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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

“ Une interprétation économique de la constitution ”. (1966)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de par Alfred Dubuc, “ Une interprétation économique de la constitution ”. Un article publié dans la Socialisme 66, Montréal, janvier 1966, no 7, pp. 3 à 21. Un numéro spécial intitulé : “ La politique libérale ”. [Autorisation accordée par le professeur Dubuc par téléphone, de chez-lui à Montréal, jeudi le 3 juillet 2003.]
Texte intégral de l'article

Partie I : Interprétation économique de la Constitution

Problèmes de l'économie canadienne du milieu du 19e siècle
Province de Québec
Montréal
Le Grand-Tronc
Problèmes de finances publiques
Un siècle plus tard ...

Partie II : Anti-manifeste

Un refus méthodique
Des problèmes particuliers qui sont des problèmes généraux
Le vrai problème
On ne peut se défaire de l'idéologie
Une contradiction
Coupable : le nationalisme !
Un acte de loi

Conclusion


Le Manifeste "Pour une politique fonctionnelle", publié il y a 78 mois dans Cité Libre (1), prend une nouvelle actualité depuis que se sont exprimées quelques "vocations" politiques qui s'en inspirent. C'est un véritable programme politique ; mais il n'est fondé ni sur l'histoire ni sur une analyse rigoureuse de la réalité politique. La première partie de cet article a pour objet de présenter quelques matériaux pour servir à une interprétation économique de la constitution canadienne. Ces matériaux sont utilisés ensuite pour critiquer le Manifeste; la deuxième partie de l'article constitue un Anti-Manifeste.

Le Manifeste nie toute utilité à une analyse globale de la situation politique et définit certaines tâches partielles qui devraient, par priorité, utiliser les énergies disponibles : "Il faut descendre des idéologies globales et s'attaquer directement aux problèmes" (partie VI). "Nous venons d'esquisser une problématique dans huit secteurs qui nous paraissent primordiaux à l'heure actuelle" [partie II, no 9).

L'objet de l'Anti-Manifeste est de démontrer que le refus avoué des auteurs du document de prendre en considération le problème politique de la Constitution canadienne (partie IV) repose sur un refus inavoué d'affronter globalement le problème posé par le développement économique du Canada dans toutes ses dimensions. Les auteurs du Manifeste prétendent que l'attention portée à la Constitution canadienne risque de dépenser des énergies qui pourraient être utilisées de façon plus constructive à la solution de certains problèmes économiques et sociaux particuliers.

L'Anti-Manifeste démontrera que la majorité des tâches recommandées mettent en cause toute la structure économique du Canada et, partant, l'efficacité de la politique économique élaborée parallèlement à la loi de l'Amérique du Nord britannique, notre Constitution depuis 1867.
Partie I
Interprétation économique de la Constitution

Une constitution est beaucoup plus qu'un texte juridique ; c'est une institution politique. Elle est le reflet d'une société ; elle marque une étape du développement social et de la croissance économique ; elle repose sur une structure socio-économique. Dans une analyse à dimension historique, une Constitution est susceptible d'une interprétation sociologique et d'une interprétation économique.

L'on peut proposer, de la Constitution de 1867, une définition en termes économiques ; la Confédération fut essentiellement une opération de finances publiques ayant pour but de mettre à la disposition des agents reconnus responsables de l'investissement les ressources nécessaires au développement économique du pays. Elle reposait sur un projet fondamental de développement économique. l'ouverture de régions nouvelles à l'agriculture et à I'exploitation forestière; le développement de l'industrie nationale; la venue d'une main-d’œuvre abondante; l'intensification des relations commerciales avec l'Empire. Dans la mesure, et c'était là la croyance générale, où tous ces secteurs économiques étaient solidaires les uns des autres et où toutes les régions géographiques du territoire canadien étaient, par leurs ressources et leurs avantages particuliers, complémentaires les unes des autres, dans la même mesure il suffisait de privilégier un secteur pour que, par voie d'entraînement, tous les autres secteurs et toutes les régions du Canada, se développassent parallèlement et de façon harmonieuse ; bref, c'était un projet de croissance équilibrée, pourrions-nous dire aujourd'hui. Cette politique élaborée de façon générale par A.T. Galt, à la fin de la décennie 1850-60, fut exprimée de façon détaillée et précise dans la fameuse "Politique Nationale" de 1878-79. Les mêmes groupes d'intérêt et les mêmes hommes politiques qui avaient été responsables de la Confédération avait élaboré cette politique de développement économique.

Parce que la technologie de l'époque favorisait, dans tous les pays occidentaux en voie de développement, la construction de voies ferrées ce furent les compagnies de chemin de fer que l'on privilégia dans la distribution des avantages de la Confédération (les actionnaires de la compagnie du Canadien-Pacifique en tirent encore leurs dividendes). La construction des chemins de fer, en effet, était à l'époque, dans les pays peu développés à très grands espaces, le secteur par excellence d'entraînement de tous les autres secteurs de l'économie nationale. C'est par le chemin de fer que l'on accédait aux régions nouvelles et que l'on en tirait les produits agricoles et forestiers ; l'exportation de ces produits vers l'Angleterre accroissait la capacité d'importer de la Métropole les biens de consommation et les biens d'équipement, sans compter la main-d’œuvre nombreuse ; le secteur des chemins de fer constituait un pôle de développement industriel, entraînant les investissements dans la sidérurgie, la métallurgie et les mines et, par voie de contagion, dans tous les autres secteurs de production de biens et de services.

