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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alfred DUMAIS, “L’autocontrôle de la santé: la conquête d’un espace.” Un article publié dans la revue Questions de culture, no 16, No intitulé: “Entraide et associations”, pp. 59-72. Sous la direction de Marie-Marthe T. Brault et Lise Saint-Jean. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1990, 282 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[59]

Questions de culture, no 16
“Entraide et associations.”

PREMIÈRE PARTIE

 “L’autocontrôle de la santé :
la conquête d’un espace
.”

par
Alfred DUMAIS

Au mythe de l'entreprise médicale qui promet de tout guérir, de déloger la maladie où qu'elle se trouve, voilà que vient se juxtaposer un autre mythe qui lui est en apparence contraire : celui de s'autoguérir. Le premier, il est vrai, à bien besoin du second pour se perpétuer. Quelle sorte d'efficacité aurait, en effet, la médecine si elle ne pouvait compter, dans ses interventions, sur les capacités de guérison du corps humain lui-même ? Le véritable thérapeute, ne cesse-t-on de répéter, c'est d'abord celui qui reçoit la thérapie. Et c'est à lui que l'on demande maintenant de prendre en charge sa santé. Mieux équipées qu'auparavant, les sociétés modernes se tournent du côté de la responsabilisation. La médecine, écrit Norbert Bensaïd, met à la portée de tous des connaissances, un savoir qui permettra à chaque individu, dans un avenir prochain, d'évaluer lui-même l'état de sa santé et de prévenir ainsi les maux les plus graves [1]. La culture est devenue savante : le sens commun s'est transformé au contact de la diffusion des connaissances médicales, prenant la forme à la fois de conseils et de prescriptions. Savoir encore diffus sans doute, dont les médias se font quotidiennement l'écho et qui crée un sentiment de culpabilité chez ceux qui le transgressent.

Au Québec, dans les années 1970 déjà, des gens s'étaient regroupés pour s'adonner à une prise en charge de leur santé. L'appareil médical ne cessait de progresser, tout en laissant derrière [60] lui des effets parfois inquiétants. Plus nombreux que jadis, les professionnels étaient en train d'accaparer le contrôle presque exclusif de la santé et entraînaient fatalement les usagers dans une logique de la dépendance institutionnelle. Devant une telle manifestation de force et de compétence, comment le simple usager pouvait-il encore espérer avoir recours à ses propres moyens ? Ivan Illich dira : la santé a été expropriée. Certes le terme était fort, et l'image d'usurpation d'un territoire qu'il évoquait était voulue. Des tentatives de réappropriation jaillirent de toutes parts et dans des secteurs différents du monde de la santé : cliniques populaires, centres de santé de femmes, groupes en santé mentale, pharmacies communautaires [2]. La stratégie n'était pas de donner de la tête contre le système officiel de santé dans une confrontation aussi inefficace qu'inutile. Les leaders de ces groupes étaient, la plupart du temps, eux-mêmes des professionnels, y compris des médecins. Ils étaient plutôt préoccupés par les lacunes du système, par les défaillances de son fonctionnement. Mettons sur pied, proposaient-ils, des milieux nouveaux, où l'initiative sera redonnée aux usagers, où ils apprendront à pratiquer l'autosanté. Le savoir médical n'était pas mis de côté. Il fallait, au contraire, trouver des moyens pour le démystifier, pour tirer le maximum de profit de ses expertises. Et cela, pensaient-ils, pouvait être réalisé avec ceux qui en avaient le plus besoin, avec des personnes qui n'avaient pu trouver dans le système officiel réponse à leurs problèmes. Des organismes nouveaux de dispensation des soins allaient apparaître, des regroupements qui allaient placer au cœur même de leurs interventions des formules d'entraide.

