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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Dufoulon, “Le Marché: Territoire et temporalités de l’échange”. Un article publié dans la revue ESPRIT CRITIQUE, Revue internationale de sociologie et de sciences sociales, vol. 14, 2011, Numéro intitulé: “Imaginaires et utopie entre marges et marché”, pp. 54-65. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 7 septembre 2011 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Serge DUFOULON [1]

Le Marché: Territoire
et temporalités de l’échange
”.

Un article publié dans la revue ESPRIT CRITIQUE, Revue internationale de sociologie et de sciences sociales, vol. 14, 2011, Numéro intitulé : “Imaginaires et utopie entre marges et marché”, pp. 54-65.


Résumé / Abstract
Introduction
I. Les Territoires de l’échange
II. Temporalité tropicale : mythe et histoire.
Conclusion. Le paradoxe du clic immédiat


Résumé / Abstract

Résumé : L’objet de cet article est d’explorer le concept de marché à l’aune des sciences humaines : sociologie et anthropologie. Á travers l’exemple de la crise financière de la fin 2008-2009 et toujours actuelle, le socio-anthropologue observe comment se réalisent les échanges sur des marchés classiques, en analysant et en comparant les relations entre : Marché, Territoires et Temps. La relation d’échange sur le marché est caractérisée ici comme «une relation de proximité ».

Mots clés : Sociologie, Anthropologie, Marché, Territoire, Temps, Échange, Don.

Abstract : The object of this article is to investigate the concept of market in the highlight of human sciences : sociology and anthropology. Through the example of the current financial crisis, the anthropo-sociologist observes how are achieved exchanges on classic markets by analyzing and comparing relations among: Market, Territories and Time. The relation of exchange on the market is here characterized as « a relation of nearness ».

Key words: Sociology, Anthropology, Market, Territory, Times, Exchange, Gift.


Introduction


La crise financière a éclaté cette année 2000 à partir de la crise de l’immobilier des subprimes aux États-Unis, ce que certains nomment « une crise d’une économie virtuelle », et qui s’est précisée en septembre 2008 par l’effondrement des bourses mondiales et le glissement vers « une crise de l’économie réelle ».

Ce préambule pourrait être exemplaire, le prétexte à une réflexion sur des notions devenues familières sans que pour autant les non-spécialistes puissent appréhender ce qui s’inscrit réellement en perspective dès qu’on questionne ces termes entendus, rabâchés, et discutés par les économistes et les commentateurs tous les jours sur tous les médias. Prenons pour démonstration, dans notre actualité contemporaine, l’émission de Frédéric Taddeï sur FR3 « Ce soir ou jamais » du mardi 7 octobre 2008 au titre significatif « La crise économique : quelles en sont ses conséquences sociales ? », un débat dit « concret » avec des spécialistes [2] invités pour leurs travaux ou leur pensée sur un thème. Voici quelques mots et phrases en vrac, entendus au cours du débat :


« Marchés financiers », « compétitivité », « marché virtuel », « schizophrénie des marchés », « crise des liquidités », « Ça s’arrêtera un jour comme toutes les crises de confiance », « le marché se purge », « il faut encourager les pauvres à devenir entrepreneurs » « Les individus doivent prendre la place que l’Etat a trop longtemps occupé » (à propos de régulation), « irrationalité du comportement des actionnaires », « récession », « coup de frein sur l’économie », « la solution passera par les entreprises » « glissade dont on ne sait pas où ça va s’arrêter », « baisse et hausse du CAC », « solidarité à l’envers pour nos amis banquiers », « banques font des bêtises », « les arbres ne montent pas jusqu’au ciel… ça monte et ça doit redescendre… » « ce marché perd tout lien avec la rationalité… c’est une bulle et une bulle doit éclater… », etc.


Le langage est ici significatif à plus d’un titre. Bien malin le téléspectateur qui aura réussi à se forger un avis sur les fonctionnements de la crise financière en particulier et des marchés en général. Les discours semblent osciller entre l’anthropi­sation des marchés soit une lexicologie économico-financière technique et systémique, d’une part, et les métaphores ésotériques, obscures, prophétiques voire psychiatriques, d’autre part. Tous ces termes entendus sur ce plateau TV, et tous les jours ailleurs, dans la bouche d’éminents spécialistes économistes, consultants, chefs d’entreprise et politiques à défaut de montrer clairement les fonctionnements des marchés nous laissent perplexes… Ils établissent des contre-sens voire des non-sens : des confusions c’est certain, dans les représentations qui alimentent les usagers des marchés. Effectivement, comment un marché peut-il être « virtuel » ou « schizophrénique » ? Pourquoi peut-on prophétiser que « cela s’arrêtera un jour » ?

