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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Dufoulon, “Le prix de la voyance.” (1997). Un article publié dans la Revue du MAUSS, no 10, 2e trimestre 1997, pp. 290-307. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 24 novembre 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Serge DUFOULON

Le prix de la voyance”.

Un article publié dans la Revue du MAUSS, no 10, 2e trimestre 1997, pp. 290-3-307. Paris : Les Éditions La Découverte.

Introduction
De la cuisine au bureau
La voyance : une pratique unique, de nombreuses techniques
Espaces des prix
Profession : voyante
Le cercle élargi de la parenté
Ascenseur pour l'au-delà
Conclusion : d'une économie à l'autre
Références bibliographiques

« On estime à 8 millions, le nombre des personnes qui vont chaque année dans notre pays consulter des voyants, et à 40 000, le nombre de cabinets de consultations. Il n'est guère aujourd'hui de journaux, de chaînes de radio ou de télévision qui ne fassent appel à l'un de ces voyants, tandis que des "salons", "semaines" et "festivals" de la voyance attirent une population de plus en plus grande»(Laplantine, 1991).

Introduction

La voyance est souvent abordée comme une activité marginale unique à forte teneur symbolique voire religieuse. Les tenants économiques liés à cette pratique sociale sont passés sous silence ou dénoncés lorsque le discours sur la voyance insiste davantage sur la manipulation et l'exploitation de la misère humaine, ou lorsqu'il s'agit de mettre en exergue les abus ou les "escroqueries" financières de ces praticiens spécialistes de l'exploration du passé et du futur des gens. Ces deux aspects d'un même discours partial sur les croyances ne nous informent pas vraiment sur la manière dont procède l'économie de la voyance.

À partir d'une étude que j'ai réalisée sur deux voyantes-médium, sur leur clientèle et sur leur environnement, je propose de comprendre la nature des échanges dans l'économie particulière développée à partir et autour des voyantes. J'ai suivi ces professionnelles de la voyance pendant plusieurs années, observant et analysant les relations qui se construisent autour d'elles, les différentes techniques qu'elles mettent en oeuvre dans leurs interventions, et enfin, comment les voyantes élaborent leur rapport à l'argent dans l'exercice de leur pratique professionnelle [1]. La reconstruction du quotidien d'une petite communauté d'acteurs au centre de laquelle se situent les voyantes m'a permis de suivre les relations et la logique qui président à la construction du rapport d'échange et des prix pour chaque intervention des voyantes. Une approche interactionniste de la voyance dans un espace très localisé peut permettre d'éclairer l'économie plus générale des pratiques magico-religieuses nombreuses qui fleurissent dans la sphère de ce que Françoise Champion appelle la "Nébuleuse Mystique Esotérique" (Champion, 1995).

Je montrerai que, sous le terme unique de voyance, se dessinent en fait de nombreuses techniques d'intervention qui voient leurs prix varier en fonction de la nature de la relation établie par les consultants avec les voyantes, mais également de la nature du traitement qui peut dans certains cas être totalement gratuit. L'analyse du prix et de sa variabilité est utilisée comme clef d'analyse des différents registres d'échange dans lesquelles se situe la voyante. En observant les relations des voyantes avec les gens qui gravitent autour d'elles, on saisira la construction et la variation des prix que pratiquent les voyantes. On s'apercevra alors qu'ils sont le résultat de relations sociales complexes, d'une circulation de biens et de sens qui réfère plus souvent à la notion de don qu'à celle de service payant. L'échange particulier qui s'exprime dans l'univers de la voyance est orienté vers la production du lien social et la circulation de sens. La production de la voyance renvoie parfaitement à l'analyse remarquable de Lewis Hyde (1989) sur la manière dont se constituent des "communautés du don" à partir de la circulation de biens artistiques, intellectuels, etc. Simultanément, la voyance est une prestation monnayée dans le cadre d'une activité professionnelle stricto sensu et participe, pour les voyantes, de la production de leur existence voire de l'accession à un statut social prestigieux.

En tant qu'activité à la fois sacrée, sociale, et monnayable, la voyance renvoie à des ordres de grandeurs classiquement appréhendés comme distincts. Pourtant, une approche totale, au sens de Marcel Mauss, de la pratique des voyantes peut nous amener à éclairer la façon dont ces actrices conjuguent, combinent, et intègrent ces différents ordres dans une économie générale de leur existence sociale. En analysant la manière dont ces voyantes, à partir de représentations culturelles spécifiques, "bricolent" leurs tarifs, on peut davantage comprendre la naissance de ces acteurs indissociablement économiques, sociaux et religieux. L'intérêt de ce type d'approche réside dans la possibilité d'observation d'une forme de l'échange qui mêle sans "vergogne" en les confondant, voire en les opposant parfois, les niveaux symboliques, affectifs, sociaux et économiques interdisant au sociologue de privilégier une approche utilitariste qui voudrait voir d'une part, la voyance répondre au besoin d'une population de gens perturbés ou faibles cherchant à se rassurer, d'autre part, des spécialistes de la manipulation ésotérique se présenter comme l'ultime recours à l'échec des modes de réponses rationnels.

Les voyantes que j'ai questionnées et observées sont françaises d'origine, mère et sœur. Elles sont mes parentes, ma mère et ma sœur et ont immigré en Australie quelques vingt ans auparavant. Yvonne et Martine vivent dans un espace social populaire au sein d'une communauté d'immigrés italiens et Grecs principalement. Elles m'ont fait accéder à la logique qui préside à la circulation des gens, des choses et des esprits dans le monde des voyantes.

De la cuisine au bureau

En plongeant dans le quotidien des voyantes et en observant jours après jours leurs activités, leur réseau de relation, leur quartier, on peut reconstituer le processus par lequel l'acteur du sacré se "professionnalise". Une lecture interactionniste [2] de la façon dont ce type d'activité particulière devient une activité "marchandage", permet de voir comment s'effectue la transformation d'un échange social informel lié à l'univers du domestique, du foyer, vers une pratique professionnelle plus élaborée.

Pour expliquer comment elles sont devenues des professionnelles de la lecture des événements passés, présents et futurs, la plupart des voyantes décrivent un scénario similaire : nous avons au départ un individu avec des prédispositions particulières, une sensibilité peu commune, une vision spécifique du monde voire des antécédents dans la famille, une mère ou une grand-mère qui était voyante elle-même. Ces acteurs sont souvent dans des positions marginales par rapport à leur société. J'ai décrit ailleurs comment les voyant(e)s peuvent être le produit d'un métissage dû à de multiples ruptures : divorce, émigration, déclassement social, etc., occupant ainsi des situations liminaires dans leur société (1997). La "production des voyant(e)s" semble emprunter un passage obligé ou s'accumulent pêle-mêle les difficultés de tout ordre qui viendront renforcer, s'il en était besoin, une expérience et une perception singulièrement dense de la vie, faisant de ces individus des spécialistes des marges sociales. Par leur statut social, les femmes sont particulièrement désignées pour occuper ces fonctions, mais je ne m'attarderai pas sur cet aspect préférant examiner comment on passe de la "voyance domestique" à la "voyance professionnelle".

