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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Fernand Dumont, “À propos du concept de «religion populaire»”. Un article publié dans LES RELIGIONS POPULAIRES. Colloque international 1970, pp. 23-31. Textes et commentaires du 1er colloque international des religions populaires le 4 octobre 1970 à Saint-Gervais de Bellechasse. Textes édités par Benoît LACROIX et Pietro BOGLIONI. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1972, 154 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 3. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Fernand Dumont († 1927-1997)

sociologue, Université Laval

À propos du concept de «religion populaire».”


Un article publié dans LES RELIGIONS POPULAIRES. COLLOQUE INTERNATIONAL 1970, pp. 23-31. Textes et commentaires du 1er colloque international des religions populaires le 4 octobre 1970 à Saint-Gervais de Bellechasse. Textes présentés par Benoît Lacroix et Pietro Boglioni. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1972, 154 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 3.

[25]


Je dois avouer que la lecture de l'excellent texte de M. Meslin n'a guère suscité chez moi des réserves critiques à propos de telle ou telle proposition. Elle m'a d'abord renvoyé à ce que j'appellerais la question préalable.

Il faut bien le reconnaître : la notion de « religion populaire » est, à première vue, ambiguë. L'adjectif « populaire »suggère spontanément qu'il faut l'opposer à un autre. Devons-nous alors parier de religion « savante », « aristocratique », « sacerdotale » - ou même « authentique » ? On ne sait trop. Ce qui paraît certain, en tout cas, c'est que la dénomination « religion populaire » n'est vraiment intelligible que dans un contexte où elle est la contrepartie d'autre chose. Et dès que l'on tâche de repérer l'« autre chose », on se trouve devant des éléments de définition qui ne sont guère homogènes. Par exemple, la « religion populaire » pourrait être :

- l'étude du sacré par opposition à celle de la foi (celle-ci étant plus proprement « religieuse » que celui-là) ;

- l'étude de la croyance des « simples » par opposition à celle des gens qui connaissent bien la théologie ;

- l'étude des croyances des sociétés traditionnelles par opposition à celles des milieux urbanisés ou industrialisés ;

- l'étude du vécu par opposition au doctrinal...

Il serait sans doute possible d'allonger la liste de couples d'oppositions de ce genre. Mais notre petite énumération suffit à montrer que les critères suggérés sont multiples et que, si on voulait simplement les systématiser pour parvenir à une définition, on tomberait aisément dans l'arbitraire. Que l'on fasse, par exemple, la somme des premiers termes de nos oppositions : la « religion populaire » se trouverait surtout en milieu traditionnel et chez les gens peu instruits ; elle privilégierait le sacré et le [26] vécu. Rien ne serait plus trompeur comme découpage d'un phénomène scientifique. Le sacré est présent chez les gens instruits comme chez les autres : le problème est de déceler, dans chaque cas, ses modes d'organisation. Une remarque semblable doit être faite à propos de la prédominance du sacré en milieu rural. Par ailleurs, y a-t-il un lien fatal entre le vécu et le sacré ? De même, en quoi y a-t-il opposition entre le sacré et le doctrinal ? Toutes les expériences religieuses se donnent des schèmes d'explication ou de justification. Quant à ce qu'on appelle la foi (et qui serait une intentionnalité spécifique que l'on ne pourrait identifier avec le sacré), il ne nous est pas permis de la mettre en corrélation fatale avec l'accès à la doctrine.

J'en suis conduit à me demander si tous ces critères pourtant disparates ne se retrouvent pas implicitement dans notre idée de « religion populaire » parce que, dans le fond, ils tiennent leur convergence, comme il est fréquent en ces matières, de notre statut d'observateur. Reprenons notre liste, mais en retenant cette fois le second terme : la religion « non populaire », et appelons-la ainsi faute d'un meilleur terme. Celle-ci se retrouverait en milieu urbain et chez des gens instruits ; elle privilégierait la foi par opposition au sacré ; la doctrine y prendrait distance par rapport au vécu immédiat. N'est-ce pas là, en gros, la religion « officielle » ou, pour mieux dire peut-être, la religion du théologien ? Ne serait-ce pas, en définitive, à la théologie que nous opposons, pour la définir, la « religion populaire » ?

Je ne dis pas que tous les auteurs qui utilisent cette expression tombent dans les implications que je viens d'y voir. Je crois seulement constater que ces implications sont souvent fatales. Pour ne point s'y laisser entraîner, il me semble nécessaire de remonter plus en deçà dans les intentions que connote l'usage de la notion de « religion populaire ».

En ce sens, il faudrait partir d'une distinction essentielle entre expérience et expression. En opposant le vécu et le doctrinal, la notion de « religion populaire » suggère une telle distinction mais en préjugeant souvent trop vite de la nature de l'expérience et de l'univocité de l'expression.

En marge de cette distinction, inscrivons quelques remarques forcément sommaires.