L'on croyait ferme à la solidarité étroite entre tous les secteurs économiques. Chaque région du Canada allait pouvoir dorénavant spécialiser sa production : le chemin de fer permettrait, en joignant toutes les régions les unes aux autres, a mari usque ad mare, de transporter les facteurs de production, les produits semi-finis et les biens prêts à la consommation ou à la production. Ainsi l'économie canadienne deviendrait une économie intégrée.

Tel était le projet ; il ne serait donc pas surprenant de constater qu'il ait été élaboré autant au bureau d'administration de la Compagnie du Grand Tronc que dans les cabinets des ministres du Gouvernement ; ce qui était relativement facile puisque, parmi les Pères de la Confédération, l'on retrouve des individus qui siègent aux deux endroits.

Problèmes de l'économie canadienne
du milieu du 19e siècle

Certes, les problèmes politiques à résoudre étaient graves et nombreux. Pour l'ensemble des colonies britanniques d'Amérique du Nord, indépendamment des problèmes internes de chacune des sociétés impliquées, on peut énumérer ces problèmes de façon générale :

1) faiblesse et éparpillement des colonies ;
2) dangers de guerre entre l'Angleterre et les États-Unis ;
3) impérialisme continental des Américains.

À juste titre, pour des motifs éminemment stratégiques, l'union des colonies s'imposait au premier chef. Toutefois, ces problèmes politiques n'auraient jamais reçu une solution aussi rapide si les intérêts économiques ne l'avaient inspirée.

On pourrait qualifier l'économie canadienne de 1860 à 1867 d'une économie qui marque le pas à l'intérieur d'un grand mouvement de croissance économique accélérée.

L'économie mondiale de 1850 à 1873 traverse une expansion très rapide. Partout, c'est la grande époque des chemins de fer ; l'Angleterre connaît les splendeurs de l'époque victorienne ; la France, celle du Second Empire ; l'Allemagne achève son unification et est entraînée dans son "take-off" ; les États-Unis, malgré la guerre de Sécession, s'industrialisent très rapidement. Le commerce international des matières premières et des produits alimentaires atteint des niveaux jamais atteints auparavant ; le marché du travail s'internationalise tout autant que ceux des produits et des autres facteurs de production.

Malgré la grande crise commerciale de 1846 à 1850, causée à la fois par l'abandon des préférences impériales de l'Angleterre et la grande crise mondiale de 1848, l'économie canadienne connaît un nouveau départ en 1850 : puisque les investissements dans la voie maritime du Saint-Laurent n'ont pas donné ce que l'on en attendait et que les États-Unis ont déjà pris une avance considérable dans la construction ferroviaire, c'est la stratégie des chemins de fer qui va inspirer maintenant le développement économique du Canada. Dans sa compétition séculaire contre New York, Montréal doit de toute urgence s'ouvrir une porte sur la mer pour les mois d'hiver : on construit la voie ferrée de Montréal à Portland (Maine) ; de Québec à Rivière-du-Loup et à Richmond; de Montréal à Sarnia (Ontario) ; le long du lac Érié, la voie du Grand Tronc est doublée par celle du Great Western. Tous ces investissements se réalisent en moins de 10 ans ; après 1860, il n'y a plus de construction de longues voies ferrées au Canada ; le Grand Tronc connaît déjà, d'ailleurs, de graves difficultés financières.

On peut déceler le rythme de l'activité économique au Canada par les mouvements de la population.

En 1866, la population totale de toutes les colonies britanniques d'Amérique du Nord était de 3,500,000 habitants, (celle du Canada, de 2,600,000). Durant la décennie des grands investissements ferroviaires, de 1851 à 1861, la population s'était fortement accrue tant par la croissance naturelle que par une immigration nette de 175,000 personnes ; durant la décennie suivante (1861-1871), le Canada ne put donner du travail à toute sa population : l'émigration nette fut de 250,000 personnes représentant 1/3 de l'accroissement naturel.

Délaissé par l'Angleterre, le Canada oriente ses relations internationales vers les États-Unis ; signée en 1854, le Traité de Réciprocité commerciale, entre les États-Unis et les colonies britanniques d'Amérique du Nord, tiendra de 1855 à 1866, juste à la veille de la Confédération ; ce qui n'est pas pure coïncidence. Le traité aura pour effet de régionaliser les relations économiques en Amérique du Nord. Les colonies maritimes vont commercer avec les États atlantiques, l'Ontario avec le Mid-Ouest américain et New-York, le Québec, avec la Nouvelle-Angleterre et New-York. De 1860 à 1865, les États-Unis sont entraînés dans la guerre civile; celle-ci a un double effet sur la prospérité canadienne : elle accroît la demande américaine de produits canadiens et elle ouvre aux Canadiens des marchés jusque-là détenus par les Américains, en particulier celui des Antilles. Les effets de la guerre de Sécession sur l'économie canadienne sont dans le même sens que ceux de la Réciprocité commerciale, à tel point qu'il est presque impossible de discerner, dans l'analyse, lequel des deux événements est responsable de tel ou tel aspect de la prospérité canadienne, surtout si l'on tient compte en même temps de la vague d'investissements dans les chemins de fer.

