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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques DUFRESNE, Les hiérarchies de la responsabilité.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de  Marcel J. Mélançon et Raymond D. Lambert, LE GÉNOME HUMAIN. Une responsabilité scientifique et sociale. Chapitre 11, pp. 131-141. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1992, 177 pp. [Autorisation formelle accordée par Marcel J. Mélançon le 15 juillet 2005 et réitérée le 30 mars 2012 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[131]

LE GÉNOME HUMAIN.
Une responsabilité scientifique et sociale.

Les hiérarchies de
la responsabilité scientifique
.”

Jacques Dufresne


LA RESPONSABILITÉ DES SAVANTS

D'abord un aveu qui n'étonnera pas ceux qui m'ont déjà entendu parler sur les sujets que je vais aborder aujourd'hui. Dès que je commence à réfléchir sur l'action des biocrates, une colère incontrôlable se met à gronder en moi. Que voulez-vous, je n'y peux rien, en tant que citoyen, en tant qu'être libre et responsable, j'ai horreur d'être placé devant des faits accomplis en ce qui a trait aux choses essentielles de la vie. Or les progrès de la science sont tels, surtout en génétique et en embryologie, que j'éprouve ce sentiment d'horreur tous les jours.

J'ai eu beau me prêcher à moi-même l'équanimité, me répéter : tu parleras devant des savants, tu parleras devant des savants, tu parleras devant des savants, je ne suis pas parvenu à me défaire de toutes mes mauvaises humeurs ; je vous promets cependant qu'il n'en restera plus aucune trace après le premier tiers de mon exposé.

Il est tard. Vos responsabilités scientifiques se font de plus en plus lourdes sur vos épaules. Je crains de ne pas pouvoir susciter chez vous l'attention dont vous auriez besoin pour entrer joyeusement dans le raisonnement que j'aimerais vous proposer.

Je vous livre donc d'abord ma conclusion. Vous pourrez ainsi me fausser compagnie avec la consolation d'avoir retenu au moins une idée [132] parmi toutes celles que j'entends développer devant vous, avec ou sans votre attention.

« L'heure est venue de transformer le monde, on l'a suffisamment interprété », disait Marx. Eh bien ! L'heure est revenue d'interpréter le monde, car à force de se limiter à le transformer, on ne sait plus quelle forme lui donner. Seule une interprétation universelle commune pourra donner un sens à notre action sur lui.

Telle est ma conclusion. Mais plutôt que de vous y conduire par un chemin droit, par un chemin de ligne, comme on dit encore dans la campagne québécoise, je vais tenter de vous y amener par une série de tableaux et de portraits. Chacune de ces étapes constituera un tout en elle-même.

J'avais pris l'engagement de traiter des hiérarchies de la responsabilité scientifique. Je m'efforcerai de faire correspondre chacun de mes tableaux à un niveau de responsabilité scientifique.


PREMIER TABLEAU

Celui du docteur Eugene Pergament de la Northwestern University. À l'été 1991, ce chercheur a mis à profit une nouvelle technique de repérage des gènes, le Polymerase Chain Reaction (PCR), pour pratiquer avec succès une thérapie génique sur un embryon humain. Un jour prochain on soutiendra que cette opération est la meilleure façon d'éviter l'épreuve de l'avortement sans renoncer aux avantages du dépistage génétique, et ainsi la fécondation in vitro, pour peu que son rendement s'améliore, deviendra la règle pour tous les couples portant des gènes douteux.