La première ressortit au sens commun : l'expression n'est pas la traduction de l'expérience dans une sorte de transparence. Elle n'est pas un reflet. L'expression obéit a une exigence première : elle est un ensemble [27] de repères sur l'objet visé par l'expérience. En effet, comme toutes les autres, l'expérience religieuse se donne des signes : c'est, pour elle, la même chose que d'avoir une forme. Pas d'expérience sans réseau de signes. Mais cette référence à des signes ne s'identifie pas avec la réflexivité : ou alors ce serait supposer, par exemple, que pour parler on doive avoir fatalement approfondi les structures du langage. Pour que la réflexivité soit possible, il faut évidemment que les signes-repères de l'expérience existent puisque la réflexivité n'est pas autre chose que la récupération explicite, et toujours incomplète, de ces signes ; mais l'inverse n'est pas vrai. Nous ne pouvons donc pas identifier expression avec doctrine. Ni même avec connaissance - à moins de donner à ce terme une très grande extension qui lui ferait désigner l'ensemble des signes servant de repères à l'expérience religieuse.

Dans cette perspective, ce n'est donc plus l'opposition vécu-doctrine qui serait privilégiée pour circonscrire le phénomène à étudier, mais bien plutôt le rapport expression-doctrine. Si nous croyons discerner un domaine d'investigation concernant les « religions populaires », c'est justement parce que la doctrine ne recouvre pas l'ensemble de l'expression ; dans certains cas, elle peut même contredire d'autres expressions. D'ailleurs, même quand il tient la doctrine comme forme adéquate, le théologien lui-même est obligé de reconnaître que la doctrine n'est pas en stricte continuité avec les autres formes d'expression qu'il prend en considération par ailleurs. Ainsi il admet sans peine que la doctrine n'épuise pas l'action liturgique. Il admet aussi que la tradition comporte son propre langage : par exemple, que la lecture de la Bible ne peut être mise au net dans une systématique sans résidu.

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*     *

Donc la théologie avoue déjà la discordance des langages. Mais il faut pousser cette constatation beaucoup plus loin. L'expression religieuse est répartie en couches multiples et chacune comporte son mode d'organisation. Ce qui n'empêche pas d'accorder une attention toute particulière aux couches symboliques élémentaires où se forment les attitudes religieuses. Remonter jusque là, ce ne serait pas trouver une « religion populaire » opposable à une autre mais le terreau à partir duquel se [28] constituent des systématiques multiples du religieux. On verrait alors que les doctrines religieuses, par rapport aux autres formes d'expression, excluent tout autant qu'elles assument et explicitent.

Sans doute, cette fonction d'exclusion n'a jamais été méconnue. Mais elle a été vue surtout sous ce que j'appellerais sa figure horizontale. Selon une conception théologique traditionnelle dans le catholicisme, l'Église définit très souvent tel ou tel aspect de la croyance lorsqu'elle y est contrainte par l'hérésie. Le conflit se pose alors de doctrine à doctrine, quitte à ce que la doctrine rejetée soit, en elle-même, moins systématique que ne se la représente l'Église pour les fins de la dénégation. Mais l'exclusion sous le mode vertical, la mise à l'écart de représentations plus fluentes et par des mécanismes de censure moins conscients, est un phénomène plus répandu encore et pourtant peu considéré. L'étude des religions dites « populaires » nous force à le mettre en évidence. Ce à quoi nous aurions alors accès, ce n'est pas seulement à des expressions religieuses plus spontanées qui se profileraient derrière les doctrines, mais aussi à des expressions concurrentes de la doctrine.

Cette concurrence peut revêtir deux formes dont l'étude devrait donner, il me semble, toute leur portée à l'étude des religions dites « populaires ».

Selon une première forme, les doctrines officielles, en écartant, plus ou moins inconsciemment, des représentations qu'elles n'assument pas, les laissent subsister en marge et celles-ci trouvent leur propre systématisation à l'ombre des doctrines officielles.

Je citerai deux exemples empruntés à des souvenirs personnels. Lorsque la messe a été complètement mise en français, un ouvrier que je connais bien s'en félicitait devant moi, mais en ajoutant : « Il reste sûrement une formule quelconque, inconnue de nous, que le prêtre doit dire à voix basse. » La consécration du pain et du vin lui apparaissait impossible sans cela. Je me donnai beaucoup de peine à le persuader du contraire ; il n'est d'ailleurs pas sûr que j'y sois parvenu. Mentalité tout à fait magique, dira-t-on. Sans doute, encore que la distinction du magique et du religieux ne soit jamais si nette qu'on veut bien le prétendre parfois. En tout cas, ce qui apparaît, dans le cas que j'évoque, comme une attitude de détail pourrait bien se rattacher à une représentation d'ensemble du sacrement et de la religion non moins cohérente que celle du curé de la paroisse mais qui, à la différence de celle-ci, s'est édifiée dans la clandestinité.