Province de Québec

Le Québec participe largement à cette prospérité, tant dans son agriculture que dans son industrie. Ce que l'on peut appeler la révolution agricole bat son plein au Québec ; les petits marchés régionaux s'ouvrent au grand commerce international; la production se spécialise dans l'industrie laitière et c'est principalement vers les États-Unis que le Québec exporte ses produits. Montréal, dont l'économie est maintenant liée aux chemins de fer, s'industrialise rapidement. Il y a, cependant, deux éléments de crise profonde dans l'économie du Québec. La navigation de haute-mer abandonne maintenant le bateau à voile construit de bois pour lui substituer le bateau à vapeur construit de fer et d'acier; toutes les grandes marines marchandes du monde se métamorphosent au profit des chantiers de construction navale des nations industrialisées ; quant aux chantiers de la ville de Québec, qui occupaient jusqu'alors plus de 50 % de la population active de la ville, ils commencent à connaître, à l'instar des chantiers du Nouveau-Brunswick, la grande crise qui apportera leur perte.

Montréal

À Montréal, la régionalisation de l'économie Nord-américaine porte une atteinte très grave à la fonction d'intermédiaire du port entre l'Angleterre et le Canada occidental : c'est à travers les États-Unis que celui-ci exporte ses matières premières et ses produits alimentaires vers l'Angleterre et qu'il en importe produits de consommation et biens d'équipement. La fonction commerciale de Montréal et certaines de ses activités de transformation, comme la meunerie, souffrent considérablement de la Réciprocité. Il n'est pas surprenant que c'est de là que surgiront les atteintes au traité de 1854 et s'élaborera une nouvelle politique économique: le conservateur Alexander Tilloch Galt, lié aux plus grands intérêts financiers de Montréal et à la Compagnie du Grand Tronc (n'est-ce pas sur ses terres de Richmond que l'on a placé la jonction des voies de Québec, Montréal et Portland), ministre des finances, élaborera les premiers éléments de la Politique Nationale et provoquera la fin de la Réciprocité commerciale par une politique de discrimination tarifaire à l'encontre des produits manufacturés importés des États-Unis. Il sera, bien sûr, un des plus actifs artisans de la Confédération.

Le Grand-Tronc

La Compagnie du Grand Tronc affrontait, depuis 1860, avec la fin des investissements ferroviaires, de graves difficultés financières : concurrencée, le long du lac Érié, par la compagnie Great Western et New-York prenant la place de Montréal comme intermédiaire du commerce du Canada occidental avec l'Europe, elle n'arrivait pas à rencontrer ses obligations ; c'est en effaçant une créance obligataire de près de $40 millions que le gouvernement canadien lui permet d'éviter la faillite. En 1862, son président, Edward W. Watkin, vient au Canada pour examiner la situation ; selon lui, il y a une façon d'en sortir : c'est de copier l'expérience américaine des chemins de fer transcontinentaux ; il faut relancer l'investissement en joignant par chemin de fer, de l'Atlantique au Pacifique, toutes les colonies britanniques d'Amérique du Nord ; grâce aux subventions gouvernementales, ce sera le salut de la Compagnie; de retour en Angleterre, Watkin sera, auprès du gouvernement britannique, le propagandiste assidu d'une union des colonies.

Mais une grande difficulté subsistait : la responsabilité d'administrer la plus grande partie du territoire britannique de l'Amérique du Nord reposait entre les mains de la Hudson's Bay Company, selon le mode des chartes conférées par le gouvernement britannique, au 17e siècle, aux grandes compagnies commerciales. Le territoire de Rupert (tout le bassin de la baie d'Hudson) et le territoire du Nord-Ouest (jusqu'à l'Océan Pacifique) étaient administrés par les fonctionnaires de la Compagnie. Qu'à cela ne tienne : en juin 1863, Watkin et les deux banquiers du gouvernement canadien et de la Compagnie du Grand Tronc, Thomas Baring et George Carr Glyn, fondent la "International Financial Society" : celle-ci achète les actions de la Hudson's Bay Company (pour $1,500,000). En juin 1870, au lendemain de la Confédération, la Compagnie remettra au gouvernement canadien la responsabilité de l'administration publique sur la terre de Rupert et le territoire du Nord-Ouest moyennant le paiement de $300,000 et la concession en propriété privée de 6,630,000 acres de terre.

Tel est le fondement de l'affirmation suivant laquelle la Confédération aurait été élaborée tant au bureau d'administration de la compagnie du Grand Tronc qu'au gouvernement.