À LA CONQUÊTE
D'UNE CULTURE SAVANTE


Est-il possible de faire du savoir médical sa propriété ? C'est le défi qui se pose aujourd'hui encore aux tenants de l'autosanté. Il y a, bien sûr, des préalables : la méfiance que les pionniers du mouvement alternatif en santé entretenaient à l'endroit de la médecine officielle est connue. Ils lui reprochaient d'être trop envahissante, [61] de s'être laissée emporter par le triomphalisme technologique. Comment, dans ces conditions, pouvaient-ils prétendre engager un dialogue avec elle, mettre au point des échanges profitables ? Il y eut un temps où le mouvement alternatif en santé signifiait faire autrement, proposer des thérapies différentes, expérimenter des approches que le système officiel ignorait. Mais cela n'a jamais signifié un refus global des acquis valables de la médecine. C'était plutôt un changement d'attitudes qui était réclamé. Tout savoir savant a cette caractéristique de se tenir à distance, de ne pas se laisser facilement approcher. Il a la hantise, et cela l'histoire l'a démontré, « d'être mis en cause sinon ébranlé par les propos » des gens du peuple [3]. Il ne serait plus alors le savoir d'une communauté particulière. Il deviendrait un savoir populaire.

Les exercices de démystification

Or, dans les groupes d'autosanté, il ne s'agit pas que d'un savoir populaire. Il y a, clairement exprimée, la volonté de conquérir une culture savante, quels que soient les obstacles à surmonter. La pratique médicale est presque entourée d'une aura de mystère : elle guérit les cancéreux, fait entendre les sourds, fait revivre des accidentés graves. Les usagers sont prêts à lui concéder un pouvoir magique, comme si elle parvenait à contrôler des forces qui échappent au sens commun. Aussi a-t-on pu observer que les membres des groupes d'autosanté doivent passer par ce qui ressemble à des rites de purification. Ils apprennent à démythifier le fonctionnement du corps dont seul le système médical posséderait le secret [4]. Ils veulent donner à leurs membres des connaissances concrètes qui leur permettront d'apprivoiser la médecine, de se familiariser avec ses appareils et ainsi de briser le cercle de la dépendance que la pratique médicale habituelle crée chez les usagers du système. Ils ne veulent plus être considérés comme des consommateurs à qui l'on vend des services, mais comme des producteurs, des partenaires, engagés au même titre que le thérapeute dans le processus de guérison.

[62]

Mais comment tout cela pourrait-il se faire ? Quelles conditions devrait-on remplir pour s'initier à la pratique de l'autosanté ? Mis à part l'utilisation du thermomètre, il faut dire que nos familles québécoises ont été peu familiarisées avec la manipulation d'instruments médicaux. C'est une mission que se donnent les groupes d'autosanté et, tout particulièrement, les centres de santé de femmes. Ils veulent être, en somme, de petites écoles où l'accès populaire au savoir médical sera rendu possible. Non contents d'offrir des services médicaux à leurs membres, ils visent une réappropriation du corps, et cela en prenant en charge la formation : connaissances objectives sur le fonctionnement du corps, capacité de se mettre à son écoute. Aussi proposent-ils d'élargir l'utilisation d'instruments médicaux en vue d'une prévention plus efficace et, ultimement, de l'auto-examen. Cela comprendrait, pour chaque foyer, un stéthoscope, des abaisse-langue, un sphygmomanomètre (pour la tension artérielle), un otoscope (pour l'examen des oreilles), comme le suggère Tom Ferguson de la revue Medical Self-Care [5]. Et la liste pourrait s'allonger dans le cas des malaises chroniques. D'ailleurs, cette utilisation tout élémentaire de la technique médicale ne serait pas sans effet sur la nature des rapports entre les usagers et la médecine.

On a pu [...] constater, écrit Serge Mongeau, — et c'est peut-être là une des raisons des réticences médicales ! — que le fait de se familiariser avec les instruments médicaux provoquait presque toujours une démystification des médecins et un changement d'attitude vis-à-vis d'eux [6].