[29]

Voici un deuxième exemple, plus net encore parce que nous ne saurions être tentés de le résorber dans la magie. Dans mon enfance, nous récitions à la maison une longue prière en famille où s'enchaînaient les formules officielles. Après la séance, alors que nous nous levions pour retourner à nos jeux ou à nos travaux scolaires, mon père restait quelque temps à genoux, la tête enfouie dans ses mains. Cela m'intriguait chez un homme qui n'a jamais été « pieux » au sens où on l'entend d'habitude. À une question que je lui posai à ce propos, il me répondit : « Mon garçon, je fais enfin ma prière. » Quelle était la forme de cette prière en marge de l'autre que, peut-être, il supportait pour ne pas contrarier ma mère ? Du « vécu », du « spontané » ? Je ne crois pas. Plutôt d'autres demandes, d'autres intentions, d'autres liens. Je me souviens, en particulier, que, malgré sa discrétion farouche, mon père m'a confessé qu'il s'adressait alors fréquemment à son père depuis longtemps décédé. Faut-il conclure à la persistance d'un trait religieux caractéristique d'un ancien genre de vie rurale" Peut-être. Mais en s'arrêtant là, on passerait à côté de l'essentiel : j'y vois d'abord un indice d'une religion qui se systématise à côté de l'autre.

Ces exemples illustrent donc une première forme d'exclusion : des représentations religieuses se constituent en doctrines parallèles aux systématiques officielles ; leur existence dans une sorte d'underground ne donne aucune prise solide aux condamnations pour hérésies. D'ailleurs, elles n'empêchent pas le plus souvent l'adhésion aux énoncés officiels, le parallélisme s'installant dans la conscience elle-même selon des modes de syncrétisme qu'il faudrait étudier.

Mais l'exclusion se fait aussi selon un second mode où le sociologue décèlerait sans doute des processus analogues à ceux que le psychanalyste réunit autour de la notion de refoulement. Tout se passe alors comme si des formes d'expressions religieuses, toutes proches du symbolisme, ne parvenaient pas à déboucher sur des systématiques officielles parce que celles-ci les maintiennent, pour se constituer, dans l'implicite ou le latent. Ces représentations ne seraient pas seulement privées d'un discours proféré ouvertement, elles continueraient d'avoir leur vie souterraine, dans un autre langage. Les messianismes dont on parle tellement dans la littérature scientifique actuelle constitueraient ici un exemple particulièrement suggestif. Commentant un ensemble de travaux récents, Michel de Certaux écrivait : « À la manière dont les volcans jettent à la surface les éléments d'un sous-sol, les messianismes, « moments d'a-fleurement violent des croyances populaires », ouvriraient une [30] issue à des « fermentations religieuses spontanées » sorties d'un « soubassement » hétérogène et d'« attitudes latentes collectives » - religieuses ou non - différentes des institutions ou des règles officielles. Dans un cas comme dans l'autre, une équivoque caractériserait l'emploi du langage religieux ; il fonctionnerait autrement qu'il ne le dit ; il cacherait une autre réalité que celle qu'il énonce ; il aurait un double sens, soit politique, soit constitué par une autre expérience religieuse, et cette signification implicite ne correspondrait pas à ce qu'il affirme explicitement [1]. »

Cette réflexion dépasse, en portée, la considération des messianismes. Toute crise religieuse paraît provoquer l'apparition, sur la place publique, d'opinions ou d'idéologies nouvelles et hétéroclites : sont-elles vraiment neuves ou sont-elles plutôt l'émergence en pleine lumière de représentations religieuses restées jusqu'alors refoulées ? Je me suis constamment posé cette question, ces derniers mois, au cours des séances publiques fort animées de la Commission sur les laïcs et l'Église. Je souhaite que des chercheurs analysent, dans cette perspective, les enregistrements que nous avons faits de tous ces propos.

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Dès lors les interrogations que nous rappliquons sur la « religion populaire » à partir de la théologie - comme nous le disions au départ - devraient aussi, par rétroaction, être reportées sur la théologie elle-même. En quel sens celle-ci représente-t-elle un tri dans la multiplicité des formes d'expression religieuse ? En rendant officielle une partie de ces représentations et en maintenant les autres dans l'implicite, la théologie répond-elle à des exigences politiques ? En quoi ces tris se rattachent-ils à des phénomènes de castes ou de classes, liés eux-mêmes à des visions du monde ? En quoi certaines représentations religieuses « populaires » sont-elles des protestations contre ce qui pourrait apparaître comme un monopole du clergé sur la doctrine ? En quoi, à l'inverse, certaines traductions dites « pastorales » des systématiques doctrinales veulent-elles être des « concessions » ou des « adaptations » aux représentations religieuses [31] populaires ? Des questions multiples surgissent, on le voit, qui montrent que l'étude des « religions populaires » ne saurait être dissociée d'une sociologie des théologies, son complément nécessaire au sein d'un plus large examen des représentations religieuses.



[1] Michel de CERTAUX, « Religion et société : les messianismes », Études, avril 1969, 608-609.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 30 novembre 2010 13:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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