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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jules Duchastel, “Culture et contre-culture: idéologie et contre-idéologie”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand Dumont, Jean-Paul Montminy et Jean Hamelin, Idéologies au Canada français, 1940-1976. Tome II: Les mouvements sociaux — Les syndicats, pp. 173-216. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1981, 390 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 12. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]


[173]

IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS,
1940-1976.

Tome II. Les mouvements sociaux — Les syndicats.

Culture et contre-culture:
idéologie et contre-idéologie
.”

par Jules Duchastel

[pp. 173-216.]


I. Préalables théoriques
II. Préalables méthodologiques
III. Analyse thématique de « mainmise »
IV. Contre-culture et contre-idéologie


Au cours des années 1960, un courant idéologique fort important s'est déployé aux États-Unis d'Amérique pour se répandre dans les diverses formations sociales capitalistes avancées à des degrés divers. Ce courant s'est inscrit en faux contre les institutions et la culture officielle et se proposa d'offrir une solution de rechange culturelle globale à la société établie. Cependant les mouvements proprement contre-culturels ainsi que les vastes manifestations qui en marquèrent l'importance se sont, à toutes fins utiles, désagrégés au tournant de la présente décennie. Il ne me semble pas pour autant qu'il faille croire à la disparition d'une tendance idéologique qui, au contraire, s'est ou a été recyclée pour sa diffusion élargie.

Le présent article veut tenter d'indiquer les contours de cette idéologie, mais aussi son caractère systématique qui lui donne une place importante dans les rapports sociaux encore aujourd'hui au Québec. Les éléments présentés ici ressortent d'une recherche sur l'idéologie contre-culturelle, telle qu'analysée dans une revue québécoise publiée à partir de 1970, Mainmise [1]. Mais avant de procéder à l'exposition des éléments et de la systématicité de cette idéologie, il convient d'établir quelques préalables théoriques et méthodologiques qui ont présidé à cette recherche.


I. - Préalables théoriques

Par principe de méthode, je me suis d'abord démarqué de deux attitudes possibles par rapport à cet objet. Ces deux attitudes [174] constituent les deux faces d'une même approche de l'objet. D'une part, il fallait éviter une pure et simple disqualification de l'objet de telle sorte que je serais amené à opposer un discours analytique (scientifique) à un discours, lui, idéologique. Cela présupposait la construction d'une problématique théorique pouvant prendre en compte le problème de la production de discours de nature différente, mais non nécessairement opposés sur un axe science/idéologie. D'autre part, il fallait aussi éviter l'apologie du phénomène. Cette attitude, fort répandue, représente le contraire de la précédente en ce qu'elle épouse le discours analysé, en le reprenant à son compte. Ce faisant, elle confond science et idéologie.

Une première clarification s'impose. Pour éviter toute disqualification de l'objet, en tant que « représentation erronée du réel », ou toute apologie de l'objet, en tant que « réelle alternative culturelle », il faut préciser quelques concepts. Premièrement, j'ai parlé de l'idéologie de la contre-culture, semblant ainsi confondre idéologie et culture. Au contraire, cette désignation vise à préciser que la contre-culture ne doit pas être reprise au pied de la lettre de son discours, mais que son discours doit être analysé comme idéologie. Mais cette désignation vise aussi à indiquer que la contre-culture peut difficilement être appréhendée à travers le concept de culture. Sans reprendre de façon extensive un débat sur la culture, il m'apparaît que ce concept, pour autant qu'il est valable dans sa fonction descriptive, est, au contraire, ambigu lorsque cette fonction est subvertie en fonction explicative. Sur le plan ethnographique, le concept permet l'organisation et l'articulation de certains éléments culturels pouvant spécifier une formation sociale. Cependant, sur le plan de sa fonction théorique, le concept de culture présuppose un ensemble d'axiomes sur le caractère consensuel des sociétés, sur la possibilité d'une explication globaliste et idéaliste, dans la mesure où la culture, théorisée, est représentée comme aura plus ou moins définissable permettant d'expliquer le social. Les théories de la culture définissent, par ailleurs, l'idéologie comme fonction de représentation (« déformée ») servant à faire le lien entre le système culturel et le système social. Chez certains théoriciens, comme Parsons, cette fonction est négative [175] puisque l'idéologie est le langage des déviants. Chez d'autres, tels Rocher ou Dumont, cette fonction est positive en tant qu'elle est le ferment de l'action sociale. Du point de vue de ces théories, on est ramené à expliquer les phénomènes de culture d'un point de vue consensuel et globaliste et les idéologies comme pure représentation, explicable en dernière analyse par la culture.

Deuxièmement, il est nécessaire de faire subir un déplacement important de la théorie des idéologies, du strict point de vue de sa fonction de représentation, vers une théorie de l'idéologie, comme instance d'un mode de production et donc du point de vue de son fonctionnement. En effet, l'idéologie n'est pas que fonction de représentation du réel. Elle est fonctionnement, c'est-à-dire lieu de production de discours et de pratiques spécifiques, lieu de rapports spécifiques, de domination/subordination entre classes, lieu défini prioritairement par la lutte idéologique entre classes. À un premier niveau, on trouve une façon voisine de la théorie culture/idéologie pour établir la définition de l'idéologie, chez les auteurs marxistes. Dans l'Idéologie allemande [2], Marx et Engels reportent les idéologies au domaine des idées : la morale, la religion, la métaphysique, le droit, en somme les représentations et la conscience qu'ont les hommes des choses et de la société. Cette définition non exhaustive recouvre en fait la notion de culture chez les théoriciens non marxistes. On retrouvera chez Althusser [3] et Poulantzas [4] la même définition préliminaire qui amalgame l'ensemble des systèmes d'idées/représentations et des systèmes d'attitudes/comportements sociaux. Ces systèmes sont vus comme étant des représentations « inversées » du réel. Ce qui paraît donc a priori une définition très proche de celle que véhiculent les théories non marxistes s'en distingue de deux façons capitales. Premièrement, la mise en commun sous le chapeau de l'idéologie de ce qui, dans les théories non marxistes, se distingue entre idéologies et culture empêche une vision consensuelle et non conflictuelle de la culture. Deuxièmement, loin de s'appuyer sur l'idée du consensus, la définition de l'idéologie identifiera la fonction de reproduction de l'ordre social et la fonction de méconnaissance des rapports sociaux qu'exerce l'idéologie. Mais n'est-ce là qu'une divergence sur [176] le poids relatif accordé aux éléments d'un même système ? Dans un cas, on parle d'un système culturel qui assure le consensus et des idéologies qui sont des discours à la défense d'intérêts limités. Dans l'autre cas, on parle de l'idéologie qui se substitue à la notion de culture, mais dont la fonction est aussi d'assurer la cohésion sociale. C'est alors dans un deuxième temps que cette fonction de cohésion serait surdéterminée par certains intérêts. On reconnaît là les éléments de la querelle faite aux théories néo-marxistes de l'idéologie. Je fais l'hypothèse que cette critique tient justement au fait que l'on n'a pas compris que les développements de la théorie marxiste n'en sont justement pas restés à ce niveau de la fonction de représentation des idéologies et qu'ils ont posé les bases d'une théorie du fonctionnement idéologique.

La volonté de ne pas distinguer les idéologies de la culture n'est qu'une indication intuitive de la rupture de perspective introduite par la théorie marxiste des idéologies. L'idée fondamentale est de montrer que l'idéologie est une instance du mode de production exerçant des fonctions spécifiques, entrant dans des rapports spécifiques avec les autres instances et étant le lieu de réalisation de luttes de classes spécifiques. La clé pour la compréhension de ce qui précède est à rechercher dans le concept de reproduction. On ne peut, en effet, comprendre la production sans faire intervenir la reproduction. Il est de nécessité absolue qu'une formation sociale continue de produire pour subsister. La reproduction assure une triple liaison qui est essentielle au fonctionnement du mode de production. D'abord, pour produire, il faut qu'il y ait eu production de biens de production en aval. Le procès de production met en oeuvre plusieurs procès de travail entrelacés, c'est-à-dire que les biens produits dans un procès de travail sont nécessaires dans un autre procès de travail. Ensuite, la continuité successive de la production nécessite la reproduction. Pour continuer la succession de la production, il faut que le capital et le travail se renouvellent. Le capital doit se reproduire, théoriquement sur la base minimale de sa reproduction simple, pratiquement toujours sur la base de sa reproduction élargie (accumulation du capital). Le travailleur doit renouveler sa force de travail pour entrer dans un nouveau procès [177] de travail. Mais, surtout, les rapports liant le capital et le travail doivent être reproduits. Ainsi, la troisième liaison doit être assurée entre les divers niveaux (instances) de la structure. Il s'agit des conditions qui permettent le renouvellement des conditions de production et plus spécifiquement les rapports sociaux de production. Marx dira : « Le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise, ni seulement plus-value ; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié [5]. » C'est cette troisième liaison qui est capitale pour comprendre l'importance de l'idéologie comme instance. En effet, les instances politique et idéologique sont celles qui garantissent la reproduction des rapports sociaux.

Lorsque je parle donc du fonctionnement idéologique, en tant que l'idéologie est instance du mode de production, c'est dans la mesure où l'idéologie en tant qu'ensemble de pratiques matérielles, discursives ou non discursives (attitudes, codes, rituels... ), organisées au sein d'institutions/organisations, contribue à la reproduction des rapports sociaux de production, mais précisément sur le mode d'un rapport de force. Cette approche permet de comprendre le fonctionnement général de l'idéologie à travers les appareils.

Il faut distinguer deux niveaux d'analyse dans le fonctionnement idéologique. Le niveau le plus général c'est celui où l'idéologie est une instance du mode de production capitaliste. À ce niveau, l'instance idéologique est définie dialectiquement comme matérialisation/condensation d'un rapport de force et comme fonction spécifique de reproduction des rapports sociaux dans un mode de production déterminé. Cette matérialisation/condensation se réalise dans les appareils idéologiques d'État. Les appareils d'État peuvent à leur tour être perçus dialectiquement comme lieu de production de discours idéologiques ou de pratiques idéologiques non discursives et comme lieu de rapports conflictuels de domination/ subordination entre classes et de rapports d'appropriation de formes culturelles dominantes. Le second niveau est celui qui est posé par la définition de l'idéologie d'Althusser [6]. Il s'agit des pratiques idéologiques concrètes qui se répercutent dans le rapport vécu aux conditions réelles d'existence. C'est, en quelque sorte, la projection [178] du fonctionnement idéologique général au niveau des pratiques concrètes. Dans le mode de production capitaliste, ce fonctionnement se caractérise par l'interpellation d'individus en sujets ou, si l'on veut, par la production idéologique d'individus-sujets. Cela veut précisément dire que la structure de reproduction des rapports sociaux de production nécessite cette production de sujets isolés au niveau des individus concrets. Mais cette interpellation n'est ni universelle ni première par rapport à la détermination de classe des agents sociaux. En ce sens, il faut lier dialectiquement la production d'individus toujours-déjà agents sociaux et leur assujettissement marqué par leur place dans la lutte des classes. Il faut donc concevoir les diverses pratiques idéologiques comme la forme de réalisation d'un fonctionnement plus général de l'instance idéologique. Elles réalisent concrètement un rapport de force sous la forme déterminée, en dernière analyse, par les lois plus générales qui caractérisent un mode de production déterminé. Il faut cependant ajouter que le fonctionnement élémentaire de l'idéologie dans le mode de production capitaliste ne peut être réduit à l'interpellation des individus en sujets. Elle prend, justement dans le cadre de la lutte des classes et par rapport au développement historique des formations capitalistes, des formes complexes. Par exemple, à l'intérieur des diverses étapes du développement du capitalisme monopoliste les idéologies prendront des formes spécifiques selon qu'elles représentent les intérêts de la classe dominante ou de la classe dominée et selon les diverses péripéties marquant les diverses alliances dans la lutte des classes.