Mieux se servir de la technique médicale n'est que le début d'un programme beaucoup plus vaste de reprise en charge de sa santé. Ici, les groupes québécois s'inspirent d'une tradition reconnue, bien qu'encore jeune, celle du self-care, qui a pris racine aux États-Unis et en Angleterre. L'autosanté est conçue comme un projet qui s'étale sur plusieurs étapes à la fois, qui fait de l'usager le responsable principal de sa santé. L. Levin le décrit ainsi : il s'agit de

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l'application auto-initiée et autocontrôlée du savoir nécessaire à la promotion de la santé, à la réduction des risques indésirables, à l'autodiagnostic et à l'autotraitement des maladies et, quand c'est approprié, à l'usage efficace [et en se protégeant bien] de ressources professionnelles médicales et autres [7].

Tout y est, quoique dit sous une forme très condensée. Ce que le projet présuppose, par ailleurs, c'est la capacité d'avoir suffisamment confiance en soi pour ne pas sentir sa santé menacée. À cela, l'usager ne saurait échapper. C'est la seule façon de surmonter l'aliénation que lui amène toute forme de dépendance du système officiel. Il semble que cela existe déjà dans certains groupes d'autosanté au Québec, d'après les témoignages recueillis au cours de notre étude. Des usagères d'un centre de santé de femmes confirmaient, en effet, que les exercices de démystification commençaient à porter fruit.

J'ai appris, disait l'une d'entre elles, à plus me fier à moi, à ce que j'apprends de mon corps [...]. Quand pour d'autres problèmes de santé je me suis retrouvée ailleurs, ça m'a donné la force d'affronter un pouvoir médical qui pouvait être réfractaire au fait que je pose des questions [8].


Pour le partage d'un territoire

Pratiquée en elle-même, l'autosanté n'aurait rien d'une menace. Elle contribuerait, au contraire, à alléger un système de soins déjà lourd et achalandé. Mais il y a beaucoup plus que cela dans le processus d'appropriation. Non seulement s'agit-il d'acquérir quelque chose qui pourrait nous appartenir — ce quelque chose étant la santé —, mais il y a aussi l'idée d'usurper, de gruger un territoire strictement réservé, celui de la dispensation des soins. C'est dans ce sens que Jean-Claude Guédon a raison de dire que « le processus d'appropriation est toujours dirigé contre un pouvoir individuel ou collectif [9] ». Et ceux qui s'inquiètent de la montée du mouvement alternatif en santé, c'est ainsi qu'ils le perçoivent. [64] Le système médical officiel ira-t-il jusqu'à accepter de partager un quasi-monopole ? Il n'est pas exact de parler, dans son cas, d'un rapport de forces avec les groupes d'autosanté. Les choses sont loin d'en être là au Québec présentement. Les forces en présence sont nettement disproportionnées. L'objectif des groupes d'autosanté n'est pas non plus d'introduire un cheval de Troie sur le territoire ennemi pour miner de l'intérieur les fondements du système. Nous sommes plutôt en présence d'un petit groupe de professionnels, en majorité psychologues, infirmières, animateurs communautaires, qui ne parviennent pas, de l'intérieur des institutions, à se faire reconnaître un droit satisfaisant de pratique et qui sont ainsi, par la force des choses, mis à l'écart. Usant de complicité avec des médecins sympathisant à leur cause, ils trouvent ailleurs un lieu où ils peuvent prendre en charge la dispensation de soins de santé.