Problèmes de finances publiques

Avec les années 1865 et 1866, prennent fin presque en même temps la guerre civile aux États-Unis et le régime de réciprocité commerciale entre les colonies britanniques d'Amérique du Nord et les États-Unis. Les régions qui avaient le plus profité de ces avantages furent le plus fortement touchées par leur disparition ; au premier chef, les Maritimes. La crise y apparut comme très grave, d'autant plus que s'ajoutaient les conséquences d'une crise structurelle très profonde ; l'exploitation forestière, la construction navale, le transport maritime sur toutes les mers du monde : tout le fondement économique de ces colonies s'effondrait à la fois par l'avènement de la nouvelle technologie du bateau de fer propulsé par la vapeur. L'âge d'or des Maritimes était déjà décrit au passé. Certains investissements publics aux frais des gouvernements des colonies et l'absence d'administrations municipales pour partager ses frais avaient provoqué le développement de dettes publiques considérables. Les colonies Maritimes cherchaient à s'unir : la conférence de Charlottetown en fut le premier jalon.

À l'autre extrémité de l'Amérique, sur les côtes du Pacifique, la grande aventure de l'or sur la Frazer, commencée en 1855, était déjà terminée. La population, qui avait atteint 25,000 habitants à un certain moment, n'était plus que de 10,000. Et le gouvernement de la nouvelle colonie, détachée du territoire de la Compagnie de la Baie d'Hudson, avait contracté des dettes importantes pour l'aménagement du territoire en fonction de la production d'or. Là, encore, l'union était apparue comme la solution des problèmes financiers : les deux colonies de l’Île de Vancouver et de la Colombie britannique s'unirent en 1866.

Dans la colonie du Canada, la dette publique était considérable ; aux investissements dans les canaux s'étaient ajoutées les subventions généreuses consenties aux compagnies de chemin de fer. En 1866, l'investissement public dans les moyens de transport représentait 6001, de la dette et les dépenses publiques courantes dans ce secteur représentaient 30 % du budget. Comme les recettes publiques provenaient presque uniquement des taxes indirectes, en tout premier lieu de la douane (dans les Maritimes 80 %, au Canada 66 %), tout ralentissement de l'activité économique avait pour conséquence immédiate de réduire considérablement les recettes publiques.

Ces difficultés des colonies se soldèrent par une incapacité d'emprunter davantage : le marché des obligations de Londres leur était fermé et elles durent avoir recours à des emprunts à court terme auprès des banques canadiennes et anglaises, à des taux d'intérêt atteignant 8 %. La solution que l'on trouva fut de répéter la loi d'Union des deux Canada de 1841; en unissant les dettes et les populations, on accroissait la capacité d'emprunter et on relançait l'économie par l'investissement dans les moyens de transport. Les chemins de fer furent pour la Confédération ce que les canaux avaient été pour l'Union des Canada.

Les avantages économiques immédiats de cette nouvelle union étaient nombreux : elle permettait à chaque colonie de sortir de l'isolement, elle créait une puissance plus grande en face des États-Unis, elle allégeait le poids des dettes publiques individuelles et rehaussait le crédit de l'ensemble sur les marchés monétaires internationaux. L'union permettait, en outre, d'élaborer une politique économique de développement : axée sur les intérêts financiers de Montréal et ceux des compagnies ferroviaires, cette nouvelle politique serait fondée sur la conviction que les colonies avaient des ressources diverses et complémentaires et que le développement ne pouvait pas manquer d'entraîner, par contagion, celui de toutes les autres et de l'ensemble. La crise économique de 1873 à 1879, la "grande dépression", comme on l'appela, imposa une élaboration plus complète de cette politique, axée, cette fois, davantage sur la protection tarifaire, dans le but de provoquer l'industrialisation : ce sera la fameuse "Politique Nationale" du gouvernement de MacDonald qui reprendra le pouvoir aux élections de 1878.

Dans cette optique, la Confédération de 1867 accordait au gouvernement fédéral tous les pouvoirs essentiels pour inspirer le développement économique. Le capital fixe de toutes les colonies était remis au pouvoir central, en même temps que toutes les dettes ; le pouvoir de législation dans tous les secteurs responsables du développement lui était conféré : canaux, chemins de fer, télégraphe, communications interprovinciales et commerce international, banque, crédit, monnaie, faillite ; de concert avec les provinces il pourvoyait à l'agriculture et à l'immigration. Toutes les sources importantes de recettes fiscales étaient abandonnées à Ottawa ; aux provinces, il ne restait même pas de quoi subvenir à leurs propres besoins ; le gouvernement fédéral allait combler la différence par des subsides.

À n'en pas douter, la constitution du Canada avait une préoccupation économique fondamentale : éponger l'épargne de tout le pays pour investir dans le développement économique, c'est-à-dire principalement dans le secteur des chemins de fer qui devait entraîner tous les autres.

Un siècle plus tard...

Il devient aujourd'hui de plus en plus évident que la structure économique du Canada, au milieu du 20e siècle, est complètement différente de celle que je viens de décrire. Car le déroulement historique n'a pas répondu aux projets fondamentaux de la politique nationale et de la Constitution de 1867. On peut schématiser en quelques points les facteurs de transformation de la structure de l'économie canadienne.

