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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'une conférence de de Serge Dufoulon, “Développement durable: analyse sociologique de la domestication de l’environnement.” Texte d’une conférence prononcée à la 15e Conférence internationale du Réseau PGV tenue à Bratislava, en Slovaquie, les 10-11 septembre 2009. Texte publié dans la monographie sous la direction de Claude Martin et Jaroslav Kita, Les défis du développement durable: politiques industrielles et commerciales dans l’Union européenne. Travaux scientifiques du Réseau PGV, Université de Gre-noble, 2009. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 12 novembre 2009 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Serge DUFOULON[1]

Développement durable: analyse sociologique
de la domestication de l’environnement
”.

Texte d’une conférence prononcée à la 15e Conférence internationale du Réseau PGV tenue à Bratislava, en Slovaquie, les 10-11 septembre 2009. Texte publié dans la monographie sous la direction de Claude Martin et Jaroslav Kita, Les défis du développement durable politiques industrielles et commerciales dans l’Union européenne. Travaux scientifiques du Réseau PGV, Université de Grenoble, 2009.

Résumé / Abstract
Introduction
I.   Naissance du Féminin et domestication de l’environnement
II.  Les années femmes
III. Habitus, consommation et développement durable
Bibliographie indicative


RÉSUMÉ

Peut-on établir une relation entre développement durable et émergence des femmes sur la scène économique, politique et sociale ? Il semble que ce fut déjà le cas au Néolithique. Femmes innovatrices sociales et développement durable sont liés dans une évolution qui laisse supposer que les problématiques environnementales sont intrinsèquemetn liées à la condition féminine.

Mots clés : Développement durable, Nature, Femmes, Feminisme, Genres, Néolithique, Consommation

ABSTRACT

Can one establish a relation between sustainable development and emergence of the women on the economic, political and social scene? It seems that it was already case in the Neolithic period. Social innovative women and sustainable development are bound in an evolution which lets suppose that environmental problems are bound to feminine condition.

Key words : Sustainable development, Nature, Women, Feminism, Gender studies, Neolithic, Consumption


INTRODUCTION

Un des aspects du travail intellectuel consiste à rendre compte de l’évolution des travaux dans notre discipline, de les commenter, les expliciter et en rendre compte : travail nécessaire s’il en est mais cependant sans mise en danger majeur et sans jubilation intérieure. Cette tâche, une fois réalisée établit de la clarté et procure le sentiment chaleureux du devoir accompli. Tout chercheur sait aussi combien l’intuition et la passion pour les choses de l’esprit peuvent-être à l’origine de la pensée construite. Parfois, il est un autre aspect de notre travail, plus périlleux mais, Oh combien exaltant, qui nous entraîne sur les vagues de l’esprit pour y surfer sur la pensée en tentant d’y dessiner les figures les plus libres et en appliquant les styles les plus envolés suscitant en une fulgurance, une réelle jouissance intellectuelle. Comme la plupart des mes collègues, j’ai éprouvé ces émotions et ces ressentis qui me guident aujourd’hui dans la présentation de cette communication. Ce texte se présente davantage comme la volonté d’exprimer modestement des intuitions, des pistes de recherche et des hypothèses de réflexions sociologiques à partir d’éléments théoriques forts au carrefour des disciplines plutôt que comme des certitudes concernant le thème abordé et le bricolage des idées.

Peut-on établir un lien entre la libération des femmes et l’apparition du concept de développement durable ? Ce serait quelque peu audacieux, mais je rappelle que c’est à la révolution des symboles et au « féminin sacré » que J. Cauvin (1994) attribue l’essentiel de la révolution néolithique… Après tout il n’y a que 10.000 ans qui nous sépare de ce moment où vivaient nos ancêtres… Osons donc cette comparaison hypothétique au risque de nous égarer. Les préhistoriens ont désigné le néolithique [2] comme une période paradigmatique de l’histoire de l’humanité, d’où l’appellation depuis Gordon Childe[3] de « révolution néolithique » pour caractériser ce moment singulier qui s’étire sur plusieurs millénaires. Au cours de cette longue période, les relations de l’Homme à son environnement se transforment radicalement : de chasseurs-cueilleurs, prédateurs parmi les prédateurs, les hommes vont peu à peu se regrouper, se sédentariser, pratiquer l’agriculture et l’élevage. Nécessité environnementale dans la quête et la gestion des ressources naturelles ou comme l’affirme l’archéologue Jacques Cauvin « révolution des symboles » et apparition de la Femme dans l’art comme incarnation du sacré qui seraient à l’origine de la « révolution néolithique » ? Ce nouveau rapport de l’Homme à son environnement, cette mise en production du monde pourrait être donc induit par l’émergence du féminin dans les symboles et les représentations selon la thèse de Jacques Cauvin.