Dans les cas des deux voyantes, Yvonne et Martine, comme dans la plupart des cas qu'il m'a été donné d'observer, les sujets à l'élection au rôle de voyante font souvent des séances improvisées de lecture des événements à leur domicile - voire dans la cuisine pour les femmes -, avec des amis qui aiment à se prêter au jeu des prédictions. Les séances se faisant plus fréquentes, les techniques plus élaborées, les destinées s'énonçant avec plus de lisibilité, un discours cohérent se construit dans l'interprétation des signes et des événements, les amis en redemandent : "Fais-moi les cartes s'il te plaît, je voudrais voir quelque chose…" , à propos d'un homme, d'un héritage, ou d'un travail à venir. Premières surprises de leur succès, les voyantes acceptent cependant volontiers, car elles accumulent des relations, du prestige et récoltent le plaisir d'avoir été le centre d'intérêt du moment et la fierté d'avoir "vu juste". Leur statut en tant que femme et spécialiste en dépend. Etre au cœur des événements et des vies, avoir la sensation de lire les destinées voire de les maîtriser confère une certaine importance dans ce milieu d'immigrés confiné aux antipodes [3].

Cependant un jour, un(e) ami(e) dont l'intuition se manifeste dépose un "petit billet" de 50 F ou de 100 F après une séance de voyance en ponctuant : "Tu sais tu devrais faire payer tes séances tu es très précise !". Nous venons de voir apparaître la figure d'un "prescripteur" au sens  d'Armand Hatchuel (1992) [4]. Il s'agit dans ce cas d'un intermédiaire qui possède les connaissances et les informations nécessaires sur le marché de la voyance et qui émet un jugement sur la prestation de la voyante et sur la possibilité de la négocier. Bien sûr, il ne manquera pas de comparaisons judicieusement choisies pour étayer ses affirmations : "J'ai vu plusieurs voyantes, et même madame X… qui est très connue et bien je peux t'assurer que tu es très forte ! Tu pourrais aisément vivre de tes activités",  ou dans le cas de Martine : "Je connais une personne qui travaille à "l'Esoteric Bookshop" de Hawthorn, je lui ai parlé de ce que tu fais et elle aimerait bien te rencontrer". La rémunération du prescripteur ici pourra se mesurer au nombre de futures séances de voyances gratuites dont il bénéficiera, au prestige acquis dans la fréquentation de ce nouvel acteur économique prometteur ou plus simplement aux liens d'amitié qualitativement renforcés.

Si, à ce stade, la plupart des voyantes rechignent à monnayer leurs talents et opposent un refus ferme à cette sollicitation, le doute est semé et désormais les voyantes réfléchissent quant elles ne posent pas directement la question à des tiers familiers, amis ou parents : "Tu crois que je devrais faire payer… et puis combien je pourrais prendre ?". L'appréhension du ridicule s'estompe peu à peu, car auparavant il s'agissait de ne pas être surpris en flagrant délit d'irrationalité. Mais puisque tout le monde y joue… La voyante est alors portée par sa réputation. L'amateurisme va progressivement se muer en une professionnalisation de la pratique qui trouvera sa justification dans la tradition familiale, une histoire de vie singulière ou même la sensation devenant conviction qu'elles étaient "faites pour cela", que toute leur vie trouvait là son aboutissement. Les voyantes ont maintenant pignon sur rue, des jours de réception, des cartes de visites spécifiant leurs qualités et une tarification pour chaque acte professionnel.

La voyance :
une pratique unique, de nombreuses techniques

Lewis Hyde donne une lecture du don (1989 : 13) qui peut s'appliquer aux voyantes comme aux artistes [5], pourtant, le don de voyance pour être recevable par les clients et pour permettre aux voyantes de ne pas brûler leur énergie aura besoin de supports ou plus précisément d'une mise en forme. A cet effet, les voyantes utilisent la plupart du temps à leurs débuts une seule technique de lecture : le tarot, la boule de cristal ou le Yi King - le mode chinois de lecture des événements. Mais très vite, elles vont s'intéresser à d'autres techniques : le marc de café, le pendule, la lecture à partir de photo, les lignes de la main, la tâche d'encre, etc., pour enfin en compliquant, ajouter à leur panoplie des méthodes telles que la numérologie, la lecture de l'aura, la régression dans les vies antérieures et d'autres encore. Cette accumulation de savoirs propres à "lire" les gens ou les événements doit permettre au spécialiste d'affiner ses prédictions. Etre plus précis, c'est assurément devenir plus crédible. Cette palette de techniques d'intervention permet de se positionner en tant que spécialiste-voyante et également de proposer une gamme de services dont les tarifs vont varier. Certaines de ces techniques peuvent être, comme dans le cas d'Yvonne le fruit d'un mode de socialisation singulier, une sorte "d'hérédité culturelle". La mère et la grand-mère d'Yvonne faisaient déjà les cartes et même si cette dernière n'a jamais appris de ses parentes, elle les a observées pratiquer de nombreuses fois pour enfin, un jour, reproduire les mêmes gestes, les mêmes paroles. D'autres techniques ont pu être apprises auprès de divers spécialistes, le Reiki par exemple que l'on nomme également "Touch for health", la santé par le toucher. Cette thérapeutique est diffusée au cours de stages payants qui voient les participants obtenir des diplômes et la possibilité de commercialiser cette formation en soignant ou en initiant d'autres personnes. Yvonne et Martine affirment avoir été initiées à d'autres techniques par les esprits-guides experts avec qui elles communiquent en permanence, un mode de formation qui existe aussi dans les sociétés traditionnelles.

