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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Dufoulon, “Australie.” (2001). Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de A. Laplantine et A. Nouss, Métissages. De Arcimboldo à Zombi, pp. 93-97. Paris: Pauvert Éditeur, 2001, 633 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 24 novembre 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Serge DUFOULON

Sociologue, Directeur du Département de sociologie,
Université Pierre Mendès France, Grenoble.

AUSTRALIE”.

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de A. Laplantine et A. Nouss, Métissages. De Arcimboldo à Zombi, pp. 93-97. Paris: Pauvert Éditeur, 2001, 633 pp.

Le millenium de l'olympisme éclaire Sydney de tous ses feux. Sur tous les écrans de télévision de la planète sont diffusées les images de la splendide baie où en 1770, le Capitaine James Cook prit possession de l'Australie. Les médias ne tarissent plus d'éloge à propos de ce pays étrange et de son peuple métis, les Australiens. S'il est un lieu où se revendique et s'affirme haut et fort l'accent multiculturaliste des politiques en faveur des communautés ethniques, c'est bien cette île-continent qu'est l'Australie. En apparence, the lucky country, comme l'appelle les gens d'ici, voudrait bien donner sa chance à tous ceux qui foulent sa terre rougeoyante. Pourtant, après un séjour prolongé, une immense tristesse envahit le voyageur étranger sans qu'il ne sache bien identifier la source de ce mal qui le submerge comme un sanglot étouffé et le ronge insidieusement.

Des troupeaux de moutons, avec alentour quelques kangourous, paissent sur les vertes collines déboisées dont la monotonie accroît la somnolence du conducteur en route vers le Nord tropical. Les immenses rain forest n'ajoutent pas davantage de joie dans le cœur du pèlerin, tout au plus tant de beauté bouleverse et dissipe les doutes existentiels dans l'instantanéité d'un temps qui s'écoule au ralenti. On se surprend à vouloir hurler: « Bon sang qu'est-ce qui ne va pas dans ce pays? ».

Ici le « métissage » des espèces végétales et animales a détruit l'harmonie initiale du continent australien. En 150 ans, l'introduction successive d'espèces étrangères effectuées par les colons a bouleversé l'équilibre que les autochtones aborigènes avaient su préserver. Les mammifères : chevaux, buffles, chèvres, sangliers, chameaux, dromadaires, ânes, renards, chiens, chats, ovins et bovins, etc., ont proliféré et détruit quantité d'espèces de marsupiaux qui n'avaient pas de prédateurs naturels avant cette invasion planifiée. Ou encore, ils ont participé au ravinement, à l'érosion des sols et à la transformation des paysages. Le déboisement intensif, soit pour la création de nouvelles pâtures, soit pour l'exploitation du bois a contribué à la désertification du continent. Ce « métissage » animal et végétal expose l'Australie à des catastrophes écologiques majeures, et il semble difficile de faire marche arrière malgré les programmes d'éradication des vermins (les mammifères) et les volontés politiques d'utilisation rationnelle des ressources naturelles.

Il en est des humains comme de la nature : là encore le sentiment d'incomplétude et de triste absence domine. Le "pays du rêve" aborigène est devenu le lieu des fantasmes des classes moyennes. Ligotés à la périphérie des villes ou cantonnés dans les espaces désertiques du bush, la brousse, les aborigènes dans un "retour aux racines" tentent de retrouver une dignité que le vent de la colonisation a brisée. Humiliés, ils se sont vus nier toute existence jusqu'en 1988. C'est lors de l'année du bicentenaire australien que le gouvernement cessa de considérer l'Australie comme Terra Nullis avant l'arrivée des colons. Chez les aborigènes, le métissage est davantage la marque d'une perte, voire d'une infamie, que celle d'une acquisition et d'un enrichissement. Les black Fellows comme les nomment les Australiens blancs représentent les vestiges d'une civilisation qui amorça sa déchéance avec la colonisation. On peut les voir traîner dans les faubourgs des grandes villes ou encore dans les parcs liquidant leur passé dans l'alcool et la drogue.