Il apparaît que les économistes comme les voyantes-médiums que nous avons observées et analysées dans leurs pratiques [3], tentent de donner du sens à des faits qui viennent démentir leurs analyses au jour le jour. Entre une représentation des marchés économiques, constituée en  systèmes, en flux d’offres et de demandes, etc., et des représentations plus ésotériques qui démentent les analyses des experts notamment à travers les comportements irrationnels des actionnaires et des épargnants ou encore des banquiers, les polymorphismes des discours économico-financiers mettent en exergue la difficulté d’appréhender dans sa totalité de sens la notion plus singulière de marché et sa relation à l’homme. La confusion du sens que nous observons nous informe de l’étrangeté toujours persistante et de la difficulté d’appréhension, même chez les spécialistes, de la façon dont fonctionnent le marché en particulier et peut-être les marchés en général.

Sur un marché, ce qui se noue, c’est un échange dans toutes ses multiples dimensions : symboliques, individuelles, sociales, économiques, historiques, etc., comme l’ont admirablement analysé M. Mauss [4] et les sociologues économistes [5] à partir des analyses des pratiques qui mettent en relation des acteurs dans le but d’effectuer une transaction au mieux des intérêts de chacun. Pourtant, il est des aspects trop peu étudiés ou encore ignorés par les scientifiques, tels que le temps et l’espace dans lesquels se réalisent les échanges, la sémantique de la transaction, l’économie informelle de l’échange telle que les effets de « la confiance » dont nous abreuvent les analystes des marchés financiers sans réellement expliquer ce que contient ce vocables [6].

Dans cet article nous nous proposons de relire le concept de marché et la relation d’échange dans leurs aspects anthropologiques et sociologiques. Cette relecture devrait nous permettre de penser « la relation d’échange comme une relation de proximité » entre des acteurs qui au mieux se connaissent et à minima possèdent les uns et les autres un minimum d’informations leur permettant de se faire confiance. Nous devrions pouvoir établir que la régulation tant décriée ou souhaitée par les acteurs de l’économie s’impose déjà d’elle-même dans les dimensions informelles et les conditions de l’échange lorsque ces aspects sont actifs et appréciés par les acteurs de la transaction à leur juste mesure. Peut-être réussirons-nous à ajouter un peu de compréhension à la nébuleuse ésotérique qui frappe la sphère de l’économie financière pour l’heure.


I- Les Territoires de l’échange

Le marché se constitue en un espace géographique, social, politique, économique et symbolique qui constitue un espace traversé de croyances et d’échanges. Le concept d' « Espace social », de Georges Condominas nous permettra d'intégrer les pratiques d’échanges dans une conception plus généreuse que celle d'une sociologie qui s'en tiendrait à une représentation de l'espace comme essentiellement socio-économique :


« Ce niveau constitue un élément important de l'espace social. En effet, si nos modes de pensée, qui découpent la réalité humaine en catégories plus ou moins autonomes, risquent de détacher « l'espace socio-mythique » du reste, la fréquentation d'un groupe montre que les individus se déplacent non seulement dans une portion de l'environnement délimitée par le système politique mais aussi, croient-ils, dans les espaces que fréquentent les esprits, les sorciers et les morts (...) C'est le problème soulevé par les sociétés à classe qui m'a incité à définir l'espace social comme l'ensemble des systèmes de relations caractéristiques d'un groupe déterminé (...)» (Condominas, 1980) [7].