En fait, on peut grossièrement distinguer trois types d'interventions que les voyantes effectueront, en transe ou non :

- les divinations ou la lecture des événements passés, présents et futurs (rétro-cognition et pré-cognition) par les cartes, la boule de cristal, le marc de café, la numérologie, etc. Ici les voyantes ne font que "lire", la vie de leurs clients sans intervention particulière sur le déroulement des événements. Elles peuvent éventuellement prodiguer un conseil, mais l'essentiel de l'activité reste une lecture et une interprétation de "ce que disent les cartes…", une voyance ;

- "les travaux" comprennent l'enlèvement des coups d’œil et des mauvais sorts, les désenvoutements, la recherche de disparus, les retours d'affections, "le nettoyage" (enlever les esprits) ou la bénédiction des commerces et des maisons, la fabrication des protections (porte-bonheur), tisanes ou potions, etc. Ces travaux nécessitent beaucoup de temps et d'énergie de la part des voyantes, parfois même des interventions particulières, hors de la présence du client, auprès des esprits qui peuvent conforter voire conseiller les spécialistes pour le succès des opérations. Les voyantes interviennent alors directement sur le destin de leurs consultants ;

- les séminaires, les méditations et les enseignements qui voient des groupes de travail de 10 à 15 stagiaires voire plus, s'initier aux mystères de la spiritualité sous la houlette des voyantes.

À ces différentes activités, il faut ajouter les nombreuses séances de guérison qu'Yvonne exerce gratuitement "car on ne doit pas faire payer pour guérir", dit-elle. Selon les mots de Pierre Sansot "Il a reçu un don qui le dépasse et qui se doit de rester dans le monde de la gratuité" (1992 : 40), ce qui est de l'ordre du spirituel, "un don de Dieu… un spiritual healing" comme dit la voyante, ne peut se faire payer. Ces diverses pratiques exercées par les voyantes sont organisées à partir :

- du temps que ces spécialistes consacrent à leur exécution,

- de la distance qu'elles ont par rapport aux événements jusqu'à l'implication de leur intégrité physique dans certains cas de désenvoutements par exemple,

- du degré de mobilisation d'autres experts auxiliaires tels que les esprits,

- du sens que les voyantes donnent à une activité en relation avec une éthique spécifique liée au domaine du sacré.

Espaces des prix

La nature particulière du travail et le domaine d'intervention spécifique des voyantes font qu'il n'est pas aisé de définir des prix a priori, Les prix sont-ils déterminés une fois pour toute ? Non, ils varient et organisent les relations des voyantes avec leur univers relationnel. Dans les analyses qui suivront, on verra que les voyantes traversent des espaces sémantiques animés de logiques d'échanges spécifiques. Le prix devient alors un indicateur pour nous informer de la position occupée par les gens autour des voyantes, des modes de relations qu'elles entretiennent avec eux et enfin des pratiques économiques qui sous-tendent leurs rapports.  Cependant, ces relations sont évolutives, par la nature même de l'activité de lecture de la vie et d'une certaine façon, le client est un intime qui peut devenir un ami. Le corps et l'esprit tendu vers les lieux et les pensées les plus intimes du client, la voyante devient ainsi un autre lui-même, le miroir de son histoire.

La règle de fixation des prix ne répond pas à un marché construit sur la loi de l'offre et de la demande. Les seuls repères que les voyantes possèdent se rapportent  d'abord aux pratiques de prix déjà existantes dans un "marché local" de la voyance, c'est-à-dire de voyantes dont elles sont socialement proches. Il s'agit alors davantage d'une activité régie par la "coutume", voire d'autres motifs plus obscurs. A l'intérieur de ce registre coutumier la voyante va déterminer "le prix auquel on s'estime", le faisant varier à la hausse ou à la baisse. Quant aux critères de ce marché traditionnel, ils décrivent une "fourchette" approximative de prix à l'intérieur de laquelle évoluent les voyantes. Les prix pratiqués par les autres voyantes, estimées plus ou moins connues, plus ou moins fortes et parfois, une simple consultation chez une consœur peuvent permettre d'évaluer la qualité de la prestation par rapport au prix réclamé. Martine avait déjà pour référence les prix que pratiquait sa mère, quant à Yvonne elle est allée voir d'autres voyantes en tant que cliente pour voir "combien elles prenaient",

"J'ai été voir l'autre là… comment tu l'appelles Sheena ! C'est même pas son vrai nom ! Elle prend 80$ ! Tu te rends compte et elle est moins forte et moins connue que moi… merde alors !"  (Yvonne)

Mais si la concurrence entre voyantes existe, elle se joue rarement sur le prix. La multiplication des voyantes ou autres spécialistes de ces activités singulières reconnaît l'existence d'une économie spécifique dans laquelle la réputation intervient comme principal élément de sélection pour les clients. Comme dans une "économie de la qualité" (Karpik, 1989), la relation est fondée sur le jugement - plus que sur le prix -, sur lequel se construit la confiance dans le rapport de consultation [6]. On peut ajouter, en suivant l'auteur, que la construction du jugement du client potentiel à propos de l'acteur religieux repose sur un réseau de paroles, de relations, de recommandations, etc. Ainsi, dans une économie de la qualité comme dans la voyance, les prix peuvent varier en fonction de la proximité avec des clients qu'il faut fidéliser.

Il est un aspect important - même s'il paraît évident pour les spécialistes - qui semble conditionner tous les autres, à savoir la valeur de l'argent dans le milieu où évolue la voyante. En effet, il est délicat d'évoquer la nature de l'échange entre un client et une voyante si on ne prend pas en compte l'univers culturel local dans lequel il s'inscrit, à savoir quelles sont les sommes d'argent qui circulent, les représentations des chiffres maîtrisées, le prix du travail ou encore la quantité de marchandises potentiellement échangeables qui quotidiennement participent à la définition d'un mode de vie culturellement et économiquement défini. Lorsqu' Yvonne établit ses tarifs elle estime que "c'est beaucoup d'argent" pour elle et pour ses clients car ils n'ont jamais possédé que peu, tandis qu'ailleurs certaines voyantes estiment le prix d'une consultation de base à 600 F ou 800 F pour un service somme toute équivalent. Il me semble ici qu'on mesure l'écart à l'aune des représentations  : soit de la valeur de l'argent dans un environnement culturel spécifique, soit dans la nature du service lui-même. Certaines voyantes plus particulièrement en milieu défavorisé peuvent participer d'un réseau d'échange et de sens où la voyance, bien qu'au centre de la relation avec le client, n'est pas toute la relation, tandis que d'autres procurent une consommation "ésotérique-exotique" d'où le client serait exclu.

Je discernerai trois espaces de manifestation des actes de voyance et la production de trois modes d'échange particulier. Ces distinctions répondent plus à une commodité d'analyse qu'à la réalité de la voyante. Elle se trouve au centre du jeu d'articulation de ces différents espaces et les ajuste entre eux. Elle en connaît les règles de circulation voire les compromis qu'elle peut établir entre eux car ces univers communiquent même si on peut les distinguer.

