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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Duhamel, Gorbatchev, les ouvriers et la perestroïka.” Un article publié dans le livre sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme, pp. 219-229. Avec deux textes inédits de Karl Polanyi. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 1990, 374 pp. [Autorisation accordée le 29 juillet 2008 par Christian Deblock de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, le livre dans lequel se trouve cet article.]

[219]

Gorbatchev, les ouvriers
et la perestroïka
.”

Luc DUHAMEL

Un article publié dans le livre sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme, pp. 219-229. Avec deux textes inédits de Karl Polanyi. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 1990, 374 pp. [Autorisation accordée le 29 juillet 2008 par Christian Deblock de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, le livre dans lequel se trouve cet article.]


Gorbatchev n'a pas touché aux acquis fondamentaux de l'ouvrier. Il tient toujours aux deux principales mesures adoptées après la Révolution d'octobre 1917 : la sécurité d'emploi et une mobilité sociale élevée, le Parti communiste recrutant ses cadres en milieu ouvrier. D'autres dimensions de l'État-providence, telle une allocation des logements qui tende à favoriser certaines catégories de travailleurs, restent intactes.


La perestroïka comme nouvelle
révolution ouvrière ?


L'ouvrier a vu sa situation s'aggraver au cours des dernières années de pouvoir de Brejnev. Il a réagi à cela par une délinquance accrue. Une délinquance qui s'exprime sur les lieux de travail par un je-m'enfoutisme amplifié malgré les continuelles tirades des représentants du pouvoir pour élever la productivité. Récemment le niveau de vie S'est peu élevé ; l'État lui en donnant de moins en moins, le travailleur n'en fait pas plus qu'il ne faut. Plus fréquents sont l'absentéisme et le changement d'un d'emploi à un autre. Des phénomènes tels le vol (dans l'entreprise) et l'alcoolisme, qui expriment davantage un refus de la réalité qu'autre chose, ont pris ces dernières années des proportions alarmantes. Mais, la résistance ouvrière ne prend pas uniquement des contours apolitiques, on ose parfois s'en prendre au pouvoir, quitte à subir sa répression, en déclenchant des grèves.

À la mort de Brejnev, les ouvriers n'en sont pas rendus à vouloir un soulèvement, mais ils sont devenus moins coopératifs que jamais avec le pouvoir. Il faut faire quelque chose. Ainsi que L. Schapiro et J. Godson l'ont relevé, le niveau de scolarité du Soviétique moyen, qui n'a cessé de s'élever à l'époque de Brejnev, a aussi fortement accru ses attentes [1]. En 1980, beaucoup plus de jeunes ne peuvent entrer à l'université qu'en 1970. Ceux qui sont refusés dans les établissements d'éducation supérieure s'inscrivent dans les instituts techniques aux fins d'y acquérir un métier. Les futurs ouvriers ont l'impression d'être aussi capables que les cadres et ne veulent pas d'un statut matériel qui leur soit [220] inférieur. Les considérations nationalistes ne sont pas absentes de l'attitude des dirigeants actuels. Il faut sortir de la stagnation dans laquelle s'enlise le pays, sinon le retard continuera d'augmenter par rapport aux les États-Unis, le pays avec lequel on a pris l'habitude de se comparer. Même à l'intérieur du monde communiste, le leadership de l'URSS s'affaiblit. Le Parti communiste en Chine s'est lancé dans des réformes hardies depuis quelques années. Dans ce pays, le système de candidature unique lors de la désignation d'un responsable a été aboli. Les citoyens peuvent élire un candidat qui n'est pas recommandé par le Parti. Mais un taux de croissance économique largement supérieur a celui de l'URSS, davantage que la démocratisation qui y a cours, semble le résultat le plus susceptible d'exercer un attrait sur les autres pays socialistes. L'URSS en est arrivée à tirer de l'arrière à l'égard de sociétés considérées encore récemment comme étant sous-développées. Elle ne soutient pas la comparaison dans des domaines d'avant-garde de l’économie avec Taïwan et la Corée du Sud qui produisent des ordinateurs et qui possèdent une réputation enviable sur le marché mondial. Il y a de quoi inquiéter.

