RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Gilles Dostaler, “Situation révolutionnaire dans les républiques andines.” Un article publié dans la revue PARTI-PRIS, vol. 5, no 4, janvier 1968, pp. 17-28. [Autorisation accordée par l'auteur le 26 juin 2003 de diffuser ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[17]

Gilles DOSTALER † [1946-2011]

Économiste, Université du Québec à Montréal

Situation révolutionnaire
dans les républiques andines
.

Un article publié dans la revue PARTI-PRIS, vol. 5, no 4, janvier 1968, pp. 17-28.

[16]



"Une chaîne de bras et de mains tendus - presque toujours tendus en vain depuis des siècles, toujours - s'étire au-dessus des monts de la Cordillère, sur ses pentes, tout au long des grands fleuves et à l'ombre des forêts, pour unir leur misère à celle de ceux qui périssent lentement"...
(Deuxième déclaration de La Havane)

La mort du Soleil

L'enfer des dieux déchus, dans le plus beau pays du monde. Car ils étaient des dieux, pour se construire là, au sommet du monde, au coeur du paysage lunaire qui se dresse entre le désert de la Côte et les forêts vierges et l'Amazonie. Ils avaient de l'or, beaucoup d'or, ils en faisaient des objets splendides, à la gloire. du soleil qu'ils adoraient Ils chantaient. Ils ont fini de chanter. Leurs cités sont détruites. Leurs objets, manteaux, vases, sont devenus, dans les musées, la pitance des experts en civilisation. Mais la vie créatrice de civilisation, elle n'est pas disparue. Ils sont là, toujours, au sommet de leurs montagnes. Ils se sont tus, depuis longtemps. Ils ont cessé d'adorer le Soleil.

Quito, capitale de l'Équateur, limite nord de l'Ancien Empire. Le premier choc. Un choc brutal, qui secoue tout l'organisme plus encore qu'une première promenade dans les bidonvilles des capitales sud-américaines. Une avenue moderne, trottoirs larges et respectables, restaurant aux fenêtres propres, maisons colorées. Trois couventines, que l'on pourrait confondre avec celles d'ici. Puis deux indiennes. On ne comprend plus. Visages sombres, fermés, visages qui viennent de très loin, pensées obscures, informulées, au-delà de nos concepts occidentaux. Elles sont habillées de façon bizarre; de grandes robes colorées, sales, lourdes, belles, un chapeau, et un enfant sur le dos. Elles marchent lentement, elles ne vont nulle part, elles ne parlent pas, ou elles se disent des mots que nous ne pouvons pas comprendre. Puis les autres, plus nombreux, plus sales, plus misérables, dans les quartiers réservés, desquels pourtant l'entrée ne nous est pas défendue : Gringos? Du moins pas les gens biens de la cité.

De Quito, cap au Sud, vers la capitale déchue, très loin, et plus loin encore le grand lac. Un [18] pays grandiose, qui n'est pas à la mesure de l'homme, où il y a des hommes pourtant. Il n'y a plus qu'eux maintenant. De loin, des taches colorées. Leurs ponchos. Des profils de volcan. Des pics neigeux. Terre gelée. Quelques herbes. Pommes de terre. Maïs. Ou des troupeaux de mouton, ou de vaches, ou de lamas, plus haut. On respire mal alors, on a la nausée. Et on voit des huttes, parfois couvertes de neige, perchées aux endroits les plus inattendus. Terre séchée. Toits de chaume. Pas de fenêtres. Des trous. Du vent. De la neige.

Et c'est ainsi de jour en jour, jusqu'à Cuzco, jusqu'au lac Titicaca, jusqu'à l'Altiplano de la Bolivie. Jadis un empire immense, structuré. Avec des routes, des relais, des cités soigneusement construites. De grands travaux d'irrigation, des terrasses pour cultiver les pentes. Jadis un témoignage unique de justice sociale. Jadis de la nourriture pour tous, même durant les mauvaises périodes. Jadis pour tous le droit de vivre. Jusqu'à l'arrivée d'une bande de pirates espagnols qui massacrent leur Empereur de façon ignoble, les trompent, volent leur or, le fondent, renflouent les banques européennes et commencent la colonisation et l'évangélisation de l'Amérique du Sud.

dépossession des Andes ou l'Indien dévoré

Amérique latine, réservoir immense de matières premières essentielles au fonctionnement de l'industrie des pays développés. Réservoir de main-d'oeuvre à bon marché. Les conquêtes répondaient à un besoin précis de l'économie des nations développées de l'Europe. Et l'Indien allait jouer un rôle précis dans ce phénomène.