 C'est dans cette relation entre bush et cities qu'on peut observer ce qui semble être un des facteurs constitutifs de la "conscience collective" australienne. Pour les gens du bush, il est inconcevable de vivre dans les cities, et c'est avec mépris et détachement qu'ils considèrent ceux qui y habitent qui leur paraissent trop superficiels, sophistiqués. Par opposition, le discours des citadins sur le bush et ses habitants est toujours emprunt de respect, et d'admiration mêlée d'inquiétude. Ainsi, les représentations, qui se manifestent dans les conversations en ville, sont : la frontière, le lieu d'absence de loi, sauvage et dangereux, où tout peut arriver, l'espace magique d'où l'on vient et où l'on aspire à retourner. On dit que dans le bush, tout est facile, les relations sociales y semblent limitées à leur simple expression ou "vérité". Il y a ici une opposition classique nature/culture, qui adopte en Australie une forme spécifique : le bush devient le creuset symbolique dans lequel s'aplanissent les différences ethniques. Chacun lui attribue un sens particulier, sans en exclure les autres, mais c'est par le bush que naît la solidarité et la régulation. Le bush est producteur de mythe, il invite au rêve et au voyage. Les autochtones, Aborigènes et familles de colons installées depuis plusieurs générations, y cherchent leur histoire, leurs racines. Les nouveaux migrants y voient un espace vierge qu'il faut investir pour les trésors qu'il recèle : l'or, le saphir, l'opale, l'exotique, la quiétude, etc. Tout déplacement dans le bush devient alors une épreuve initiatique. L'Australie, la "vraie", c'est le bush ! Et implicitement, c'est la reconnaissance de l'Aborigène comme idéalement adapté à l'environnement [1].

« Le métissage australien » a produit un mode vie curieux duquel ne s'exprime aucune originalité, aucune différence, aucune générosité. Tout ici est contrôle social et consommation :

- de la nature à travers les activités de plein air, les outdoor activities constitutives de ce mode de vie,

- de la culture qui est un simple divertissement,

- ou encore des êtres humains, qui remplissent des fonctions relevant d'une vision organique de la société.

L'expression de la norme sociale est à ce point prégnante, qu'il paraît difficile d'être soi-même ou d'être en contradiction avec l'idéologie dominante. Même la marge et les exclus, comme dans une société de castes hautement hiérarchisée ont pour fonction de montrer le chemin parcouru par ceux qui réussissent. Ceci est véritablement lisible chez les migrants qui parcourent dans la ville des itinéraires sociaux et symboliques visibles les éloignant davantage de leurs racines en les rapprochant du "rêve australien". L'inspiration des intellectuels et des artistes, écrivains, peintres, acteurs et poètes a pour point de départ ce mode vie middle class qui n'est jamais réellement questionné, faisant oublier alors aux chantres des muses la part maudite d'eux-mêmes qui constitue cette parcelle d'existentialité capable de leur permettre d'exprimer leur vérité, de les accompagner vers la connaissance et de les élever vers le Divin. En ce sens, on peut dire que l'expérience australienne pour le visiteur est une immersion dans le Banal, la Platitude ou pour le dire autrement le Vulgaire !