Le principal mérite du docteur Pergament, à mes yeux du moins, n'est pas d'avoir ouvert une porte dont tous ses collègues tâtaient la serrure, c'est d'être entré dans le nouvel espace avec un enthousiasme candide qui témoigne chez lui d'un sens du progrès non déguisé et non divisé contre lui-même par je ne sais quelle nostalgie d'un monde plus naturel. « La technique PCR, s'est exclamé cet intrépide savant, nous donne enfin la possibilité d'utiliser la fécondation in vitro non pas seulement comme thérapie contre l'infertilité, mais comme traitement des maladies géniques. »

Voilà le but ! Nous y sommes enfin ! Que j'aime cette sincérité. Hier encore, pour se justifier devant une société qu'ils n'avaient jugé nécessaire de consulter, nos fécondeurs juraient par leurs grands dieux que leur nouvelle méthode ne serait utilisée que pour traiter l'infertilité. Ils [133] mentaient effrontément car ils ne pouvaient pas ignorer le sens du prodigieux développement de la génétique.

Un article de Discover où l'on fait état des travaux de Eugene Pergament est coiffé d'un titre qui vaut mille commentaires : « DNA Unlimited » !


DEUXIÈME TABLEAU

Le second niveau de responsabilité est celui du docteur Jacques Rioux, le père des premiers bébés-éprouvettes québécois. Je n'ai pas choisi le docteur Rioux pour orner ce deuxième tableau parce qu'il est un savant exceptionnel, mais plutôt parce qu'il est un chercheur typique.

Typique en ce sens qu'il a la prudence de s'en remettre publiquement à un comité d'éthique, quitte, bien sûr, et il n'y a rien là que de très normal, à exercer une influence déterminante sur le comité en question.

Toute limite à l'action humaine, tout sens, relève ultimement de l'éthique. On ne risque pas de faire fausse route en choisissant cette voie, mais encore faut-il que l'éthique soit elle-même soumise à l'éthique.

Car, entre nous, quel merveilleux alibi que l'éthique pour un chercheur qui s'est déjà engagé dans un processus irréversible à hauts risques sociaux et qui n'a pas attendu pour agir ainsi une autorisation des pouvoirs publics. C'est l'aventure à frais inégalement partagés. Toute la gloire pour le savant, l'essentiel des risques pour la société !

Un grand rapport sera présenté. On sait d'avance qu'il ne fermera aucune porte et ne condamnera aucun chercheur pour avoir placé la société devant un fait accompli qu'elle n'aurait peut-être pas choisi si les gens avaient eu voix au chapitre. Il aura la fadeur prudente de tout consensus obtenu à partir des divers éléments de nos sociétés éclatées. Cela aussi on le sait d'avance. On peut prévoir avec une quasi-certitude qu'il comportera telle ou telle recommandation, car on connaît le prototype. Il y a un prototype dans tous les domaines. En ce qui a trait aux nouvelles technologies de reproduction, c'est le rapport Warnock.

La mécanique de la recherche universitaire, avec ses références obligées, transforme en dogme le premier rapport venu, simplement parce qu'il est le premier et parce que tout le monde se fait un devoir de le citer. Pour le cartésien qui vous parle, voici un troublant retour à l'argument d'autorité. Le fondement ultime ici n'est ni la raison ni le fait, mais un procédé qui ressemble plus à un sondage qu'à un exercice souverain de la pensée. Dans le cas de la Grande Charte Warnock, on a poussé le respect de l'autorité jusqu'à transformer la ville où elle est parue (Londres) [134] en un lieu de pèlerinage pour éthiciens et, quelles que soient ses convictions protestantes, madame Warnock elle-même n'échappe pas aux prérogatives papales.

Il faut bien dire un mot des éthiciens ici. La philosophie et la théologie étaient tombées en discrédit dans nos universités, des postes étaient menacés, parfois même des départements au complet. Mais voilà qu'un appel au secours émane de cette science d'où venaient tous les maux. L'occasion est trop belle.

La vogue de l'éthique pose le problème de la subordination de la philosophie et de la théologie à la science. Eh oui ! Même pour le philosophe et le théologien, l'indépendance totale à l'égard de ceux qu'on a le devoir de juger est hautement souhaitable.