Troisièmement, il me semble utile de préciser le concept de formation idéologique puisqu'on doit se référer à l'analyse concrète de l'idéologie dans une formation sociale historique. Ce concept de formation idéologique a l'avantage d'indiquer que l'idéologie se présente toujours sous la forme de pratiques idéologiques concrètes. Dans une formation sociale définie par la dominance d'un mode de production spécifique, les formations idéologiques seront marquées par des pratiques idéologiques, discursives ou non discursives, dont certaines auront un rôle dominant. De façon générale, la fonction de reproduction des rapports sociaux de [179] production se concrétise dans la dominance de certaines pratiques idéologiques qui défendent les intérêts des classes exploitantes et dominantes et sont imposées par la force, physique ou symbolique, aux classes dominées et exploitées. Ces formations idéologiques sont un lieu relativement autonome où des luttes entre tendances idéologiques se composent avec le régime général de la lutte des classes. Il existe donc aussi des pratiques idéologiques dominées qui, par définition, sont sous-développées tant et aussi longtemps qu'un mode de production se reproduit en tant que dominant. Dans la mesure justement où la reproduction des rapports sociaux de production est aussi transformation, il n'y a pas une idéologie dominante dont les formes de réalisation seraient données pour toujours. Il y a minimalement un fonctionnement idéologique invariant qui se reproduit aussi longtemps qu'une transformation totale du mode de production n'est intervenue, mais les formations idéologiques peuvent varier en tant que régime spécifique des rapports d'inégalité/subordination entre régions et tendances idéologiques dans les formations sociales historiquement déterminées.

Toute priorité supposée de la fonction de cohésion sur celle de dominance ne saurait être maintenue. L'idéologie n'est pas quelque chose d'extérieur, ni même d'antérieur, à la lutte des classes, elle est essentiellement rapport de force en elle-même. De plus, cette théorie ne se représente pas la lutte des classes comme un duel entre l'idéologie et la science. Le concept de formation idéologique dépasse, en effet, le simple niveau des pratiques idéologiques. Ce modèle permet de penser que des productions discursives scientifiques, c'est-à-dire répondant à certains critères de scientificité, sont produites à l'intérieur d'appareils idéologiques et dans un rapport constant avec les pratiques idéologiques. Certaines formations idéologiques peuvent être des obstacles à surmonter, d'autres des incitations à la production scientifique. En aucun cas, cependant, le discours scientifique ne peut se libérer du discours idéologique qui est une condition sociale de sa propre émergence. Tant que l'idéologie est conçue comme pure représentation idéelle, elle est susceptible de se voir opposer un principe de « vérité scientifique ». Mais aussi longtemps qu'elle est présentée comme [180] un rapport nécessaire dans tout mode de production, elle ne s'oppose pas à la science, mais en explique partiellement les conditions d'émergence.

En résumé, la question des idéologies est ramenée à un point de vue matérialiste dans la mesure où celles-ci ne sont plus conçues comme fonction de représentation du réel, mais comme fonctionnement. Ce fonctionnement opère au niveau général des modes de production défini par des rapports de classe, en contribuant à la reproduction/transformation des rapports sociaux de production. Cette nécessité structurelle n'est pas antérieure à la lutte des classes, mais est plutôt la condensation/matérialisation d'un rapport de force. À un niveau plus concret, l'idéologie contribue à la constitution d'individus toujours-déjà agents sociaux dont l'assujettissement est marqué par leur place dans la lutte des classes. La forme capitaliste de ce fonctionnement est la production d'individus-sujets. Par contre, l'histoire spécifique d'une formation sociale est caractérisée par une formation idéologique spécifique, comme rapport d'inégalité/subordination entre régions et tendances idéologiques. Les idéologies doivent en conséquence être analysées d'un point de vue dynamique et conflictuel et le discours scientifique ne saurait échapper à une mise en rapport avec celles-ci [7].


II. - Préalables méthodologiques

L'analyse qui suit est d'abord motivée par la nécessité, pour le développement des connaissances sur les idéologies, de recourir à des analyses concrètes. La théorie ne saurait se développer sans ce travail sur le réel et on risquerait d'en rester éternellement aux mêmes explications générales. Les formations discursives sont nombreuses et complexes. La compréhension de leur efficacité réciproque dans les rapports sociaux d'une formation sociale historiquement située nécessite donc la connaissance de leur spécificité et de leur systématicité.

Le premier objectif est de démarquer la spécificité d'un discours « contre-culturel » par rapport à d'autres discours. Cette opération [181] permettra de distinguer une formation discursive dans sa singularité par rapport à la formation idéologique d'ensemble. L'identification de cette singularité est préalable à toute analyse des effets spécifiques d'une telle tendance idéologique dans le développement de la lutte des classes à un moment donné. Le second objectif vise à établir la systématicité du discours contre-culturel. Si la spécificité assure d'un certain efficace idéologique dans l'ensemble complexe de la formation idéologique, la systématicité du discours nous donne la clé pour la compréhension des mécanismes de cet efficace. La systématicité est donc la forme d'organisation des éléments idéologiques principaux sur des axes problématiques fondamentaux qui assurent le fonctionnement idéologique au niveau des pratiques, discursives ou politiques.

L'analyse empirique a porté sur les quarante-deux premiers numéros de la revue Mainmise. Je souligne l'importance de cette publication non seulement pour les milieux qui tentent de redéfinir des modes de vie contre-culturels, mais pour de larges secteurs de la population soumis, de quelque façon, à des retombées idéologiques telles qu'on peut en retrouver l'origine dans Mainmise.

Qu'est-ce que Mainmise ? Il s'agit d'une commune de production dont les divers membres ont exercé des professions diverses, certains comme journalistes professionnels, et se sont réunis avec l'objectif de produire un instrument alternatif d'information sur le « mouvement [8] ». Nettement sous l'influence des mouvements contre-culturels américains et de la presse underground qui fleurit encore partout aux États-Unis, Mainmise paraît pour la première fois en octobre 1970. L'aspect du mensuel est un livre de poche largement illustré et dont la couverture reproduit des dessins qu'il était convenu alors de désigner sous l'appellation de psychédéliques. La revue est d'abord subventionnée par le Conseil des arts, qui abandonne son support financier dès l'année suivante sans que les raisons en soient clairement avouées. La publication d'un numéro spécial sur la drogue, dès les premiers numéros, n'est certainement pas étrangère à cette décision. Le format de la revue change au 21e numéro et prend les dimensions d'une revue d'information, tout en conservant son apparence originale. J'indique [182] qu'il n'existait pas d'autre solution véritable quant au choix de la revue. En effet, Mainmise n'avait pas de concurrent direct, puisqu'elle occupait tout le marché d'un mensuel contre-culturel et autochtone. Cependant, ce choix forcé n'est pas sans motif. Mainmise comporte une matière abondante par rapport à mes objectifs et entretient, très explicitement, le projet d'élaborer toutes les dimensions d'une culture autre ou parallèle.

À qui s'adresse Mainmise ? Je ne peux répondre ici de façon scientifique. Je n'avais pas la connaissance, ni ne voulais procéder à la production d'une étude de marché. Les informations fournies par la commune de production et l'observation des milieux contre-culturels suffisent à établir que le consommateur de la revue était avant tout un lecteur plutôt jeune à la recherche d'un certain support vis-à-vis d'une expérience de vie se voulant formule de rechange. Ceci demeure cependant de l'ordre de l'impression.

J'ai donc appliqué deux grilles d'analyse de contenu aux quarante-deux (42) premiers numéros de Mainmise [9]. À partir de deux niveaux de préoccupation, j'ai construit deux grilles de lecture de la revue. La première grille, dite descriptive, visait deux objectifs : Premièrement, rendre compte du contenu manifeste de la revue : le type d'unités publiées, leur source, leur importance, leur traitement ; deuxièmement, permettre une sélection pertinente des unités contextuelles pour l'analyse thématique. Cette procédure fut facilement codifiable et donna lieu à un traitement mécanographique des données. Ses résultats s'arrêtent à une description de l'univers de Mainmise qui ne sera pas repris ici. La seconde grille, dite qualitative, visait l'objectif général de la recherche, c'est-à-dire trouver les éléments idéologiques et leur systématicité propre qui puissent rendre compte de la spécificité de l'idéologie contre-culturelle.

En fonction même des problèmes soulevés plus haut, cette grille ne peut prétendre fournir un instrument de démonstration scientifique. L'ambition, derrière son utilisation, est de recueillir le maximum d'informations à travers des catégories de lecture qui ne reprennent pas le discours au pied de la lettre. Dans un premier [183] temps, certaines unités contextuelles furent retenues pour leur pertinence à rendre compte de leur contenu idéologique en fonction de certaines hypothèses de lecture. Ainsi ne furent retenus que les éditoriaux et les unités sous forme d'articles traitant de la contre-culture, de la culture ou des institutions officielles, ainsi que tout thème contre-culturel associe à ces premières. À l'intérieur de ces unités contextuelles, les unités de codification devenaient tout segment de l'unité de contexte pouvant fournir une information en rapport avec les questions de la grille.

Évidemment, de mon point de vue, les catégories de la grille prennent une place primordiale. Sur un axe, la grille discerne quatre régions idéologiques : région philosophique, région politique, région économique et région culturelle. Sur un autre axe, une distinction est établie entre l'aspect critique et l'aspect utopique des éléments de signification. Enfin un système d'hypothèses guide la lecture des textes : d'abord des hypothèses générales sur la représentation de la subjectivité, des rapports sociaux et de la transformation sociale ; puis des hypothèses spécifiques sur chacune des régions idéologiques.


III. - Analyse thématique de « mainmise »

Je rends compte ci-après des principales conclusions qui ressortent de l'analyse d'une partie du corpus (les articles), afin de donner une idée des éléments idéologiques de ce discours et permettre l'élaboration de la systématicité de ce même discours.

La région philosophique

Les trois rubriques thématiques qui se sont avérées les plus aptes à ramasser le discours philosophiques de Mainmise sont les suivantes : le philosophico-politique, l'individu, le monde. Ces trois registres de la région philosophique jouissent d'une certaine systématicité interne, mais ne peuvent vraiment être interprétés qu'en relation les uns avec les autres. Une façon très sommaire d'exprimer [184] ces relations peut s'illustrer dans le tableau I. Voyons plutôt dans le détail le contenu thématique de cette région.