De toute manière, ce n'est pas, en tant que telle, la recherche d'une reconnaissance légale qui guide l'action de ces professionnels. Les chiropraticiens et les sages-femmes savent quelles luttes il faut mener pour se faire une place dans le champ des services médicaux. L'appropriation doit alors signifier une modification des pratiques elles-mêmes et sans doute, au bout de la ligne, une certaine reconnaissance sociale. Il fallait entendre un responsable d'une pharmacie communautaire parler du nouveau visage que cette expérience apportait à son rôle de professionnel. Comme pharmacien, il n'était plus seulement un expert, un technicien de la manipulation et de la vente de médicaments, il était devenu un éducateur populaire, d'abord préoccupé des abus dans la consommation de médicaments et des conditions de vie qui les causent. C'est le rapport même du professionnel avec le client qui est, à ses yeux, transformé. Il fallait voir avec quel enthousiasme les membres du groupe Solidarité-Psychiatrie ou l'équipe de la Maison Saint-Jacques à Montréal vantaient les mérites des traitements nouveaux qu'ils offraient aux personnes psychiatrisées : interventions de réseaux, thérapies de groupe, ateliers de créativité, prise en compte des milieux de vie [10]. Encore une fois, les groupes d'autosanté n'entrent pas en concurrence avec le système médical [65] officiel. Ils revendiquent un espace bien à eux. Ils veulent s'associer à d'autres formes de médecine, s'inspirant de pratiques qui seraient moins agressantes, plus douces. Ils sont bien conscients, par ailleurs, que les thérapies alternatives ont aussi leurs limites et que certaines d'entre elles devraient faire l'objet d'une surveillance plus étroite, si ce n'est d'une réglementation plus stricte [11]. En somme, l'intention de fond, telle que formulée par Serge Mongeau, n'est pas de développer des pratiques qui seraient toujours parallèles, mais de viser à renouveler la médecine, à pratiquer une nouvelle médecine [12]. Ce n'est pas du contrôle d'un territoire qu'il s'agit, mais bien du partage d'un certain espace.

LES VERTUS THÉRAPEUTIQUES
DU REGROUPEMENT


Laissés à eux-mêmes, souvent isolés dans leurs problèmes, les usagers auraient-ils la force de prendre en charge leur santé ? L'idée de s'associer, de trouver avec d'autres des solutions que les organismes officiels sont impuissants à leur apporter naît alors spontanément. Cela, les fondateurs de groupes d'autosanté au Québec et ailleurs l'ont raconté de mille manières [13]. Il faut croire que le groupe a lui aussi des capacités de guérison. Il procure un refuge, il crée des liens d'appartenance, il refait une identité qui était en train de s'étioler. Le petit groupe a des vertus qu'on n'a pas cessé de célébrer. Mise en commun de ses difficultés, prise en charge de ses intérêts, les membres des groupes d'autosanté y ont découvert une volonté nouvelle, une façon aussi de renouer avec la société. Ils ont compris que leur cause ne pouvait être gagnée seuls. C'est une mentalité différente à acquérir, tout un milieu social à sensibiliser.

[66]

La mise en commun de ses difficultés

Dans les études sur l'autosanté, il y a unanimité ou presque sur la façon dont les groupes se sont formés. Ce sont des gens qui connaissaient le même type de problèmes, qui se trouvaient déjà, sans le savoir, « dans le même bateau » [14]. Un jour, comme par hasard, leurs routes se sont croisées. Ils ont découvert l'intérêt commun qu'ils auraient à échanger et se sont même étonnés de ne pas s'être connus plus tôt [15]. Avant d'être un groupe d'intérêt et d'envisager quelque action conjointe, c'est une grande ressemblance dans leur expérience de vie qui préside à la mise sur pied de leur association. Ils se reconnaissent les mêmes affinités, se sentent compris et acceptés, formant déjà une communauté avant la lettre. La décision de se regrouper est déjà prise. Ce n'est qu'ainsi qu'ils entrevoient résoudre leurs difficultés.

