, il avait même trouvé une mission originale sur le continent. C'est avec ce bagage, un mode de lecture de l'histoire péniblement acquis lors des crises du siècle passé, que le Québec allait affronter de nouveaux défis : l'urbanisation, l'industrialisation, la première guerre mondiale. Cette épreuve pour les idéologies déjà mises en place ne les incitera pas simplement à répéter indéfiniment leur propos : elle les forcera à manifester leur virtualité, à dire leur puissance comme leur pauvreté d'assimilation, [2] et ainsi à révéler les contradictions profondes de notre collectivité.

Est-il besoin de le rappeler : dans le cas qui nous occupe comme dans tous les autres, l'idéologie ne plane jamais au ciel des sociétés. Elle est une procédure de la convergence qui sourd des autres pratiques sociales. On a toujours tort d'en faire une représentation plus ou moins adéquate. Elle est ce qu'une société peut dire d'elle-même. Comprendre une idéologie ne consiste pas à se demander si elle se trompe ou non mais à la replacer dans le contexte dont elle est à la fois le produit et le complément.

I

De puissantes forces historiques ont modifié les structures de la société québécoise dès le début de la période. On a même pu dire que notre économie avait alors connu son take off ; il est certain, en tout cas, que l'industrialisation et l'urbanisation ont franchi une étape décisive. On trouvera là-dessus, dans un autre chapitre, les indications essentielles. Bien sûr, des bouleversements de ce genre ne sont jamais clairement perçus dans aucune collectivité ; ils se produisent toujours dans une sorte d'anonymat où le jeu des forces en présence échappe à la compréhension même de ceux qui en sont les plus proches agents. Cette difficulté à s'insérer lucidement dans les grands axes d'évolution a pourtant revêtu ici des caractères spécifiques qu'il faut tâcher de dégager si l'on veut comprendre quelque peu les idéologies et la vision du monde qui en ont résulté.

On se heurte aussitôt, en cette matière comme en tant d'autres, à la pauvreté des recherches historiques. Par exemple, nous ne disposons pas, pour cette phase de l'urbanisation du Québec, d'une étude comme celle qu'a menée Philippe Ariès pour la France et d'autres pays. Quelles strates de la société rurale ont été touchées par les migrations à la ville et selon quelles séquences ? Selon quelle échelle des occupations urbaines s'est effectuée l'intégration au nouveau milieu ? Quels compromis concrets ont été faits entre l'un et l'autre genres de vie ? À ces questions et à bien d'autres, nous ne pouvons encore répondre avec quelque précision. Une chose [3] paraît pourtant certaine : entre ruraux et prolétaires des villes, une continuité des attitudes s'est maintenue. Il ne faut pas céder, à cet égard, à la magie des statistiques. Quand on nous répète que la proportion de la population urbaine est passée de 40 à 60 pour cent entre 1900 et 1930, il faut au moins se rappeler que le qualificatif urbain recouvre en l'occurrence des réalités extrêmement diverses. Nous avons tous connu, il n'y a pas si longtemps, des quartiers ouvriers où s'étaient conservés des coutumes, des modes de relations sociales qui ressemblaient de près à ce qu'on pouvait observer à la campagne. Cela a joué ici d'autant plus que, pendant des générations, une grande partie de notre population a vécu dans l'isolement de la folk society. On ne quitte pas un milieu restreint et bien structuré pour adopter brutalement ailleurs de plus larges horizons et des comportements nouveaux. Surtout que la population rurale se trouvait, arrivée en ville, non seulement devant un monde du travail différent de celui de la campagne mais aussi, très souvent, devant un univers linguistique nouveau. Le milieu urbain et industriel, ce ne fut pas seulement ici la machine ou le cinéma, mais aussi une civilisation différente par le langage qui nommait les choses de la nouvelle quotidienneté et qui incarnait le pouvoir. Par là s'explique sans doute la forme particulière de repli sur soi des urbains que nous fûmes ; en tout cas, on peut y voir un des facteurs de survivance des mentalités rurales. Quand la recherche historique nous aura fourni là-dessus des données plus précises, il sera important de les comparer avec des observations faites sur les migrations de travailleurs étrangers en divers pays ; on comprendra mieux cette réticence à l'urbanisation qui marqua les attitudes avant de se dire ouvertement dans les idéologies.