- l'espace professionnel qui fait appel à une économie spécifique de l'échange marchand, ou plus précisément d'une expertise monnayable. Une consultation de voyance est payée par un(e) client(e) et ne crée pas de dette morale ou de contre don chez celui-ci (celle).

- l'espace des relations domestiques est le plus souvent peuplé de parents, d'amis, de voisins qui peuvent recevoir un acte de voyance non payant de manière plus informel, hors des consultations établies. Ces échanges déterminent un don qui produit du lien social en renforçant les alliances et en mettant en avant ce qui rapproche, l'identique, les valeurs communes. Ici l'échange crée une dette qui est différée dans le temps et dans l'espace, un contre-don.

- l'espace du sacré est le lieu sans limites qui voient les voyantes échanger avec les  dieux et les ancêtres. Elles ont reçu un don et elles sont comptables devant les divinités de la manière dont elles vont l'utiliser. Elles doivent rendre au ciel une partie de ce qui leur a été concédé car ce don ne leur appartient pas, elles en sont dépositaires.

Ces trois espaces de l'échange peuvent par moment se conjuguer ou plutôt se "parasiter" : le professionnel, comme le domestique, sont annexés à l'espace du sacré, et vont donc intégrer des règles qui permettent la compatibilité entre ces différents ordres (notamment entre le professionnel et le sacré). Le professionnel et le domestique sont des espaces où les gens circulent, un client devient ami ou un ami devient client. Dans le cas des espaces des relations domestiques et du sacré les frontières sont mouvantes et la visibilité difficile par l'absence des prix qui pourraient servir d'indicateur. Le plus surprenant est l'aisance déconcertante avec laquelle les voyantes se déplacent d'un univers à l'autre référant à leur intuition et à leur jugement plutôt qu'à des déterminants rationnellement établis.

Profession : voyante

L'univers professionnel est délimité soit par le cabinet de consultation des voyantes, soit dans un lieu impersonnel, une salle louée ou prêtée, ou au domicile des clients. On peut repérer des jours et des horaires précis durant lesquels les clients peuvent consulter. Yvonne se limite à 4 jours de réception et de même, elle contrôle le nombre de ses clients afin de se consacrer à d'autres activités, ou pour ne pas "épuiser son énergie". Pour Martine, c'est différent. Plus jeune que sa mère dans la profession, elle n'attend pas vraiment les clients. Elle n'a pas organisé de jours de réception spécifiques, elle "laisse le ciel y pourvoir". Peut-être aussi le manque de lieu propre à recevoir ses clients ne lui permet pas d'organiser plus précisément ses consultations, sauf les méditations qui sont à jours et heures fixes. 

Les voyantes ne reçoivent pas un salaire qui serait régulier, constant, mais plutôt des honoraires. Avant tout, ce sont les actes qui sont rémunérés, comme cela a cours dans certaines professions libérales. Martine demande 40$ [7] pour une séance de voyance avec les cartes ; 85$ pour une numérologie [8] qui peut demander sept heures de travail ; 50$ un channelling [9] pour une personne seule et 70$ si c'est un couple. Pour un groupe de plus de dix personnes, un channelling revient à 30$ par tête. Elle ne fait pas payer les guérisons, ni ses interventions pour délivrer les esprits. Yvonne peut réaliser jusqu'à 2000$ par semaine environ dans les moments les plus "busy". Cependant, ce sont les travaux qui rapportent le plus. Elle perçoit 40$ pour une voyance des lignes de la main ; 55$ pour les cartes ; 85$ pour une numérologie ; entre 300$ et 500$ pour les protections (les petits sacs porte-bonheur) et les exorcismes des mauvais sorts ; de 180$ à 300$ pour faire partir les esprits des maisons ou des commerces et enfin de 5$ à 20$ par personne pour les séances de méditation. Tout comme sa fille, Yvonne ne fait pas payer les guérisons.

Examinons maintenant la nature du travail de la voyante. Pour cela observons les catégories culturelles que mobilise la spécialiste dans son travail de traduction et de médiation : ici au cours d'une opération de désenvoutement. Le client qui est là ce jour a un mauvais sort qu'Yvonne a identifié comme étant "très fort", par la technique de l’œuf et aussi à partir de "traces" qu'il a trouvé autour de sa maison : il s'agit d'os de poulet en décomposition dans un bocal de verre. Elle se lève et prend une assiette. Elle y verse de l'eau, ajoute un jaune d’œuf, "C'est comme un œil !". Parfois elle substitue de l'huile à la place de l’œuf me dira-t-elle. Maintenant, la voyante place l'assiette au-dessus de la tête du client en se tenant debout derrière lui, tandis qu'il est assis. Dans cette attitude, les yeux mi-clos, Yvonne prononce de mystérieuses paroles qu'on ne peut entendre - une prière -, et elle repose l'assiette sur la table. Yvonne prend une allumette et la craque en la glissant promptement, d'un même geste dans le jaune de l’œuf. Elle répète douze fois cette opération en expliquant "c'est en rapport avec les apôtres !". La voyante observe soigneusement les bulles d’œuf qui explosent en émettant un bruit de pétard fusant, celles-ci paraissent l'informer de "si tout va bien ou si c'était fort". Doit-on penser que plus de signes rendent un sort plus virulent ? Yvonne reconnaît le bocal contenant les restes de poulet sans le toucher et, l'air ennuyé elle explique au patient qu'il "est pris" et qu'elle va "essayer de le nettoyer". A travers l'identification des "circonstances" du fait, la voyante et le client ont l'air de faire référence à la même chose ce qui signifie qu'ils parlent un langage commun. Par le bocal contenant les restes du poulet et le rituel de l’œuf, Yvonne a identifié le sort : on a ici la construction d'un réseau au sens de Bruno Latour qui fait sens à travers une série d'énoncés. Le client demande à Yvonne "pourquoi il a ça". Elle lui répond aussitôt : "Tu as dû faire quelque chose à quelqu'un, une mauvaise action, ou alors c'est quelqu'un qui est jaloux de toi !". Le client n'est pas très content, mais il semble néanmoins satisfait par l'explication, car après un court moment de réflexion, il poursuit : "Je sais de qui ça vient… mais, Yvonne, tu crois que quelqu'un qui te veut du mal comme ça, qui est jaloux, cela suffit…?". "Ouh la la…", répond la voyante, les yeux prenant le ciel à témoin et se signant comme pour se protéger de quelque blasphème : "Ignorante !", dit-elle en italien, "Tu ne sais pas toi comment que le mal il peut passer ! Tu ne sais pas que tu peux mourir par la black magie ! (Elle le fixe maintenant les yeux agrandis par la force de sa conviction mêlée d'horreur réelle ou simulée) Allez vaï vaï vaï, je vais faire ce qu'il faut, mais toi, tu dois faire attention qui tu ramènes chez toi, les gens sont jaloux…" Un autre acteur vient d'entrer en scène : le jeteur de sort ou le jaloux. La production de nombreux signes désignant le sort augmente sa puissance. La réponse proportionnelle de la voyante se manifeste par une mise en scène et une dramatisation plus importante qui a pour effet une traduction, un déplacement des acteurs [10]. Dorénavant Yvonne et son client ne font plus qu'un dans la même entreprise de recomposition de l'ordre bouleversé. La voyante dessine sur le sol un grand cercle avec du gros sel. A chaque point cardinal, elle installe des bougies allumées. Yvonne fait brûler de l'encens, ou des résines, pour purifier la maison. Elle invite le patient à se placer au centre du cercle et à s'asseoir en plaçant un drap blanc sur ses épaules. Alors, la voyante fait plusieurs fois le tour du cercle dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, en priant cependant qu'elle tient une dague dans les mains la lame en l'air, ce qui signifie, dit-elle, "la protection… comme le paratonnerre" : tournée vers le sol, ce serait une agression contre le patient. Quand le rituel est fini, elle recommande au patient de prendre un bain dans lequel il aura mélangé du sel à l'eau afin de nettoyer ces "mauvaises énergies" dès son retour dans son foyer. Enfin, la voyante complète ce rituel en confectionnant pour ce patient un petit sac protecteur qu'il devra porter sur lui. Le client se sent mieux, la voyante a augmenté son crédit et le jeteur de sort est neutralisé. Le client paye et s'en retourne.