Curieuse façon de procéder par ce « détour » anthropologique, comme dirait Georges. Balandier (1984), que d’aller chercher des corrélations entre les représentations de l’environnement au néolithique et le XXème siècle pour tenter de comprendre comment émerge le concept de « développement durable » (Mancebo, 2008). Pourtant, comme l’écrit Jacques Cauvin :

 « Très peu de temps sépare en effet, à l’échelle de la chronologie de notre espèce, les premiers villages agricoles des premières civilisations urbaines, puis industrielles. Si l’on admet que dans notre domination de la Terre, le tournant décisif a été pris au Néolithique et que de ce tournant nous sommes les héritiers et le produit direct, c’est là que nous devons faire remonter notre “histoire”. » (Cauvin, 1994 :13)

Ce dialogue entre Préhistoire et Histoire devrait nous amener à réfléchir à l’émergence de ce concept en 1987, un autre moment paradigmatique du rapport de l’Homme à son environnement. Rappelons qu’en 1972 à Stockholm, au sommet des Nations Unies pour l’Homme et le Développement débutent les politiques environnementales qui nourriront l’émergence du concept de « développement durable » par la suite. Chacun s’accordera ici sur l’urgence que représentait à cette époque et aujourd’hui encore l’état de l’environnement global et donc la nécessité pour les Etats-Nations de répondre par des politiques publiques incitatives voire coercitives à ces préoccupations légitimes. Pourtant une telle vision utilitariste et matérialiste ne nous satisfait pas entièrement en présentant les caractéristiques en termes de causes-effets ou questions-réponses sans considérer la complexité du réel, des représentations et des pratiques sociales. Un évènement, nous semble-t-il, important, s’est produit dans ces années là : « la révolution féministe » des années 1970 ! Evènement isolé et unique ? Peut-être pas tant que cela au regard des travaux de Jacques Cauvin !

Quel est l’intérêt de ce questionnement, au regard du développement durable, de tenter de relier des temps et des espaces historiques et sociaux très éloignés ? Il nous semble que l’intérêt réside dans la manifestation vigoureuse du féminin dans les deux cas du Néolithique et des années 1970-80. C’est effectivement, alors qu’apparaît une nouvelle représentation de la relation Homme-Nature qui s’exprimera dans une mise en gestion et en comptabilité de l’environnement (comme celle qui débuta au néolithique ?) que la révolution féministe battra son plein. Nous tenterons de montrer qu’un « certain imaginaire féminin » s’exprimant au cours de cette période ne serait pas étranger à ces nouvelles formes de représentations de l’environnement. Effectivement, il est avéré qu’une majorité de femmes accède au marché du travail dans les années 1970 et à la consommation de masse ; les différents lieux de pouvoir et de décisions institutionnels se féminisent [4] peu à peu tandis que les identités masculines se nuancent, etc. Pourtant aujourd’hui, nombreux sont celles et ceux qui considèrent que les libertés gagnées par les femmes sont en régression ou encore que la révolution féministe n’a pas réellement eu lieu. Le mouvement de libération n’aurait pas permis une expression singulière et en propre d’un imaginaire féminin distinct mais bien plutôt la revendication d’un égal accès aux méandres d’une représentation masculine de la société et de son environnement : soit aux avantages et aux travers qui étaient ceux des hommes quand ce n’est simplement à d’autres types d’aliénations. Si tel était le cas, on peut douter de l’efficacité à terme du développement durable car ce concept ne représenterait qu’une partie en creux d’une humanité toujours aliénée.