On aura saisi toute la finesse de cette définition qui relie l’individu à des territoires symboliques marqués identitairement. Cet « espace social » est traversé de réseaux de significations et de représentations qui appartiennent en priorité à ceux qui le peuplent. C'est là, à notre avis, que se situe la réalité du fait social total [8] dans la capacité pour celui qui appartient à une culture de « vivre » une totalité de sens dans les pratiques, les choses et les êtres et d'appréhender dans l'immédiateté ce qui les relie entre eux, notamment dans la relation d’échange. Ainsi, acheter, vendre, négocier, consommer sont des actes qui au–delà d’une simple circulation de flux de marchandises et de devises se caractérisent par les relations sociales et symboliques qui les sous-tendent, par la proximité et par la rencontre avec d’autres acteurs économiques ou encore par les formes du lien social [9]. L'intérêt de ce type d'approche réside dans la possibilité d'observation de forme de l'échange qui organise et mêle sans vergogne en les confondant, voire en les opposant parfois : les niveaux symboliques, affectifs, socio-historiques et économiques interdisant au sociologue de privilégier une approche utilitariste qui voudrait voir le marché et l’échange répondre uniquement aux dimensions économiques réduites à la peau de chagrin des valeurs d’usage et valeur d’échange. Les spécialistes de la conception et du marketing connaissent l’importance de ces constructions symboliques identitaires pour adapter les marques et les produits à des identités de consommateurs fortes.

Lorsque l’anthropologue Marcel Mauss analyse à travers son fameux « Essai sur le don », le rituel d’échange du Kula [10], il est amené à raisonner ce commerce singulier sur un territoire symbolique des échanges en propre : un espace marin immense et un archipel de terres qui constituent ce que B. Malinowski décrit et nomme le « Kula ring » [11], le lieu d’échange intertribal d’île en île formant une sorte d’anneau. Pour M. Mauss tout phénomène social correspond à une construction symbolique mentale singulière, et en ce sens, on s’accordera à considérer pour acquis qu’il est plus aisé de maîtriser son environnement proche et familier et avoir des relations d’échanges coutumières avec nos voisins immédiats que de se projeter sur des territoires qui représentent si peu ou rien tant dans nos appréhensions sociales, affectives, cognitives, mentales, qu'intellectuelles du monde lointain. Dans une certaine mesure, l’exemplarité de cette assertion pourrait être faite par le vote négatif à l’Europe en 2005 par les Français que j’ai analysé ailleurs [12]. L’Europe est une construction politico-administrative, historique lointaine qui représente en négatif ce que l’État et la Nation avaient de protecteur et qui recevait d’adhésion de leurs ressortissants61. Ainsi le lundi 13 septembre, si les bourses repartaient à la hausse c’est parce que les Etats suscitaient la confiance en se portant caution pour les banques et non par raison, au nom d’une réelle compréhension de la chose économicofinancière : les acteurs des marchés soudain revenus à la réalité semblaient dire :


« L’État régulateur lui on le connaît et on connaît ses modes de fonctionnement et sa solvabilité ! »


Abordons cette notion de territoire du point de vue des acteurs économiques locaux. Que se passe-t-il lorsque s’échangent des produits et des services sur un marché local à l’échelle d’une ville ou de la Région [13] ? Des gens se rencontrent en échangeant des politesses, des impressions, des émotions esthétiques et autres formes de sociabilités, etc., et comme convenu des produits à des prix qui peuvent être négociables dans une certaine mesure. En général, ces prix subissent des variations à la hausse ou à la baisse en répercutant les logiques d’autres marchés tels que celui de l’emploi, des productions concurrentielles étrangères, des matières premières, des transports, etc. Les acteurs économiques locaux ne se rencontrent pas n’importe comment : ils se connaissent (par les chambres de métiers, la chambre de commerce, la réputation ou par la coutume). Ils se reconnaissent entre eux (dans leurs spécificités de branche de production par exemple) voire ils sont introduits les uns aux autres par un « prescripteur » au sens d'A. Hatchuel (1992) [14]. Il s’agit de « quelqu’un qui connaît quelqu’un » et qui sait ce qui peut s’échanger et comment. On peut imaginer, à partir de là, toutes les formes d’échanges sociaux locaux : du petit commerce ethnique de proximité aux entreprises qui travaillent sur des bassins de production et d’emplois identifiés [15]. On peut également penser qu’une partie du labelling de certain produits tels que « Produits de Pays » ou « Produits du Terroir », A.O.C., sont réalisés afin d’amener de la confiance par la connaissance des modes et des lieux de production de ces produits : un observateur étranger nous disait : « On pourrait établir la carte de la France et de ses traditions en énonçant les noms des fromages labellisés, des A.O.C., des vins et des produits de Pays ». Là encore, la notion de territoire reste performative en termes de confiance.