On ne peut parler de l'idéologie de Mainmise sans parler de la place primordiale qu'occupe la notion de transformation. C'est dans cette mesure même qu'il est hasardeux de séparer le thème « individu » du registre philosophico-politique. Mainmise aborde le problème de l'individu presque exclusivement sous l'angle de sa transformation. Et, polémiquement, la libération de l'individu est souvent invoquée comme préalable à toute libération sociale. Pourtant il est utile méthodologiquement d'isoler ces trois thèmes dans un premier temps, ne serait-ce que pour montrer l'importance primordiale de l'individu comme axe de pensée de Mainmise.

Si l'on prend d'abord le thème de l'individu, on remarque une certaine place faite à la critique de l'individualisme, sous sa forme dominante, et de l'atomisation de l'homme par l'exercice d'un [185] pouvoir technocratique et répressif. C'est par rapport à ces formes d'existence de l'individualisme que Mainmise insiste sur une nouvelle vision de l'individu, bien que celle-ci puisse être considérée comme une nouvelle vision de l'homme retrouvé. Un des thèmes majeurs de Mainmise est de prôner le retour aux facultés et aux capacités inscrites en l'homme. L'homme est perçu comme étant dénaturé. Il faut donc travailler à le retrouver. Quelles sont ces capacités perdues ? Ce sont la créativité, l'émancipation de la personnalité, l'autonomie, l'exercice du libre choix et de l'initiative. L'homme retrouvera ces facultés dans la mesure où il s'en remettra aux lois naturelles. Cette vie naturelle doit donc se vivre au moment présent, au niveau de l'expérience immédiate. Le combat à mener est celui qu'on doit opposer à toute forme de répression de cet ordre naturel. Il y a donc critique de la société dans la mesure où c'est elle qui réprime l'individualité créatrice de l'homme. À un individu en pièces, produit d'une société, Mainmise oppose un individu retotalisé, sous l'influence immédiate des lois de la nature. Voilà bien de vieux thèmes rousseauistes. À ce niveau, Mainmise n'a pas innové.

La société est associée dans l'idéologie dominante à l'idée d'un regroupement, sur une base plus ou moins volontaire, d'un ensemble d'individus. La société est l'univers public, face inversée de l'univers privé. Aux sujets multiples correspond un grand sujet (la nation), principe de leur unification dans des intérêts communs. Cette idéologie est, à un certain niveau, décryptée par Mainmise. La société n'est pas conçue comme la forme d'un regroupement idéal, ou du moins nécessaire, mais comme principe de répression [10]. Il n'est pas question ici d'une véritable analyse en termes de pouvoir, mais d'une vague intuition. On raisonne au niveau des effets. Mais cette incapacité de faire la théorie de cette répression conduit à rechercher un nouveau principe de regroupement qui, lui, ne soit pas répressif. On ne conteste pas l'idéologie dominante en son fondement. On en reconnaît le principe actif, la production du sujet. Ce qu'on critique, c'est la réalisation historique de la société. Comment alors passe-t-on de l'individu à son regroupement ? Mainmise critique la société parce qu'elle atomise [186] l'homme, c'est-à-dire qu'elle développe chez les individus certaines facultés laissant dans l'ombre la plus grande part. Il faut retrouver ces facultés perdues. On peut le faire en retournant à la nature. Voici le point de jonction que l'on cherchait. L'homme est nature, il participe de la nature. Dans cette mesure, il appartient à un système organique complexe qui englobe la terre et, en dernière analyse, l'univers complet. Je souligne, en passant, que ce fut l'un des thèmes les plus souvent introduits par Georges Kahl à la rencontre sur la contre-culture du printemps 1975. Ce dernier semblait nourrir un vaste projet de retrouver des lois de correspondance entre les divers niveaux de ce système organique : l'homme, la flore, la faune, l'univers intersidéral, etc. [11]. Pour revenir à Mainmise, la représentation du monde y est certes moins traitée que la représentation de l'individu (9 unités contre 16). Mais c'est sous l'image de l'organisme vivant que l'on se représente la société, l'humanité, la terre et l'univers. J'indiquerai plus loin que cela est proche des visions de McLuhan : un retour au village global qui innove sur le passé par sa technologie électronique. Ce qu'il faut retenir dans cette cosmologie, c'est que le pendant du sujet isolé pour Mainmise emprunte la figure religieuse d'une totalité expressive, le grand tout organique, plutôt que celle plus pragmatique d'une forme sociale. Certes Mainmise nous parlera d'expériences concrètes de communes, mais son discours philosophique est presque théologique. La société que l'on critique est bien concrète, celle que l'on propose semble immatérielle.

Le registre philosophico-politique est celui qui prend la plus grande place dans la région philosophique (29 unités). Cela est logique puisque l'individu est toujours défini en même temps que la nécessité de sa libération. Face à une société répressive, l'individu doit se libérer. On verra dans la région politique que Mainmise s'en prend à toute forme d'action politique dite « traditionnelle », c'est-à-dire, visant un niveau explicitement politique. Dans la région philosophique, cette opposition prend la forme suivante. Les idéologies, politiques il va sans dire, sont jugées néfastes, inutiles et aliénantes. On plaide au contraire pour un retour à la psychologie élémentaire de l'homme. C'est en chaque homme qu'on retrouvera [187] le principe de la transformation. La révolution, « c'est dans la tête ». Ou, pour reprendre un slogan publicitaire : « C'est dans la tête qu'on est beau. » Cela illustre peut-être la facilité qu'a le système de puiser à une idéologie qui est sa fille naturelle. Ces prémisses étant jetées, il est possible de résumer les lois de la transformation par une suite d'implications : la nécessité de la libération de l'individu entraîne la nécessité d'une libération des consciences ; suivra la libération de la culture entraînant à son tour la libération sociale. La société et ses formes d'organisation oppriment l'homme. Il faut le libérer de toutes ces oppressions, quelles qu'elles soient. Cette libération ne pouvant se faire socialement, puisque toute société est répressive, il faut atteindre le niveau profond des consciences, une à une. De la libération des consciences surgiront de nouveaux modes culturels. Et ce n'est que sur la base de cette révolution culturelle que la société évoluera. Les moyens de cette transformation des consciences sont puisés dans l'underground, entre autres, la libération sexuelle et l'usage de la drogue. « L'underground, c'est la subversion incarnée dans des individus qui visent à renverser les normes établies afin de permettre à la culture d'avancer et de progresser. »

Nous avons là, dans les grandes lignes, ce qui caractérise l'idéologie philosophique de Mainmise. Voyons maintenant les autres régions.

La région économique

La région économique est certes la région la plus négligée par Mainmise. Cela ne saurait surprendre dans la mesure où Mainmise se donne d'abord et avant tout une mission culturelle. Mais puisque la culture dont il est question répond à la définition extensive des sociologues, Mainmise ne pouvait exclure toute considération économique. La faiblesse du développement de cette région s'explique davantage par une absence réelle de réflexion à ce niveau que par la définition des objectifs de Mainmise. Absence de réflexion qui à son tour s'explique par la faiblesse d'une théorie sur la société. La discussion économique de Mainmise est d'abord une [188] discussion sur la survivance. Comment, dans ce monde adverse, survivre en se libérant ?

J'ai constitué cinq registres à cette région : production, propriété, échange, politique économique en général et organisation. Certains de ces registres sont restés pratiquement vides. Je présenterai d'abord l'aspect critique du contenu de Mainmise. Il est en général fort réservé. Si l'on attaque le mode de production capitaliste, ce n'est pas pour en souhaiter le remplacement, mais pour imaginer la disparition des classes indépendamment de la disparition du système de production. On entrevoit même la disparition de l'État, sans le passage par un renversement de la société bourgeoise. « Nous ne nous demandons même plus si le prolétariat va prendre le pouvoir des mains de la bourgeoisie ; ce que nous voulons, c'est la disparition et la dissolution complète de l'État, des classes. »

Ceci est affirmé dans un article où l'on dit que la révolution doit se faire dans la tête des gens. De plus, à trois reprises dans les articles retenus, on identifie le système capitaliste comme étant aliénant. On attaque nommément le système capitaliste dans la mesure où il empêche la créativité. En aucun temps n'est-il question de son renversement. Quant à la propriété en ce qu'elle donne le pouvoir et permet de légitimer le profit, ce n'est qu'à quelques reprises qu'elle est remise en question. Dans un article, en particulier, on indique comment la propriété permet l'exercice du pouvoir ; dans un autre, on oppose la propriété privée favorisée par la société à la propriété collective qui a la faveur des communes de la nouvelle culture. La propriété privée n'est pas vue au niveau du rapport d'extorsion du surtravail, mais plutôt au niveau de sa manifestation dans la consommation et des effets psycho-sociologiques que cela entraîne. Sur les politiques économiques en général, Mainmise se fait, à une reprise seulement, l'écho du club de Rome en souhaitant la limitation du développement économique.

À cette mince critique, plutôt axée sur les effets du système économique, correspond une utopie sous-développée de la région économique. A priori on souhaite un régime de propriété collective, [189] mais dont les contours sont flous et laissés à l'initiative de chaque groupe. La production doit, elle aussi, retourner à la nature et viser à l'autosuffisance. On encourage donc une économie de subsistance, anti-consommatrice, fondée sur des moyens alternatifs : production agraire, production artisanale, le petit commerce (head shop), etc. Quant à l'échange, on préconise le troc. La base de production et l'organisation de la production doit se fonder sur le modèle de la commune ou sur le modèle de la coopérative.

La région politique

La région politique est relativement plus développée que la région économique. J'ai défini quatre registres dans cette région : révolution politique et politisation, sur des politiques, organisation politique, politique et nouvelle culture. Les problèmes de politisation et d'organisation politique sont évidemment les plus importants pour la compréhension de l'efficace de l'idéologie de la nouvelle culture.

J'ai indiqué plus haut, dans l'analyse de la région philosophique, l'orientation de Mainmise sur le problème de la transformation, c'est-à-dire la libération préalable des individus. Mainmise ne croit donc pas que les révolutions politiques soient possibles. La transformation commence dans la tête des gens et elle accouchera d'une révolution de la culture. Il n'est donc pas étonnant de ne retrouver qu'une seule unité utopique codée dans le registre de la révolution politique. Essentiellement Mainmise réserve sa plus virulante critique à cette région. Croyant que les révolutions politiques ne sont plus possibles, que les valeurs politiques habituelles sont périmées, enfin que les formes de luttes politiques traditionnelles sont dépassées, Mainmise s'oppose à toute révolution politique qui remplace « une dictature par une autre dictature ». Si le problème d'un pouvoir politique existe, il existe pour autant que le pouvoir est répressif. Et Mainmise croit que son renversement politique n'entraînera qu'une nouvelle forme de répression. Cette perspective est considérée sans issue, et c'est maintenant qu'il faut transformer les individus. Ceux-ci transformés, ils entraîneront le système social dans le même mouvement. À ce renoncement aux [190] luttes politiques s'associe un apolitisme qui prend deux formes : 1° une désimplication face à certains problèmes (on ne traite pas, ou rarement, de l'exploitation économique des travailleurs, on n'aborde pas le problème de la domination mondiale du capital et de l'exploitation du Tiers-Monde) ; 2° un internationalisme « culturel » qui préconise l'abolition des frontières nationales et politiques (cette abolition est l'équivalent d'une négation des dominances et des antagonismes politiques).