Dès que les pirates espagnols eurent assassiné sauvagement l'empereur Atahuallpa, débuta le processus d'exploitation brutale qui allait mener à ce qu'on appelle la "dégénérescence de la race indienne". L'Indien est dépouillé de sa terre. Il devient un instrument de production. Il y a beaucoup à produire, dans l'empire Inca; il y a du sucre, du coton, du mais, des minerais ; il y a de l'or, de l'argent. L'Indien est lié à un propriétaire puissant à qui il doit payer un tribut de travail. Plus tard, il sera soumis au travail salarié forcé. Et lorsque le propriétaire foncier perdra ce privilège légal, il s'emparera de l'Indien en l'attirant sur ses terres, puis en faisant en sorte qu'il s'endette. Dès lors sont assurés des revenus considérables aux propriétaires terriens. L'Indien ne coûte pas cher. S'il préfère vivre seul, on emploiera d'autres moyens pour se l'approprier. Il y a, encore, en dehors des "latifundias", beaucoup de communautés d'Indiens qui possèdent collectivement des terres. Vestiges de l'ayllu, noyau indigène de l'empire Inca. Terres misérables qui rie suffisent généralement pas à satisfaire' tous les besoins de l'Indien. Il doit vendre sa production. Les prix sont contrôlés par les latifundiaires, par le marché "national", et l'Indien vend son produit d'abord à des intermédiaires qui en tirent des profits énormes. Il se verra forcé, les prix de ses produits baissant, de vendre, du moins à temps partiel, sa force de travail, à un prix dérisoire.

Fondamentalement, la situation de l’Indien est la même aujourd'hui qu'aux premiers temps de la Conquête. Et l'Indien est partie intégrante, essentielle, du fonctionnement de l'économie des républiques sud-américaines. Fonctionnement qui engendre, à l'intérieur du pays, des disparités énormes dans les conditions de vie. Lima,' capitale du Pérou, est une ville moderne, riche, magnifique. Certaines régions du Pérou sont parmi les régions les plus sous-développées du globe.

"Le développement du capitalisme engendre donc un sous-développement de plus en plus grand de la communauté indienne, comme à peu près partout ailleurs. Ainsi le "problème de l'Indien" est celui de la lutte continuelle pour la simple survie, dans un système dans lequel il est la victime, comme la plupart des autres, d'un développement capitaliste inégal ... C'est une bataille perdue que livre l'Indien depuis quatre siècles."
(Andrew G. Frank: "Sur le problème Indien")

[19]

Quatre siècles qui ne l'ont pas tué. Qui l'ont mutilé, qui l'ont assoupi. Cuzco, six heures du matin, ciel clair. Froid, neige parfois. Pieds nus dans leurs sandales, couverts de leur éternel poncho, le visage impénétrable, ils errent à la recherche de travail. Ils forment 63% de la population bolivienne, 48% de la population péruvienne, 38% de la population équatorienne. Sans doute plus, car on n'avoue pas qu'on est indien, de même qu'on se dit espagnol quand on est métis. Car le sang inca coule en fait dans les veines de la presque totalité de la population des républiques andines, sauf dans celles des grandes familles qui possèdent les terres. 1.5% des grands propriétaires possèdent en général plus de 50% des terres dans ces pays. Propriétaires qui réinvestissent leurs profits dans les affaires rentables du pays ; la bourgeoisie. nationale a parti lié avec la vieille aristocratie terrienne. Ainsi, au Pérou, le développement accéléré des centres commerciaux et industriels sur la Côte, Lima en tête, dérive directement du sous-développement de la Sierra.