On peut tirer de là quelques règles simples : que les responsabilités officielles confiées aux éthiciens soient inversement proportionnelles au degré de dépendance desdits éthiciens à l'égard du pouvoir scientifique, et en ce qui a trait à notre sujet à l'égard du pouvoir médical.

Je vais illustrer mon propos par un exemple qui ne gênera personne ici. Il y a quelques années, j'ai eu à m'occuper d'un dossier fort complexe dans le domaine de la médecine vétérinaire. Ce dossier comportait une dimension éthique. Nos adversaires étaient les compagnies pharmaceutiques qui voulaient qu'on retire du marché un produit à base d'ail qui nuisait à la vente d'antibiotiques. En conférence de presse, nous avons pu démontrer que tous les experts invités à témoigner contre nous recevaient chaque année d'importantes subventions de recherche d'une quelconque compagnie pharmaceutique. C'est ce qui nous a permis de gagner la première manche de la bataille.

Je ne vois pas pourquoi en matière de conflits d'intérêts on serait moins exigeants pour les éthiciens et les juristes que pour les autres experts. Ne vivons-nous pas dans une société qui force un ministre à démissionner parce qu'il a eu la naïveté de faire pression sur un juge pour une bonne cause dont ledit ministre ne pouvait tirer aucun profit ?

Voilà d'excellentes raisons de ne faire appel aux éthiciens qu'avec prudence. Il existe des raisons encore plus impérieuses de ne pas se précipiter vers eux. Ne serait-ce que pour assumer pleinement leurs responsabilités, les savants devraient se faire un devoir d'aller au bout des ressources de la science avant de s'en remettre aux éthiciens.

À partir de ce point précis, les choix ne relèvent plus du savant, mais de la société, laquelle bien entendu prendra conseil auprès des éthiciens ! Il y a quelque chose de suspect dans l'empressement avec lequel les savants s'en remettent ainsi à de plus sages qu'eux.

[135]

Pour ceux d'entre eux qui suivent encore la vieille maxime : « En cas de doute, va de l'avant », il y aurait peut-être plus de risque à tenter de s'entendre avec leurs collègues les plus rigoureux qu'à s'en remettre immédiatement à des profanes.

Nous sommes à l'âge de ce papillon de Jonathan Swift qui, battant de l'aile en Australie, modifiait le climat dans la Verte Érin. À la fine pointe de la physique, on observe des phénomènes semblables aujourd'hui. Un événement infinitésimal survenant à l'endroit approprié peut être l'élément déclencheur d'un ouragan qui détruira une ville trois mille kilomètres plus loin.

« Penser globalement, agir localement », disait René Dubos il y a vingt ans. On croyait cette invitation audacieuse. Elle paraît déjà timide. La science est de plus en plus perçue comme un outil de connaissance globale bien que, jusqu'à ce jour, seule une petite élite - surtout parmi les physiciens et les écologistes - ait pu s'élever à l'altitude requise pour voir les choses ainsi. La majorité des savants, surtout dans le domaine des nouvelles technologies de reproduction, continuent en effet de s'en tenir à l'approche réductrice.

À l'intérieur du monde scientifique, il y a néanmoins actuellement une scission profonde qu'on peut illustrer par une question de ce genre : peut-on dire que l'on connaît vraiment les chlorofluorocarbones quand on ignore leur action sur l'ozone ? Certains, ceux qui font partie de la petite élite qui s'efforce de penser globalement, répondent non aux questions de ce genre. La majorité répondent oui, en précisant que s'il avait fallu attendre d'avoir une connaissance complète des phénomènes pour agir sur eux, aucun progrès n'aurait été possible.

Il est évident qu'il n'y a de parfaitement adéquate que la connaissance totale et que, s'il avait fallu attendre cette connaissance pour agir sur la nature, on en serait encore à l'âge de pierre. Il est normal dans ces conditions que la balance du bon sens ait penché du côté de l'intervention rapide en l'absence de toute étude d'impact digne de ce nom.