Ce sentiment de l'étrange s'est aussi alimenté à d'autres sources. On n'oubliera que, durant la période qui nous intéresse, l'immigration a déposé sur notre sol des contingents considérables. On le rappelle plus loin pour les Juifs : ils sont 2 703 en 1891 et 50,087 en 1931. Cela n'a pu manquer d'étonner et de provoquer la crainte. J'avais été frappé, à la lecture de la correspondance du poète Charles Gill, par un passage où il fait part d'une rencontre fortuite d'Albert Ferland devant une vitrine de la rue Saint-Laurent. Nous sommes en mai 1911 :

[4]

Le soleil se couchait ; dans une poussière d'or passait la foule cosmopolite. Ce soleil au couchant, cette rue que j'avais vue il y a vingt ans toute française.... cette foule composée de races hostiles à notre étoile, la diversité des langages, notre race représentée là surtout par ses prostituées de douze ans et ses jeunes ivrognes, tout cela me frappa. Nous étions demeurés près de la vitrine ; j'attirai Ferland jusqu'au bord du trottroir ; d'un geste je lui montrai le soleil et de l'autre la foule : Regardez Ferland, lui dis-je, regardez mourir le Canada français [1]...

Dans des termes moins pathétiques, bien des Canadiens français de l'époque s'inquiétèrent du flot montant de l'immigration, de la politique fédérale qui, sur ce point comme sur d'autres, ne tenait pas compte des traits originaux du Québec. Il faut comprendre ce sentiment si l'on veut, encore aujourd'hui, saisir pourquoi les francophones d'ici ont des attitudes méfiantes qui étonnent les observateurs superficiels. Jules Fournier disait déjà l'essentiel dans un article de 1908 :

300,000 immigrants aujourd'hui, demain 500,000 nous sont jetés à la tête par le gouvernement d'Ottawa. Dans vingt-cinq ans, il y aura au Canada une population de 40 millions d'hommes. Là-dessus, 2 1/2 millions de Canadiens français, peut-être moins. Au sud, 100 ou 120 millions d'Américains... Écrasés sous le nombre nous sommes encore les derniers dans tous les domaines d'activité. Si nous ne nous réveillons pas au plus vite, qu'allons-nous devenir ? [2]


Jusqu'alors confiné surtout à son terroir, doublement étranger à la ville où il afflue, confronté à des immigrants nombreux, ce peuple n'est même pas assuré de son identité ! Est-il britannique, avant tout sujet de l'Empire ? Henri Bourassa et d'autres lui disent que non. Mais il est pratiquement le seul à le croire spontanément : ses voisins anglais pensent généralement autrement. Est-il Canadien ? Il n'en doute pas, mais le mot est pour lui, et restera encore longtemps dans les milieux populaires, synonyme de « français » par opposition à « anglais ». Il est donc canadien-français, mais ce terme englobe une diaspora tout en coïncidant d'abord avec le Québec. Il est catholique, et cela lui sera rappelé souvent comme étant sa qualification première. Mais c'est une identité qui ne lui est pas exclusive. Et si on répète que la langue est gardienne de la [5] foi, la réciproque n'est pas vraie, comme le rappelle Bourassa : « Lier la cause de l'Église à celle de la race et de la langue française serait une erreur [3]. »

L'identité de ce peuple se trouve donc d'abord dans son retrait, dans le réseau étroit de ses coutumes et de ses relations sociales. Il n'a pas vraiment de cohésion officielle qui tranche dans les incertitudes des appartenances et des langues. Voilà qui explique largement la manière dont il abordera les brusques poussées de l'urbanisation et de l'industrialisation.