1) Le sur-investissement dans les chemins de fer et le secteur primaire (produits alimentaires et matières premières) a provoqué le gaspillage des ressources, a ralenti le développement des autres activités économiques et a donné à l'ensemble une vulnérabilité considérable aux fluctuations du commerce international ;

2) les grandes crises économiques de la fin du 19e et du début du 20e siècle ont frappé inégalement les divers secteurs et les diverses régions de l'économie canadienne, freinant considérablement le processus de spécialisation des productions;

3) les guerres mondiales du vingtième siècle ont favorisé l'industrialisation de certains grands centres, y attirant les ressources humaines, les ressources physiques et les ressources financières au détriment de certaines régions; quelques-unes d'entre elles furent laissées pour compte;

4) les relations commerciales avec les États-Unis se sont intensifiées de plus en plus, diminuant l'importance des liaisons impériales et accentuant les complémentarités régionales Nord-Sud avec les États-Unis ; ainsi quelques régions, comme la Colombie britannique, connurent un développement économique autonome, indépendamment de l'ensemble, échappant de plus en plus à l'emprise de la Politique Nationale;

5) avec l'exploitation des ressources naturelles, la découverte de nouvelles sources d'énergie (électricité, pétrole), la création de réseaux routiers, le développement de l'éducation et de la sécurité sociale, les gouvernements provinciaux ont pris une responsabilité de plus en plus considérable dans le développement économique, prétendant à une part toujours plus grande des recettes publiques;

6) avec l'aggravation des crises économiques et la découverte de moyens plus efficaces pour en atténuer l'amplitude et la durée, le gouvernement fédéral, par ses politiques fiscales, monétaire et d'investissements publics, se reconnaissait une responsabilité sans cesse croissante dans l'équilibre conjoncturel à court terme; ce qui rend plus difficile l'élaboration d'une politique à long terme de plein emploi et de développement économique;

7) le système capitaliste a évolué de telle façon que ce n'est plus l'entreprise privée qui joue le premier rôle moteur dans l'investissement ; à ce titre, il n'appartient plus au gouvernement d'éponger l'épargne des citoyens pour la remettre aux entreprises privées, mais d'attirer, par le financement de la dette publique, les disponibilités considérables accumulées dans les institutions financières et les utiliser à des investissements publics; de très grandes difficultés naissent du pouvoir considérable de pression que détiennent les institutions financières et de la part trop grande du budget public consacrée aux projets de défense nationale.

Voilà sept domaines où des lignes de forces nouvelles, apparues dans le déroulement historique du dernier siècle, imposent de déclarer un bilan d'inefficacité à l'exercice de la politique de développement économique qui a inspiré profondément la Constitution canadienne.

Partie II
Anti-manifeste

Un refus méthodique

Et, pourtant, cette Constitution ne mériterait pas de réforme fondamentale ; selon les auteurs du Manifeste, nos élites accorderaient une importance exagérée aux problèmes constitutionnels et l'énergie qu'elles y dépenseraient serait "enlevée à la solution des problèmes plus urgents et plus fondamentaux de notre société". Les problèmes constitutionnels ne seraient ni graves, ni importants car l'ordre juridique n'imposerait pas de contrainte sérieuse ; en effet "ce qu'on appelle la constitution d'un nouvel édifice constitutionnel à la futilité d'un immense jeu de blocs..." Les vrais problèmes ne sont pas d'ordre constitutionnel : ce sont "les obstacles au progrès économique, au plein emploi, à un régime de bien-être équitable ou même au développement de la culture française du Canada..."

Cependant, la constitution canadienne dure depuis bientôt 100 ans ; elle n'a pas démontré "la futilité d'un immense jeu de blocs". Elle a été élaborée en fonction d'une structure économique et sociale donnée, à un moment précis de la croissance économique, de l'évolution technologique et du développement social. Elle répondait aux conceptions politiques des groupes socio-économiques dominants. Comme toute constitution, la constitution canadienne de 1867 reposait sur une vision du monde globale. Il est vrai qu'à l'époque on ne se préoccupait ni de plein-emploi, ni de bien-être ; l'absence de telles préoccupations est en soi significative et exige une analyse. Mais la loi constitutionnelle de l'Amérique du Nord britannique poursuivait des objectifs bien définis de progrès économique ; c'est précisément l'échec de ces objectifs, l'arrivée d'une nouvelle étape du progrès technique et du développement socio-économique et la prise de conscience d'une nouvelle vision du monde qui font éclater le cadre juridique et imposent la rédaction d'une nouvelle constitution. Les auteurs du Manifeste n'ont visiblement pas dépensé beaucoup d'énergie à la réflexion sur le problème constitutionnel. Leurs références fréquentes à des expressions aussi imprécises que: "tous les niveaux de gouvernement", "les gouvernements", "les pouvoirs publics", "les fonds publics", manifestent un refus délibéré d'affronter le problème fondamental: celui de l'élaboration d'une politique rationnelle de développement dans le cadre juridique d'une répartition périmée des responsabilités législatives. L'on ne peut négliger le problème constitutionnel que dans la ligne d'un refus délibéré d'affronter globalement le problème général du développement. C'est ce que font explicitement les auteurs du Manifeste. Et pourtant lorsqu'ils définissent les tâches à accomplir (partie II) en fonction de certains problèmes, ils ne peuvent s'empêcher de faire allusion à la structure générale de l'économie.