La classe ouvrière s'est vu assigner une rôle crucial dans la perestroïka. Gorbatchev est, avant tout, ne l'oublions pas, le dirigeant d'un Parti communiste dont la légitimité est basée sur la direction qu'il exerce dans le pays au nom des ouvriers. Toutes les réformes ne sauraient aller loin si elles sont boudées par cette classe majoritaire dans la société et de tous les groupes sociaux, probablement la plus fiable. Ne voyons pas un hasard dans le fait que la démocratisation a commencé dans les usines, plutôt que dans les soviets ou les organisations sociales, davantage sous l'influence des intellectuels, en général plus critiques du pouvoir.

Tout changement qui entraîne une diminution des prérogatives du pouvoir représente un danger certain pour le régime dans les républiques non slaves. La plus grande liberté d'expression a fait apparaître à la périphérie des mouvements de protestation contre les autorités centrales : au Kazakstan en décembre 1986, en Estonie en septembre 1987 et en Arménie récemment. Ces événements ne sauraient nous étonner, et bien que ne constituant pas une menace sérieuse pour le pouvoir, ils témoignent dans ces républiques de problèmes réels qui proviennent ou peuvent être perçus comme provenant de l'oppression nationale exercée par le pouvoir de Moscou. Gorbatchev souffre, au départ, d'un handicap majeur pour faire accepter ses réformes dans ces régions : il ne peut communiquer dans leurs langues avec ces ethnies et de plus, il dirige un Parti dominé par les Russes.

Heureusement, pour le secrétaire général la classe ouvrière soviétique est dominée par les Russes. Ces derniers représentent une forte minorité dans les républiques asiatiques (honnis l'Arménie), de 15 [221] à 20 pour cent, urbanisées, et ils sont fortement représentés parmi les cols bleus à l'usine. Ils forment une forte proportion de la classe Ouvrière hors de la Russie, parfois, comme au Kazakstan et dans les pays baltes, la majorité. Vu que la langue russe domine dans les relations de travail, le message de Gorbatchev passe mieux à l'entreprise qu'en tout autre lieu de la périphérie. Insister sur l'apport ouvrier signifie que le nouveau maître du Kremlin s'appuie beaucoup sur la minorité russe de la périphérie pour que la perestroïka ne soit pas utilisée pour la remise en question du régime par les minorités ethniques.

Pour se gagner le soutien des ouvriers, Gorbatchev possède une marge de manoeuvre limitée. Il ne peut leur accorder une augmentation substantielle de leur niveau de vie, compte tenu du piètre état de l'économie. Il lui faut se retourner vers des stimulants moraux, mais pas n'importe lesquels. Jusqu'à maintenant, ce type de motivation n'a pas connu tellement de succès. Au Japon, les motivations d'ordre patriotique ont réussi, mais tel n'a pas été le cas en URSS.

En optant pour la démocratisation, Gorbatchev veut opérer une reconstruction de l'idéologie communiste. Sous Brejnev, la généralisation de la corruption et la misérabilité du niveau de vie ont engendré une crise morale. Beaucoup ont cessé de croire au régime. Toute cette perestroïka cherche à redonner foi dans le régime en rétrécissant l'écart entre la théorie et la pratique. Le pouvoir attend d'une implication des ouvriers dans le processus de décision un de ces principes léninistes à n'avoir jamais été appliqué et une productivité accrue qui permettra à l'économie de sortir de l'impasse. La productivité est l'enjeu principal de la perestroïka : « Il y a un seul moyen de résoudre rapidement tous les problèmes sociaux, travailler mieux et produire davantage [2] ».