Possède-t-il du moins des centres de décisions qui lui permettraient de canaliser ces forces historiques qui agissent sur lui et qu'il a du mal à comprendre ? On retrouve sur ce terrain le même éparpillement que pour ce qui concerne l'identité. Les décisions politiques viennent d'un espace infiniment plus vaste : de Londres, de Rome. Le gouvernement d'Ottawa est tout-puissant auprès de celui de la Province. Il y a des députés du Québec à Ottawa ; mais ils s'y comportent le plus souvent comme des étrangers. C'est bien ainsi que Jules Fournier nous les a décrits. En voici un qui commence à parler devant la Chambre :

Son discours (généralement en anglais) dure trois quarts d'heure, à tout coup. Lieux communs, généralités, développements aqueux et boursoufflés : Le Canada est un grand pays... ses ressources sont immenses... les libertés dont nous jouissons... nos pères ont été des héros... la gloire du drapeau britannique... sir Wilfrid est un grand homme... Pas un mot qui touche au cœur du sujet ; rien qui ne sente de dix lieues sa rhétorique de collégien. Les autres canayens applaudissent à tout casser, pendant que les Anglais, ministériels comme oppositionnistes, écoutent avec un sourire amusé...

Fournier est correspondant du Devoir à Ottawa. Il y a vu des choses concrètes. Il a constaté, par exemple, que le local réservé aux députés du pouvoir, où se trament les décisions importantes et les collusions des intérêts financiers et de la politique, n'est pas fréquenté par les Canadiens français ; on a relégué ces derniers à la tabagie où d'ailleurs ils se trouvent fort à leur aise :

La plupart d'entre eux n'émargent à aucun fonds secret. Seuls sont rémunérés les malins qui se chargent de conduire le troupeau du bon côté. Les schemers sont bien consentants à délier les cordons de leur [6] bourse en faveur des Anglais, ou tout au moins à les satisfaire de quelque autre façon ; mais, pour ce qui est des députés de la Province de Québec, c'est une autre affaire. Ils ne prennent même pas la peine de les acheter [4].

Fournier prétend qu'il s'agit, au commencement du siècle où il écrit, d'un phénomène récent. Selon lui, Laurier et le parti libéral seraient responsables de cette médiocrité de la députation québécoise comme de sa ségrégation en marge des vrais pouvoirs. Cela mérite d'être retenu comme hypothèse dans des recherches historiques qu'il reste à conduire. D'ailleurs, il se peut qu'il faille remonter plus avant : ainsi, certaines indications des Mémoires Chapais incitent à ramener l'hypothèse aux origines de la Confédération.

Voilà le peuple singulier qui traverse les phases décisives de l'urbanisation et de l'industrialisation. Ce qu'il sait de la vie, il l'apporte de la campagne ou de quartiers urbains qui ressemblent aux milieux ruraux. À la ville, dans l'industrie, il ne rencontre pas que ses pareils. Les Irlandais, par exemple, sont pauvres et catholiques ; ils ne lui sont pourtant pas solidaires. Les autres immigrants non plus. On le comprend sans peine : les uns et les autres, les autochtones comme les nouveaux arrivés, entrent dans un nouveau milieu où ils sont tous des marginaux et, par conséquent, des concurrents de mêmes réticences et de mêmes ambitions.

II

Ces autochtones, qui étaient aussi des étrangers, quelles idéologies allaient-ils se donner pour rendre compte de leur situation et de leurs incertitudes ?

 Sans mauvais jeux de mots, on peut parler d'idéologies d' « étrangers », incapables de pénétrer le sens de l'histoire où ils sont impliqués et qui se fait sans eux. À de rares exceptions près, leurs idéologues n'analysent pas l'industrialisation, l'urbanisation, la première guerre mondiale selon leurs coordonnées spécifiques.