À ce moment de notre exposé, il nous semble important de mentionner les travaux de L. Karpik sur les avocats [16]. Pour cet auteur, une « économie de la qualité » établit des relations de confiance entre acteurs économiques (ici l’avocat et son client) car la relation est fondée sur le jugement - plus que sur le prix -, sur lequel se construit la confiance dans le rapport de consultation [17].

Donc la construction du jugement du client potentiel et l’échange reposent sur un réseau de paroles, de relations, de recommandations, etc. On pourrait multiplier les exemples pour démontrer que l’échange s’inscrit dans un cadre territorial géopolitique, culturel et symbolique défini, connu et reconnu de tous, qui permet en grande partie aux acteurs de connaître leurs partenaires et les règles qui président à la circulation des produits. Cette notion de territorialité est très peu prise en compte par les économistes classiques, les politiques et les grands dirigeants d’entreprises, elle est pourtant au coeur de la façon dont les hommes se représentent leur mode de vie et d’échange ou leur espace social. C’est à partir de la conscience de la maîtrise ou non de leur territoire que les acteurs locaux se replieront sur des positions identitaires marquées, ou au contraire, s’ouvriront à d’autres échelles territoriales [18]. C’est également à partir de cette représentation que les individus pourront agir avec une efficacité maximale dans leurs relations sociales et économiques. Ici nous pouvons comprendre qu’une économie de qualité compétitive serait à même de maîtriser son marché et de se maintenir face à la concurrence, en privilégiant la qualité de ses produits, l’emploi local, la pérennité de ses réseaux de consommateurs, etc.


II- Temporalité tropicale :
mythe et histoire.

La temporalité est, à notre avis, un élément fondamental de la relation d’échange jusque là également peu étudiée par les chercheurs en sciences sociales et économiques. Or comment parler de marché si nous n’évoquons pas les territoires et les temporalités qui caractérisent les relations d’échange. Dans l’immédiateté de l’échange, sur un marché local, comme on l’a signifié plus haut, l’Altérité se matérialise dans le face à face manifeste entre le vendeur et l’acheteur. Il s’agit d’une forme de reconnaissance implicite des rôles sociaux, des statuts impartis à chacun des acteurs ainsi que des enjeux de toute « mise en relation » entre eux sans que les relations marchandes soient exclusives d’autres types d’échange : on peut très bien imaginer que l’acheteur et le vendeur puissent négocier « autour d’un verre ». Ils peuvent devenir familiers, se revoir, entretenir des relations privilégiant la qualité et la fidélité de la rencontre et de l’échange davantage que la valeur marchande ou l’intérêt proprement dit, etc.

Un cas exemplaire, en d’autres lieux et d’autres temps : le Kula observé par B. Malinowski [19] et commenté par plusieurs auteurs dont M. Mauss. Cet échange particulier mobilise, durant des années, les énergies de nombreuses tribus pour produire les objets et préparer les voyages et les rituels qui permettront l’échange des colliers de coquillages rouges, dans un sens, et, dans l'autre, des bracelets de coquillages blancs. Cet échange mi-cérémoniel, mi-commercial qui se déroule sur un cycle de 12 ans permet de créer du lien social entre les partenaires des différentes îles mais également crée du prestige, du pouvoir social, de l’autorité, de l’honneur, etc., c'est-à-dire des valeurs qui ne sont pas réductibles à la satisfaction des besoins économiques élémentaires. Nous sommes là face à ce que M. Mauss nomme un « système de prestations totales » [20] qui engage toutes les dimensions de l’économique, du juridique, du social, etc. Nous ne nous avancerons pas davantage sur l’observation et l’analyse de l’échange à propos du Don, d’autres l’ont fait et continuent à le faire bien mieux [21] que nous ne saurions le restituer dans ce court article. Qu’il nous suffise de rappeler ce qu’il y a d’éternel dans le Don comme le montre C. Tarot [22]. La circularité de l’échange propre au Kula qui engage l’ensemble des activités humaines et des domaines de sens s’effectue dans un temps cyclique, un temps mythique d’une « morale éternelle » [23] qui nous parle « d’un monde fait initialement de solidarité totale » [24]. Or le temps de l’économique n’est pas le temps de référence des sociétés archaïques comme le montre M. Mauss et à sa suite M. Sahlins [25]. Dans la Modernité, le temps de travail incorporé dans la marchandise, le temps du transport, etc., - pour reprendre un des thèmes de l’économie classique - sont des temps fractionnés, spécialisés et parcellisés [26] qui avec l’Organisation Scientifique du Travail vont permettre la production de masse. Les rapports sociaux bien entendus seront réduits à la portion congrue de ce mode de production ou, comme le dit C. Tacot à propos de l’Essai sur le Don, c’est « l’histoire d’une sécularisation, celle du désenchantement du monde par le désenchantement du don » [27] ce qui pour M. Mauss permit la naissance de « l’individu » [28] et la naissance de l’économie. On aura compris ici que les types d’historicités qui caractérisent le temps du don ne sont pas celles qui structurent l’économique.