Gorbatchev voit la démocratie avant tout comme la possibilité pour les travailleurs de choisir leurs responsables. Le choix entre plus d'un candidat à l'occasion de la nomination d'un directeur d'entreprise existe pour la première fois en 1987. Les ouvriers peuvent renvoyer leurs patrons de leurs lieux de travail s'ils n'en sont pas satisfaits. Cette même année, le système de pluralité des candidatures est adopté lors des élections aux soviets locaux. Bien que ce système ait été mis à l'essai dans deux pour cent seulement des circonscriptions, les résultats sont déjà tangibles. Des ouvriers, de leur propre chef, sans être sélectionnés par le Parti, ont brigué les suffrages et ont parfois fait la vie dure aux notables du coin. Il n'est pas exceptionnel que des membres de la nomenklatura n'aient pas été élus. Dans le district de Michurn (république de Russie), s'est produit ce qu'on pourrait appeler un vote de protestation décrit en ces termes par un journal soviétique :

[222]

Le président d'élection du district était embarrassé, ne sachant comment annoncer les résultats décevants d'une façon qui ménage les susceptibilités. Ils lui déclarèrent. « Annonce les résultats tels qu'ils sont ». Il lut les noms des élus et ceux qui l'écoutaient (parmi l'establishment) baissèrent la tête toujours plus bas. Deux secrétaires du comité du parti du district, le responsable du département de l'agriculture, le vice-président du comité exécutif, le dirigeant du département de la banque d'État et six maires de villages n'ont pas reçu le nombre de voix nécessaire pour être maires ou conseillers municipaux [3].

Gorbatchev a affirmé en octobre 1987 que le système de pluralité des candidatures serait étendu à tous les soviets et à l'ensemble des entreprises.


Des nouveaux droits accordés aux ouvriers
ou la glasnost


Nous avons souligné l'apport crucial des appareils idéologiques dans l'attitude du Soviétique [4]. Personne ne le sait mieux que ses dirigeants. Jusqu'en 1985, ces appareils s'appliquent essentiellement à justifier la condition ouvrière ; de nos jours ils appellent à sa transformation. La démocratie ne saurait exister selon Gorbatchev sans la glasnost, à savoir le droit de critiquer, Le. de contrôler les actes des responsables. Jamais, la presse ne s'est autant apitoyée sur cette classe dont il est maintenant reconnu qu'elle est dépourvue de tout droit :

Aussi pénible que ce soit, les collectifs de travailleurs ont été réduits à l'état d'exécutants de la volonté des administrations et les producteurs immédiats, c'est-à-dire les travailleurs eux-mêmes, se sont transformés en salariés. Le travailleur s'est éloigné des moyens de production et le centralisme démocratique dans l'économie a revêtu la forme du centralisme bureaucratique [5].

Des conséquences néfastes en ont découlé sur son travail : « La masse des ouvriers a perdu, en pratique, tout intérêt à effectuer un travail consciencieux [6] ». Les mass média, sous l'effet de la glasnost, se sont mis à accuser le gouvernement de ne pas dire toute la vérité sur la situation matérielle des ouvriers qui serait encore plus difficile que ce que prétendent les sources officielles. Il leur est dit qu'ils vivent mal, alors qu'il pourrait en être tout autrement. Ils pourront changer beaucoup de choses à leur avantage s'ils se prennent en main. À cette fin, il leur [223] est confié des droits politiques, non plus formels comme auparavant, mais réels. Ils peuvent sortir ce qu'ils ont sur le coeur contre leurs chefs incompétents, dictatoriaux ou corrompus. Qu'on en juge par cette lettre d'un ouvrier à la Pravda :

En discutant de la justice sociale, on ne peut fermer les yeux sur le fait que des responsables du Parti, du soviet, des syndicats et même des jeunesses communistes, creusent parfois les inégalités sociales, [...]. Oui, il y a le socialisme chez nous et chacun doit recevoir selon son travail... Mais à d'autres points de vue, il ne devrait pas y avoir de privilèges. Laissons un responsable aller dans les magasins ordinaires et faire la queue comme monsieur Tout-le-Monde ; peut-être alors que les queues - dont chacun est malade - seraient éliminées plus rapidement [7].