Certains survivants de la gauche libérale, au journal le Canada et ailleurs, en sont encore à départager religion et politique. Ils [7] entonnent la chanson du progrès ; ils prônent le suffrage féminin, l'éducation, l'enseignement de l'anglais et autres réformes qui, pour n'être pas négligeables, ne sont pas fondamentales. À un tout autre horizon, apparaissent des tentatives politiques qui se réclament du monde ouvrier : pour une grande part, leurs idéologies viennent d'ailleurs et leurs répercussions ne seront pas bien grandes [5]. Des esprits réalistes, Bouchette, Asselin, Montpetit, quelques autres, tâchent d'attirer l'attention sur des tâches précises : contrôle de nos ressources, formation scientifique et technique, etc. Dès le début du siècle, l'Union s'exclame :

Que l'on n'aille pas croire à cette monstrueuse hérésie nationale que pour nous, Canadiens français, il nous suffit de croître et de nous multiplier... Borner là nos efforts serait former une nation de malheureux peinant et suant les sept jours de la semaine pour donner le confort et la richesse aux étrangers. (5 mars 1903.)

En 1923, évoquant le souvenir d'Errol Bouchette, Montpetit tiendra des propos semblables :

Si nous voulons remplir notre rôle et sauvegarder nos origines, nous devons, comme nous avons fait autrefois, lutter avec les armes mêmes dont on nous menace. Lorsque nous aurons acquis la richesse, nous pourrons développer en nous la culture française [6].

Mais ces appels ne sont guère entendus et, quand ils le sont, on les réintègre le plus souvent dans un diagnostic plus général, dans une définition idéologique qui doit son inspiration principale à d'autres sources. Dans les changements historiques, ce ne sont pas les forces en jeu qui mobilisent d'abord l'attention, mais le changement lui-même et l'effarement qu'il inspire. Aussi, les idéologues insistent constamment sur les transformations des moeurs plutôt que sur celles des structures.

Écoutons par exemple Mgr Bégin et les évêques de la Province ecclésiastique de Québec dans une lettre pastorale de 1923 :

[8]

Un besoin morbide de changement dans tous les domaines, conséquence de l'ébranlement nerveux causé par les cataclysmes qui ont troublé le monde, exerce une influence néfaste sur l'exode dont nous souffrons actuellement. Comme nous retrouvons son action malfaisante dans les tentatives d'introduire, à tout moment, des nouveautés de nature à bouleverser l'ordre normal et traditionnel...

Et ailleurs :

Nous ne constituerons un peuple solide et fort que dans la mesure de l'énergie avec laquelle nous adhérerons au sol des ancêtres, résistant à tous les souffles violents, à toutes les bourrasques économiques ou autre qui menacent de nous déraciner.

Repli sur soi-même, repli sur la terre, repli sur le passé : trois dominantes complémentaires qui ne se retrouvent pas seulement dans la pensée des évêques mais aussi, nous le suggérions plus avant, dans les attitudes d'une population étrangère à son devenir.

Il serait pourtant erroné de confondre les vitupérations des moeurs de l'époque avec un pur et simple moralisme. Le moralisme y est, bien entendu, mais on décèle toujours en corollaire le souci de maintenir la continuité d'une société malgré les bouleversements qui l'affectent. Se défendre contre le changement n'est pas de soi refus de l'histoire. C'est même une condition de survie pour toutes les collectivités et tous les individus du monde. On n'accepte le changement qu'en prenant appui sur ce qui perdure : comment y aurait-il autrement ce qu'il est convenu d'appeler une conscience historique ? Ici, le point d'appui, ce fut la tradition, une tradition qu'il reste d'ailleurs à mieux cerner dans la notion qu'elle a revêtue au cours de ces années. Après 1900, on exalte encore les vieilles coutumes comme on l'avait fait auparavant. Mais les défis de la ville, de l'industrie, de la guerre provoquent dans les consciences comme dans les idéologies un ébranlement de ces coutumes. À son tour, cet ébranlement suggère une sorte de descente aux fondements de la tradition : ce qui a été vécu doit être volontairement maintenu ; ce qui était comportement concret doit être conçu comme le sens général d'un destin. Je cite au hasard une illustration empruntée à un article mineur de Lionel Groulx sur les traditions du Jour de l'An :

La tradition est le signe d'une culture au même titre que la langue. Laisser corrompre sa langue ou cesser de la parler, c'est le propre d'une nationalité qui se meurt ; laisser tomber la tradition, ne plus accomplir [9] le rite, c'est laisser voir que l'âme a changé. Quelle tristesse quand la tradition est de caractère religieux ! Sa disparition fait alors entendre un abaissement de la foi. L'âme ne peut plus accomplir des gestes qui sont devenus plus grands qu'elle-même... Un peuple qui change de traditions est un peuple qui a commencé de changer d'âme [7].