Cette intimité entre la voyante et son client est si forte qu'elle pourrait par certains aspects rappeler la relation qui s'établit entre un médecin de famille et son patient, ou - pour emprunter à Lucien Karpik (1989) -, celle d'un avocat lié dans la même affaire à son client. Les liens qui relient les protagonistes ne disent pas tout, n'autorisent pas tout, mais ils reposent sur la confiance et la certitude que chaque acteur voit dans le destin de l'autre la réalisation de ses propres vœux et de ses intérêts.

Le cercle élargi de la parenté

L'accès à la professionnalité fait-elle pour autant disparaître la cuisine ? En dehors des consultations formelles, il y a toujours les visites des intimes et des amis de ces derniers. Durant ces visites impromptues, Yvonne interroge les fragments de miroir magique. En offrant un dernier café, ils s'aperçoivent que le marc a quelque chose à dire. Chez Martine, les esprits font aussi partie des convives et se restaurent autour de la grande table tandis qu'ils acceptent de soulever quelque pan du mystère des arcanes de la vie. Une transe, un tour de carte : deux personnes en sauront un peu plus ce soir sur leur destin sans avoir versé un dollar ! Martine et Yvonne, je l'ai constaté, font de nombreuses voyances informelles gratuites. Elles semblent établir une distinction entre les jours et heures de réceptions pour le travail, et entre le degré de relation qu'elles ont avec les gens autour d'elles. Cette voyance "domestique" s'adresse généralement à des amis, ou ceux que l'on souhaiterait s'attacher comme tels, pour être venus avec des proches, comme le disait Marshall Sahlins "Les amis se font des cadeaux, mais les cadeaux font les bons amis" (1989). Ces séances de voyances improvisées mettent les acteurs face à leur histoire dont ils cherchent à extirper les germes qui voient leur présent si compliqué et leur futur encore incertain. Dans cet extrait suivant tiré de mon ouvrage (1997), au cours d'un repas chez Yvonne la voyante crée du lien avec le seul étranger invité.

Nous buvons le café maintenant. Yvonne fume lentement une cigarette, exhalant un nuage de fumée aux senteurs de blonde. Elle paraît rêveuse, lointaine. Son regard souriant fixe Geoff (l'étranger) assis en face d'elle. Je comprends que quelque chose d'insolite se prépare, je connais cette expression. Geoff poursuit son babillage avec mon beau-père sans remarquer le changement qui s'opère chez notre hôtesse dont les yeux ont l'intensité de l'absence. Mon ami cette fois se sent interpellé et tente de déchirer ce voile étrange qui s'est tissé à son insu entre la voyante et lui-même, en prononçant d'une voix rauque, embarrassée : "What ? Is there anything wrong Yvonne ?" [11]

Elle répond sur un ton monocorde, son attitude : la tête légèrement inclinée vers l'épaule, les yeux regardant parfois en l'air puis se posant avec certitude sur mon ami, me fait songer qu' "on" lui parle, qu'elle est à l'écoute. Rien de spectaculaire, le mode est à la confidence… elle sait, elle révèle (…)

Ce type de voyance impromptue que je viens d'évoquer est fréquent chez Yvonne, avec des gens connus ou inconnus, dans les lieux les plus variés : au restaurant, chez le coiffeur, à la banque, etc. La manière dont la voyante fait état de ses qualités et de son statut est davantage remarquable que le contenu des révélations auxquelles nous avons droit. Entre Geoff et Yvonne, les relations étaient sympathiques, courtoises, mais peu à peu la voyante entraîne son interlocuteur sur un terrain plus intime. Elle s'adresse avec précaution au néophyte sceptique. Au fur et à mesure que l'intérêt de ce dernier va croître pour les propos de la voyante qui lui parlera de lui, Yvonne ira plus avant dans son inquisition-révélation. Elle est le pêcheur qui voit son bouchon piquer lui signifiant par là "une touche". Par petits coups de poignets, mettant sous tension la ligne et relâchant soudain toute pression en donnant l'illusion de renoncer, l'experte transformera ce pauvre et faible contact en un lien riche et indéfectible. Après avoir offert dans "l'ordre de la tradition" le boire et le manger à son invité, Yvonne va l'impliquer dans l'univers culturel qui est le sien. Elle lui offre une visite guidée en mettant l'accent sur ce qui peut intéresser Geoff. Mais bien plus encore, elle lui parlera des valeurs qui ont cours dans la communauté de la voyante, les enfants, la famille, la mère, le rachat [faire des bêtises et payer en allant en prison] et le pardon de ceux qui sont témoins de la confession. Enfin elle fait don à l'étranger de l'amitié par delà la mort. Par la mise en relief de ces éléments, la voyante a coulé les fondations d'une nouvelle alliance, elle a pacifié la relation avec l'interpellé. Geoff visiblement ne trouvait pas de famille dans laquelle s'inscrire, Yvonne vient de lui en offrir une et Geoff se retrouvera en situation d'obligation de rendre plus tard ce don qui vient de lui être prodigué.