Des problèmes particuliers
qui sont des problèmes généraux

1) Le chômage oblige à Ici recherche de politiques qui "entraîneraient, soit un rajustement de la valeur externe du dollar, soit une injection plus forte de capitaux étrangers" (no 1) ;

2) "la distribution actuelle du revenu et de la richesse ... carrément inacceptable..." pose le problème de la mobilité du capital humain, "comme de toute autre forme de capital" (no 2). Il s'agit visiblement de la mobilité géographique. Quant à la mobilité professionnelle, nécessaire pour rencontrer les difficultés "de l'industrialisation et de l'automation", il faudra "une politique rationnelle de la famille" de la part des gouvernements, pour "résoudre les problèmes difficiles d'adaptation posés par la société moderne" (no 5).

3) La productivité du capital humain dépend de la quantité et de la qualité des ressources allouées à l'éducation et à la santé (no 4) ; les services de santé exigent "un investissement considérable de fonds publics" pour développer l'assurance-hospitalisation et combler "ce décalage entre le développement scientifique et l'organisation communautaire de la recherche médicale et des services médicaux" (no 6).

Voilà tous des problèmes qui ne peuvent être analysés sans que soit posé dans son entier le problème global du développement économique. Or, de l'aveu même des auteurs du Manifeste, la plupart de ces problèmes se distinguent dans leur acuité selon les diverses régions du Canada ; ainsi, le taux de chômage, par exemple, est plus élevé dans les Maritimes que dans l'ensemble du Canada et plus élevé encore dans le Québec. Or, "un phénomène qui semble nouveau apparaîtrait : "tandis que le niveau de vie des chômeurs diminue, celui de la population au travail continue de croître ... On aboutit ainsi à la formation de deux sociétés étrangères aux besoins l'une de l'autre" (no 1). Voilà qui est extraordinaire ; mais cela ne mettrait pas en cause les principes économiques fondamentaux de la constitution canadienne car, pour étrange que cela puisse paraître, les auteurs du Manifeste ne considèrent pas que cette affirmation soulève le problème de la répartition géographique du produit national; celle-ci sera pourtant expressément mise en cause dans le paragraphe suivant : "La distribution actuelle du revenu et de la richesse, entre les groupes sociaux et les diverses régions du Canada, est carrément inacceptable". (no 2) Le vrai problème, précisément, n'est pas tant de savoir si cette répartition est acceptable ou pas, mais d'en rechercher une explication.

Le vrai problème

En parlant de la planification, les auteurs du Manifeste se sont rapprochés du problème politique véritable. En effet, constatant les difficultés que pose une politique globale de planification dans un pays où le pouvoir est partagé entre divers niveaux de gouvernement, ils croient que, "il est permis de se demander si toute cette planification (ne) produira jamais autre chose que des tiraillements inter-gouvernementaux et interministériels et (ne) contribuera à faire croître autre chose que la confusion". Voilà enfin le problème posé, croirions-nous : pas du tout. Car les auteurs du Manifeste ne croient pas à la planification. Ils mettent "au défi les hommes politiques de définir leur plan de développement et de coordination des divers modes de transport au Canada", voilà pour eux ce qui suffirait à résoudre bien des difficultés. D'autres avaient déjà pensé de la même façon, il y a bientôt cent ans.

Mais ils ont touché le problème d'encore plus près en décrivant la septième des huit priorités définies. le fédéralisme. En caractère gras dans le texte, le Manifeste exprime le principe suivant : "Quel que soit le partage des responsabilités entre les provinces et l'autorité centrale, chacune devrait disposer d'une portion des pouvoirs fiscaux proportionnelle aux charges qui lui sont confiées par la Constitution". Car, et cela à leurs yeux est "chose certaine, le genre d'expédient politique qui a inspiré la politique des plans conjoints et des subsides fédéraux, depuis quelques décennies, est nettement à proscrire".

On n'a pas l'impression que les auteurs du Manifeste ont pleinement conscience de s'attaquer ici à l'un des principes fondamentaux de notre Constitution. Que cette politique soit "nettement à proscrire", j'en suis ; mais il s'impose que l'on réalise bien qu'en s'exprimant ainsi on exige une réforme fondamentale. Car, à ma connaissance, nous en sommes très précisément à la dixième décennie de cette politique, qui n'est pas un "genre d'expédient", comme la désigne le Manifeste, mais repose au contraire sur les principes mêmes de la Confédération de 1867.

Comme nous l'avons vu dans l'analyse des facteurs économiques de la Confédération, il avait été entendu, dès le départ, que les pouvoirs provinciaux n'auraient pas les ressources suffisantes pour défrayer le coût de l'exercice de leur compétence législative ; c'est par des subsides annuels statutaires, proportionnels au volume de la population, que le pouvoir fédéral remettrait aux gouvernements provinciaux, les fonds nécessaires. Dépositaire du stock des capitaux fixes publics et responsable des dettes de toutes les colonies, le gouvernement d'Ottawa se voyait attribuer l'autorité incontestée en matière de développement économique avec toutes les sources principales de taxation. Proposer de remettre aux provinces une portion des pouvoirs fiscaux proportionnelle à leur responsabilité, c'est, allègrement, tout remettre en question.