De cette vision découle une théorie sous-développée de l'organisation politique. Au sujet de la société, on condamne son principe vertical d'organisation. On y oppose un principe d'organisation horizontale du pouvoir, c'est-à-dire pratiquement, sa disparition. Les principales idées portant sur le sujet renvoient à la philosophie de la nature de l'homme énoncée plus haut. Il faut réorganiser la société humaine à l'image de la société animale, en parfaite harmonie avec la nature. Aux idéologies égalitaires il faut répondre par les besoins psychologiques profonds de chaque individu. Il faut créer un village de rechange produit d'une nouvelle sensibilité, d'une nouvelle perception qui, en agençant et combinant les « vibrations » de chacun, le rendront invincible. Tout cela dit devant l'imminence de l'apocalypse, telle qu'annoncée à quelques reprises par Mainmise. Mais comme pour équilibrer cette perspective visionnaire la revue se pose des problèmes plus concrets. Ainsi dans les premiers numéros, Mainmise avait appuyé le F.R.A.P. [12] en soulignant les aspects du programme électoral qui militaient en faveur d'une décentralisation du pouvoir. Cela ne remet pas en question ce qui est dit plus haut dans la mesure où il s'agit d'un appui circonstanciel et relativement isolé par rapport au contenu général de Mainmise. À un même niveau pratique, Mainmise est appelée à se prononcer sur le problème de l'isolement des drop-outs ou des expériences de rechange de toutes sortes. À quelques reprises milite-t-elle en faveur d'un certain regroupement, sans pour autant en proposer la forme concrète.

Les deux registres non étudiés jusqu'ici comportent des éléments plus conjoncturels et il est intéressant de voir à quel niveau Mainmise [191] intervient en politique. En ce qui concerne les politiques, au sens des lois et de leur application par les gouvernements, la revue s'en prend systématiquement à deux domaines d'intervention. À plusieurs reprises, elle se prononce contre toute forme de répression des drogues : restriction de l'usage, culture, commerce. À l'exception de l'usage de l'héroïne, tout autre usage des drogues est encouragé comme moyen d'atteindre la transformation des consciences. C'est dans cette mesure même que Mainmise intervient pour défendre cet élément culturel essentiel. L'autre lieu d'intervention des gouvernements condamné par Mainmise concerne la sexualité. D'une part, la revue a tendance à appuyer tout mouvement de libération défini autour d'une oppression sexuelle quelconque, d'autre part, elle préconise la pratique de la sexualité sous toutes ses formes comme véhicule d'une libération de l'individu. En conséquence, a plusieurs reprises elle demande l'abolition de toute politique pouvant restreindre le champ des possibles dans le domaine sexuel.

L'autre domaine conjoncturel où Mainmise intervient est celui de la nouvelle culture face à la politique. Mainmise n'est pas ignorante des rapports difficiles qu'entretiennent des expériences de nouvelle culture avec la société qui les entoure. À ce compte, quatre fois elle fait des constats politiques de l'état de santé de la nouvelle culture. Une première fois elle se dit consciente de la récupération par la société de certaines valeurs et de certaines pratiques de la nouvelle culture. La revue n'est pas inconsciente du rapport qu'entretient l'expérience de rechange avec la société. Une deuxième fois, rapportant une expérience de commune on pose le problème capital de la réintroduction de comportements et de rôles traditionnels. Encore une fois, il faut voir si, faute d'une pratique de la transformation fondée sur une connaissance de l'ensemble du processus, il est possible d'imaginer autre chose qu'une réintroduction sous une autre forme des mêmes rôles et comportements. Enfin on constate l'échec du mouvement hippy et le repli de la gauche américaine. Devant cette dose de réalisme à laquelle le texte plus haut n'avait pas habitué, on recourt de nouveau à une panacée : la relève devra venir du Québec. L'éditorial du numéro 53 [13] [192] confirme ce messianisme québécois, qui n'est peut-être que la répétition d'un messianisme catholique pas si lointain.

La région culturelle

La région culturelle contient à elle seule près de la moitié de toutes les unités codifiées (101/222). Puisqu'il s'agit d'une revue dont la visée est de guider les hommes vers une nouvelle culture en devenir, il n'est pas étonnant que l'on retrouve le gros du contenu idéologique dans cette région. Je rappelle qu'une sélection du matériel a écarté systématiquement des thèmes appartenant à cette région. Il est donc important de se souvenir que je parle ici de l'échantillon sélectionné et non de l'ensemble du contenu publié. J'ai procédé, pour cette région, à une classification relevant de l'appareil culturel visé par le discours de Mainmise. J'ai donc distingué les appareils suivants : l'école, les médias, la famille, la bureaucratie-technocratie-technologie, la culture en général, l'expérience mystique. Certains secteurs culturels ne se prêtant pas à proprement parler à cette classification ont été isolés : la drogue, la sexualité et l'écologie.

Il est difficile de proposer une seule définition de la nouvelle culture. Georges Kahl nous dit que Mainmise s'apparente à un manuel de pilotage qui guide les hommes vers un devenir. Fondamentalement, il y a l'idée que la nouvelle culture n'est pas une culture unifiée, un système homogène, mais une collection d'expériences. Au numéro 53 (troisième format, non analysé par moi), on fait la publicité d'un « répertoire québécois des outils planétaires [14] ». Écoutons la publicité de promotion : « Qu'est-ce qu'un outil planétaire ? Un outil planétaire, c'est tout instrument qui participe de près ou de loin à l'autosuffisance - physique, - biologique, - sociale, - symbolique des individus et des groupes. Mais attention, par autosuffisance, il ne faut pas entendre l'individualisme occidental que nous connaissons, mais le coulage de l'activité individuelle dans les métabolismes planétaires. Il ne s'agit pas d'un retranchement, mais d'une pénétration. Nous visons l'indépendance économique, politique, mais nous visons aussi l'interdépendance écologique, vis-à-vis des cycles naturels [15]. » [193] Et d'énumérer ces outils : « systèmes généraux, la planète, la terre, l'alimentation, herbes et plantes, habiter, fabriquer, technologies douces, la communauté, communications, voyages et loisirs, apprendre, célébrer [16] ».

Une façon donc, de décrire les éléments culturels propres à une nouvelle culture était de procéder par le lieu d'intervention de ces éléments ou, en d'autres mots, au niveau de l'appareil visé. Il ne faut donc pas s'attendre à retrouver dans ce qui suit une liste exhaustive des idées de Mainmise, mais plutôt, pour chaque appareil, la dimension critique de l'idéologie de la revue et la dimension utopique.

Un premier lieu d'intervention du discours néo-culturel est l'appareil scolaire, dans sa fonction la plus générale d'inculcatrice d'une culture. Essentiellement la critique adressée à l'école est d'adapter socialement les individus, favorisant ainsi leur exploitation, et réduisant d'autant leur capacité créatrice. L'université est prise à partie dans la mesure où elle excelle dans l'atomisation de l'homme, la parcellarisation de ses facultés. La critique de l'école porte beaucoup plus au niveau de certains effets produits par une forme de pédagogie que sur la fonction exercée par l'école dans la reproduction des rapports sociaux. Cette critique s'inscrit plutôt dans l'axe des théories nouvelles en pédagogie. Si l'on met l'école en rapport à celle-ci. En effet, on pose le diagnostic de la société post-industrielle et on reproche à l'école d'être incapable de s'adapter à des formes mutables d'organisation sociale caractéristiques de ce type de société.

Mainmise oppose donc à ce type d'école un modèle d'éducation multidimensionnelle. À l'atomisation produite par l'école, on oppose une retotalisation de l'expérience. La forme organisationnelle de cette retotalisation sera l'école libre ou l'université libre. Au fondement de cette idéologie, il y a la conviction que l'enfant n'a de cesse de pousser ses recherches dans toutes les directions. C'est le monde unidimensionnel de l'adulte qui bloque ses aspirations. L'école libre, où à la liberté de mouvement s'associe la liberté du choix des matières, de l'expression des sentiments, favorise l'apprentissage [194] des rudiments de la nouvelle culture. De la même façon l'université libre, au contraire de l'université traditionnelle qui est une machine à cours, à concepts et à catégorisations, reflétant le morcellement des sciences, l'atomisation et la fragmentation de notre univers, sera une université « alchimique » fondée sur une perception totalisante du monde. Déjà, j'ai fait remarquer, dans la région philosophique, une critique de l'individualisme encouragé par le système et la recherche d'une transformation des consciences par une reprise en charge de l'ensemble de facultés de l'homme dont principalement la créativité. On verra par la suite que cet axe fragmentation/totalisation est au principe de l'intelligence de l'idéologie culturelle de Mainmise, quel que soit l'appareil visé. Pour illustrer certains liens établis par Mainmise, qu'il suffise de citer : « Une nouvelle culture est nécessaire pour remplacer la vision scientifique occidentale, esclave farouche d'un mode cérébral et égocentrique de conscience. Cette nouvelle culture affirmera la primauté des facultés non-intellectuelles, et, par le truchement de ses tendances mystiques et de ses expériences hallucinogènes, prendra d'assaut ce que notre culture appelle “raison”, “réalité”. »

Cela me permet de faire le lien avec l'appareil des médias. La problématique des médias occupe une place privilégiée dans l'idéologie de Mainmise. D'une part, il y a peu de critique sur les appareils de communication, si ce n'est d'en souligner, à quelques reprises, l'immense pouvoir que leur maîtrise donne à ceux qui les contrôlent. D'autre part, l'idéologie de Mainmise a totalement intégré les théories de McLuhan. Plusieurs articles se réfèrent à lui, sous forme d'interview, d'extraits de ses écrits ou de paraphrase. Pour McLuhan l'ère typographique caractéristique du mode d'organisation des sociétés industrielles entraîne la mécanisation, la répétition, l'homogénéisation sur le plan des modes de production et de vie, et la linéarité, la séquence et l'unidimensionnalité sur le plan du fonctionnement intellectuel et des valeurs. L'ère électrique à travers sa technologie dominante, l'électronique, entraîne la diffusion rapide et la décentralisation sur le plan des modes de production et de vie, et la perception configurale sur le plan du fonctionnement [195] intellectuel et des valeurs. Je l'ai indiqué plus haut, l'humanité est, pour Mainmise, un vaste système nerveux qui, par le truchement des médias électroniques, étend nos sens au niveau le plus global. Les médias peuvent recréer l'espace tribal en créant un nouvel environnement. Sur le fond de cette idéologie théorique, Mainmise invoque la nécessité de recourir aux médias comme instrument privilégié de l'établissement d'une nouvelle culture. Elle fait appel à l'utilisation massive du vidéo, plaide pour une prise de contrôle de la radio, souhaite l'infiltration des freaks dans tous les médias qu'il faut contrôler. Voilà donc défini un premier moyen concret non seulement de faire rayonner la nouvelle culture, mais de la créer.