C'est dans cette perspective qu'il faudrait considérer l'évolution de la pensée historique elle-même durant cette période. La reconstitution du passé canadien-français est alors moins la recherche empirique d'un donné, comme y procédaient à l'étranger tant d'écoles à tendance positiviste, que le dégagement et le rappel d'une continuité de sens, d'un retour à des archétypes qui puissent fonder un destin. L'idée était déjà chez Garneau ; mais elle prendra toute son importance et connaîtra son plus grand essor au cours de ces années que nous considérons. C'est Lionel Groulx qui l'incarnera au mieux. Rappelons seulement sa préface à la Naissance d'une race, qui est sans doute son plus beau livre et le plus caractéristique de sa manière :

Déracinés par le colonianisme politique et moral, dédoublés par le dualisme d'un pays fédératif, nous avons besoin qu'on nous rende, plus que toute chose, le sentiment de notre personnalité... Allons-nous marcher plus longtemps avec cette conscience désagrégée, flottante, où ne peut s'appuyer aucune fixité du patriotisme ? A-t-elle seulement droit à l'existence, peut-elle se promettre l'avenir, la nationalité qui s'ignore, qui ne sait plus garder pour elle-même son allégeance spirituelle ? [8]...

À ces propos de la première édition Groulx ajoutera, dans une nouvelle préface de 1938 : « Si vivre est persévérer dans son être, les Canadiens français ont besoin de savoir quel est leur être national, et comment, à travers l'histoire, il s'est formé. »

Aussi, la constante recherche d'une doctrine marque cette période. Le mot revient partout avec insistance et il a prêté aisément aux caricatures de ceux qui en ont fait, après coup, la recension. À moins qu'on la détache de son contexte - de son champ sociologique aussi bien que de son environnement dans l'écriture - on peut comprendre le rôle pour ainsi dire nécessaire d'une pareille préoccupation. Faisant le pont entre les coutumes héritées et un changement historique [10] inexpliqué, la tradition devient plus abstraite : la doctrine se situe dans la ligne de ces avatars. Elle est la contrepartie de la coutume, se nourrissant d'elle, et trouvant dans la tradition son assise. Empruntons à Groulx, une fois encore. Dans un article-programme de l'Action française, il commence par évoquer une règle qui lui paraît régir la croissance des individus : « L'homme n'est vraiment lui-même que le jour où il s'est libéré de l'inconscience et des instabilités de tempérament. » L'auteur transpose aussitôt aux peuples : ce qui était inconscience (coutume) doit devenir vocation (doctrine). Certains peuples ont trop longtemps prolongé leur jeunesse ; « leur conscience, leur raison publique mal éveillées ne fournissent aucun pôle vers lequel s'orientent leurs énergies ». Groulx poursuit :

Ces peuples se dirigent moins qu'ils ne sont dirigés. Ils tombent dans la dépendance de tous les courants d'opinions, vassaux des maîtres ou des voisins plus forts qui, de l'extérieur, leur imposent leur domination morale ou politique... L'effort que leur destinée leur commande, c'est de se libérer de la sujétion étrangère et de l'inconsistance de leurs propres pensées ; c'est de s'élever jusqu'à l'état d'âme supérieur où ils prendront en eux-mêmes, dans la synthèse de leurs vertus natives, dans le commandement de leur histoire et de leur vocation ; le gouvernement immédiat de leur pensée, l'essor souverain de leur vie [9].

On en revient toujours à une collectivité à laquelle échappent les choses, les décisions, les forces historiques : comment pourrait-elle trouver un sens à l'histoire qui la concerne autrement qu'en portant ce qui a été inconsciente survie au plan d'une doctrine ?