Nous sommes face à une forme de socialisation spécifique qui associe la voyante, ses ami(e)s et "la foule des alliés hétérogènes"(Latour, 1984) - les esprits et les objets supports de la voyance - et qui prend place sur le mode de "rites d'interaction"(Goffman, 1974). Les acteurs sont mis en demeure de s'identifier dans l'intensité d'une relation théâtrale qui déconstruit l'espace social quotidien et les statuts différentiels reposant sur une charpente temps/espace discontinue, pour les réassembler sur le mode de la proximité, de la transparence, et de l'éternité : préciser son identité et ce faisant réinterpréter l'histoire en la reconstruisant.  Dans la relation qui lie soudain la voyante à l'autre, on assiste alors à l'émergence de la redéfinition permanente d'appartenance et d'identités qui trouvera sa stabilité lorsque chacun reconnaîtra le rôle et la place qui lui reviennent. De même, entre les voyantes et les familiers qui viennent prendre le café autour d'une séance de tarot se retissent la toile des liens sociaux mis à mal par les aléas de la vie, la rupture de l'isolement, du subi, la naissance de l'espoir, les bourgeons d'un destin qui voudrait enfin se manifester, "nous sommes touchés par une oeuvre, vient à nous quelque chose qui n'a rien à voir avec le prix que nous avons payé" (Lewis, 1989 : 13). On assiste alors, à la création d'un espace d'intimité qui va chercher dans le passé et le présent de l'un et les dires de la voyante les faits qui autorisent chacun à être respecté, reconnu voire apprécié. Si, comme le dit le renard au Petit Prince de Saint-Exupéry, "pour créer des liens il faut du temps", Yvonne a réussi, en quelques mots, à s'installer dans le temps et l'espace de son interlocuteur en transcendant les catégories du passé et du présent. Dans ce processus de socialisation-reconstruction singulier d' "une économie psychique" particulière pour reprendre les mots de Norbert Elias, chaque convive trouve sa place autour de la table. Le festin partagé se compose alors de conversations et de plats vulgaires comme l'amour, l'argent, le sexe, etc., mijotés et assaisonnés avec des épices et des aromates plus rares tels que la cherté de l'amitié, les secrets d'autres vies, d'autres rôles qui se dévoilent… un strip-tease de l'âme réservé qu'aux êtres aimés.

Le cas d'Yvonne est particulièrement édifiant. Je note avec intérêt que ces séances se déroulent plus souvent dans la cuisine. Cette pratique conforte la place de la voyante dans la communauté en tant que Mère, de même qu'elle reconstitue et entretient la toile du lien social. Chez Yvonne, le congélateur et le frigidaire « doivent être pleins en permanence », et sous la maison, des victuailles : pâtes, riz, farine, sucre, sauce tomate, café, etc., s'entassent dans plusieurs caisses scellées attendant sagement "la grosse crise". Une petite partie seulement de cette nourriture a été achetée, le reste provient des offrandes de clients satisfaits qui reviennent voir Yvonne les bras chargés de gâteaux, de pâtes fraîches ou de sauces "faites maison". Je précise que les clients d'Yvonne, majoritairement, se distinguent des Australiens anglo-saxons par leur rapport particulier à la nourriture ? Cette dernière sert de don, ils la font eux-mêmes et c'est donc une partie d'eux-mêmes qu'ils offrent. Il semble évident que la nourriture est ce qui circule le plus entre les gens. Ici les lois de l'hospitalité se confondent avec les lois de la commensalité et du prestige.

Ascenseur pour l'au-delà

S'il est habituel pour les chercheurs de distinguer une sphère du sacré et du profane, pour la voyante il n'en est pas de même. Au quotidien elle ne dissocie pas ces niveaux qui ne sont réellement opérant que pour le confort de l'analyse. L'espace "sacré domestique" de l'échange accommode fort bien des valeurs qui répondent à une éthique de l'honneur, de l'amitié, de la tradition familiale, des esprits et des dieux. L'espace "sacré"-"marché" est plus délicat à composer, pourtant cela reste encore possible, cela dépend avec qui on traite et comment on le fait. L'échange dans la voyance se réalise donc avec les clients mais aussi avec les esprits, le Ciel ou Dieu, car la voyante est une médiatrice épistémologique entre des univers d'entendements différents : celui du sacré et du profane, celui de la famille et de la société, celui des hommes et des femmes, celui du dicible et de l'indicible, etc.

La voyance est marquée par une éthique et des discours ayant une aura d'amour de générosité, de sacrifice voire d'abnégation : Dieu et le destin ne semblent pas être négociables ! Dans l'échange entre la voyante et son client, la dimension économique est présente mais difficilement dicible. Le paiement est un acte conventionnel d'où semblent devoir être absent toute espèce d'intérêt ou de calcul, "un contrat du cœur" pour emprunter une expression à Lewis Hyde (1989 : 33). La relation enferme une dénégation de la vérité économique de l'échange. Au-delà de la "transaction" qui a cours, la voyance est perçue comme un don qui ne se négocie pas. L'acte de voyance contient de "l'amour" et du sacré, ce à quoi renvoie ici la notion de don. Et l'amour négocié deviendrait une forme de "prostitution", tandis que le sacré marchandé serait sa(le)crilège. La nature de l'argent s'oppose à la nature de la voyance : équivalent économique rimant difficilement avec vie symbolique et échange traditionnel. Il semble qu'argent et sacré soient deux termes incompatibles, s'opposant, l'un salissant l’autre.  Ils répondent à des espaces de légitimité différents, voire contraires. La nature du travail de voyante est perçue comme étant liée à l'amour du prochain et à ce titre il paraît difficilement concevable de donner de l'argent pour les travaux appartenant au domaine du sacré. Dans cet extrait d'entretien entre la voyante Martine et un client, on peut constater la cristallisation de cette tension entre le sacré et l'argent :

- Joël : Non… dans le sens clairvoyant au jour d'aujourd'hui, c'est fait pour faire un business, pour survivre. Ils font tous comme ça. Bon OK…, mais le truc c'est, qu'à partir du moment où il y a de l'argent en échange qu'on demande qu'on impose aux gens, tu dis aux gens : "C'est donnant donnant".
* Tu veux dire que l'argent c'est sale ?

- Joël : Absolument, dans ce sens là ! (…)

* Donc pour toi il doit y avoir de l'amour là dedans et l'amour ça ne se paie pas.

- Joël : L'amour de ce don…, je suis sûr que Martine elle comprend, je suis sûr que ses dons s'arrêtent à partir du moment où elle demande de l'argent".