Les ouvriers sont associés à la campagne contre la corruption des responsables qui a atteint une ampleur inouïe au début des années quatre-vingt. Ils écrivent de nombreuses lettres à la presse dénonçant ce phénomène dans leur entourage. Les dirigeants les invitent à penser que l'élite par ses détournements de biens et de fonds est responsable de la pénurie. La corruption ne se serait pas généralisée si la population avait exercé un contrôle sur ses chefs. Les ouvriers d'industrie voient d'un bon oeil la fin de la tolérance vis-à-vis de l'économie parallèle qui favorise surtout les travailleurs des services. Ils ont peu d'occasions de détourner des biens déficitaires mais ils doivent acheter à un prix majoré les biens de consommation courante qui se retrouvent de plus en plus sur le marché noir. Ce marché sert surtout les minorités asiatiques qui s'imposent dans l'agriculture et le commerce au détriment des Russes fortement représentés dans l'industrie [8].

La notion de stimulants matériels n'a pas disparu, loin de là. La politique de nivellement des salaires menée par Brejnev est dénoncée maintenant. Le système de rémunération est corrigé afin d'avantager les travailleurs selon leur mérite. Avec le système d'autofinancement entré en vigueur le premier janvier 1988, l'entreprise prospère rétribue beaucoup plus ses travailleurs qu'auparavant. De nouvelles possibilités sont offertes aux ouvriers attirés par l'appât du gain. Ils ont la liberté de se lancer dans l'entreprise coopérative ou privée qui est, depuis 1987, encouragée dans les services : réparation d'appartements, d'autos, construction de maisons, restauration, taxis, etc. Les sociétés mixtes sont très courues pour les salaires alléchants qu'elles offrent. On compte, au début de l'année 1988, plus de 100 entreprises soviétiques qui se sont associées avec des partenaires occidentaux pour la production de biens et de services. Le stimulant matériel n'est plus ce qu'il était. La [224] prime n'est plus accordée selon le degré de servilité du travailleur vis-à-vis de son directeur ou le favoritisme, en tout cas beaucoup moins maintenant. Il ne suffit plus de travailler fort pour avoir droit à une meilleure rémunération. Seule une catégorie restreinte de travailleurs pour l'instant, ceux qui travaillent bien, profitent de la perestroïka. Leur revenu s'est élevé pour la peine et ils sont entourés de considération. Le travail coopératif ou privé peut se révéler le plus payant pour qui ne craint pas de travailler. Cependant, il comporte une part de risques. Il faut montrer de l'initiative et de l'ingéniosité pour y faire sa marque.

Gorbatchev n'hésite pas à recourir à des procédés traditionnels pour amener les travailleurs à appuyer la perestroïka. Comme du temps des tsars, il met sur le dos des cadres les misères du peuple. Mais, en même temps qu'il trouve des boucs émissaires à la délinquance ouvrière, il prend la précaution d'ajouter que celle-ci n'a plus de base objective avec les transformations en cours. La glasnost joue dans les deux sens, de bas en haut, mais aussi de haut en bas. Autant les ouvriers peuvent en faire entendre des vertes et des pas mûres à leurs supérieurs ; autant, eux aussi, sont la cible de critiques comme jamais dans le passé, pas de n'importe quel supérieur, mais de Gorbatchev en personne qui leur sert d'amères vérités. À Togliatti, en mai 1987, les travailleurs de l'automobile se font dire qu'ils ont peu de coeur à l'ouvrage. En août de la même année, cette fois à Vladivostok, ils ont entendu le secrétaire général leur reprocher de mal travailler. En tournée à Mourmansk, en octobre 1987, Gorbatchev déclare à son auditoire que ce ne sont pas les paroles mais les actes qui manquent en faveur de la perestroïka. Il définit de la façon suivante une attitude très répandue parmi les travailleurs :

Je veux vivre dans un bon appartement, je veux qu'il n'y ait pas de file d'attente, je veux qu'on ne s'écrase pas dans l'autobus, qu'on n'y arrache pas les boutons, je veux avoir tout ce que mon coeur désire, la seule chose que je ne veux pas, c'est faire quelque chose pour [9].