I – Naissance du Féminin
et domestication de l’environnement

Dans leurs travaux les préhistoriens relatent comment l’Homme se détache peu à peu de son environnement en renonçant à son état de prédateur naturel. De la civilisation natoufienne [5] qui précéda et prépara la néolithisation de cette région du Proche-Orient à « la révolution néolithique » 9000 av JC, les humains se sont sédentarisés en se regroupant en communautés villageoises et développèrent la technologie des futurs paysans. Mais comme le dit Jacques Cauvin :

« Ces outils nouveaux n’impliquaient en rien que leur utilisation ne devint agricole, pas plus que la sédentarité n’est une condition absolue de l’agriculture puisqu’on la verra plus tard pratiquée dans un contexte de semi-nomadisme. Ce type de développement ne nous dévoile en fait aucune impulsion dynamique du changement. Si on n’y était pas contraint, il fallait « vouloir » changer. Une telle volonté n’a pu venir que de cette zone du psychisme collectif d’où émergent nos insatisfactions et où s’élaborent les transformations de la culture, qui n’ont pas forcément des raisons économiques pour fondement. » (1994 : 92)

Cependant, durant cette époque qui infléchit à jamais les civilisations à venir, l’art était essentiellement zoomorphe, art naturaliste ou schématique, les animaux étaient les représentations majeures des artistes du natoufien. Les anthropologues connaissent l’importance de l’art en ce qui concerne les relations symboliques entre l’homme et son univers, et la façon de le représenter. Entre 10 000 et 9000 av JC, l’humanisation de l’art va se développer et notamment par l’apparition de figurines et de statuettes représentant des formes et des personnages féminins. Ce serait la première expression de l’Humain dans l’art, l’humanité féminine. Les représentations du Taureau ainsi que les vestiges de ces animaux dans l’environnement humain seront également très présents. La Femme et le Taureau, deux figures symboliques indéniablement liées dans un destin qui verrait l’une incarner le principe féminin tandis que l’autre serait lié au masculin et cela jusqu’aux religions préhelléniques en Méditerranée orientale. Les préhistoriens retrouveront des fresques peintes, des hauts reliefs dans des ensembles architecturaux ainsi que des statuettes qui feront état de la diffusion de ces symboles dans tout le Néolithique du Proche-Orient. Déesse-mère naturellement féconde, prodigue et civilisatrice versus force brutale et énergie incontrôlée, virile et puissante, ce sont là, les traits pour les historiens d’un culte de la divinité féminine qui « dominera le panthéon oriental jusqu’au monothéisme masculin d’Israël » (Semenescu,2008).

Comme le fait remarquer un autre éminent archéologue et préhistorien, Dan Semenescu dans la foulée de Jacques Cauvin, les statuettes féminines et les figures géométriques symbolisant le féminin ont précédé le Néolithique au Proche et au Moyen-Orient et elles existaient en Europe du Sud-Est depuis déjà 20 millénaires : changement climatique et réchauffement, explosion de la vie et multiplication des espèces animales et végétales, pour les Hommes perception d’une vie sacrée et d’une nature au visage de Femme ? L’auteur nous fait remarquer que cette apparition du Féminin va se manifester également dans la construction de l’habitat qui établira une « analogie entre le corps de la femme, le vase et la maison tous trois symboles du sacré en tant que réceptacles de la vie » (2008 : 21). Surprenant que de découvrir un tel degré d’élaboration de la pensée symbolique à une époque à la fois si lointaine et si proche ! Continuons à rassembler les éléments de compréhension qui nous font découvrir au gré des fouilles archéologiques cette émergence spécifique du féminin. Dan Semenescu nous décrit des villes :

« Mais outre les maisons, des localités de plus de 2500 habitations (Cucuteni, Ukraine), souvent à deux étages, s’organisaient en formes circulaires, elliptiques ou en quadrillage avec des rues parallèles, mais sans présenter un lieu de pouvoir. Cette structuration géométrique peut être considérée comme une forme d’urbanisme, et ces localités de plus de 20000 habitants nous les avons nommées des Villes-Vie d’après la conceptualisation du principe sacré de la Vie présent dans la culture néolithique. » (2008 : 22)