Les travaux de M. Sahlins concernant l’Histoire, la Structure et les espaces de sens [29] sont exemplaires et révélateurs en la matière. Lorsque l’auteur analyse la mort du capitaine Cook dans sa rencontre avec les Polynésiens, il écrit qu’il s’agit de « la métaphore historique d’une réalité mythique » [30] : Cook serait mort de ne pas avoir su prendre la mesure du malentendu culturel et sémantique dans lequel il était impliqué. Comment peut-on comprendre cette citation en relation avec le marché et les relations d’échanges ? Cette question est fondamentale de l’anthropologie et des sociétés humaines ; question de paix et de guerre ou de vie et de mort dans le cas du célèbre navigateur. La compréhension du réel par les individus est subordonnée à des modes d’apprentissages cognitifs mais également conditionnée par les cadres culturels et historiques qui caractérisent les cultures des sociétés. La rencontre du capitaine Cook et des Polynésiens analysée par M. Sahlins montre bien, qu’au-delà de la rencontre banale entre un individu et un peuple, se joue « un évènement » - soit : (…) une manifestation du sens et, en tant que sens dépend de la structure quand à son existence et ses conséquences (…) l’évènement est une occurrence interprétée et nous savons combien les interprétations peuvent varier » [31]-, au cours duquel des structures et des modalités foncièrement distinctes de l’histoire, donc du temps, sont mise en actes. Ces « mondes » [32] culturels différents et les structures historiques qui les caractérisent sont des espaces sémantiques distincts d’autres qui n’auraient pas les mêmes référents symboliques, historiques, culturels et sociaux. On retrouvera modestement cette problématique de la « rencontre des mondes » à propos de nos travaux sur la Marine nationale et de notre expérience de terrain des navires de guerre qui faillit être interrompue faute de compréhension des catégories et des significations culturelles à l’oeuvre dans la rencontre entre marins et sociologues [33].

L’échange sur le marché en tant que tel n’échappe pas aux contingences du temps et aux historicités qui le déterminent culturellement : il s’agit toujours d’un « dialogue symbolique entre des catégories reçues et les contextes perçus » [34]. Les temporalités qui participent de l’échange sur des territoires et en des temps aisément appréhendables, connus et reconnus par les acteurs sociaux autorisent donc des formes de prestations sociales totales et d’actions qui font sens [35]. En retour, ces formes de l’échange marchand contribuent à la structuration des identités des acteurs notamment dans leurs dimensions de producteurs/consommateurs sur des espaces de circulation des marchandises et du sens qui leur sont familiers. Mais que se passe-t-il lorsque le territoire de l’échange se dissout réduisant l’échange à une simple opération sans chair, sans muscles et sans nerfs, juste une ossature sans même une sépulture ? Qu’advient-il de l’offre et de la demande lorsque le temps se distend, se contorsionne en ajoutant à l’immédiateté de l’échange des espaces/temps dans lesquels les acteurs sont réductibles à des signifiants « veufs de signifiés » [36] - pour emprunter une expression à D. Sperber - et finissent par disparaitre totalement dans l’espace du signe ?