Une certaine compétition est instaurée chez les ouvriers. La légalisation de l'activité privée, la création de sociétés mixtes et l'encouragement à la coopération, sont destinées à concurrencer les entreprises d'État. Ces réformes ont lieu dans les services, un secteur où la productivité laisse fortement à désirer. Les entreprises qui ne parviennent pas à s'autofinancer, i.e. à vendre leurs marchandises, ont, au mieux, à imposer une diminution de salaire à leur main-d'oeuvre, au pire, à leur trouver du travail ailleurs, si elles doivent fermer boutique. En ce dernier cas, si un Soviétique se voit offrir un autre emploi, il peut être contraint, par ailleurs, à ne pas travailler dans sa branche et à déménager dans une autre localité. Les ouvriers, membres du Parti, [225] bénéficiaient, jusqu'à présent, d'une discrimination positive lors des promotions. Cela ne disparaîtra pas de sitôt, mais sera de moins en moins le cas à l'avenir. Le parti recrutera les cadres davantage parmi les ingénieurs et les ouvriers sans parti, voire religieux. Avec la pluralité de candidatures au poste de contremaître, de chef d'atelier ou de directeur d'usine, l'ouvrier communiste, qui est candidat en lice, devra convaincre ses confrères qu'il est le meilleur. Davantage de participation est attendue des non-communistes de la part de Gorbatchev. Il espère rassembler autour de lui cette part grandissante de Soviétiques qui, ces dernières années, surtout parmi les jeunes, montrent peu d'empressement, à l'usine, à rejoindre les rangs du Parti communiste.

Des mécanismes sont mis en place en vue d'impliquer les ouvriers à la gestion dans les secteurs particulièrement déficients comme les services. Selon Gorbatchev, il relève « eux que le transport ou la santé, par exemple, soient mieux gérés par la désignation de meilleurs responsables (lors de consultations) et la critique de ceux qui ne se révèlent pas à la hauteur de la tâche. Des services améliorés offerts aux citoyens et aussi le sentiment d'avoir son mot à dire là-dessus, créent un environnement propice à l'augmentation de la production.


Strates de la classe ouvrière défavorisées
par la perestroïka


Les changements ne remettent pas en question le monopole exercé par le Parti communiste et n'ont pas atteint ses échelons supérieurs. Les ouvriers sont portés à s'en prendre aux responsables à qui ils ont affaire dans leur vie quotidienne. Par contre, les dirigeants du Parti à Moscou sont rarement malmenés. Le commun des mortels, aidés par la propagande, pensent qu'ils n'ont rien à voir avec les errements des cadres provinciaux ou locaux. Cependant, en dépit de son caractère limité, la démocratisation se heurte à des obstacles. Les ouvriers ont vécu de longues années sous un régime totalitaire. Il n'est pas facile de prendre des initiatives et de critiquer pour des gens à qui on a toujours nié ces droits. C'est un journal soviétique qui le rapporte : « Dès nos premiers jours à l'école, nous avons été formés non à penser, mais à obéir [10] ». Gorbatchev l'admet lui-même : « Nous n'avons jamais appris à travailler... Nous n'avons jamais su travailler dans des conditions démocratiques [11] ». Jusqu'à maintenant, le régime a habitué ses citoyens à s'adresser à l'État pour résoudre tous leurs problèmes.