Les groupes en santé mentale, par exemple, expérimentent une formule d'entraide qui nivelle les différences entre intervenants et usagers. La distinction tend même à disparaître, comme si chaque membre du groupe pouvait être, à tour de rôle, aidant et aidé [16]. L'aidant, celui qui a su vaincre ses propres difficultés, offre maintenant ses services et fait profiter les autres de son expérience. Il est la preuve vivante que le handicap mental peut être surmonté. Il est mieux placé que quiconque pour comprendre l'angoisse des psychiatrisés. Point n'est besoin de lui dire par quels chemins ils ont à passer. Même le fait d'aider les autres le convainc de sa propre victoire sur la maladie [17]. Bien sûr, il n'est pas laissé à lui-même dans le groupe. Les professionnels sont là pour l'encadrer, le guider, le soutenir à l'occasion. Mais personne ne peut lui enlever la capacité de s'identifier à des usagers qui éprouvent les mêmes malaises que lui, une forme de compassion qui fait l'envie des spécialistes chevronnés. Sa thérapie a une efficacité qui n'a rien d'artificiel. L'association qui parvient à un équilibre aussi heureux entre ses membres est plus qu'un groupe d'appartenance. Elle devient, pour ceux qui y adhèrent, leur groupe de référence.

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De l'intérêt particulier à l'intérêt général

L'adhésion à un groupe d'autosanté peut aussi avoir sa part d'inattendu. On y venait pour soulager des problèmes personnels de santé. On y découvre que leur solution ne peut être que collective. Interrogée sur les raisons qui l'avaient amenée à consulter un centre de santé de femmes, voici ce que racontait une usagère :

Je pense qu'au début, c'est personnel et après, ça devient collectif. Pour moi, c'est comme ça que je l'ai vécu [...] J'étais allé juste pour voir, puis après ça, j'avais le goût de m'impliquer au niveau collectif, de me retrouver avec d'autres femmes, de monter des projets [18].

Moment de conversion à l'idéologie du groupe, diront les uns, mais surtout prise de conscience de la nature politique de tout regroupement. Il ne suffit pas d'offrir des services à quelques personnes en détresse. Il faut les associer à la prise en charge de leurs intérêts de groupe. Ce n'est que là où, semble-t-il, l'autosanté acquiert une réelle efficacité thérapeutique.

C'est dire que la prise en charge de la santé ne se fera pas en vase clos, dans la dynamique d'un groupe replié sur lui-même. Cela était déjà tout indiqué dans les premiers mouvements des groupes d'autosanté, dans les raisons de leur apparition. Les cliniques populaires à Montréal, par exemple, ont voulu offrir des services médicaux adaptés à des milieux défavorisés, qui s'en trouvaient d'ailleurs dépourvus. Par des centres de santé, des femmes à travers le Québec ont entrevu le jour où des services de santé leur appartiendraient, où elles auraient un contrôle sur leur propre corps. Les groupes en santé mentale ont repris les psychiatrisés là où trop souvent les institutions officielles les avaient laissés sans secours. Dans chaque cas, la solidarité naissante dépasse l'horizon restreint du besoin individuel pour s'ouvrir à un monde extérieur plus vaste, pour inviter intervenants et usagers à s'associer dans une action commune.

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C'est dans ce sens que « l'âme militante devient nécessité [19] ». Il y a une cause à défendre, un véritable appel à la mobilisation. Cela ne va pas de soi. Certains groupes ont perdu des membres qui refusaient d'aller aussi loin dans leur engagement. Ces organismes de santé, transformés en lieux de conscientisation, les rendaient mal à l'aise. « Il y en a [...] qui partent, disait une intervenante, parce que ça va peut-être trop loin dans la remise en question. Puis ils ne sont peut-être pas prêts à la faire jusque-là [20] ». Ils ont préféré la quiétude des cliniques médicales, le souci de leurs problèmes avant ceux de leur groupe. Les responsables des groupes d'autosanté ne s'objectent pas à de telles décisions. Mais pour être un des leurs, l'usager devait remplir certaines conditions : il fallait être convaincu, ou le devenir progressivement, de l'urgence d'aider certaines catégories de citoyens dont les droits à la santé étaient lésés par le système officiel. S'agit-il en vérité d'une action politique ? Tout porte à le croire et même, d'ajouter Serge Mongeau, le choix ne nous est plus laissé : le système de soins de santé au Québec étant devenu largement public, les modifications souhaitées devront passer sur le terrain du législatif et là, on le sait, ce sont souvent les pressions politiques qui ont le dernier mot [21].