Cette culture raffinée du féminin aurait duré plus de trois millénaires (du VIIème au IVème av JC). Les arts, l’architecture, les modes de production et de rapport à l’environnement, les rapports sociaux, tout semblait se fondre dans un culte voué à la Vie et à la Femme. En ce sens, la domestication de l’environnement par la « révolution Néolithique » prend tout son sens car il s’agit bien de la mise en ordre de la nature comme foyer et source de vie par l’émergence d’un ordre culturel caractérisé par la dominance du Féminin qui pourrait prendre pour figure celle de la déesse de la mythologie grecque du foyer Hestia. Il semble que l’entreprise de domestication de l’environnement humain ait débuté sous des formes qui se voulaient respectueuses de la Vie, peut-être déjà les prémisses d’un développement durable qui ne serait formalisé à nouveau que quelques millénaires plus tard

« Cette culture a été anéanti par l’arrivée des peuples guerriers avec une structure sociale hiérarchisée et une religion basée sur le principe masculin de la divinité. Un principe masculin s’est alors emparé de l’espace de la Ville-Vie pour le transformer en espace de pouvoir la Ville-Autorité. La géométrie, science de la Vie, avec la ville espace de vie, est devenue science sacré du Pouvoir /Autorité. Le détournement de la Ville-Vie, une véritable rupture dans l’histoire, s’accompagne aussi de discours autoritaires qui devient le sens des mythes fondateurs, en tant qu’idéologie compensatoire d’une usurpation.La ville est toujours lié au sacré mais un sacré masculin autoritaire, maître des lieux » (2008 : 22)


II - Les années femmes

L’histoire de la mise en forme de la nature est fortement imprégnée par les idées des mouvements sociaux, politiques et philosophiques qui ont pensé cette relation de l’Homme à son environnement, pour parfois proner un authentique retour à la nature. Depuis Jean Jacques Rousseau et bien avant, sous l’antiquité, bon nombre de philosophes et de mouvements sociaux ont la plupart du temps eu à penser l’environnement, la place des femmes dans la société et l’expression de la sexualité en relation avec l’éducation. L’histoire des droits des femmes[6] est intéressante pour aborder notre objet concernant le développement durable car elle est toujours liée aux innovations démocratiques et sociales. Pour exemple à propos d’éducation, nous citerons L’Emile (Rousseau, 1762),

« De la bonne constitution des mères dépend d'abord celle des enfants; du soin des femmes dépend la première éducation des hommes ; des femmes dépendent encore leurs mœurs, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d'eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu'on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s'écartera du but, et tous les préceptes qu'on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre. ».

À propos de femmes et nature, on peut penser en Allemagne au mouvement du Lebensreform [7]. Effectivement, les femmes ont toujours été présentes dans les activités sociales et domestiques des sociétés bien qu’elles aient rarement eues au cours des siècles la reconnaissance liée à leur rôle.