Gorbatchev en demande davantage aux ouvriers, mais il ne peut leur promettre en échange, dans un avenir prévisible, une élévation majeure de leur niveau de vie. Il leur promet de vivre mieux, mais jusqu'ici aucun progrès tangible n'est visible dans leur vie quotidienne (pour la plupart). Au contraire, relativement à l'approvisionnement alimentaire, [226] la situation s'est, à certains égards, dégradée. L'extension du marché en agriculture s'est traduit par une plus grande variété d’aliments dans les magasins, mais aussi par une augmentation sensible des prix. Nous ne voyons pas pourquoi l'ouvrier se mettrait sérieusement à l'ouvrage s'il continue de connaître une existence difficile. Les sociologues ont souligné à plus d'une reprise que le soutien des travailleurs à des leaders politiques repose largement sur des données conjoncturelles, c'est-à-dire qu'il dépend des avantages matériels qui leur sont accordés [12]. Au début, Gorbatchev peut mettre sur le compte de son prédécesseur les difficultés du régime. Mais le temps, hier son allié, joue maintenant contre lui. En 1985, son programme avait le mérite de la nouveauté, trois ans après, la perestroïka doit commencer à « livrer la marchandise ».

Tous les dirigeants soviétiques ont, l'un après l'autre, promis beaucoup à leurs ouvriers, qu'ils atteindraient bientôt l'opulence, etc. Vu les résultats obtenus jusqu'ici, faut-il s'étonner que les politiques de Gorbatchev soient reçues, parfois, avec un certain scepticisme. On en a vu d'autres ! Faut-il rappeler que dans l'histoire de ce pays, la fortune n'a pas souri aux dirigeants qui ont essayé de libéraliser. Dans cette optique, prendre au sérieux la glasnost, en dénonçant sévèrement les tares de la société et la culpabilité de ses chefs, risque de coûter cher advenant que les forces conservatrices reprennent le dessus. Les témoignages ne manquent pas dans la presse de travailleurs qui ont été mis à l'index, après 1964, pour avoir été en première ligne du combat pour la perestroïka de Krouchtchev. De là l'apathie ou la réserve affichée en certains milieux face au mouvement de rénovation actuel qui pourrait se terminer aussi brusquement qu'il a commencé.

La classe ouvrière ne forme pas un bloc homogène. Elle est composée de diverses strates qui ont parfois des intérêts corporatistes qui les opposent les unes aux autres. Ainsi, la perestroïka ne fait pas l'unanimité parmi eux. Les travailleurs de la construction et de l'automobile ont été jusqu'à maintenant grassement payés, leur revenu étant en fonction de la quantité de biens produits. Outre de leur reprocher maintenant la médiocrité de leur production, on leur impose une nouvelle échelle des salaires qui tient compte essentiellement de la qualité du travail fourni. La construction diminuera beaucoup vu que le plan prévoit d'améliorer plutôt ce qui existe. La main-d'oeuvre occupée dans l'énergie n'a rien à gagner des nouvelles politiques salariales dans son domaine : leur revenu, qui est situé largement au-dessus de la moyenne nationale, se voulait une sorte de reconnaissance pour toutes ces devises que rapportaient les exportations de pétrole et de gaz. Le secrétaire général ne les met plus sur un piédestal depuis la chute des prix pétroliers sur le marché mondial.

Les travailleurs des transports et de l'agro-alimentaire, ayant accès à des biens ou des services déficitaires, ont pu se tailler un second revenu [227] via l'économie parallèle, qui compense leur maigre salaire. La campagne engagée contre la corruption depuis la mort de Brejnev leur fait perdre beaucoup. Nous assistons à une revalorisation de la profession d'ingénieur. La presse relate qu'il ne leur est pas rendu justice matériellement et que la société ne les reconnaît pas à leur juste valeur. Il s'effectue une révision des politiques (en vigueur) qui, à l'usine, avantage les ouvriers par rapport aux ingénieurs.