Le troisième appareil qui est l'objet d'un discours de Mainmise est l'appareil de la famille. La critique de la revue qui porte à ce niveau est peut-être la plus progressiste. Nous verrons un peu plus loin comment elle s'articule à la critique des modèles dominants de sexualité. Je me contente d'indiquer les trois points d'attaque contre l'idéologie dominante de la famille : on condamne la monogamie, le patriarcat, les rôles et valeurs mâles et femelles. Par contre, la critique porte de nouveau au niveau des effets. La monogamie est vue comme isolant les individus et les privant d'une expérience plus globale. Le patriarcat y est critiqué pour les pratiques autoritaires et chauvines qu'il encourage. Enfin les valeurs mâles sont vues comme les seules sachant s'imposer dans la société en général. C'est ici la reconnaissance d'une certaine différence « naturelle » entre les valeurs ou la « psychologie » des sexes. En effet, on souhaite l'intégration des valeurs féminines dans la société comme remède à cette situation. La critique se situe donc dans la tendance « féministe radicale » de l'idéologie féministe par rapport à une tendance qu'on pourrait qualifier de « socialiste-théorique », pour reprendre une typologie de Juliet Mitchell [17]. Cela signifie qu'aucune tentative n'est faite pour expliquer la nécessité historique d'un appareil comme celui de la famille, c'est-à-dire proposer une analyse de la place et des fonctions qu'occupe la famille dans des rapports de production. Pour Mainmise, la famille est prise comme telle, spontanément, reconnue [196] coupable d'atomiser l'individu, mais, dans le même mouvement, considérée apte à la réhabilitation. On préconise un élargissement de la famille qui peut prendre des formes multiples. Ainsi, dans un article, on encouragera le mariage de groupe. L'idée fondamentale demeure toujours de retotaliser l'homme en lui permettant d'élargir le champ de son expérience et, par le fait même, les horizons de sa conscience. Le mariage de groupe, la commune sont des moyens pour réaliser la nouvelle culture. Il s'adonne que cela place Mainmise dans une lutte de libération, celle des femmes et plus largement de la sexualité (voir plus loin). Par contre, on doit s'interroger sur cette position avancée dans la conjoncture politique et économique présente où il semble qu'un réaménagement général de l'appareil de la famille est envisageable au profit du développement du capitalisme monopoliste d'État. Que ce réaménagement ait lieu, point de doute : nécessité de la libération d'une main d'oeuvre féminine, accroissement de la mobilité, développement de la socialisation des coûts de production par le biais de la création de services parafamiliaux (i.e. garderies). Que les rapports d'inégalités en soient modifiés sans une transformation des rapports politiques et économiques, cela est plus douteux. La position idéaliste d'une réinsertion des valeurs féminines dans la société ne saurait prétendre renverser les rapports actuels de domination.

En ce qui concerne les trois appareils suivants, il faut préciser qu'il ne s'agit pas pour Mainmise d'une critique adressée à des institutions localisables précisément dans notre formation sociale. Par contre, j'ai conservé la désignation d'appareil dans la mesure où les trois dimensions en question se matérialisent effectivement dans de multiples appareils : la bureaucratie-technocratie dans les divers ministères ou dans les appareils économiques ; la culture dans divers appareils culturels ; l'expérience mystique dans les diverses Églises.

La critique de la bureau-technocratie est un thème fondamental des ténors de la contre-culture [18]. Elle s'inscrit dans la même veine que la contestation du rationalisme. Mainmise reprend à quelques reprises ce thème. Par contre, on doit noter que c'est fort occasionnellement. [197] À cette critique, une solution, la récupération de la technologie. Sauf pour une critique écologique des effets négatifs de l'utilisation d'une technologie industrielle, il y a une certaine mythologie de la technologie. On croit que la technologie libérera, qu'il faut penser des innovations technologiques, que le moyen de s'adapter à la société post-industrielle, c'est d'encourager un renouveau technologique. De la même façon qu'on encourage le contrôle des médias et donc d'une technologie développée, on favorise l'utilisation générale d'une technologie libératrice. Cela peut paraître contradictoire avec la tendance prononcée à des solutions économiques passéistes, mais c'est aussi une constante de la pensée néo-culturelle [19]. Cela peut aussi sembler en contradiction avec une pensée qui se mysticise de plus en plus [20], comme on le verra plus loin. Dans la mesure où l'on comprend que la technologie nouvelle est conçue comme configurale, multidimensionnelle, elle apparaît comme un instrument privilégié de retotalisation. Le village global de McLuhan n'était pas un retour aux tribus antédiluviennes, mais la reconstitution d'un environnement tribal par le médium électronique.

 Les expériences mystiques prennent beaucoup de place dans la revue. Cependant les nombreux articles spécialisés sur la question n'ont pas été retenus aux fins de traitement. La catégorie résiduelle de  « culture en général » comprend, entre autres, les unités signifiantes dans les articles retenus portant sur ce thème. Cela permet d'indiquer tout au moins l'importance capitale accordée à l'expérience mystique comme véhicule de retotalisation de l'homme. Un des moyens pour atteindre la transformation des consciences est l'expérience spirituelle. On observe un curieux mélange entre science et Dieu. La science atomisée doit être retotalisée et cette entreprise mènera à une connaissance de Dieu. On rejette les postulats rationalistes pour intégrer l'expérience humaine dans toutes ses dimensions. Je ne peux développer davantage ici, mais il est utile d'indiquer que cet emballement pour un retour à des valeurs spirituelles s'est concrétisé de façon générale dans la société, par toutes sortes d'organisations religieuses (i.e. groupes charismatiques, méditation transcendantale, zen, renouveau des [198] églises sectaires comme les mormons, référence astrologique, voyages intersidéraux, etc.).

Dans la région culturelle de l'idéologie de la nouvelle culture, j'ai réservé trois thèmes relativement indépendants d'un appareil idéologique précis (bien que souvent l'on puisse faire un rapport). Il s'agit de la drogue, de la sexualité et de la critique écologique. Ces trois thèmes se caractérisent par leur propriété révolutionnaire telle que conçue par Mainmise. Un schéma, nécessairement simplificateur, permettra peut-être de résumer ce qui précède et d'indiquer la place centrale qu'occupent ces dimensions pour la nouvelle culture.

Comme pour les autres thèmes spécialisés, ne furent retenus pour l'analyse thématique que les articles établissant un lien entre la drogue et la nouvelle culture et/ou la culture et les institutions officielles. Cela entraîne une sous-estimation importante de la place occupée par ce thème dans la revue. Ceci dit, à part les récits portant sur des trips de drogue et le rappel constant de la répression exercée contre ses utilisateurs, l'argument de Mainmise se développe en deux temps. Premièrement, la drogue contribue à créer une nouvelle sensibilité. Tout un univers de perceptions s'ouvre à celui qui s'engage dans un voyage. Il lui est alors possible de re-totaliser son expérience. À la nostalgie provoquée par l'alcool s'oppose tout un champ de possibles dans l'expérience de la drogue. À la limite, le rapport même que l'on entretient à la drogue se modifie en même temps que l'on modifie ses propres valeurs. Il y aurait un mouvement dialectique entre les deux. Car tous ceux qui fument n'ont pas la grâce. On reconnaîtra celui qui est engagé sur la voie de la nouvelle culture par son rapport positif au « voyage ». Inversement, celui qui demeure inséré dans les valeurs traditionnelles aura tendance à entretenir un mauvais rapport à la drogue. Deuxièmement, par voie de conséquence, la drogue devient un instrument privilégié de transformation pour le « mouvement ». Ouvrant les consciences, permettant la libération de l'individu, elle est un enclencheur de révolution.

[199]

* On notera l'absence de la musique comme moyen de transformation, parce que ce thème fut exclu a priori de l'analyse.

La sexualité peut jouer le même rôle. La société et la culture traditionnelle répriment la sexualité et en font même une condition de son fonctionnement. Non seulement faut-il abattre tous les rôles sexuels, jusque dans leur récupération commerciale (érotisme commercialisé), mais il faut combattre tous azimuts la répression quel qu'en soit le niveau d'expression. Une des armes les plus [200] puissantes utilisée par les tenants de la nouvelle culture est de frapper là où les tabous sont les plus profondément ancrés. Dans cette mesure, le mouvement contre-culturel des années soixante a certes provoqué des chambardements. La question demeure pourtant : de quelle transformation ce mouvement culturel est-il l'effet ? Il n'en reste pas moins qu'un appui inconditionnel à toutes les formes de lutte pour la libération sexuelle n'est pas sans importance. Mainmise est pour la libération des homosexuels, pour la libération des lesbiennes, pour la libération publique de l'acte sexuel et la nudité, pour la liberté sexuelle absolue. Au fond de ces positions, toujours le même raisonnement. La libération sexuelle est un moyen de hausser le niveau des consciences et ainsi de favoriser la transformation. On dira, en certains endroits, que l'érotisme est le fer de lance de la révolution culturelle. C'est peut-être là qu'est marquée la limite politique de cette critique. Non pas que l'érotisme ne soit pas libérateur. Mais Mainmise n'est pas en mesure de produire une analyse approfondie des rapports sexuels dans la société. Les homosexuels, les bissexuels, les hétérosexuels sont renvoyés au principe d'une nature qui les définit une fois pour toutes. Le cri de libération de la revue est plus un appel à la tolérance, étant entendu que la dimension thérapeutique (dans le sens de transformatrice) de l'érotisme en est la face positive. Il faut être bien dans sa sexualité. Rien contre. Il faut seulement s'interroger sur la possibilité d'une transformation fondée sur les intentions. Derrière une révision des pratiques sexuelles, comment se réorganisent les rapports sexuels ? À cette question, point de réponse.

Le dernier thème analysé ici est celui de l'écologie. À la critique écologique traditionnelle sur les méfaits de la société industrielle s'ajoute une perspective qui prend de plus en plus de place dans la revue au fur de son évolution. C'est l'apocalypse. Ce thème est éminemment pratique pour qui ne veut se soucier des problèmes de la transformation. On pose le diagnostic de la fin du monde (industriel) et on économise pour autant le problème de trouver les mécanismes de sa transformation. Concrètement on propose deux solutions : d'une part, il faut retourner à la nature, vivre selon les [201] lois de la nature, près de la nature ; d'autre part, maîtriser la technologie dans ce qu'elle peut fournir des moyens techniques aux problèmes de la survie. La technologie ne doit plus servir à détruire le monde et à exploiter les hommes, mais à permettre leur survivance tout en favorisant l'intégration aux lois de la nature.