En guise de politique de développement, le Manifeste propose une intensification des plans conjoints. Il envisage même, chose curieuse, que l'on puisse prendre la peine d'amender la Constitution, pour étendre le champs d'application des plans conjoints "dans les cas où leur établissement ... permettrait à la population de bénéficier d'économies externes importantes".

Je ne vois pas très bien l'utilité de la notion d'économies externes dans cette discussion ; car il y a économies externes lorsqu'une unité économique (une entreprise industrielle, par exemple) réussit à tirer profit des dépenses collectives (d'aménagement du territoire, par exemple) que consent la société politique à l'intérieur de laquelle se produit l'activité de cette unité économique. Il n'y a d'économie que sur le plan partiel de l'entreprise ; globalement, la société défraie l'entièreté du coût de production des biens et services produits par l'entreprise ; il n'y a que transfert de la comptabilité de l'entreprise à la comptabilité publique d'une partie du coût de production; il n'y a aucune diminution du coût total au niveau de la comptabilité nationale.

Il m'apparaît que les auteurs du Manifeste ont plutôt voulu suggérer la possibilité d'économies de dimension (d'économies d'échelles, comme disent souvent les économistes, traduisant littéralement l'expression anglaise, "economies of scale"), qui pourraient naître de la centralisation des décisions et des investissements publics. Or, ce que l'histoire nous impose de remettre en question, c'est précisément l'incapacité de la politique économique centralisée de réaliser, au Canada, un développement harmonieux, équilibré, intégré. Ce qui s'impose à nous, c'est la réflexion sur un bilan d'inefficacité.

On ne peut se défaire de l'idéologie

Le refus méthodique d'affronter le problème global du développement économique et la volonté expresse de s'en tenir à l'analyse de problèmes partiels constituent, de la part des auteurs du Manifeste, un refus de porter la discussion au niveau politique. À ce niveau, il eut été impossible de départager les problèmes vrais du développement économique et les principes fondamentaux de la Constitution canadienne; la discussion aurait été tellement plus fructueuse.

Mais il semble qu'il leur eut été impossible de consentir ce pas en avant, car leur choix fondamental était idéologique ; ils l'ont exprimé fort clairement: "Il importe, dans le contexte politique actuel, de revaloriser avant tout la personne, indépendamment de ses accidents ethniques, géographiques ou religieux" (partie 1). Pour moi, une telle phrase, en tête d'un document politique, n'a d'autre signification qu'une vague résonance de l'individualisme libéral de la fin du 18e et du début du 19e siècle. De même, les appels fréquents du Manifeste à des politiques de libre-échange, de porte ouverte à l'investissement étranger, sans aucune réserve, son option "pour la libre circulation des facteurs économiques et culturels", sans aucune distinction, son assimilation du capital humain à "toute autre forme de capital", sans préciser que la mobilité de ce capital, pour désirable qu'elle soit, comporte un coût humain et social autrement plus élevé que la mobilité des autres formes de capital : voilà tous des relents d'idéologie de laissez-faire et de libre-concurrence. L'on ne peut se défaire de l'idéologie ; prétendre n'en pas avoir, c'est tromper les autres en s'illusionnant soi-même ; c'est aussi refuser de mettre en cause l'ordre établi et, ce faisant, s'en porter défenseur.

Une contradiction

Nous pouvons déceler dans le Manifeste une contradiction fondamentale. Le document fait appel à "la personne indépendamment de ses accidents ethniques, géographiques ou religieux" ; car "un ordre de priorité au niveau politique et social, qui repose sur la personne est totalement incompatible avec un ordre de priorité appuyé sur la race, la religion ou la nationalité" (partie 1). "Le défi qui s'offre ... consiste à définir et à mettre en oeuvre une politique faite d'objectifs précis, réalisables et fondés sur les attributs universels de l'homme" (partie VI).

Cet appel est-il lancé au nom d'un ordre politique international ? Il le semblerait bien, car "les tendances modernes les plus valables s'orientent vers un humanisme ouvert sur le monde, vers diverses formes d'universalisme politique, social et économique" (partie V). Non pas, parce que ce monde est celui "de l'humanisme et des formes politiques internationales de demain". Cet homme désincarné, serait-ce alors l'homme américain, puisque, au dire du Manifeste, il serait tellement avantageux d'augmenter nos relations économiques avec les États-Unis ? Non plus; car "vouloir intégrer (le Canada) à une autre entité géographique nous apparaît comme une tâche futile à l'heure actuelle, même si un tel développement peut, en principe, sembler plus conforme à l'évolution du monde".

Pour aujourd'hui, le Canada suffit à apaiser la soif d'universalisme des auteurs du Manifeste. Pour eux, "le Canada constitue une reproduction en plus petit et en plus simple de cette réalité universelle". Cependant il y aurait une limite à la réduction en miniature : "Quant à nous, nous refusons de nous enfermer dans un cadre constitutionnel plus petit que le Canada". Et voici qu'a ce niveau l'homme reprend subitement toute sa chair. Pour surprenant que cela puisse paraître, le Canada est "un fait juridique et géographique... il est une donnée de l'histoire"; "c'est à partir de critères humains que nous réclamons des politiques mieux adaptées à notre espace et à notre temps", proclament les auteurs du Manifeste.