D'Est en Ouest, du Nord au sud, le voyageur rencontre les mêmes paysages, les mêmes gens, les mêmes valeurs sans relief. La mémoire ne garde pas d'autre sentiment que le vide, l'absence. L'amnésie est érigée en système : "We don't have any history, mate !" [2], répètent tristement les gens que l'on croise. Le métissage australien a mis la mémoire hors la loi pour atteindre à l'uniformité, à la conformation sociale. Réussir en Australie, c'est oublier d'où l'on vient et qui l'on était, sous peine de stagner dans les marges d'une société qui ne supporte pas la différence et l'Histoire. D'ailleurs, les lieux de mémoire renvoient à des évènements qui appartiennent aux Anglo-saxons de souche mais pas vraiment aux Aborigènes ou aux migrants. L'histoire australienne réfère davantage à des mythes collectifs transnationaux tels ceux qu'on peut voir à la télévision. Ainsi le passé et la tradition sont assimilés aux mines d'opale de Cooper Peddy, à la ruée vers l'or de Ballarat au Nord de Melbourne, le Far-West ; ou encore, Anzac Day ou le sang versé par les soldats australiens venus défendre l'Europe contre la Barbarie durant la seconde guerre mondiale. La modernité applaudit la sortie du film Crocodile Dundee et les exploits des jeunes équipes sportives australiennes. Mais combien sont ceux qui connaissent l'histoire trouble de ce pays qui pratiquait l'esclavage encore en 1908 dans le Queensland et vît les Aborigènes porter les fers aux pieds et aux mains, jusque dans les années cinquante pour le Western Australia ? Peu de monde en Australie… Il semble qu'ici l'Histoire ait enfanté des évènements de paillettes, à l'image de cette vie de consommation qui constitue le quotidien de la majorité des habitants du continent : Business, barbecue, party, beach… sont les leitmotiv de ces gens là. Les maisons, les objets, l'art et les gens prennent alors une allure de fragilité, de gadget sans couleur ni saveur. Les souvenirs proposés aux touristes comme les expériences de rencontre ont quelque chose d'illusoire, sans réel fondement. L'Histoire et les histoires de vie s'écrivent sur les stèles des cimetières comme dans un dernier effort pour restituer à chacun de la différence et de la profondeur au seuil d'une vie nouvelle qui épouserait enfin la terre de ce continent. Au fond, l'essentiel c'est bien l'absence : d'origines, de futur, des autres, de soi-même…

Les jours se déroulent au rythme d'un étrange présent dont le sens flotte sans amarres aucunes. La répétition monotone des moments, des lieux et des gestes confère l'illusion d'avoir aboli le temps. Les communautés d'humains traversées ne délivrent qu'un message, celui de la vanité d'une appartenance qui s'est jouée ailleurs, dans un autre temps, en d'autres lieux. Paradoxalement, dans ce "nouveau monde" qu'est l'Australie se présentent les conditions d'une liberté nouvelle qui s'échoue sur l'écueil de la mémoire occultée par les rêves de reconnaissance et d'ascension sociale des différentes catégories de citoyens australiens. Ce pays ne paraît pas encore habité ! A l'image des films catastrophes produits ici (les Mad-Max, par exemple), on trouve sur ce continent des communautés éparses qui ne se rencontrent pas encore car elles tentent tristement de se relever d'un cataclysme qui a englouti une partie de leur passé et de leurs traditions.

Cette description semblerait sombre si l’on n'évoquait la gentillesse des gens de ce pays et la fascination qu'exerce le vide des grands espaces sur le voyageur. Ici plus qu'ailleurs peut-être, on est ramené à soi-même dans le silence des liens sociaux, amicaux et familiaux qui s'entretiennent dans la vieille Europe, en Asie ou en Afrique. "Si on peut vivre huit mois en Australie, on peut vivre n'importe où !" énonce un dicton que les immigrants se transmettent. C'est vrai, la solitude est le lot des nouveaux arrivants, qui d'esseulés finiront, pour certains, par choisir d'être seuls. Alors, parfois lorsqu'on attend rien ni personne, on ressent la poésie qui émane de ces lieux désertés : du gigantisme de la nature, des plages et des falaises magnifiques, des déserts ocres et jaunes, du ciel flirtant avec la terre et de ces petites villes désuètes de l'intérieur. Le temps devient enfin un allié car on se ressent libre, libre de n'être que soi-même sans jamais se confondre avec les autres. D'un « métissage social » avorté, un individu peut naître à lui-même avec la conscience renforcée de son unicité. Le métissage qui s'opère est l'accouplement d'un homme avec une terre… En ce sens, on peut dire avec les Aborigènes que l'Homme habité appartient à la Terre et non l'inverse. L'Australie, c'est avant tout cela, un pays qui nous ramène en notre être à travers une longue méditation absente de pensées et d'angoisses.



[1] Les Aborigènes représentent 1% de la population totale environ soit 160000 individus.

[2] « Nous n’avons pas d’histoire mon ami ! ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 décembre 2008 10:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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