IV. - Contre-culture et contre-idéologie

L'analyse qui précède doit être accompagnée de la réponse à certaines questions, afin de correspondre aux interrogations théoriques que j'énonçais au début de cet article. La première question est de savoir de quelle nature est la formation idéologique des formations sociales capitalistes avancées. Je résumerai la forme générale du fonctionnement idéologique et la catégorie centrale de l'idéologie dominante. Mais aussi, j'indiquerai la tendance idéologique dominante dans cette formation idéologique caractéristique de l'état de développement du capitalisme monopoliste. Une deuxième question concerne plus spécifiquement la tendance idéologique contre-culturelle. Quel est le sens et quelle est la place de cette idéologie dans la formation idéologique d'ensemble ? Quel est, en dernière analyse, l'efficace de cette tendance idéologique spécifique dans le régime général de la lutte des classes ?

Je précise la distinction que je fais entre l'idéologie dominante et la tendance idéologique qui occupe une place dominante dans une formation idéologique spécifique. Ce que je dénomme idéologie dominante correspond à la forme générale du fonctionnement idéologique dans un mode de production déterminé. J'ai indiqué plus haut que le fonctionnement idéologique doit être compris de deux façons complémentaires, en tant qu'il est mis en oeuvre dans tout mode de production. D'une part, à un niveau général, le fonctionnement idéologique contribue à la reproduction/transformation des rapports de production dans une formation sociale. Ce fonctionnement est la matérialisation d'un rapport de force entre classes en lutte. D'autre part, au niveau des pratiques des agents, le fonctionnement idéologique contribue à constituer les individus en [202] agents sociaux dont la forme d'assujettissement est marquée par leur place dans la lutte des classes.

Par ailleurs, toute formation idéologique se définit comme régime de rapports d'inégalité/subordination entre régions et tendances idéologiques. Ce régime varie selon l'état de la lutte des classes dans une formation sociale. De façon générale, une tendance idéologique tend à s'imposer dans ce régime d'inégalité/subordination. Elle occupe alors la place dominante.

Dans les formations sociales capitalistes, la forme générale du fonctionnement idéologique est caractérisée par l'interpellation des individus en sujet. Cela signifie que les individus sont toujours-déjà marqués dans leur pratique et dans leur système de représentation comme des sujets autonomes, jouissant du libre arbitre, libres d'entreprendre ou de vendre leur force de travail. Cette interpellation idéologique produit un effet de reconnaissance du sujet en tant qu'entité entrant en rapport avec d'autres sujets, mais aussi entretenant un rapport de soumission au sujet qui représente l'ensemble des sujets dans leur unité. Évidemment, cet effet de reconnaissance se produit en même temps qu'un effet de méconnaissance des rapports sociaux, caractérisés par un système de places auquel n'échappent pas ces « sujets », et de la lutte entre classes sociales ainsi constituées. Cependant, l'idéologie dominante ne se présente pas nécessairement de cette façon. Dans les formations sociales capitalistes, cette idéologie du sujet prend les contours de l'idéologie de la vie privée. Essentiellement articulée aux prémisses philosophiques du libre arbitre et aux fondements du droit bourgeois, cette idéologie de la vie privée est la forme concrète du fonctionnement idéologique au niveau des pratiques quotidiennes.

Dans une recherche collective [21], nous étions arrivés à formuler des propositions concernant la vie privée et la vie publique. « Dans notre formation sociale, il n'existe pas, théoriquement, un mode de vie privée. La vie privée n'est qu'une forme particulière de vie collective, inscrite au coeur du mode de production capitaliste. Dans notre formation sociale, la vie publique est une forme idéologisée de vie collective. » Ces propositions doivent être expliquées [203] de la manière suivante. Elles sont, avant tout, une contestation de l'évidence qui semble découler d'une supposée dichotomie naturelle entre la vie privée et la vie publique. Tout se passe, en effet, comme si les diverses formations sociales historiques pouvaient être ordonnées selon un dosage différentiel d'éléments de vie se référant soit au droit inaliénable à l'intimité, soit aux devoirs échus à la chose publique. En somme, le premier effet d'une idéologie de la vie privée est de naturaliser sa forme comme forme universelle. Ainsi, la vie privée est le plus souvent conçue comme une composante, à divers degrés d'accentuation, de toute formation sociale historique. Au contraire, nos propositions visaient à contester que l'analyse puisse procéder de cette naturalisation. Nous sommes partis d'une analyse de la formation sociale en tant que réalisation d'un ensemble de rapports sociaux. Ce que nous nommions, dans ces propositions, « vie collective » est, en somme, l'articulation complexe de ces rapports sociaux dans une formation sociale. L'expression consacre cette conception du social en tant qu'articulation de rapports sociaux. Elle rejette, dans un même mouvement, la représentation idéologique de la société comme équilibre variable entre l'individualité et le social. Plus spécifiquement, nos propositions établissaient que, dans les formations sociales capitalistes, la forme superstructurelle qu'empruntent ces rapports est celle de la vie privée. Ainsi, cela spécifie la nature du fonctionnement idéologique propre au mode de production capitaliste.

Ce fonctionnement idéologique n'est pas que représentation (pratique discursive). Il est, avant tout, matérialisation de rapports sociaux dans des appareils marqués par cette forme. Ainsi, dans les formations sociales capitalistes, l'appareil idéologique de la famille est un des lieux privilégiés produisant l'effet d'isolement du sujet propre à l'idéologie de la vie privée. La forme mononucléaire que prend la famille avec le développement du capitalisme et l'idéologie de la famille, comme unité de base de la société, qui s'y développe parallèlement contribuent, à la fois, à produire des sujets « privés » et aussi à légitimer cette production. La famille n'est pas le seul appareil qui contribue à produire l'isolement [204] des sujets. Cet effet est produit, de façon générale, dans l'ensemble des appareils idéologiques d'État. Cependant la famille est l'appareil qui permet la matérialisation de l'idéologie de la vie privée. Les agents sont amenés à se représenter celle-ci comme emplacement privilégié de leur existence « privée »et à concevoir ce qui lui est extérieur comme relevant du public. Cependant, la forme des rapports sociaux ne doit pas être définie par cette représentation binaire vie privée/vie publique. Les rapports sociaux prennent, avant tout, la forme de la vie privée, en tant que nécessité pratique de l'isolement du sujet pour les fins de la production et du mode d'exercice du pouvoir politique. La vie publique est davantage une représentation déformée des rapports sociaux. Concrètement, ceux-ci, en tant que rapports de force matérialisés dans l'État, ne peuvent échapper à la conscience des agents. C'est ainsi que notre seconde proposition affirmait que la vie publique est une forme idéologisée de la vie collective. La vie publique se trouve la face subordonnée de l'idéologie de la vie privée, qui permet de penser la « vie collective » (les rapports sociaux) de façon idéologique. C'est, en quelque sorte, la forme concrète de la méconnaissance des rapports sociaux proposée par l'idéologie dominante.

Dans les formations sociales capitalistes avancées, la tendance idéologique dominante me semble être l'idéologie technocratique. Essentiellement, celle-ci permet d'expliquer les contraventions à la lettre de l'idéologie de la vie privée qui se multiplient en même temps que se développe l'État. Entre autres choses, l'État intervient de plus en plus parce que les fractions monopolistes de la bourgeoisie cherchent à contrer la loi tendancielle de la baisse du taux de profit. Ces fractions doivent dominer les autres fractions du capital, mais surtout elles doivent accroître le taux d'exploitation des classes dominées, tout en exerçant leur domination idéologico-politique. Les divers types d'intervention de l'État varient selon le but principal qui est visé. Dans tous les cas, cependant, ces interventions doivent être légitimées, car elles ne peuvent apparaître sous leur véritable visage. L'idéologie technocratique fournit cette légitimation. Elle se définit selon trois dimensions. [205] Elle préconise d'abord la nécessité de la modernisation. Sur la base du développement des connaissances scientifiques et technologiques, elle présente l'État comme le garant du progrès. Cela justifie a priori toutes les formes d'intervention (restructuration et modernisation industrielle, reproduction de la force de travail : qualification scolaire, urbanisation, transport, santé, équipement collectif) qui constituent des soutiens plus ou moins directs des secteurs monopolistes de l'économie, mais aussi les subventions à la recherche qui profitent, en dernière analyse, au même capital (recherche militaire, recherche spatiale). Cette idéologie favorise aussi le développement de recherches dans des domaines relevant de la connaissance de l'homme. On sait, par ailleurs, que ces recherches sont souvent axées sur la nécessité de quadriller davantage le système de contrôle politico-idéologique des agents sociaux et de rehausser la productivité de ceux-ci dans le procès de production d'ensemble. Une seconde dimension de l'idéologie technocratique est la nécessité supposée d'une rationalité universelle. Le développement de l'État est présenté comme le produit d'un processus naturel. On insinue ainsi que la complexité croissante des mécanismes de gestion de la société provient de l'évolution de la société selon les impératifs du progrès. Cette complexité elle-même nécessite donc l'application d'une rationalité. Cette rationalité est évidemment le sous-produit d'une pensée scientifique qui domine l'idée même de progrès. Enfin une troisième dimension de cette idéologie est la condition préalable de la planification. Si l'on veut, en effet, suivre les impératifs de la modernisation, de manière rationnelle, il est nécessaire de planifier. La planification est le résultat naturel des deux premières composantes. Sa caractéristique particulière est de souligner le rôle des experts. L'idéologie technocratique implique évidemment le technocrate, c'est-à-dire celui qui, maîtrisant des connaissances scientifiques et techniques suffisantes, peut, de manière rationnelle, voir à planifier le progrès.

La tendance idéologique contre-culturelle doit donc être d'abord envisagée dans la formation idéologique d'ensemble qui caractérise les formations sociales capitalistes avancées. C'est à l'intérieur de [206] cette formation qu'elle est mise au travail et qu'elle trouve le principe de son élaboration. Les conditions spécifiques qui expliquent l'émergence et la dominance de l'idéologie technocratique semblent être les mêmes qui expliquent l'élaboration de sa contre-tendance idéologique. Le développement du capitalisme entraîne le développement de l'État et de la structure des classes. Ainsi la multiplication des points d'intervention de l'État nécessite l'élaboration du discours technocratique. Mais ce développement de l'État n'est pas purement instrumental. Il n'est pas le produit d'une évolution naturelle, nécessaire à la gestion de plus en plus complexe de la société. Il est le produit de rapports de forces complexes qui se manifestent à des points de friction de plus en plus nombreux. Du point de vue des intérêts des fractions hégémoniques, ce développement peut être pensé comme la nécessité d'interventions croissantes. Du point de vue de la lutte des classes, ce développement doit être pensé comme occasion d'affrontements multiples. La contre-tendance idéologique de la contre-culture se présente comme la face critique de l'idéologie technocratique. Elle se définit essentiellement en opposition avec cette dernière et elle intervient, au niveau des pratiques, dans les divers appareils idéologiques d'État qui matérialisent les rapports de forces qui se manifestent à ces points de friction.

La seconde condition principale de l'émergence de l'idéologie technocratique est le développement de certaines fractions de la nouvelle petite bourgeoisie. Il semble que ce soit les mêmes fractions de classe qui fournissent la base sociale de l'idéologie contre-culturelle. La place névralgique qu'occupent ces fractions dans les rapports sociaux, aux niveaux politique et idéologique, les situe au centre de ces affrontements multiples. L'idéologie technocratique et l'idéologie de la contre-culture semblent être les deux faces d'une pratique déterminée par les mêmes conditions sociales.