Conclusion :
le paradoxe du clic immédiat

«Les mathématiques financières sont la technique de la gestion de l'argent ; et l'argent est l'abstraction du travail des hommes. S'il faut récuser les mathématiques financières, il faut récuser aussi le point de vue exclusivement technique et abstrait qui est au fondement de toute l'économie moderne et même de toute la représentation moderne de lui-même que l'homme s'est forgée. Or c'est ce que l'on ne fait pas : comme tous les phénomènes de nos sociétés, la crise financière actuelle n'est envisagée que comme un problème technique, susceptible d'être traité ou résolu par des mesures techniques, de nouvelles règles générales et abstraites, un nouveau mode d'organisation «qui fonctionnerait mieux», etc. On ne raisonne qu'en termes mécaniques, comme si les individus vivants étaient des particules élémentaires soumises à des lois, économiques ou autres, conçues sur le modèle de la physique galiléenne. Une civilisation qui n'envisage plus la vie que comme une série de problèmes techniques et fonctionnels se voue elle-même à la mort.(…) Notre vrai problème est de retrouver le réel, c'est-à-dire d'abord notre vie intérieure, qui est la source de toute activité humaine, mais que ni la technique ni l'économie politique ne peuvent voir. » [37]


En lisant les propos de L. Lafforgue, dont nous rapportons un extrait en citation ci-dessus, il semble que l’incompréhension première des fluctuations des marchés financiers et les commentaires des experts pour la décrire, ainsi que nous l’avons fait remarquer au début de notre article, viennent proposer ici une ouverture vers une élaboration du sens en renforçant notre propos. Si le marché local [38], régional, national voire international peut se dessiner plus ou moins clairement dans les représentations des acteurs économiques, il n’en sera pas de même, à notre avis, des marchés liés à « l’économie virtuelle » et financière. « La carte n’est pas le Territoire » écrivait G. Bateson [39] et lorsque « les relations sociales commencent à échanger leurs signes » [40], il faut observer et comprendre derrière, les hommes qui mettent en oeuvre ces techniques des sciences de la finance et de la gestion.

Le face à face du Trader avec ses cartes et ses outils sur un marché où les signes se sont substitués à la figure de l’Altérité, celle de l’entrepreneur économique, en créant un vide, autorise par une approche inductive des décisions qui ne concerneraient plus les hommes puisque désormais absents de ces nouveaux territoires et des ces nouvelles temporalités économico-financières et cybernétiques. Le trader n’est pas un cosmonaute des marchés même si en un clic il peut faire disparaître les sociétés et les hommes pour être pris dans l’ivresse et le vertige mathématique d’espaces absolus dont il se prétend pionnier. Les signes et les objets se seraient émancipés de leur créateur en réduisant à néant le lien social et les sens premiers de l’échange. Il suffit d’un simple geste sur un clavier pour acheter, vendre où transférer des marchandises et des fonds, établir des fortunes ou pire ruiner des économies et ceux qui y participent. Le joueur [41] ou le trader est seul, face à lui-même, dans l’univers cybernétique du jeu des échanges qui s’effectuent sur un marché difficilement circonscrit sauf par son imagination ce qui laisse la part belle à l’aléatoire, à l’incertitude et au « mal de l’infini » pour emprunter une citation à M. Weber. Mais comme dirait le poète Lamartine « Objets inanimés avez-vous donc une âme… ? », car le marché et l’économie réelle viennent avec force se rappeler à la conscience des hommes par l’émergence violente dans la vie des hommes des signifiés initialement évacués par ce que Sahlins a appelé une « structure de la conjoncture » [42], c'est-à-dire l’irruption de l’histoire et de la culture dans un contexte pragmatique dont le lot se résume en subprimes, fermetures d’entreprise, chômage, etc.

Nous avons tenté en parcourant les auteurs et en posant des hypothèses de montrer comment les sciences humaines et plus particulièrement la sociologie et l’anthropologie, pouvaient penser la notion marché, et par ricochet, la crise actuelle des marchés financier, en établissant de l’ordre là où semblait régner le désordre. Bien entendu ces réflexions ne sont que des pistes de recherches non exhaustives d’autres approches qui ne feraient pas l’économie de l’Humain à propos de pratiques sociales dont il est au centre et non à la périphérie comme on voudrait le croire.



[1] Professeur des universités, Université Pierre Mendes-France Grenoble II. Laboratoire EMC2-LGG.