C'est pourquoi le grand impératif dans l'ordre technique a toujours été : « En cas de doute, va de l'avant », du moins si la découverte est utile dans l'immédiat. Dans l'ordre moral, la grande maxime était au contraire : « En cas de doute, abstiens-toi ».

L'heure est venue - et c'est à la fine pointe de la science qu'on nous le dit - d'étendre dans l'ordre technique la maxime de l'ordre moral : « En cas de doute, abstiens-toi ». Répétons-le, la scission à l'intérieur de la science est un problème scientifique. C'est la science qui doit refaire [136] elle-même son unité et c'est elle qui dispose des meilleurs instruments pour le faire.

Cela ne signifie pas que la société n'aura plus qu'à s'incliner devant les diktats de la science quand cette dernière aura refait son unité. On peut seulement en conclure qu'en première instance, c'est devant un tribunal composé de savants appartenant à la petite élite qu'on devrait traduire les savants demeurés insensibles aux conséquences globales de leurs actes.

À l'échelle internationale, on imagine assez bien un tribunal composé de Henri Atlan, David Suzuki, Jacques Testart, Hubert Reeves, Fritjof Capra, etc., devant lesquels comparaîtraient tous les pressés d'en arriver aux applications nouvelles.

À supposer qu'un tel tribunal donne son aval à toutes les pratiques actuelles en matière de nouvelles technologies de reproduction et de médecine génétique, une commission composée de citoyens ordinaires aurait certes beaucoup de difficultés à imposer un choix différent. Une chose essentielle aurait cependant été acquise : advenant des conséquences catastrophiques, la responsabilité des savants serait beaucoup plus grande que dans le cas où, au lieu de franchir une première étape entre eux, ils auraient tout de suite demandé l'aval des citoyens, comme ils le font actuellement.


TROISIÈME TABLEAU

Au centre de mon troisième tableau, je place Jacques Testard. Parce qu'il a osé provoquer un débat à l'intérieur du monde scientifique, parce qu'il a montré qu'il existait d'excellentes raisons purement scientifiques d'exiger un moratoire sur les nouvelles technologies de reproduction, et parce que, sachant l'importance du prestige de la science, il a eu le courage de mettre ce prestige dans l'autre plateau de la balance.


QUATRIÈME TABLEAU

Au cours des dernières décennies, d'éminents savants sont allés beaucoup plus loin que Jacques Testard dans la critique de la science dominante : Erwinn Chargaff par exemple, et en informatique, Joseph Weizenbaum. Je les place au centre de mon quatrième tableau.

Joseph Weizenbaum, l'auteur du premier programme interactif Elisa, nous a aussi donné récemment un bel exemple de liberté et de responsabilité. Apprenant que des psychiatres avaient l'intention de confier à son programme les examens de première ligne dans les hôpitaux [137] psychiatriques, il a été saisi d'une frayeur sacrée qui l'a conduit de Harvard et de l'informatique vers la Californie et la philosophie. Il en est résulté un ouvrage remarquable, Puissance de l'ordinateur et raison humaine, où Weizenbaum s'étonne naïvement de ce que le pâle résidu de réalité transmis par l'ordinateur se substitue dans l'expérience quotidienne des gens au contact avec la réalité. À propos des grands systèmes de gestion informatisés, il a dit un jour : « Ces systèmes sont autonomes et irréversibles parce que impénétrables. À la question qui de l'homme ou de l'ordinateur est maître de l'autre, il faut répondre de plus en plus fréquemment l'ordinateur [1]. » Personne évidemment ne prend Weizenbaum au sérieux dans les grands congrès d'informatique où il est toujours invité à titre de génial marginal de service.

C'est ce processus de marginalisation de l'esprit critique qu'il faudrait analyser pour saisir l'importance et la nature précise du pouvoir de la science.