Je vais tenter maintenant d'expliciter ma thèse selon laquelle l'idéologie contre-culturelle représente une contre-tendance idéologique à la tendance technocratique dominante. Ce qui caractérise d'abord une contre-tendance idéologique est sa capacité critique à [207] l'égard de la tendance dominante par rapport à laquelle elle s'élabore. Par définition, cette dernière vise à maintenir les rapports sociaux d'exploitation et de domination sous leur forme actuelle. Le développement de ces rapports de force peut impliquer des modifications dans les rapports d'inégalité/subordination entre tendances et régions idéologiques. Cependant, dans un état de développement spécifique, la tendance idéologique dominante contribuera ultimement à maintenir le statu quo. L'idéologie technocratique a non seulement légitimé l'intervention croissante de l'État, mais l'a organisée. Les réformes des secteurs de l'éducation ou de la santé, l'organisation des appareils bureaucratiques, les stratégies de développement sont toutes tributaires d'un mode d'organisation technocratique. L'idéologie de la contre-culture a d'abord attaqué les prémisses de cette tendance dominante. Le fait que la contre-culture se manifeste aux nouveaux points de friction de nos formations sociales implique cette remise en question critique des développements de l'État dans les divers domaines. La contre-culture remet en question le mode d'inculcation scolaire, la forme de l'organisation bureaucratique des divers gouvernements ainsi que les stratégies de développement axées sur une prédominance des technologies dures et un gaspillage de l'énergie et de l'écologie. Cette critique s'articule au noeud même de l'idéologie technocratique, c'est-à-dire par rapport à la position scientiste et technologiste de cette dernière. La contre-culture tente d'établir que le produit de l'action exercée par les technocrates aboutit à une aliénation totale des individus. Selon elle, la source de cette aliénation doit être recherchée dans une soumission inconditionnelle aux crédos de l'idéologie technocratique : primat au progrès scientifique et technologique, sous la triple figure de la modernisation, de la rationalité et de la planification. Cette première dimension critique indique suffisamment que l'idéologie contre-culturelle se propose comme contre-tendance à l'idéologie technocratique. Elle contribue à mettre en évidence le caractère relativement arbitraire d'une stratégie politique. Elle remet en question certains mythes enracinés qui présentent le progrès scientifique comme une nécessité et l'organisation actuelle des rapports sociaux comme sa conséquence inévitable. Cet aspect critique est cependant limité [208] par la façon même de l'élaborer dans les mêmes limites problématiques qui caractérisent l'idéologie technocratique.

La tendance contre-culturelle développe sa critique des appareils au delà des champs spécifiques d'intervention de l'idéologie technocratique. Cette critique atteint les structures plus fondamentales qui caractérisent les rapports sociaux. La famille constitue un point d'attaque particulièrement névralgique. Cette critique fondamentale a des répercussions périphériques presque illimitées dans l'univers de la vie quotidienne. Par exemple, les rapports sexuels tels qu'ils sont articulés dans l'appareil familial sont l'objet d'une remise en question fondamentale par la contre-culture. Ou, encore, l'ensemble des rapports quotidiens, c'est-à-dire la forme concrète et multiple que prennent ces rapports dans la vie de tous les jours, est remis en question. On est à même de constater que cette critique est relativement indépendante de la critique de l'univers technocratique. Mais la famille est aussi contestée sur la base de son action aliénante pour les individus. Ce qui raccroche cette critique à la critique d'ensemble de la société est le rapport d'homologie qui est supposé entre l'organisation sociale et l'organisation familiale. Un peu dans la tradition reichienne, la famille est vue comme l'unité de base qui reproduit les impératifs de l'exercice de l'autorité que l'on retrouve au niveau général de la société. L'idéologie contre-culturelle intègre donc cette critique à sa contestation d'ensemble de la société.

Il me semble important de démontrer maintenant que cette idéologie contre-culturelle, dans l'exercice même de sa critique, n'a pas quitté le terrain délimité par l'idéologie dominante. La tendance idéologique technocratique est la forme spécifique que doit prendre la représentation du « public » dans les formations capitalistes avancées. Elle permet d'organiser et de légitimer l'action de l'État au profit des classes hégémoniques, tout en laissant croire à l'intégrité du droit à la vie privée. L'idéologie dominante est bien celle qui produit les individus en sujets. La tendance idéologique dominante renforce cet effet en permettant de masquer, sous la figure du progrès et de la rationalité, les véritables rapports sociaux. Si on examine de près l'autre formule idéologique mise de [209] l'avant par la tendance contre-culturelle, on doit constater que le problème est posé dans les mêmes termes. À la rationalité bureaucratique ou technocratique, la contre-culture oppose la liberté humaine, la richesse des individualités et les capacités créatrices des sujets. Il est frappant de retrouver chez Théodore Roszak [22] les fondements mêmes de l'idéologie du sujet. La lecture de son livre fait ressortir, de multiples manières, la thèse selon laquelle ce qui est l'enjeu actuel des sociétés est la menace de l'aliénation totale du sujet. De nombreux exemples d'entrave à la vie privée sont évoqués par Roszak comme autant d'accrocs à ce droit fondamental. Ce droit n'est pas conçu dans les mêmes termes que l'idéologie dominante (primat à la famille mononucléaire, petite propriété, individualisme petit-bourgeois), mais il renvoie à une vision idéaliste de la même réalité. De manière générale, la contre-culture rejette toute forme d'action politique, c'est-à-dire toute action susceptible de poser les problèmes sur un plan collectif, au profit d'une idéalisation de l'individualité. Il n'est pas question de revenir aux crédos de la petite bourgeoisie traditionnelle. Au contraire, on présente l'individualité sur le mode de sa réalisation idéale. On affirme la capacité créatrice des sujets et donc ses potentialités de transformation. La contre-culture n'agit donc pas selon la même stratégie que l'idéologie dominante. Son discours explicite semble même contester celle-ci. Cependant, elle reconnaît au niveau philosophique les mêmes postulats que l'idéologie dominante. Le sujet est au centre de sa problématique, alors que le social lui sert de repoussoir.

Cette contre-tendance idéologique s'articule donc pleinement sur les catégories fondamentales de l'idéologie dominante. Elle exerce même un effet d'accentuation du fonctionnement idéologique dominant. Elle ramène sur le sujet l'éclairage du projecteur. C'est ainsi qu'elle est contre-tendance à l'idéologie technocratique. Cette dernière a pour fonction de permettre l'exercice du pouvoir, c'est-à-dire l'imposition de rapports d'exploitation/domination, en proposant une représentation déformée de ces rapports. L'idéologie contre-culturelle, en visant cette cible critique, contribue à remettre en valeur l'idéologie du sujet. Pour comprendre mieux, il faut indiquer [210] que la formation idéologique est un lieu de mise en oeuvre de stratégies discursives. La tendance dominante est rendue nécessaire par le développement du mode de production, des structures des formations sociales et de la structure des classes. En termes dialectiques, elle est stratégie discursive à l'intérieur d'un rapport de forces qui détermine ces développements. Mais, si ces développements ne sont justement pas le produit d'une évolution intrinsèque des structures, mais le produit de la lutte des classes, d'autres stratégies discursives sont susceptibles d'être développées. Ma thèse consiste à dire que la contre-tendance de l'idéologie contre-culturelle est une stratégie qui peut empêcher l'émergence d'une contre-idéologie véritablement révolutionnaire. Cette stratégie consiste à identifier l'idéologie technocratique comme une des parties de l'enjeu pour la transformation. Cela permet de déplacer la contradiction principale entre classes vers un antagonisme illusoire entre une société « technocratisée » et un individu aliéné, mais seul capable de se transformer et de la transformer. Cet effet est le produit d'une stratégie globale. En ce sens, sur un plan intermédiaire, la contre-culture exerce des effets critiques réels. Devant le danger d'une mobilisation idéologique et politique globale capable de remettre en cause les rapports sociaux, il vaut mieux développer une stratégie de dispersion des conflits. De façon générale, la contre-culture remplit ce rôle. Elle le fait d'autant mieux qu'elle permet de renforcer la catégorie philosophique fondamentale du sujet. La tendance idéologique dominante et sa contre-tendance font partie d'une même stratégie globale qui empêche le développement de l'antagonisme fondamental entre classes sociales. Elles suggèrent une forme nouvelle à l'idéologie des rapports entre la vie privée et la vie publique plus adaptée à l'état de développement de nos formations sociales. Il ne faut cependant pas comprendre ces stratégies comme si elles émanaient d'une quelconque volonté sordide qui en tirerait toutes les ficelles. Elles sont stratégies dans le sens précis de la résultante de luttes de classes concrètes. L'effet ultime exercé par l'idéologie de la contre-culture ne saurait cacher le caractère réel des luttes ou des mouvements sociaux qu'elle a pu inspirer.

[211]

Aussi, c'est avec prudence que l'on doit répondre à la question de l'efficacité en dernière analyse de cette contre-tendance. Celle-ci exprime, d'une certaine manière, l'aliénation telle qu'elle est ressentie par certaines fractions privilégiées de la nouvelle petite bourgeoisie. Cependant, son efficacité par rapport au régime général de la lutte des classes dépasse ce niveau particulier. Elle favorise, en dernière analyse, la reproduction élargie du capitalisme monopoliste. Elle produit cet effet de trois façons. Premièrement, elle déplace sur un terrain fictif les rapports d'exploitation et de domination en proposant une analyse idéaliste des conflits sociaux sous la forme d'un antagonisme entre une société opprimante et un sujet aliéné. Certes, les pratiques contre-culturelles visent un ensemble d'enjeux critiques dans les formations sociales (critique de la famille, critique de l'école, critique de la sexualité, critique des stratégies de développement, etc.), mais elles subvertissent cette action critique par un double mécanisme. D'une part, ces enjeux critiques sont représentés systématiquement sous la forme de ce faux antagonisme. D'autre part, la contre-culture est incapable de saisir les articulations nécessaires entre ces divers enjeux. Une autre façon de dire la même chose est de souligner l'incapacité pour la contre-culture d'analyser correctement les causes qui provoquent ces situations critiques et son aptitude à n'en saisir que les effets.

Deuxièmement, la contre-culture reconduit la forme fondamentale du fonctionnement idéologique du mode de production capitaliste, c'est-à-dire le primat du sujet, sous une nouvelle forme idéalisée. J'ai montré plus haut que cette contre-tendance idéologique se place fondamentalement sur un même axe d'opposition entre le sujet privé et le sujet collectif. Devant une tendance idéologique dominante qui permet l'élaboration et la légitimation d'un mode d'exercice du pouvoir favorisant les interventions de l'État, cette contre-tendance rappelle le primat du sujet privé. Elle le fait sur un mode idéaliste (sujet créateur, libération des consciences, etc.) plutôt que sur le mode de la petite bourgeoisie traditionnelle (petite propriété, individualisme, etc.). Elle contribue ainsi à permettre le [212] fonctionnement idéologique dominant dans de nouvelles conditions.