Même pour le segment de la classe ouvrière qui pourrait se voir attribuer une augmentation de salaire, nous pouvons douter de l'efficacité de ce stimulant. En effet, l'élévation du niveau de vie n'est pas liée seulement au revenu, mais aussi aux produits disponibles. Or, au dire de la presse la grande majorité des citoyens ne trouve pas ce dont elle a besoin dans les magasins. Depuis 15 ans les épargnes se sont accumulées, un phénomène qui témoigne de l'insatisfaction croissante de l'assortiment et de la qualité des biens de consommation offerts. Comme le relate un observateur, on ne voit pas comment la perspective d'une majoration de salaire pourrait stimuler un ouvrier qui possède en banque des épargnes équivalant à une année de travail, et qui ne peut acheter rien à son goût dans les magasins [13].

Une des solutions de Gorbatchev pour résoudre ce problème serait d'encourager la production de biens en demande en instaurant certains mécanismes de l'économie de marché. Actuellement l'acquisition d'une auto ou d'un appartement n'est pas fonction du prix, mais relève de la bureaucratie qui possède ses critères de distribution. Pourquoi ne pas supprimer ce système qui s'étend à plusieurs produits et qui oblige à attendre beaucoup, parfois des années, pour y avoir accès ? La réponse, ici, est simple : les ouvriers apprécient le bas prix de certains services et biens, comme le transport, le chauffage ou certaines denrées alimentaires même s'ils sont fortement subventionnés et obligent l'État à augmenter démesurément le prix d'autres produits ou encore à en limiter la production.

Faute d'avoir fait participer les ouvriers au fonctionnement du système, les dirigeants soviétiques, antérieurs à Gorbatchev, ont obtenu peu de soutien de leur part. Pour avoir compris cela, pour les associer aux changements en cours, le secrétaire général a obtenu d'eux des résultats remarquables jusqu'ici : un apport plus grand pour résoudre les principaux problèmes affrontés par le pays, à commencer par celui de la productivité.

Toutefois, la partie n'est pas gagnée pour le secrétaire général. Il a hérité du brejnevisme des problèmes graves, urgents et difficiles à résoudre. La perestroïka heurte des pratiques négatives, mais très ancrées et va à l'encontre des intérêts de certaines sections de la classe ouvrière. Cependant Gorbatchev reçoit le soutien de ces ouvriers qui progressent en nombre et en influence et représentent l'avenir : la jeune génération, [228] ceux qui sont les plus qualifiés et les plus dynamiques. Et des couches réticentes à de telles réformes ne contestent pas pour autant son leadership à la tête du pays. Des ouvriers possèdent une attitude ambiguë, hostiles à certains changements, ils souscrivent à d'autres. Le temps ne dessert pas toujours la direction actuelle, d'aucuns, hésitants au début, rallieront la cause des réformateurs au fur et à mesure qu'ils se rendront compte à la fois du bien-fondé et de la solidité de leurs positions.



[1] L. Schapiro et J. Gordon, « Schooling and Inequalities » dans L. Schapiro et J. Godson, dir., The Soviet Worker : Illusions and Realities, Londres, MacMillan, 1981, p. 34.

[2] Izvestija, 19 décembre 1987.

[3] Izvestija, 7 juillet 1987.

[4] Voir le chapitre sur la condition ouvrière en URSS de L. Beaudry et L. Duhamel.

[5] Rapporté par les Études soviétiques, janvier 1988, p. 34.

[6] N. Shmelyov, Novir Mir, juin 1987, p. 143.

[7] Pravda, 12 mars 1986.

[8] N. Lubin, Labour and Nationality in Soviet Central Asia, Princeton (N.J.), Princeton University, 1984, p. 226.

[9] Rapporté dans Les Nouvelles de Moscou, 18 octobre 1987, p. 5.

[10] Izvestija, 8 août 1987.

[11] Rapporté par D. Murarka, Gorbatchev, Ramsay, 1987, p. 269.

[12] Voir P. Whitelet, The Labour Party in Crisis, Londres, Methuen, 1983, p. 76.

[13] I.J. Colton, « What ails the Soviet System ? », Dilemma of Reform in the Soviet Union, I. J. Colton, dir., Council on Foreign Relations, 1986, p. 51.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 6 février 2011 9:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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