En ce qui concerne notre objet, la période de l’après 1945 jusqu’aux années 1980 est particulièrement significative d’une montée en puissance des mouvements féministes et des revendications des droits des femmes. C’est dès 1956 que se crée l’association « Maternité heureuse » qui souhaite voir les femmes pouvoir user de contraception et choisir ou non d’enfanter, association qui deviendra le Mouvement Français pour le Planning Familial en 1960. On peut aussi constater que c’est dans les années 1960 que les femmes arrivent massivement sur le marché du travail[8]. Une progression qui s’affirmera dans les années 1970 et qui se poursuivra jusqu’à nos jours. Les femmes raisonnent dorénavant en termes de carrière au même titre que les hommes mêmes si de nombreuses inégalités tant sociales que salariales demeureront. À cette époque se développent les idées et mouvements féministes qui verront en 1973 la création du Mouvement pour la Libération de l’Avortement et de la Contraception (MLAC), qui fédère le Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF), le Groupe information santé (GIS [9]), le Mouvement pour la libération de la Femme (MLF), des syndicats et des mouvements d’extrême-gauche. N’ayons nul doute que dans les mouvements sociaux et les émeutes de 1968 en France et dans le monde, la sexualité en général et la libération des femmes en particulier tenaient une place conséquente. Rappelons que ces années là, le retour à la nature et la liberté sexuelle tenaient une place importante notamment dans l’idéologie des mouvements hippies héritiers des auteurs tels que : David Henry Thoreau, Aldous Huxley, Timothy Leary, Allen Ginsberg, Jack Kerouac, etc., qui ont inspirés « la Beat Génération » aux Etats-Unis et trouvèrent des échos en Europe jusqu’à la fin de la guerre du Vietnam en 1969. Les gens qui se réclamaient de ces mouvements transformationnels affichaient, pour la plupart, les signes de ce qu’il est convenu de nommer « féminité », qui envahissaient peu à peu l’ordre politico-social masculin traditionnel : cheveux longs, bijoux, maquillage ou parures corporelles, naturisme, vêtements amples unisexe, etc. La génération hippie a bouleversé la musique, l'art. Elle a souligné l’importance de l'écologie, de l'action humanitaire, du pacifisme, et de la libération sexuelle et du féminisme, autant de symboles et de domaines liés à la révolution de la culture et des mœurs. On peut, à juste raison, penser que ces mouvements ont nourri directement ou non l’émergence du féminisme.

Les régimes matrimoniaux sont réformés en 1965 et les femmes peuvent enfin exercer librement une profession et disposer de leurs biens personnels. En 1970, le père n’est plus le « chef de famille ». Le 17 janvier 1975 est promulgué la loi Veil, qui suspend partiellement l’article 317 du Code Pénal pour 5 ans, autorisant ainsi l’avortement sous certaines conditions, ce qui autorise de fait la séparation d’une sexualité féminine liée à la procréation et la liberté sexuelle pour les femmes. Le divorce par consentement mutuel est instauré en 1975. Ces quelques éléments historiques permettent d’appréhender comment se transforme en très peu de temps la vision classique de la femme-épouse-mère vouée par nature à procréer et materner et celle d’une femme autonome ayant les mêmes droits d’accès au travail et de maîtriser son corps et sa jouissance que les hommes.

Cependant, une question importante reste en suspens : y-a-t-il une spécificité de ce que l’on pourrait appeler un « imaginaire féminin » qui se serait exprimé pendant ces années de montée en puissance du féminisme ? Il semble que la réponse ne soit pas évidente. La démonstration qui précède fait apparaître davantage le déclin des éléments symboliques, économiques et sociaux masculins qui gouvernent le monde plus qu’une identité féminine avérée qui chercherait à vivre son autonomie. D’ailleurs, bien souvent l’histoire du féminisme comme celui des droits des femmes font état de revendications égalitaristes, en creux, à propos des hommes et des femmes plutôt qu’une réelle préoccupation féministe de vivre « différamment » ce que serait une « vie de femme » dans ses diverses modalités d’expressions.

« Nous avons ainsi identifié intuitivement les thèmes qui allaient rester les grandes articulations problématiques du féminisme : le travail, y compris domestique, la politique, le corps et la sexualité – y compris l’homosexualité –, le langage, la création, les violences, la maternité, (…) Il est vrai que le caractère passionnant du féminisme était, et reste pour moi, lié à ce projet premier : dessiner le paysage de la liberté plutôt que d’en définir les objets. L’insurrection ou si on préfère la déconstruction plutôt que l’institution. » [10]

C’est à ce niveau de notre analyse que nous supposons, pour les femmes des années 1960-1970, la difficulté de penser leur existence hors d’une matrice inconsciente qui s’articulerait encore : autour du foyer, du couple – homosexuel ou hétérosexuel – et d’une quête de reconnaissance identitaire accordée par la sphère économico-social et notamment le travail, soit une certaine relation à leur environnement au sens large :

« Un tel itinéraire n’a pas été sans conflits, intellectuels ou passionnels, mais le souci d’avancer ensemble l’emportait. On ne peut oublier que si le monde établi fonctionne avec ses règles, son ordre, ses institutions, ses places, nous avions quant à nous à inventer les formes de nos rapports, les règles d’une sociabilité nouvelle non balisée par l’institution. La question du lien entre femmes, ou féministes, reste d’ailleurs à mon avis encore à penser. » [11]