Société nouvelle, santé renouvelée

Quel que soit le degré de succès des groupes d'autosanté, c'est une conception moderne de la santé qui est en cause. Dès lors, il n'est plus permis d'isoler la maladie, d'en faire la lecture strictement à partir des individus. C'est chose connue : « Les décisions concernant la santé ne constituent pas des interventions distinctes, fragmentées et isolées, mais font partie intégrante de la vie personnelle, familiale et communautaire [22] ». Vouloir guérir quelqu'un, c'est aussi prendre en considération les habitudes de vie de son milieu. C'est replacer la santé dans son contexte culturel : pratiques alimentaires des foyers, modes d'organisation du travail des métiers et des professions, traits héréditaires des familles, parfois même conceptions de la vie, tout cela, les sciences [69] humaines ont entrepris de l'investiguer au bénéfice de la santé. Nous sommes loin des traitements supposément personnalisés que croient dispenser les bureaux privés. Au fond, la santé n'appartient pas qu'à l'individu. Elle est aussi l'état des conditions de vie de populations données. C'est ce qu'ont toujours démontré d'ailleurs, de façon aussi spectaculaire que dramatique, les grandes épidémies et l'action collective mise en place pour les enrayer. C'est de cette vérité établie que sont redevables les groupes d'autosanté en voulant refaire les liens entre les services et la communauté.

Car il s'agit bien, pour eux, d'une prise en charge communautaire de la santé. Ils proposent une idéologie qui est à l'opposé de l'individualisme ou du narcissisme courant [23]. Nous avons été à même de l'observer lors des entrevues menées avec des responsables et des usagers ; il y avait un souci manifeste d'aider ceux qui étaient en difficulté, une sensibilité particulière à la souffrance des autres. C'est d'ailleurs la raison d'être du groupe. Les usagers sont prêts à y travailler bénévolement. Les professionnels acceptent même le principe du partage des salaires. Tous les membres doivent lutter pour la survie du groupe, et l'incertitude financière n'est pas la moindre des menaces. On y découvre un climat d'aide mutuelle qui vient concrétiser le vieux rêve de Ferdinand Tönnies, au début de l'industrialisation, le rêve de voir l'esprit communautaire gagner du terrain sur une société en train de devenir instrument, calcul rationnel [24]. Non plus la recherche du profit pour lui-même, mais la volonté de créer des lieux où les solidarités sont refaites. Il est certain que ces oasis sont peu nombreuses dans l'ensemble de la société. Et quand il s'agit des groupes d'autosanté, la vie associative prend la forme d'un impératif. Mais ils sont un espoir, la preuve que l'entraide a encore des racines vivaces dans nos milieux.

POUR CONCLURE

L'autosanté en notre temps aurait valeur de signe. Ce mouvement porte en lui des interrogations sur la trajectoire qu'a prise la médecine moderne et sur l'organisation des soins qui s'en est [70] suivie. Faudra-t-il que le savoir médical, devenu technique et expérimental, échappe de plus en plus à celui à qui il est destiné ? Pourra-t-on voir le jour où le regard médical ira au-delà de la positivité de l'organisme pour repérer les lieux sociaux où loge la maladie ? Les groupes d'autosanté nous incitent à penser et à agir autrement : de leur point de vue, la santé n'est déjà plus la propriété exclusive des professionnels, ni celle d'un système de soins aussi parfait soit-il. Elle résulte plutôt d'efforts concertés qui corrigent ses défaillances. C'est pourquoi le regroupement est de mise, l'entraide, une nécessité. Au-delà des individus en difficultés, il y a les familles, les milieux de vie, parfois aussi nocifs que les agents microbiens. Les quelques expériences de prise en charge de la santé que nous avons évoquées sont, en même temps, des structures de support, des formes de soutien qui aident les gens à se tirer d'un mauvais pas. Le groupe ne remplace ni l'hôpital, ni la famille. Mais il sert de lieu de transition pour ceux qui en seraient mal pourvus. Il permet aussi à plusieurs de ses membres de se responsabiliser, c'est-à-dire de redécouvrir ses propres capacités de guérison. Car, il faut bien le dire, chaque organisme lutte, depuis des millénaires, contre la maladie et ses menaces. Plus qu'un mythe, l'autosanté, c'est peut-être un archétype.