Erwinn Chargaff, à qui nous devons l'une des découvertes les plus importantes sur le chemin conduisant à la structure de l'ADN (acide désoxyribonucléique), est le vieillard terrible de la science. Il ne cesse de déplorer l'inculture et l'irresponsabilité de ses collègues qu'il estime responsables aussi bien de la bombe H que des diverses formes de pollution. Nous avons, dit-il, dépassé les limites de ce que la nature peut supporter. Il compare ensuite la dégradation de notre environnement et de nos sociétés à celle des macromolécules : « La dégradation d'une macromolécule ayant une structure spécifique complexe se fait normalement en un certain nombre d'étapes successives ; les changements, presque imperceptibles au début, se multiplient de façon cumulative, jusqu'à l'effondrement, qui devient manifeste avec une soudaineté presque explosive. » Selon Chargaff, nous en sommes au début de cette dernière étape.

Dans les milieux scientifiques américains, envers qui il est particulièrement sévère, plus personne ne le prend au sérieux. Cet ostracisme dont il est victime met deux problèmes majeurs en relief. Chargaff est encore animé par l'idéal des grands savants du XIXe siècle, pour qui la culture générale allait de soi. La culture générale est à ses yeux la première responsabilité du savant. Pour lui, la personne inculte est barbare et le savant inculte est doublement barbare parce qu'il a un pouvoir correspondant à son savoir spécialisé et non à sa culture.

[138]

Il reste quelques savants humanistes de par le vaste monde. Konrad Lorenz en était un. Voilà à mon avis un autre tribunal devant lequel les apprentis sorciers devraient comparaître.

Mais de Chargaff et de ses hautes exigences, retenons surtout une chose : la première responsabilité du savant est celle de tout homme devant les choses extérieures, être libre par rapport à elles. Cela signifie demeurer pauvre si l'on sait d'avance que pour devenir de plus en plus riche il faut s'asservir de plus en plus à un pouvoir. Le savant a le devoir d'être libre à l'égard de sa discipline et de son effet d'entraînement, comme Marc-Aurèle ou Sénèque étaient libres à l'égard du pouvoir qu'ils exerçaient. Je ne dis pas que tous les grands savants devraient imiter Chargaff ou Weizenbaum, je dis cependant qu'on devrait sentir à leur contact qu'ils sont moralement, intérieurement capables de le faire. Le nombre des savants qui sont à l'emploi des armées dans le monde est à cet égard une indication terrifiante, qui justement terrifie Chargaff.


CINQUIÈME TABLEAU

Voici enfin le dernier et le plus important de mes tableaux au centre duquel se trouve René Dubos, à qui la revue Scientific American [2] vient de consacrer un article remarquable.

Je ne connais pas tous les savants contemporains de premier ordre, mais s'il en est un qui mérite d'être cité en exemple à tous les autres pour son sens des responsabilités en tant que savant et en tant qu'homme, c'est bien lui. J'ai eu le bonheur de le rencontrer à plusieurs reprises dans un cadre amical, d'entretenir une correspondance suivie avec lui. J'ajouterai donc un témoignage personnel à ce que l'histoire de la science nous apprend sur celui qui a découvert le premier antibiotique commercial.

Il aurait suffi à Dubos de se laisser entraîner par sa découverte de la gramicidine pour accéder à la gloire. Il a préféré tourner le dos à l'étiologie spécifique dont il venait de donner une éclatante illustration pour se consacrer à l'étude des facteurs environnementaux. Le père des antibiotiques est ainsi devenu le maître à penser d'Ivan Illich. Voici un savant responsable. La règle est simple au fond : savoir dire non mais après avoir dit oui. Oui, mais... C'est déjà la dialectique et le doute méthodique.

D'abord spécialiste de l'agriculture, Dubos a dès le début de sa carrière été fasciné par l'interaction entre les microorganismes présents [139] dans le sol. C'est ce qui lui a permis de progresser si rapidement dans sa recherche sur les antibiotiques. La formule si heureuse dont il est l'auteur, « Penser globalement, agir localement », résume toute son œuvre.