Les femmes sont encore à ce jour sous-représentées dans les élites sociales et beaucoup reste à faire encore pour assister à une véritable parité des femmes dans nos sociétés qui conduirait à une égalité avec les hommes permettant qu’elles se pensent comme individus spécifiques. Mais la crise actuelle du capitalisme réserve parfois bien des surprises comme ce fut la cas de la «révolution des casseroles» en Islande qui vit la nomination le 1er fèvrier 2009 de la sociale-démocrate Johanna Sigurdardottir, Première Ministre femme homosexuelle et également de deux femmes à la tête des deux principales banques islandaises, aujourd'hui nationalisées.


III – Habitus, consommation
et développement durable

Nous avons fait le constat que la gestion de l’espace notamment au néolithique pouvait s’effectuer selon des critères ou principes qui seraient féminins ou masculins. Nous avons établi que l’égalité des femmes avec les hommes était en forte progression du moins dans les intentions quand ce n’était dans les actes. De même, nous constatons que l’émergence du développement durable peut avoir des relations avec une certaine conception de l’environnement, ici une gestion domestique qui serait liée au féminin et au foyer. Dans le même temps, nous faisons l’hypothèse de l’absence d’un imaginaire féminin en propre mais bien plutôt de l’expression d’un imaginaire féminin domestique en position d’inégalité et de revendication par rapport au masculin. Ces avancées citées plus haut dans la reconnaissance du féminin ne sont pas sans résultats : les habitus des hommes et des femmes se sont modifiés et les modes de consommation ont changé. C’est donc à notre avis dans la sphère de la consommation qu’il faut chercher les signifiants d’un succès constant de la progression de l’autonomie économique des femmes, de leur influence sur l’environnement et en même temps peut-être l’échec de leur libération, mais ce dernier aspect n’est pas notre objet ici.

La croissance de la vente des produits dits « citoyens » à savoir : écologiques, issus de l’agriculture biologique, du commerce équitable, etc., est un fait avéré et mesuré aujourd’hui. Soyons donc davantage sensible à la façon de consommer des hommes et des femmes et nous verrons comment peuvent se diffuser des valeurs liées au développement durable et à la bonne gouvernance qui a priori sont investies davantages par les femmes (Delpal et Alii, 2007).

« Parmi l'ensemble des motivations d'achat définies dans l'enquête du CREDOC, c'est l'intérêt pour les produits «engagés» qui différencie le plus les femmes. Ainsi, 58% des femmes se déclarent «beaucoup» ou «assez» incitées à l'achat d'un produit dont le fabricant soutient une cause humanitaire, contre 41% des hommes. Et 70% d'entre elles sont très attachées aux garanties écologiques, contre 57% des hommes. Le thème de l'écologie a donc beaucoup de résonance chez elles. Cela se traduit notamment par des achats plus fréquents de produits «verts», efficaces pour la protection de l'environnement (produits biodégradables pour le ménage, éco-recharges, papier recyclé ou produits de l'agriculture biologique). Ainsi, les femmes se montrent généralement plus réceptives que les hommes à la consommation citoyenne. De plus, leur attachement à la consommation engagée s'est fortement renforcé en quatre ans, alors même que l'intérêt des hommes s'est affaibli : pour les produits humanitaires l'écart de 17 points qui les sépare aujourd'hui n'était que de 9 points en 1995. Pour les garanties écologiques, l'écart actuel de 13 points n'était que de 5 points en 1995. Les hommes semblent se détacher, dans leurs actes de consommation, des valeurs environnementales, humanitaires. A l'inverse, les femmes ont davantage besoin de garanties mais aussi de donner un sens à leurs choix de consommation. » (Brousseau et Alii, 1999)

Depuis les années 70, la consommation des ménages a augmenté significativement dans tous les secteurs et plus précisément dans la culture et les loisirs tandis que le taux d’activité des femmes rejoignait quasiment celle des hommes sur un laps de temps très court. La plupart des agences de marketing profilent leurs produits en direction des femmes, par exemple les voitures, car elles sont devenues des consommateurs à part entière. Dans le même mouvement, les hommes débordent des formes de consommation exclusivement masculine en s’interessant à la mode, aux produits de beauté, au foyer, etc. On peut consulter sur le sujet P. Underhill (2004) qui tente de répondre à la question : pourquoi les hommes consomment de plus en plus comme les femmes ? On comprend, dès lors, que les habitus se modifient et dans le même mouvement, c’est le rapport à l’environnement qui change aussi.