Au fait, c'est à l'homme québécois qu'ils en veulent ; il est "un occident" qu'il faut désincarner au nom de la personne humaine, de l'homme universel. Quant à l'homme canadien, il est tout autre chose : il est "une donnée de l'histoire ... un fait juridique et géographique" dont il faut tenir compte dans "des politiques mieux adaptées à notre espace et à notre temps".

Devant une telle conception, l'on s'attendrait à ce que soit exprimé le principe d'une constitution canadienne fortement centralisée. Au niveau des tâches prioritaires à accomplir (partie II), le Manifeste préconise en effet de nombreuses mesures de centralisation ; mais au niveau des principes, lorsque sont décrits les avantages d'un cadre constitutionnel élargi (partie V), le document devient déconcertant : "La grandeur du pays, sa géographie, la diversité de sa composition ethnique, la variété des économies régionales, la nécessité en démocratie de rapprocher du peuple l'exercice du pouvoir, sont autant de facteurs qui militent en faveur de la décentralisation fédérative" !

Coupable : le nationalisme !

Cette contradiction ne peut s'expliquer que pour la raison que, devant le phénomène du nationalisme, le Manifeste abandonne toute préoccupation d'analyse pour condamner ; et cette condamnation vise surtout le séparatisme québécois, même si elle veut s'appliquer "autant au nationalisme canadien-français qu'au nationalisme canadien" (partie III).

"Le séparatisme québécois nous apparaît non seulement comme une perte de temps, mais comme un recul"... Une telle affirmation n'avance en rien l'analyse. Le séparatisme est une solution parmi d'autres, issue du jaillissement du nationalisme dans le Québec du début de la 2e moitié du XXe siècle. C'est une réalité sociale, historique, qui demande d'être analysée dans toutes ses dimensions. Le nationalisme québécois, comme le nationalisme canadien, est une donnée politique que tout projet, fut-il "fonctionnel", ne peut écarter.

Le problème n'est pas tant de savoir si l'on est pour ou contre le séparatisme, mais d'en connaître la nature, d'en évaluer l'importance, d'en rechercher les fondements et d'en percevoir l'évolution.

Il n'est pas nécessaire d'analyser longuement l'évolution du Québec d'aujourd'hui pour s'apercevoir que les Canadiens français, pour la première fois de leur histoire, s'éveillent à la dimension du monde et qu'ils se sensibilisent aux problèmes de la politique internationale. Mais ce n'est ni aux titres d'Américains du Nord, de membres de l'Empire britannique ou de pourvoyeurs de fonds et de main-d’œuvre aux entreprises missionnaires de l’Église Catholique. C'est pour eux-mêmes, avec toutes leurs caractéristiques culturelles propres, qu'ils se définissent citoyens du monde. À cet égard, l'expérience bientôt séculaire de la Confédération s'est montrée plutôt frustrante pour eux.

Un acte de loi

Ce qui empêche le Manifeste d'être un document positif et d'inspirer une action éclairée, c'est qu'il repose non pas sur une recherche de compréhension de la réalité, mais sur un acte de foi :

"Nous croyons au fédéralisme comme régime politique au Canada" (partie II, no 7).

"Ce Manifeste est donc un acte de foi dans l'homme... cela nous suffit comme mobile d'action" (partie 1).

L'acte de foi, en analyse politique, est un arrêt de la démarche intellectuelle en-deçà de la rationalité. Il peut inspirer certaines vocations ("Nous désirons travailler au service de la communauté"), mais il n'assure pas du succès d'une entreprise à long terme.

Conclusion

Un programme politique n'a de valeur que s'il s'appuie sur une analyse rigoureuse de la réalité et que s'il s'enracine dans l'histoire. Le Manifeste "pour une politique fonctionnelle" refuse l'un et l'autre : il refuse méthodiquement l'analyse globale, morcèle délibérément la réalité en problèmes partiels et refuse de considérer la Confédération comme une institution politique fondamentale. C'est pourquoi il n'éclaire d'aucune façon l'action politique et, par ses professions de foi, empêche cette action d'être rationnelle.

Plus qu'un simple texte juridique, une constitution est l'image d'une société à un moment précis de son développement. Elle plonge ses racines dans l'infrastructure économique et sociale d'un peuple. C'est toute la vision du monde que se fait ce peuple, à une étape de son évolution historique, qui inspire une constitution. Une telle conception n'entraîne aucunement la nécessité de révisions fréquentes de la constitution. Car les étapes du développement social qui marquent une modification de la vision du monde et un tournant de l'histoire sont peu fréquentes : le milieu du 19e siècle en constitua une, qui entraîna une nouvelle constitution pour les colonies britanniques d'Amérique du Nord ; le milieu du 20e apparaît comme une nouvelle étape de cette importance.

Note 1: A. BRETON, R. BRETON, C. BRUNEAU, Y. GAUTHIER, M. LALONDE, M. PINARD, P.-E. TRUDEAU, "Manifeste pour une politique fonctionnelle", Cité Libre, vol. XV, no 67, mai 1964, 11-18.

Retour au texte de l'auteur: Alfred Dubuc, historien québécois (UQAM) Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 20 juillet 2003 19:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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