Des coutumes à la tradition et à la doctrine, ces idéologies sont donc passées sans transitions trop douloureuses. Du même coup s'est effectué un déplacement de cette société vers la sphère idéologique, et cela reste la caractéristique principale de cette phase de notre histoire. Le rôle des idéologies est toujours irremplaçable dans toutes les sociétés, mais il est plus ou moins considérable selon les structures sociales. Ici, au cours de la première moitié du XXe siècle, la sphère idéologique a pris une énorme ampleur ; on a l'impression que, impuissante à se reconnaître vraiment dans ses conditions matérielles d'existence, une collectivité s'est exilée dans [11] un univers social parallèle, celui du souvenir, du rêve, de la spéculation.

Aussi s'explique-t-on pourquoi la considération concrète des pouvoirs occupe si peu de place dans les idéologies du temps. Ou bien on en parle vaguement, s'il s'agit d'un pouvoir étranger, ou bien on le dénonce comme un fantoche, s'il est autochtone. De nos jours, on a pu s'étonner du mépris de l'État qui marqua cette phase de nos attitudes et de nos idéologies ; on n'a pas saisi, ce me semble, que l'État c'était alors le politicien. Or le dégoût du politicien fournit l'un des thèmes majeurs des idéologies de ce temps : Nevers, Asselin, Fournier, Bourassa, Groulx et bien d'autres nous fourniraient une anthologie copieuse et pittoresque. Les générations que nous évoquons n'ont pas cru à la politique parce qu'elles ont vaguement senti que la politique ne concernait jamais les vrais pouvoirs, du moins par la face qu'elle tournait vers le peuple. On aura beaucoup joué à la politique, mais on l'aura aussi beaucoup méprisée.

En revanche, quand les idéologues du temps parlent du pouvoir idéal - celui qui serait dans la ligne de la tradition et qui ferait de la doctrine un destin - ils ne pensent pas d'abord à l'homme politique. Même quand ils font carrière de député, et ils sont nombreux à recourir ainsi aux mécanismes officiels, ils n'en confessent pas moins comme Bourassa :

Les hommes de coeur, de conscience, de devoir et d'action - et même les seuls hommes d'esprit, ayant quelque respect de leur intelligence et quelque sentiment des convenances - comprennent chaque jour davantage qu'il faut reconstituer une opinion publique en dehors et au-dessus des partis [10].

Ils rêvaient d'une société où le pouvoir eût émergé organiquement de la collectivité elle-même. Ils ont parlé d'élites au moins autant que de doctrines ; c'était pour les mêmes raisons. Sur ce point, ils n'avaient pas si mal assimilé les leçons de la démocratie britannique qui est restée jusqu'à aujourd'hui inconcevable sans les assises d'élites traditionnelles ou de parvenus revêtus après coup du manteau de la tradition légitime. On peut retenir la rapide esquisse de Bourassa qui est comme une histoire du pouvoir québécois vue à travers des lunettes anglo-saxonnes :

[12]

Certes je n'ignore pas ce qui manquait à nos vieilles familles canadiennes. On n'en saurait méconnaître les faiblesses et les lacunes, et notamment celles qui provenaient de l'absence d'une véritable hiérarchie sociale, d'une aristocratie consciente de son rôle et de ses responsabilités, d'une bourgeoisie éclairée, entreprenante et solidement progressive. Les éléments existaient mais le régime colonial français les étouffait. Plus tard, les agents de l'Angleterre, en dominant les seigneurs et les têtes dirigeantes du clergé, puis en corrompant les chefs politiques, accentuèrent le mal [11].

*

En somme, au cours de ce quart de siècle, notre société a eu sa manière propre de vivre l'histoire. En apparence, elle s'est arrêtée, elle a répété ses coutumes. J'ai tenté pourtant de suggérer que, replacés dans leur contexte, arrêt et répétition relevaient d'une façon de vivre et d'interpréter des conflits. Étrangère aux grandes forces historiques où elle se trouvait impliquée, cette collectivité les a affrontées quotidiennement grâce aux mécanismes de défense de ses coutumes. Cela ne lui a pas donné une identité, des procédés de décision, une politique qui eussent pu lui permettre de surmonter les défis et les crises. Son histoire n'en a pas moins eu sa forme d'ensemble : ses idéologues ont transposé ses mécanismes de défense dans la tradition et la doctrine. S'il y avait là une évasion, comme on l'a dit, il y faut d'abord reconnaître un mode particulier de conscience historique.