Consommation des ménages par fonction depuis 1960
(millions de F. de 1980).

D'après diverses publications de l'INSEE et des Comptes nationaux.

 

1960

1980

1997

Alimentation

215 734

351 554

420 738

Habillement

63 412

120 714

120 089

Logement

93 937

287 562

453 028

Articles Ménagers

76 060

156 976

171 982

Santé

34 473

127 284

289 722

Transports

82 438

273 642

380 022

Loisirs

41 645

119 956

209 189

Autres

98 710

207 384

267 663

 

706 409

1 645 072

2 312 433


Alimentation: alimentation et tabac. Habillement: Habillement et chaussures. Logement: coût du logement, de l'eau, de l'électricité, du gaz et autres combustibles. Articles ménagers: Meubles, Appareils pour la cuisines la salle de bains et services domestiques. Santé: Visites et médicaments. Transports: Voiture, train, réparation auto, et télécommunications. Loisirs: Loisirs et culture. Autres: Coiffure, Bijoux, hôtels…

Cet exemple pour essayer de comprendre que c’est la consommation en pleine croissance depuis 1960 qui va être un des facteurs les plus importants d’uniformisation des marchés et de féminisation de la société tandis que le féminin n’a pas encore obtenu la reconnaissance qui lui est du notamment en terme d’égalité et d’identité propre. En ce sens, le développement durable initié par le développement du féminin, développé sur le terrain : des achats, de la table, de la gestion des déchets par les femmes devient quotidien. Aujourd’hui c’est une préoccupation de tous puisqu’au nom d’un principe supérieur il transcende les modes de consommation et les genres même si sa définition et sa mise en œuvre ne renvoie pas à une définition de la Nature au sens de Rousseau ou encore d’une Nature sauvage qui serait l’expression d’un masculin combattant (Mancebo, 2008 : 60).

Bien évidemment toutes ces hypothèses ouvrent des pistes de recherches qui demanderaient des réflexions plus profondes sur tous ces thèmes qui ne peuvent être détaillés dans une communication. Nous aurions pu aborder d’autres aspects encore afin de construire davantage notre démonstration : le fait que les divorces ont explosé dans la même période et qu’hommes et femmes sont de plus en plus astreints aux mêmes tâches domestiques car les gens vivent de plus en plus seuls ou en familles monoparentales ou encore l’accès des femmes en politique. Nous aurions pu citer l’augmentation des cosmétiques et de la chirurgie de comfort pour les hommes en évoquant les changements relatifs à la représentation du corps chez ces derniers, etc.

Enfin il semble que ces domaines du masculin et du féminin soient trop peu explorés tant sous l’angle de l’imaginaire que des représentations du réel ou des usages de l’espace et de l’environnement. La notion de genre a donc une valeur heuristique incontestable, dans la mesure où elle permet de définir des approches nouvelles, complémentaires de problématiques bien implantées dans les sciences humaines et sociales.

« Le féminisme est un vecteur prodigieusement fécond de lecture du monde, mais ce n’est cependant qu’un vecteur. Il me semble que j’ai écrit quelque part : il faut être féministe, mais il faut être plus que féministe : je m’en tiendrais momentanément là (…) Nous voyons bien, avec le recul, que nous avons produit des effets souterrains qui s’étendent en dehors même de notre maîtrise et du mesurable. Car le changement des signes et des symboles ne relève pas d’une décision brusque mais d’un lent travail souterrain. Une telle définition rend son importance à chaque démarche singulière, solitaire souvent, parfois déprimée par son apparente impuissance. Nous ne savons pas ce qui dans notre démarche est stérile ou fécond à terme : nous marchons, tant que nous pouvons. Chaque pensée, chaque mot prononcé avec rigueur compte pour le destin du monde commun. » [12]



BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

Cauvin J., Naissance des divinités Naissance de l’agriculture. La révolution des symboles au Néolithique, Paris, CNRS Editions, collection Empreintes, 1994.