Était-il d'abord philosophe, savant, poète même ? Vers la fin de sa vie surtout il prenait un malin plaisir à brouiller les frontières entre les pistes intellectuelles. Sa vision globale, qui a fait de lui l'écologiste sans doute le plus influent du XXe siècle, n'était en un sens que le prolongement de son intuition première sur l'interaction des organismes dans le sol. Et il demeure un savant même quand il fait entrer la culture et ses symboles parmi les éléments du milieu qui sont des facteurs de la santé. Des études empiriques, en médecine psychosomatique notamment, lui ont donné raison sur ce plan.

Aussi bien savait-il ramener le balancier vers des causes plus spécifiques quand l'explication par l'environnement global devenait un jeu de l'esprit un peu trop facile. Oui, mais...

Je ne puis ici rendre pleinement justice à René Dubos. Je vous renvoie donc à l'article du Scientific American. Je m'arrêterai à un thème qui lui est cher : le réenchantement du monde, ce qui ouvrira la voie à ma conclusion, que vous connaissez déjà. Il me paraît par ailleurs opportun de rappeler que la première responsabilité du savant est de veiller sur l'image du monde qui servira de fondement à tout le système de valeur.

Le thème du réenchantement du monde est aujourd'hui à la mode. Il n'en conserve pas moins tout son intérêt et toute sa pertinence. Faut-il d'abord établir la preuve du désenchantement du monde par la science moderne ? Qui voudrait nier que dans la science moderne l'émerveillement devant le monde a progressivement cédé la place à la curiosité technique ? Comme le précise Lenoble dans Histoire de l'idée de nature, un tel état d'esprit ne peut apparaître que si l'homme, dans sa conception du monde, substitue à l'image d'une mère celle d'une machine. On aime sa mère, on ne l'utilise pas. Où nous mettons une géométrie, les hommes du Moyen Âge et de la Renaissance voyaient des valeurs. La nature n'est donc pas pour eux un système de quantités, mais une hiérarchie de qualités. Ces idées sont connues. Qu'il me suffise de rappeler en outre que les erreurs de Pythagore ou de Ptolémée sur le cosmos étaient compensées par une poésie qui transformait en une nourriture pour l'âme ce cosmos qu'on ne savait pas transformer.

Voici, pour illustrer ce propos, un poème de Ptolémée traduit par Marguerite Yourcenar :

Moi qui passe et qui meurs, je vous contemple étoiles !
La terre n'étreint plus l'enfant qu'elle a porté.

[140]

Debout, tout près des dieux, dans la nuit aux cent voiles,
Je m'associe, infime, à cette immensité ;
Je goûte en vous voyant ma part d'éternité.

Déjà pour le poète anglais John Donne, mort en 1631, l'univers n'était déjà plus que le chaos de forces auquel nous sommes résignés :

Et la philosophie nouvelle sème partout le doute
Le feu primordial est éteint,
Le Soleil perdu de vue, ainsi que la Terre, et nulle intelligence N'aide plus l'homme à les trouver.
Les hommes admettent volontiers que notre monde est épuisé Lorsque dans les planètes et le firmament
Ils cherchent tant de nouveautés, puis s'aperçoivent que
Telle chose est à nouveau brisée en ses atomes.
Tout est en pièces, sans cohérence aucune […]
Et dans les constellations alors s'élèvent
Des étoiles nouvelles, tandis que les anciennes disparaissent à nos yeux.

Tout est en pièces, sans cohérence aucune. On cherchera donc la cohérence dans les sectes et les fondamentalismes. Si la science n'est plus qu'un simple appendice de la technique, c'est là un constat de faillite.

On me dira bien entendu que le savant ne peut ni ne doit forcer sa nature, sa raison et les faits qu'il observe pour présenter une image poétique du monde.