Nous serons alors moins tentés de répéter sans cesse des procès rétrospectifs qui n'éclairent plus rien. Nous nous orienterons plus utilement vers la comparaison avec d'autres collectivités. Nous serons peut-être incités aussi à suivre jusqu'à nous la filiation de cette conscience historique, d'en déceler encore les traits sous une révolution tranquille qui s'est souvent donne comme repoussoir les idéologies ici évoquées. Car les impératifs de fonds, ceux que nous énumérions dans la première partie de cette esquisse, sont-ils aujourd'hui si foncièrement différents ? Des idéologies tout autres, en apparence, ne diraient-elles pas essentiellement la même chose ? Nous ne devons pas nous refuser à analyser ces mystérieuses équivalences de langage, malgré la diversité des paroles qui caractérise la conscience historique à diverses époques.

[13]

Pour nous y attacher longuement, attendons d'avoir parcouru plus avant l'histoire la plus manifeste des idéologies en ce pays. Soulignons seulement pour l'instant, et comme un constat préparatoire à cette tâche, combien le champ idéologique de la période que nous étudions, malgré les fermes doctrines qu'il a produites, n'a rien eu d'immobile. Les thèmes qu'il voulait mettre ensemble ont sans cesse bougé. D'Asselin à Bourassa, on sait les différences. Du Devoir à l'Action française, les dérivations et les ruptures furent nombreuses. De la Confédération exaltée par les curés, les politiciens, les jeunes gens de l'A.C.J.C. aux formes diverses de séparatismes, les déplacements et les conflits sont connus. Bourassa représente, par son propre destin, en quoi cette période apparemment étale fut aussi celle de l'angoisse. Petit-fils de Papineau et ultramontain, ami de Laurier et opposé à l'Empire, nationaliste et catholique : voilà bien des variables pour un seul homme. Il m'arrive de penser que le destin sinueux et même contradictoire de Bourassa représente assez bien les incertitudes d'une société qui s'est tellement acharnée, par ailleurs, à se donner une cohérence apparente. Ce destin nous prévient, et aussi bien le dossier réuni dans ce livre, contre la tentation d'interpréter comme un ensemble monolithique une collectivité qui, pour parer aux contradictions multiples qu'elle affronta, a tenté justement de suggérer qu'elle était un système.

Fernand DUMONT.



[1] Charles GILL : Correspondance, publiée par Réginald Hamel, Éditions Parti Pris, Montréal, 1969, p. 28.

[2] Le Nationaliste, 8 mars 1908.

[3] Le Devoir, ses origines, sa naissance, son esprit, 1930, p. 25.

[4] Jules FOURNIER : « Notre députation », le Devoir, 22-25 février 1910 ; article reproduit dans Mon encrier, nouv. éd., Fides, 1965, pp. 149-150, 154.

[5] Je ne veux pas minimiser l'importance de l'action politique des mouvements ouvriers internationaux que retrace M. Rouillard dans une très belle étude du présent ouvrage. Mais je crois constater que leur idéologie n'a guère eu d'impact sur l'espace idéologique québécois d'alors. Quant aux syndicats catholiques, ils ont surtout emprunté aux idéologies dominantes.

[6] Dans l'Action française, janvier 1919, p. 20.

[7] « Nos traditions du jour de l'an », dans la Vie nouvelle, 1924. Reproduit dans Dix ans d'action française, Bibliothèque de l'Action française, 1926, pp. 203, 206.

[8] La Naissance d'une race, 3e éd., Granger, 1938, pp. 11-12.

[9] « Notre doctrine », dans l'Action française, janvier 1921. Reproduit dans Dix ans d'action française, pp. 124-125.

[10] Pour la justice, 1912, p. 41.

[11] Le Pape arbitre de la paix, 1918, p. 99.




Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 26 février 2011 16:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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