[2] J’ai choisi cette émission en exemple car je suis tombé dessus par hasard mais l’actualité est pleine de ce type de débats du moment avec tous les économistes de France venant nous expliquer « la crise ». Les invités ce jour sont : Laurence Fontaine pour L'économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l'Europe préindustrielle. Gallimard, 2008 ; Philippe Chalmin, économiste pour Le Making of de l’économie, Editions Perrin, 2008 ; l’économiste Denis Clerc pour La France des travailleurs pauvres chez Grasset, « Mondes vécus », 2008 ; Frédéric Bedin chef d’entreprise ; Willy Pelletier, sociologue, coordinateur général de la fondation Copernic ; Patrick Villemin, écrivain pour son roman Classement vertical, éd Anne Carrière, 2007.

http://ce-soir-oujamais. france3.fr/index-fr.php?page=emission&id_rubrique=377

[3] Dufoulon S, « Le prix de la voyance ». Revue du MAUSS. n°10,2eme semestre 1997. 290-307.

[4] Mauss M., Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 195O, réed. 1991. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5] Swedberg R., “Markets as Social Structures” in Smelser N. et Swedberg R., Handbook of Economic Sociology, Princeton et New York, Princeton University Press, Russel Sage Foundation, pp. 255-283. 1994 ; Trompette P, Boissin O., « Entre les vivants et les morts : le marché des pompes funèbres », Problèmes économiques - n° 2695, 10 janvier 2001

[6] Sur le rôle de la confiance notamment dans la relation entre avocats et clients, on peut lire avantageusement : Karpik L., Les avocats, entre l’Etat, le public et le marché. XIIIe – XXe siècle, Paris, Gallimard, 1995.

[7] Condominas. G., L'espace social à propos de l'Asie du Sud-Est, Paris, Flammarion, 1980.

[8] « Pour comprendre convenablement un fait social, il faut l'appréhender totalement, c'est à dire du dehors comme une chose, mais comme une chose dont fait cependant partie intégrante l'appréhension subjective (consciente et inconsciente) que nous en prendrions si, inéluctablement hommes, nous vivions le fait comme indigène au lieu de l'observer comme ethnographe » Lévi-Strauss, in Mauss M., Sociologie et anthropologie1950 : XXVIII, op cit.

[9] Sur ce dernier aspect nous pensons plus précisément aux Systèmes d’Échanges Locaux (SEL) étudiés notamment par : Calmettes M.-H « Paradoxe des représentations du travail : Le cas des systèmes d'échanges locaux (SEL) » 1997, no 132, pp. 119-128. INIST-CNRS. 2008

[10] Sociologie et Anthropologie, op cit, pp 142-279 et pour la Kula plus précisément p. 175. Il s’agit d’un commerce intertribal et intratribal qui s’étend sur toutes les îles Trobriand, les îles d’Entrecasteaux et les îles Amphlett en Mélanésie. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[11] Malinowski B., Les argonautes du Pacifique occidental, Paris: Éditions Gallimard, (1922). Traduction française: 1963. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[12] On peut lire à ce sujet : Dufoulon S., « les religions d’Europe et le risque nationaliste », in Religious Frontiers of Europe, Eurolimes, Journal of the Institute for Eurogional Studies, Volume 5, Spring 2007, pgs. 189, Oradea University Press.

[13] Bien que notre analyse nous apparaisse performative sur d’autres échelles telles que le Pays et la Nation.

[14] Hatchuel A., « Les marchés à prescripteurs. Crise de l'échange et genèse social ». Communication au colloque de l'ADSE, L'inscription sociale du marché, 1992 : « C'est ainsi que pour pouvoir penser un principe de l'échange avec une description la plus limitée possible de ce qui s'échange, il faut avoir recours au jeu d'une hypothèse forte que l'on peut de façon grossière énoncer ainsi en prenant par commodité le point de vue de l'acheteur ou du demandeur : l'acheteur dispose d'un savoir qui lui permet de se représenter au moins trois éléments : la chose ou la prestation acquise, son mode de jouissance ou d'usage, l'appréciation qu'il porte sur cet usage ou cette jouissance ».

[15] Rappelons-nous que nombre d’emplois disponibles en quantité significative ne sont pas référencés par l’ANPE mais sont connus et occupés par le « bouche à oreille ».

[16] Karpik Lucien., « L'économie de la qualité » in Revue Française de Sociologie, XXX, n°187-210, 1989.

[17] Une "économie de la qualité" se caractérise par le fait que, pour des clients qui assignent la priorité à la qualité du "produit" - ici de la prestation -, celui-ci se présente comme une promesse, c'est-à-dire que ses qualités "sont partiellement incommensurables" et que la réalisation de la valeur d'usage est en partie différée dans le temps.