Il est clair que l'Indien n'est pas la seule victime du système. Mais il en est, comme le Noir dans la zone des Caraïbes ou aux États-Unis, la plus exploitée, et ce fait met en lumière les rouages de ce système. D'autre part, il est essentiel de bien se figurer l'importance et la signification de la présence indienne dans les trois républiques mentionnées, pour bien comprendre le déroulement du processus révolutionnaire, et son échec relatif jusqu'à maintenant, tandis que la lutte se poursuit toujours avec succès en Colombie ou au Vénézuéla.

"Certes, pour ceux qui les ont considérés presque comme des choses et non comme des personnes, cette humanité ne compte pas, elle ne comptait pas et certains croyaient qu'elles ne compterait jamais. Force de travail aveugle, elle devait être utilisée comme on utilise un attelage de boeufs ou un tracteur."
(Deuxième déclaration de La Havane)

les républiques dévorées

L'Avalée des avalées ... il se produit à l'échelle internationale le même phénomène qu'à l'échelle nationale. Le scandale est qu'un pays possède suffisamment de ressources pour se développer normalement et se trouve en fait dans un état d'indigence totale. Potentiellement, le Vénézuéla serait le deuxième pays le plus riche. Or il doit se contenter d'un revenu per capita dix fois inférieur à celui des Etats-Unis d'Amérique. Et l'écart s'accroît. De même que s'accroît l'inflation, le déficit de la balance des paiements. À tel point que les gouvernements fantoches des républiques sud-américaines, par la voix de leurs dignes représentants, se permettaient au deuxième Punta del Este, de poser au président Johnson le problème de "l'inégalité de l'échange". Le prix des matières premières, fixé plus ou moins unilatéralement par les firmes américaines, diminue en même temps que celui des produits manufacturés augmente. Les prêts et crédits accordés par le gouvernement américain aux républiques ne suffisent même pas à couvrir le financement des exportations nord-américaines à l'Amérique du Sud.

Et dans cette mascarade, les gouvernements sont les représentants, les chiens de garde, des immenses monopoles qui, sous des noms divers, contrôlent toute la production latino-américaine, et qu'on retrouve ailleurs, ici, en Afrique, en Asie. "Patino Mines and Enterprise Consolidated", qui contrôlait la presque totalité de la production de l'étain bolivien, est la filiale d'une entreprise qui possède des ramifications jusqu'en Asie du Sud-Est, et contrôle totalement la production et le raffinage de l'étain à travers le monde. "Patino" fixe le prix de l'étain, qui représente 90% des exportations totales de la Bolivie. Et le prix de l'étain baisse continuellement. Pendant la guerre de 39-45, la Bolivie est devenu la seule source d'étain des Etats-Unis. Le gouvernement bolivien s'apprêtait à voter une loi du travail qui aurait entraîné une hausse du prix de l'étain, ou une baisse de sa production, ce que

[20]



[21] les États-Unis ne pouvaient supporter. On fit pression sur le gouvernement. La loi ne fut pas votée. Les mineurs se mirent en grève dans les mines les plus importantes, celles de Catavi. On ferma le magasin de la Compagnie, seul endroit où les mineurs et leurs familles pouvaient s'approvisionner. Le 21 décembre 1942, 8,000 mineurs, femmes, enfants, se rassemblèrent devant le magasin. On tira sur eux. Trois cent morts. La production reprit. On crevait de faim. On continue a crever de faim. Et l'année continue à veiller à la bonne marche de la production.


*   *   *

Pérou: la quasi-totalité de la production du pétrole est entre les mains d'une filiale de la "Standard Oil"; l'« American. Smelting Company » et la "Cerro de Pasco" s'occupent du cuivre. La "Bell Telephone Company", de tout le système électronique. L'"Anderson Clayton", de la laine et du coton. En Équateur, la production des produits de base, dont la banane, qui représente plus de 50% des exportations totales du pays, est entièrement contrôlée par des monopoles US. En Bolivie, l'"International Smelting Process" reprend le contrôle des mines d'étain nationalisées en 1952. La "Standard Oil" est toujours présente, quia encouragé la guerre meurtrière du Chaco (1928-35) pour s'assurer le monopole de grandes étendues pétrolifères. Pour tous ces monopoles, l'Amérique latine représente un terrain de choix pour l'exploitation, qui leur rapporte des bénéfices de 50t7o à 200% supérieurs à ceux qu'ils réalisent aux USA. En 1962, les sociétés américaines y ont dirigé 23.2% de leurs investissements totaux et en ont retiré 40% du total des profits sur les capitaux yankee investis à l'étranger. Et l'Amérique latine est le réservoir de plusieurs matières premières dont les États-Unis ont besoin.