[71]

NOTES

Les notes en fin de texte ont toutes été converties en notes de bas de page dans cette édition numérique des Classiques des sciences sociales afin d’en faciliter la lecture. JMT.

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[1] Voir Norbert Bensaïd, La lumière médicale. Les illusions de la prévention, Paris, Seuil. 1981.

[2] Avec la collaboration d'une équipe de l'IQRC, nous avons mené une étude sur quelques-uns de ces groupes. Les résultats ont été publiés dans : Alfred Dumais et Johanne Lévesque, L'auto-santé. Des individus et des groupes au Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986, 215 p.

[3] Jean-Charles Falardeau, « Savoirs savants et savoirs populaires ». Questions de culture, no 1, 1981, p. 39. L'auteur y relate l'histoire savoureuse de Scandella, un homme du peuple, aux prises avec l'Inquisition en 1583.

[4] C'étaient là les propos tenus par une intervenante d'un centre de santé de femmes lors de notre étude sur l'autosanté.

[5] Cité par le docteur Serge Mongeau, Pour une nouvelle médecine, Montréal, Québec/Amérique, 1986, p. 67.

[6] Ibid., p. 68.

[7] Cité par Serge Mongeau, op. cit., p. 61.

[8] Une usagère du Centre de santé des femmes à Québec.

[9] Jean-Claude Guédon, « À qui appartient la science ? », Chercheurs, vol. IV, n° 4, 1980, p. 17.

[10] Lire à ce sujet Marie-Chantal Guédon et al., L'intervention de réseaux : une pratique nouvelle, Montréal, Éditions France-Amérique, 1984. Aussi Solidarité-Psychiatrie, La folie comme de raison, Montréal, Éditions VLB, 1984.

[11] Voir à ce sujet Monique de Gramont, Les médecines douces au Québec, Montréal, Québec/Amérique, 1986, p. 163-166.

[12] Voir Serge Mongeau, op. cit. Dans cette étude, le docteur Mongeau invite le corps médical à une révision en profondeur de ses pratiques. L'autosanté constitue un chapitre décisif de sa réflexion.

[13] Voir, entre autres, David Robinson et Stuart Henry, Self-Help and Health. Mutual Aid for Modern Problems, London, Martin Robertson and Company, 1977.

[14] Ibid., p. 16.

[15] D'après une entrevue avec une intervenante de la pharmacie communautaire de Pointe-Saint-Charles à Montréal.

[16] Voir Jean-Marie Romeder, Les groupes d'entraide au Canada, Ottawa, ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, 1982, p. 23.

[17] Voir David Robinson et Stuart Henry, op. cit., p. 29.

[18] Une usagère du Centre de santé des femmes à Sherbrooke.

[19] Jacques Roy, « Les groupes d'auto-santé », Santé et société, vol. 9, n° 3, 1987, p. 30.

[20] Une intervenante du Groupe Mieux-Naître à Chicoutimi.

[21] Serge Mongeau, op. cit., p. 150.

[22] Ibid., p. 61.

[23] Les études sur l'autosanté ont souvent noté le contraste entre une société devenue utilitariste et l'apparition de groupes d'entraide. Voir A.H. Katz et E.l. Bender (éds), The Strength in Us : Self-Help Croups in the Modem World, New York, Franklin Watts, 1976.

[24] Sociologue allemand du début du siècle à qui Durkheim doit beaucoup. Ferdinand Tönnies, Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, Retz-C.E.P.L., 1977.



Retour au texte de l'auteur: Alfred Dumais, sociologue, Université Laval. Dernière mise à jour de cette page le jeudi 26 juillet 2018 4:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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