Cela ne lui enlève toutefois pas l'obligation d'utiliser son prestige pour attirer l'attention de ses semblables sur des cohérences plus hautes et plus nourricières que celles des sectes. C'est ce que fait si bien Hubert Reeves.

Le savant est aussi responsable de ses métaphores. C'est peut-être là la plus importante de ses responsabilités parce que c'est uniquement par l'intermédiaire des métaphores que la science atteint la très grande majorité des êtres humains.

La métaphore centrale, celle qui sert en quelque sorte de paradigme à toutes les autres, c'est celle du « Big Bang ». En 1931, Georges Henri Lemaître avait émis l'hypothèse d'un univers commençant sous la forme d'un point concentré d'une température inouïe à un moment zéro. Le chanoine avait utilisé des métaphores comme atome primitif ou grand bruit. Fred Hoyle baptisa l'événement « Big Bang » par dérision, et l'expression est restée.

Mais elle n'est pas restée, hélas ! uniquement par dérision. On peut certes trouver l'expression anodine et y voir une façon pour les savants [141] de faire participer le grand public aux anecdotes entourant leurs recherches ; mais on peut aussi s'attrister de ce que la seule vision du monde que notre époque ait à proposer rappelle les explosions de Hiroshima et Nagasaki. Puisqu'on avait le choix des métaphores, pourquoi n'a-t-on pas choisi celle de l'éclosion plutôt que celle de l'explosion, à l'instar de tant de grandes et petites civilisations ? Les éclosions renferment toujours de la violence. Cette image n'est donc pas incompatible avec l'idée que la force aurait marqué l'origine de l'univers. Est-on assez assuré de la preuve que tout est le fruit du hasard pour que l'image de l'explosion s'impose à l'exclusion de toute autre ?

La biologie est, elle aussi, un vaste ensemble de métaphores. Le mot « biologie », tel qu'il est employé couramment, est lui-même une métaphore, et de la pire espèce, de l'espèce réductrice. Je trouve pour ma part tout à fait inacceptable qu'on appelle « traité de biologie », donc « traité de science de la vie », des ouvrages où seule la vision la plus réductrice de la vie est présentée. C'est un peu comme si l'on appelait « traité de peinture » des ouvrages où l'on ne présenterait que le dessin, négligeant totalement les couleurs.

Et toutes ces images qui, depuis le chapitre sur l'ADN des manuels jusqu'au bulletin de nouvelles télévisé, présentent la vie uniquement sous l'angle d'une mécanique même pas complexe.

Le savant doit veiller sur ses métaphores puisqu'elles sont l'élément de loin le plus important de la science en tant que phénomène culturel qui touche l'ensemble de la population.

Dubos s'est soucié des métaphores de façon exemplaire :

Dans leurs recherches, les savants tendent à éprouver moins d'intérêt pour le caractère unique de la terre, du fait qu'elle se meut dans l'espace en fonction des mêmes lois physiques que les autres planètes. Il est possible que cette banalisation de la terre en tant qu'objet céleste ait joué un rôle dans la dévalorisation de la nature et de la vie humaine. Or la terre a cessé d'être un simple objet astronomique du jour où, voici plus de trois milliards d'années, elle a commencé à engendrer la vie. La preuve visuelle fournie par l'exploration spatiale donne aujourd'hui sa pleine signification à l'image d'Aristote. Bien que la terre ne soit qu'une île minuscule dans l'indifférence illimitée de l'espace, elle est la seule à se présenter, dans le système solaire, comme un jardin enchanté dont les fleurs - les myriades de créatures différentes - ont ouvert la voie aux êtres humains [3].

L'heure est venue d'interpréter le monde.



[1] Manager Magazine, juillet 1980.

[2] Carol Moberg et Zanvil A. Cohn, « René Jules Dubos », Scientific American, vol. 264, mai 1991.

[3] René Dubos, Les Dieux de l'écologie, Paris, Fayard, 1973, p. 12.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 novembre 2012 17:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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