Dans l'absolu, ce principe éthique supposerait que les voyantes fassent crédit aux clients, car elles sont en affaire avec le ciel qui les a dotées et c'est encore lui qui pourvoira à leurs besoins, une forme différé du contre-don. Ce serait selon les mots de Jean Duvignaud "le moyen de signifier une relation avec le cosmos dont on souhaite confusément qu'il soit bouleversé" (1977 : 189). La relation avec le consultant se ferait alors sur le mode de la gratuité et de l'amour, tandis que cela accroîtrait les mérites de la voyante et donc son crédit spirituel. Il est intéressant d'observer que la contrepartie du "service payant" se manifeste dans la redistribution d'une partie de ses bénéfices à plus démuni qu'elle. Yvonne fait don de presque la moitié de ses gains à l'Armée du salut, en plus de ce que laissent les clients dans les mains des statues de bouddhas de la salle d'attente. Elle semble être une véritable institution de salut public. Elle veut "aider les pauvres" et comme dirait Marcel Mauss, "c'est la vieille morale du don devenu principe de justice". Curieusement, elle a cette drôle d'habitude de tenir à jour le compte exact de sa charité : "Je marque tout", dit-elle, comme si "faire le bien, cela pèse" et que, quelque part, on puisse être comptable de ses actes. Les dons sont concernés par leur contrepartie : offrir pour recevoir des clients, du prestige, voire une "place au paradis" ou encore la possibilité de "partager la misère"… et puis, "on ne sait jamais". En donnant, la voyante prend une assurance sur le futur qui voudrait, dans son incertitude, l'assigner à la place du pauvre. Ce qu'elle fait, d'autres le feront alors pour elle. Si elle devient nécessiteuse, elle aura ainsi toujours un quignon de pain" et si elle devient riche, ce sera sa place au paradis car elle pourra redistribuer davantage. En fait, dans la pure tradition chrétienne, c'est le pauvre qui est le marchepied vers le paradis pour ceux qui ont plus de biens [12]. Quel pari ! Digne de Pascal.

On peut retrouver cette relation du "lien du sens" dans les jeux de hasards. Ainsi j'observe également qu'une part des revenus d'Yvonne va à la mise de fond qui l'autorise à jouer au loto, bingo et autres jeux de hasards, et le hasard faisant bien les choses, elle récupère souvent son argent… Il faut dire qu'au vu des sommes engagées, la chance peut lui sourire. Jouer, c'est prendre la mesure de son harmonisation avec l'univers ou comme dirait Jean Baudrillard accéder à l'Universel, se délivrer de la Loi par le choix de la règle (1979 : 184). Le joueur ne joue pas toujours, ou seulement, pour gagner. Il trouve la raison de sa passion dans cette passion elle-même. A un certain moment, comme le croyant, il émet une question muette en utilisant les principes même du jeu. Sa demande, de nature existentielle, métaphysique ou autre, il la lance avec les dés et il trouvera la réponse dans le résultat : de la chance, du hasard, de l'univers… ou de Dieu. Cette réponse lui donnera l'écart par rapport à un "idéal-type" en terme de représentation que serait le gros lot. Ainsi, le joueur s'autorise à tenter sa chance - et pas celle d'un autre - en fonction de motifs divers : ce jour il a donné quelques pièces à un mendiant et le ciel devrait le lui rendre ; une naissance, son anniversaire, et il joue des dates connues, anniversaires de toutes sortes ; il joue les numéros de la chance qui sont aussi ceux de la malchance de même que le croyant porte un cierge au pied d'un saint en faisant un vœu. Il s'agit davantage de "mettre son être à l'épreuve de la nature et de la matière" (Duvignaud, 1977 : 182) que de gagner. Ce qui est merveilleux, c'est que, quel que soit le résultat, il a toujours de meilleures raisons de perdre que de gagner, à moins que les numéros qui sortent soient, une fois de plus, à "un près du jackpot". Yvonne jouait de grosses sommes au loto lorsque j'arrivais en Australie, plus de 1000$ par semaine. Les esprits lui donnaient des petites devinettes devant lui permettre de trouver les numéros gagnants. Comprendre le sens des numéros et des énigmes, c'est une certaine façon de se rapprocher de la "Vérité". Comme pour les candidats qui affrontaient le Sphinx ou "le dialogue dans le silence" imposé à celui qui voulait passer la nuit dans un temple Zen, la question n'appelle pas de réponse évidente et rationnelle, elle participe, selon les mots d'Albert Piette, d'une "logique paradoxale" (1992). Pénétrer le secret des nombres, c'est participer d'une alchimie puissante qui donne au joueur le ciel pour partenaire, et face à cette grandeur infinie, il ne peut utiliser l'utilitarisme le plus trivial qu'avec la certitude de perdre. L'échange se situe ici sur un plan vertical, de l'humain vers le divin. Jouer, c'est ouvrir un espace sacré de communication et d'évaluation de soi, de sa propre rectitude. Le jeu est un outil qui permet de plonger dans le domaine de "l'ambivalence symbolique" (Piette, 1992), et le gain n'est alors que la confirmation d'un état d'être singulier. La voyante et le client dans la voyance comme dans le jeu prennent leur propre mesure.  J'ai abordé cet aspect de la personnalité d'Yvonne car elle nous informe sur sa conception de l'échange et plus particulièrement sur la logique de la circulation des biens symboliques et de l'argent. Je m'empresse de préciser qu'on pourrait développer davantage et construire maintenant l'appartenance à un paradigme commun entre la voyance et le jeu.

Conclusion : d'une économie à l'autre

"Si Dieu n'existe pas l'homme est-il nécessairement utilitariste" (Godbout, 1992)

Un des aspects fondamentaux du rite consiste à lier, relier ou délier : le sacré au profane, la force ou l'esprit au corps, l'individu au collectif et les vivants aux morts. (Mauss, 1950 ; Favret-Saada, 1977). Dans les rituels de "retour d'affection", la voyante relie le mari à la femme. Ces professionnelles de la lecture des événements sont ainsi des relieuses hors pairs, reliant le visible et l'invisible, mais adaptant aussi l'économie du don à des formes plus modernes d'organisation de la circulation de la valeur et de la fixation des prix en fonction de l'espace de la pratique de voyance. En fait, établir un prix de consultation en voyance relève d'une alchimie savante - ou bâtarde - entre différents facteurs. C'est de ce processus que procède le "juste prix" qui, en cela, s'éloigne d'un rapport marchand classique. Il tient compte:

- de l'acte ou les actes effectués, du temps consacré, des matériaux utilisés, de la "dépense d'énergie" consumée, du degré de mobilisation des esprits ;

- de la nécessité de fidélisation : ne pas être trop cher, pour avoir une clientèle régulière ;

- de la production de son existence, de sa destinée, gagner sa vie, avoir une maison, etc.,

- implicitement, les voyantes prendront également en compte leur éthique du sacré qui (pour les voyantes et les clients), entre en tension  avec la réalisation de bénéfices : un prix trop peu élevé peu soulever la suspicion voire jeter le discrédit. De même, il ne faut pas qu'elles "abusent de leurs dons", ce qui pourrait froisser les esprits et provoquer qu'ils soient repris. Il faut aussi évaluer le sens du don, être généreux, le ciel se chargeant de payer la contrepartie manquante, il est alors le "troisième donataire" (Sahlins, 1976 : 212).