[18] C’est en effet typique des replis identitaires de type nationalistes ou régionalistes.

[19] Malinowski, Les argonautes du Pacifique occidental, op cit. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[20] Sociologie et anthropologie, op cit., p. 151. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[21] Tarot C., De Durkheim à Mauss. L’invention du symbolique, Paris La Découverte/M.A.U.S.S. 1999.

[22] Tarot C., in idem, pp 608-610.

[23] Tarot C., in idem, p 608.

[24] Tarot C., in idem, p 609.

[25] Sahlins. M., Age de pierre, âge d'abondance, Paris, Gallimard, 1972.

[26] C’est un des mérites de K. Marx d’avoir observé et analysé comment se réalise cette production de masse avec la réduction de la part de l’humain dans le métier et la mise en exergue de l’aliénation in Le Capital, Livre I Chap. XV.

[27] Tarot C., in idem, p 609.

[28] Tarot C., in idem, p 608.

[29] Sahlins. M., Des îles dans l'histoire, Paris, Seuil, 1989.

[30] Sahlins M., Des îles dans l’histoire, op cit, p 115.

[31] « L’évènement se déroule à deux niveaux : comme action individuelle et comme représentation collective ; ou mieux comme la relation entre certaines histoires de vie et une histoire qui est au-delà et au-dessus ce celles-ci, l’existence des sociétés. » in Des îles dans l’histoire, op cit, p 117 et p 158.

[32] J’emprunte à H. Becker le concept de « monde » cité à propos des mondes des musiciens de jazz : Les Mondes de l'art, Flammarion, Paris, 1988 (éd. originale 1982).

[33] Ceci est vrai pour toute recherche qui implique ce que Sahlins nomme « le risque des catégories dans l’action » (op cit p150). Voir la description méthodologique d’une telle rencontre et de ses effets : Dufoulon S, Trompette P, Saglio J., « Marins et sociologues à bord du Georges Leygues : interactions de recherche », Sociologie du Travail, n°l vol 41, janv-mars 1999. 5-23.

[34] Sahlins M., Des îles dans l’histoire, op cit., p 151.

[35] On peut lire un exemple de la manière dont les marins de la Marine nationale mobilisent des formes de temporalités au travail distinctes en fonction des dimensions identitaires et des référents culturels qui les construisent dans différentes situations, in Dufoulon S, « Culture marine et Temporalités sociales », Ethnologie Française, 2000-3.

[36] Sperber. D., Le symbolisme en général. Paris. Hermann. 1974.

[37] In Le Figaro «Notre vrai problème est de retrouver le réel» par Laurent Lafforgue Professeur à l'Institut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES) et récipiendaire de la Médaille Fields 2002. Propos recueillis par Anne Jouan 30/10/2008|.

http://www.lefigaro.fr/sciences/2008/10/29/01008-20081029ARTFIG00562-notre-vraiprobleme-est-de-retrouver-le-reel-.php.

[38] Un exemple de marché local : Garcia-Parpet M. F., 1986. « La construction sociale d’un marché parfait : le marché au cadran de Fontaines-en-Sologne », Actes de la recherche en sciences sociales, 65, pp. 2-13.

[39] Bateson. G. & Bateson. M. C., La peur des anges. Vers une épistémologie du sacré, Paris, Seuil, 1989.

[40] Sahlins M, Des îles dans l’histoire, op cit p 116.

[41] Ici je ne peux m’empêcher de penser au magnifique texte de J. Baudrillard sur la façon dont le joueur s’affranchit des limites du jeu à l’intérieur d’un cadre délimité par les règles, in Baudrillard. J., De la séduction, Paris, Denoël, 1979.

[42] « Une « structure de la conjoncture » : un ensemble de rapports historiques qui reproduit à la fois les catégories culturelles traditionnelles et qui leur donne de nouvelles valeurs à partir de leur contexte pragmatique (…) « « Une structure de la conjoncture » entendue en ce sens est un ensemble situationnel de relations qui se cristallise à partir des catégories culturelles à l’oeuvre et des intérêts des acteurs. » in Des îles dans l’histoire, op cit., pp. 131-141.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 21 novembre 2011 7:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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