Ces entreprises criminelles ne reculent devant aucun moyen pour assurer la bonne marche de leurs affaires. Disposant à la fois du support de la bourgeoisie autochtone, de l'appareil gouvernemental, et donc de l'année et de la police; d'autre part, des nombreux services que le gouvernement américain met à la disposition de leurs alliés de l'Amérique du Sud. Une seule nonne de justice sociale: il est nécessaire que les travailleurs mangent au moins assez pour pouvoir travailler! Ainsi "I'Alliance Pour le Progrès" devait étouffer les revendications sociales par un programme d'aide et de réformes d'ailleurs poussées un peu loin aux yeux de certains gros bonnets. On a su faire entendre raison à Kennedy et Johnson devait évoluer du néo-colonialisme à un colonialisme brutal. Les crédits, accordés d'ailleurs suivant certaines conditions qui impliquent d'intenses problèmes nationaux (Par exemple, programmes d'austérité qui ont immanquablement conduit à des désordres sanglants partout où ils, ont été appliqués), ces crédits sont bien en deçà de ce que prévoyait l'Alliance, et sont en général accordé plus largement aux gouvernements les plus réactionnaires de l'hémisphère. Ainsi, le montant d'aide accordé au Brésil fut doublé après le coup d'état. Coups d'état qu'on n'hésite d'ailleurs pas à provoquer le cas échéant, si un gouvernement se montre un peu brutal à l'endroit des monopoles américains. Au Pérou, le général Odria, en 1948, Perez Godoy, en 1963. L'Ambassade américaine à Lima est un immeuble magnifique, imposant, moderne, dans les coulisses duquel se tirent les ficelles de la politique péruvienne, et dans les caves duquel sommeille un "nécessaire de répression" dans le genre char anti-émeute.

*   *   *

Le cas de la Bolivie est plus patent et monstrueux. La Standard où et les Banques américaines s'emparaient vers 1920 de ce grand pays où quelques millions d'habitants, pour la plupart en haillons, crèvent de faim et de froid sur les hauts plateaux. Ce sont des Indiens. Ils peuvent travailler dans des mines à haute altitude. C'est cela qui compte. Et de maintenir le prix de l'étain. Excédé par la famine et la misère, le peuple prenait d'assaut les édifices gouvernementaux [22] de La Paz, en 1946. Le prix de l'étain ne pouvait monter. Celui des aliments importé grimpait sans cesse. Les salaires étaient bloqués. On tirait sur les femmes qui manifestaient dans les rues froides de La Paz. La rébellion n'était pas organisée, une junte s'empara du pouvoir, et une terrible répression s'engagea en Bolivie, jusqu'à ce que Paz Esterensso, politicien progressiste qui avait été éloigné par suite des manoeuvres de l'ambassade américaine, soit élu en 1952, et réussisse à entrer au pays à la faveur d'un soulèvement populaire. Il entreprit aussitôt de nationaliser les mines d'étain et de faire une réforme agraire. Mais les US demeurant le principal acheteur, le gouvernement Esterensso dut faire, pour obtenir des crédits essentiels à la survie du pays, des concessions énormes au gouvernement américain. De nouveau, un régime d'austérité fut instauré, puis un gel des salaires qui maintenait les habitants dans un état de misère intolérable. Puis Esterensso fut judicieusement remplace par une junte militaire ayant à sa tête le général Barrientos, triste individu sous le gouvernement duquel les réformettes d'Esterensso sont anéanties. Un monopole US s'occupe plus efficacement des mines., Et le bon élève Barrientos dispose de l'aide d'un considérable appareil militaire US pour écraser les premiers mouvements de guérilla que connaît la Bolivie.