Troisièmement, cette contre-tendance favorise la centralisation du pouvoir (et, par là, la tendance technocratique) en prônant l'apolitisme militant. Je m'inspirerai ici des diverses caractéristiques de l'exercice du pouvoir telles que Poulantzas [23] les relève dans la présente phase du capitalisme. Ces caractéristiques sont à la fois très empiriques et très générales. Elles représentent les tendances générales que l'on retrouve sous des formes diverses dans diverses formations sociales. (1°) On observe une certaine concentration du pouvoir au niveau des exécutifs. Au Québec cette réalité se reflète justement dans les efforts que l'on dispense pour tenter de revaloriser le travail parlementaire (v.g. multiplication des commissions parlementaires). (2°) Par ailleurs, il se produit une centralisation dans l'exercice du pouvoir des gouvernements régionaux vers les gouvernements centraux. Ceci est vrai autant des relations des provinces avec le gouvernement central que des relations intra-provinciales entre gouvernements locaux. Encore là, ce phénomène se trouve confirmé par la tendance tardive à prôner une illusoire régionalisation. (3°) Une autre caractéristique de la phase actuelle semble être la confusion de plus en plus grande entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il ne manque pas d'exemples au Québec et au Canada de l'intervention des gouvernements pour créer des lois spéciales afin de se substituer à l'autorité des tribunaux (lorsque, toutefois, ceux-ci n'arrivent plus à imposer le pouvoir des plus forts), ou pour voter des lois rétroactives afin de modifier les règles du jeu telles qu'établies par le législateur (crise d'octobre, surveillance du courrier). À ce sujet, on peut noter un envahissement de plus en plus grand du secteur « privé » de la vie des citoyens. Il est évident qu'il n'existe pas, à proprement parler, de droit inaliénable à la « vie privée », malgré le discours idéologique dominant. Mais le capitalisme, à des stades moins avancés de son développement, avait encouragé des pratiques réelles de respect de ces droits (sous réserve évidente de pouvoir y contrevenir à l'occasion de « troubles »). (4°) Un autre caractère du développement capitaliste se retrouve dans le déclin des [213] partis politiques et dans la politisation croissante du personnel d'État. L'idéologie technocratique fournit évidemment la couverture à cette transformation des règles du jeu. Le développement d'un personnel d'État politisé reflète le développement même des appareils d'État. Ce qui est remarquable, dans la présente phase, c'est que, en même temps que les appareils idéologiques d'État ont tendance à accroître leur importance, les appareils répressifs renforcent leurs dispositifs de répression. Le Canada fournit un bon exemple de renforcement du quadrillage des individus (surveillance policière accrue et légalisée, menace de lois spéciales comme la loi des mesures de guerre, renforcement des dispositifs de contrôle dans les mécanismes d'aide sociale, etc.). Cette attitude se répercute dans une remise en cause d'une certaine philosophie juridique. En même temps qu'on proclame les droits de l'homme, on contribue à les encadrer de telle sorte qu'on les rend inefficaces. (5°) Une dernière caractéristique de la phase actuelle se retrouve dans le couple réforme/répression telles que les pratique, tout à tour, le pouvoir. Le secteur des politiques sociales illustre fort bien cette caractéristique. Ces politiques sont, en effet, utilisées comme stratégie pour l'exercice du pouvoir et elles sont jouées sous leur aspect réformiste ou répressif selon les conjonctures de lutte.

L'idéologie de la contre-culture permet, à un premier niveau, de critiquer certains aspects de ces développements. Par contre, justement parce que son analyse est erronée, elle risque de renforcer ce mouvement. Ce qui est traduit, dans cette idéologie, sous la forme de l'aliénation correspond au mode vécu des phénomènes décrits plus haut. Cependant, l'incapacité pour la contre-culture de sortir d'une problématique opposant sujet et société la conduit à proposer un retrait dans l'univers illusoire de l'individualité. Ce qui renforce, tout aussi objectivement, le pouvoir, c'est la forme totalement apolitique de cette option pour l'individualité. L'apolitisme militant de la contre-culture favorise l'ignorance concrète des phénomènes de centralisation du pouvoir. La contre-culture participe ainsi à la stratégie de ce pouvoir en favorisant l'éparpillement des individus. Ensuite, son apolitisme renforce sa propre incapacité [214] à analyser les articulations nécessaires entre les divers points de friction qui font l'objet de sa critique.

*      *
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Il peut paraître surprenant que la question nationale ne soit pas introduite dans les développements qui précèdent. Deux facteurs me semblent l'expliquer. D'une part, Mainmise, qui fait l'objet de ma recherche empirique, paraît au moment de la prise du pouvoir par le Parti libéral en 1970 au Québec, l'omniprésence du pouvoir libéral au fédéral et l'effacement relatif du mouvement indépendantiste. À la fin des années soixante, le Parti libéral a fait maison nette de toute tendance nationaliste en son sein. Le gouvernement fédéral consolide son emprise sur les provinces, tout particulièrement dans le domaine névralgique des politiques sociales. Le parti de l'Union nationale, porté au pouvoir presque accidentellement quatre ans plus tôt, est relégué au rôle d'une opposition secondaire. Enfin la crise d'octobre 1970 permet à l'ordre fédéral de s'imposer brutalement au détriment de toute velléité indépendantiste. D'autre part, Mainmise est largement inspirée d'un mouvement qui dépasse les frontières de l'État québécois ou de l'État canadien. Ce mouvement est par définition national, pour ne pas dire international. Il n'est pratiquement jamais question de la question nationale dans Mainmise. Par contre, il y est beaucoup question du Québec comme lieu d'émergence d'une possible solution de rechange culturelle. On pourra dire qu'il s'agit là d'une attitude nationaliste. Peut-être, mais cette attitude est complètement nouvelle par rapport aux options nationalistes qui se réfèrent toutes, d'une façon ou d'une autre, à la question d'un État national. L'option contre-culturelle procède au contraire dans une perspective anti-étatique. Elle reporte les problèmes au niveau des individus et des petits groupes.

Il est évident qu'une analyse de la formation idéologique d'ensemble au Québec devrait tenir compte de la tendance nationaliste en tant qu'elle s'articule aux autres tendances. Ainsi, la tendance [215] technocratique dont il est question peut aussi bien se combiner avec une tendance nationaliste ou inversement avec une tendance fédéraliste. Le corpus étudié ne permettait pas d'identifier des éléments d'information par rapport à la question nationale et c'est pour cette raison qu'il ne m'a pas semblé important de distinguer au niveau de l'analyse ces diverses articulations entre tendances idéologiques. Il n'en demeure pas moins qu'une analyse plus complète des diverses formations discursives devrait réintroduire cette question.

Il me semble cependant que l'analyse de l'idéologie contre-culturelle, en tant qu'elle exerce une double fonction de critique et de récupération, est intelligible en tant que telle dans la mesure où le Québec est effectivement une formation sociale où tend à s'imposer la phase proprement monopoliste du capitalisme, bien que sur un mode qui lui est spécifique.

Jules DUCHASTEL.



[1] Jules DUCHASTEL, « Théorie ou idéologie de la jeunesse : discours et mouvement social », Thèse de doctorat (Ph.D.), Université de Montréal, 1978. La thèse consiste à replacer la production d'un discours idéologique en rapport avec la production d'autres discours pouvant prendre une forme théorique (Sociologie de la jeunesse, Théorie générale de la société post-industrielle) dans une formation idéologique d'ensemble, et l'effet de cette production dans la reproduction /transformation des rapports sociaux.

[2] Karl MARX, Frédérick ENGELS, l'Idéologie allemande, Paris, Éd. sociales, 1966. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[3] Louis ALTHUSSER, Pour Marx, Paris, Maspéro, 1969.

[4] Nicos POULANTZAS, Pouvoir politique et Classes sociales, Maspéro ; Facisme et Dictature, Paris, Maspéro, 1970.

[5] Karl MARX, le Capital, livre I, chapitre XXIII, p. 418, Paris, Éd. Garnier-Flammarion, 1969.

[6] Louis ALTHUSSER, « Idéologie et Appareils idéologiques d'État », dans la Pensée, 1970. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[7] Je ne procéderai pas à cette mise en rapport dans cette article. Ce travail est cependant amorcé dans ma thèse de doctorat (voir la note 1 [note continue no 404 dans le fichier numérique de ce livre]).

[8] Terme désignant un ensemble de tentatives de rompre avec l'ordre social existant et dont les formes de réalisation d'une contre-culture varient à l'infini.

[9] J'ai pris l'ensemble des numéros publiés au moment où j'appliquais la codification finale. La sélection des unités fut faite à partir de catégories d'articles et non par une procédure d'échantillonnage aléatoire. Par rapport aux catégories retenues, le traitement est donc exhaustif.

[10] Mainmise donne une définition de la société se rapprochant de la définition dominante. Mais on notera, d'une part, que cette définition heurte de front la définition égalitaire des individus et, d'autre part, qu'elle s'inscrit dans un contexte rappelant la nécessité de réaligner la société selon les lois de la nature (par nature, inégalitaires !) : « Une société est un groupe d'être inégaux qui s'organisent pour répondre à des besoins communs : l'égalité des individus est une impossibilité naturelle. »

[11] Il est amusant de souligner que, pour Michel FOUCAULT, ce type de raisonnement sous la forme de la ressemblance correspond à l'épistémé du XVIe siècle : « Dans une épistémé où signes et similitudes s'enroulaient réciproquement selon une volute qui n'avait pas de terme, il fallait bien qu'on pensât dans le rapport du microcosme au macrocosme la garantie de ce savoir et le terme de son épanchement. » (Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 47.)

[12] F.R.A.P. : Front d'action politique qui a fait la lutte à Jean Drapeau et au Parti civique aux élections de Montréal en octobre 1970. Le F.R.A.P. fut emporté par la vague répressive des mesures de guerre.

[13] Dans cet éditorial non compris dans mon corpus, Mainmise « s'engage officiellement ici à ne jamais prendre d'autre parti que celui de chercher à refléter à travers son équipe l'organicité du grand Village québécois qui finira peut-être par servir de modèle au reste de l'Amérique ».

[14] Annoncé pour le printemps 1976.

[15] Mainmise, n° 53, décembre 1975, p. 45.

[16] lbidem.

[17] Juliet MITCHELL, Woman's Estate, Pellican Books, Penguin Books, 1971.

[18] Théodore ROSZAK, Vers une contre-culture, Paris, Stock, 1970.

[19] Luc RACINE, G. SARRAZIN, Changer la vie, Montréal, Éd. du Jour, 1972.

[20] Pensons au développement des sectes.

[21] Jacques BONIN, Jules DUCHASTEL, « La vie privée et la vie publique », chap. VIII de Aliénation et idéologie dans la vie quotidienne des Montréalais francophones, sous la direction de Marcel Rioux et Robert Sévigny, Montréal, P.U.M., 1973.

[22] Théodore ROSZAK, Vers une contre-culture, Stock, 1970.

[23] Nicos POULANTZAS, la Crise de l'État, Paris, P.U.F., 1976.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 juillet 2011 7:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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