Balandier. G., Le détour, Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1984

Brousseau A-D, Volatier J-L., « Femmes : une consommation plus prudente et plus citoyenne », CREDOC Consommation et Modes de vie, N° 137 - Septembre 1999.  http://www.credoc.fr/pdf/4p/137.pdf

Delpal F, Hatchuel G., « La consommation engagée s’affirme comme une tendance durable » CREDOC Consommation et Modes de vie, N°207 mars 2007. http://www.credoc.fr/pdf/4p/201.pdf

Dufoulon S, Trompette P, Saglio J., « Métiers militaires et identité féminine », in Les Champs de Mars, (C2SD), Paris, La Documentation Française, n°5,1er semestre, 1999. 5-31.

Guillaume C., Avant-propos, Sociologies Pratiques 2007/1, N° 14, p. 1-4. V CAIRN : URL.

Herpin N , Sociologie de la consommation, Paris, la Découverte, 2004.

Mancebo F., Développement durable, Paris, Armand Colin, 2008.

Maruani M., « L’emploi féminin à l’ombre du chômage », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°115, Décembre 1996, pp48-58.

Semenescu D., Apparition des Formes Urbaines Institutions Symboliques et Structures Matérielles au Sud-est de L'Europe, éditions Zeta Books, Bucarest, Romania. 2008.

Rousseau J.J, Émile ou De l'éducation, livre V. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

Underhill P, La science du shopping : comment le merchandising influence l'achat, Village Mondial , 2004



[1] Université Pierre Mendes-France, Grenoble II, Membre du GREG-Pays de Vysegrad, Chercheur au CSRPC-ROMA, Serge.dufoulon@upmf-grenoble.fr

[2] Globalement entre 10.000 et 3300 av JC.

[3] Gordon Childe était un archéologue australien connu pour avoir construit les expressions « Révolution néolithique » et « Révolution urbaine ».

[4] Voir par exemple nos travaux concernant la féminisation des navires de combat dans la marine nationale, in Dufoulon, 1999.

[5] Elle s’étendait sur tout le Levant, de l’Euphrate au Sinaï entre 12500 et 10000 av JC.

[6] Pilar Ballarin, Margarita. M. Birriel, Candida Martinez, Teresa Ortiz, Université de Grenade (Espagne), « Histoire des femmes et des mouvements féministes en Europe » in URL.

[7] En Allemagne et en Suisse au début du XIXe siècle, le Lebensreform était un mouvement réformiste critique de l'urbanisation et de l'industrialisation. Il appelait à un retour à la nature. Il semble qu’il influença de nombreuses communautés jusqu'au début du XXe siècle et apparaît comme précurseur du mouvement hippie des années 1960 aux États-Unis.

[8] En 1962 6,6 millions de femmes travaillaient hors foyer pour 13,2 millions d’hommes, en 1990 elles étaient 11,1 millions de femmes pour 14,2 millions d’hommes, in Maruani 1996.

[9] Le Groupe information santé (GIS) était composé d’étudiants en médecine en fin d’études et ou de jeunes médecins qui, proches de l’extrême gauche. Il combattait pour la libéralisation de l’avortement.

[10] Entretien avec Françoise Collin. Philosophe et intellectuelle féministe pp. 195-210, Florence Rochefort et Danielle HAASE-DUBOSC. Site : http://clio.revues.org/index1545.html . Françoise Collin fonda les Cahiers du GRIF (Groupe de Recherches et d’Informations Féministes) en 1973. Paragraphe 8 & 72.

[11] Entretien avec Françoise Collin, in idem, paragraphe 16.

[12] Entretien avec Françoise Collin, op cité pargraphe 76-77.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 14 octobre 2009 16:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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