La voyance, telle que je l'ai décrite et abordée, participe d'une économie du don et des biens symboliques, au même titre que la magie (Mauss, 1950, Favret-Saada, 1977). Le métier de voyante-médium ne se limite pas seulement à faire une séance de "reading" et recevoir de l'argent en retour. J'ai montré que cette activité professionnelle ne fonctionne pas de façon autonome par rapport aux ordres de pratiques dont la voyance est issue (domestique et sacré). D'autres choses s'échangent également, du prestige, de l'amitié, de la reconnaissance, des biens symboliques, etc. Dans les sociétés traditionnelles, l'échange est conçu comme l'obligation de donner, de recevoir et d'échanger et, comme le dit Marshall Sahlins, "l'ordre primitif est un ordre généralisé" (1976 : 235). Une différence nette entre sphère du social et sphère de l'économie n'y paraît pas"(1976 : 235). Ici nous sommes au cœur du problème et je suggère que la voyance et d'autres "métiers" du domaine du sacré s'inscrivent dans une "logique sociétale primitive" et répondent à des principes de fonctionnement et des modes d'échange qui semblent n'avoir qu'une position marginale dans nos sociétés modernes, quant en fait ils manifestent une forme totale et achevée de l'échange économique. A travers ce qui précède, j'ai pu reconnaître deux ordres d'échange :

- sur un plan vertical, celui des esprits (ou du ciel) avec la voyante, subsumé dans le registre du symbolique et du don  ;

- sur un plan horizontal, celui de la voyante avec ses clients et ses proches, qui se déroule dans l'ambiguïté d'une économie des biens symboliques, conjuguant vérité économique et don ou pour le dire comme Lewis Hyde "économie de marché et économie du don".

Dans la confusion conjuguante de ces niveaux, ce que la voyante reçoit des esprits est échangé avec les amis et les clients. La restitution au "ciel" par la charité participe d'une circulation des biens dans une chaîne de réciprocité. Par cette circulation, l'échange est moins au service de l'accumulation qu'à celui du lien social. Tous ces éléments s'inscrivent dans une économie totale de la pratique de la voyance qu'il faut situer dans ses diverses dimensions. D'une part, celle du lien social, du don dans une économie des biens symboliques, et d'autre part, celle de "l'entrepreneur capitaliste" au sens de Bruno Latour (1993 : 100-121) [13] incarné par la voyante participant d'une économie de la qualité. L'univers des voyantes est régit par une logique sociétale traditionnelle de l'échange qui est caractérisée par le don, la production et la circulation de sens et l'accumulation de prestige.

Références bibliographiques

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Vidal Denis., "Le prix de la confiance. Les renaissances du clientèlisme", in Terrain n°21, 1993, pp 9-32.



[1] J'ai réalisé un travail de recherche sur la voyance dans une communauté d'immigrés en Australie de 1987 à 1990. En m'immergeant dans cet environnement et en reconstituant les parcours des individus à partir d'histoires de vie,  j'ai pu observer la construction des relations autour et avec les voyantes. Cette étude a fait l'objet d'une thèse de sociologie (Lyon II) et la publication d'un ouvrage (Dufoulon, 1997).

[2] Je pense à la tradition de l'Ecole de Chicago et notamment à Howard Becker (1988).

[3] Sur cette forme spécifique de l'échange dans la sphère domestique et sur le rôle des femmes on pourra consulter avantageusement l'ouvrage de Jacques Godbout et Alain Caillé (1992, pp 41-94)

[4] "C'est ainsi que pour pouvoir penser un principe de l'échange avec une description la plus limitée possible de ce qui s'échange, il faut avoir recours au  jeu d'une hypothèse forte que l'on peut de façon grossière énoncer ainsi en prenant par commodité le point de vue de l'acheteur ou du demandeur : l'acheteur dispose d'un savoir qui lui permette de se représenter au trois éléments : la chose ou la prestation acquise, son mode de jouissance ou d'usage, l'appréciation qu'il porte sur cet usage ou cette jouissance".

[5] "Un don représente quelque chose que nous ne devons pas à nos propres efforts. On ne peut ni l'acheter ni l'acquérir à la suite d'une décision délibérée. Il nous échoit." La voyance se parle comme un don.

[6] Une "économie de la qualité" se caractérise par le fait que, pour des clients qui assignent la priorité à la qualité du "produit" - ici de la prestation -, celui-ci se présente comme une promesse, c'est-à-dire que ses qualités "sont partiellement incommensurables" et que la réalisation de la valeur d'usage est en partie différée dans le temps.

[7] 1$ = 4 FF environ.

[8] Une numérologie est la lecture de la personnalité du client et du nombre de ses incarnations à partir des chiffres qui définissent chaque lettre du  nom et du prénom, et de la date de naissance.

[9] Dans les courants de type New Age, les médiums sont assimilés à des canaux qui ne font que servir de vecteur à l'énergie des esprits sans être possédés.

[10] Dans la sociologie de la traduction, effectuer un déplacement, c'est exprimer ce que les autres disent et veulent dans le langage de celui qui parle et qui, ainsi, devient le porte-parole des acteurs concernés. Mais c'est également hors de leur contexte propre, à travers un processus de mobilisation, de négociation et d'alliances de ces acteurs sur un autre théâtre d'opérations, que les voix peuvent se mettre à l'unisson, ici à celui de la voyante (Callon, 1986).

[11] "Quoi ? Quelque chose ne va pas Yvonne ?", je rapporte en français dans mon ouvrage (1997) le reste de cette voyance.

[12] "A une époque où les moyens de s'enrichir par le commerce et les spéculations financières suscitent encore de la culpabilité et où, il faut le rappeler, les hommes ont vécu dans la terreur de l'enfer, la charité représente la voie par excellence de rachat et leur meilleur placement sur l'au-delà" (Castel, 1995 : 47).

[13] La voyante utilise son capital personnel (prestige, réseau, etc.) dans des stratégies d'accumulation de crédit et d'honneurs.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 décembre 2008 12:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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