*   *   *

Pendant ce temps, pendant que, solidement supporté par les gouvernements, les trusts US pillent systématiquement l'Amérique latine, Pendant que les oligarchies locales drainent leurs fortunes vers les banques européennes ou nord américaines, l'Indien, ainsi exploité à un double degré, continue à vivre silencieusement, replié sur lui-même, stoïque ainsi depuis quatre cents ans. Le revenu per capita, au Pérou, est de $160, en Équateur $143, en Bolivie, $72. L'espérance de vie, de 48 à 55 ans au Pérou, de 43 à 48 ans en Équateur, de 40 à 45 ans en Bolivie. 60% des péruviens (80% dans les campagnes) sont illettrés. Mais la Sainte Alliance, face à ce dernier problème, a prévu des crédits de $150,000,000. Or il y a approximativement 150,000,000 d'illettrés en Amérique latine! Tel est le prix de la prospérité des entreprises US qui daignent investir dans l'Hémisphère.

le pouvoir du peuple

La solution est claire, aussi claire que la situation qu'elle entend régler. La violence exercée dans les Andes est fondamentalement de la même nature que la violence exercée au Vietnam, que la violence exercée à l'intérieur même des États-Unis. Les mêmes noms partout, les mêmes buts, le profit à tout prix, au prix de vies humaines, au prix même de la production rationnelle des biens de consommation. Ceci implique, au Pérou, en Bolivie, la prise du pouvoir par le peuple. Ceci implique l'établissement d'une politique dont l'un des premiers mouvements sera la suppression des monopoles, le partage des terres. Ce que ni les monopoles, ni les propriétaires,, n'accepteront sans avoir employé tous les moyens à leur disposition, si odieux fussent-ils. Le bombardement au napalm commence à être appliqué au Pérou, et en Bolivie, pour éliminer les foyers de guérilla. Les propriétaires disposent du gouvernement national, de l'armée, de la police; ils savent utiliser judicieusement l'armée s'ils perdent le contrôle du gouvernement. La police est partout au Pérou. Un contrôle d'identité est exercé à l'entrée du moindre village. lies monopoles, eux, disposent de moyens plus sérieux. Car une réforme agraire est pensable. Mais il n'est pas question de saboter la "Standard Oil." Les monopoles disposent clone de la puissance économique, politique et surtout militaire des Etats-Unis. En 1961, l'accroissement de l'aide économique à l'Amérique latine était de 7%, celui de l'aide "technique" de 10%, celui de l'aide militaire, de 83%. En quelques années, l'aide militaire est passée à 67 millions de dollars. Et on a appris, à St-Domingue, que les US n'hésitent pas devant l'intervention militaire massive pour "les actionnaires de ce gouvernement", ainsi que décrits par Johnson lors d'un banquet quelconque

[23]



[24]



[25] des fantômes du Big Business.

Face à cela, les peuples d'Amérique latine ont tout de même décidé d'agir. Et d'agir efficacement. On a découvert que la résistance massive, les grèves, les soulèvements populaires, ne menaient nulle part, sinon à exaspérer la frustration, à provoquer des morts inutiles. On s'est soulevé, à Bogota, un jour de 1948. Bilan: 3,000 morts. Aujourd'hui il règne une atmosphère étouffante, violente, sourde, dans cette ville. Ce jour 'Bogotaza' est gravé dans la mémoire collective. Sous prétexte de guerre civile entre les partis conservateurs et libéraux, 300,000 colombiens furent tués entre 1952 et 1958. On ne compte plus les massacres de mineurs en Bolivie. Les mineurs s'étaient emparés des mines, en 1952. Esterensso put entrer au pays et prendre le pouvoir. Mais les conditions de travail ne s'améliorèrent guère, jusqu'à ce que Barrientos prenne le pouvoir et réduise les salaires de moitié. Les mineurs se souvinrent. Ils reprirent leurs armes, se regroupèrent en milice, s'emparèrent à nouveau des mines. On eut alors l'audacieuse idée, après avoir bombardé les mines, de se servir de trains blindés chargés de soldats et de mitraillettes. Ce fut grandiose, efficace. Tout est entré dans l'ordre en Bolivie. Tout est entré dans l'ordre de même au Pérou, où un demi-million de paysans ont occupé 300 haciendas en 1963. D'abord déconcerté et incertain quant à l'attitude à adopter (le gouvernement Belaunde avait promis une réforme agraire), le pouvoir choisit la voie la plus sage, et à partir de janvier 1964, des incursions meurtrières de la police vinrent à bout des usurpateurs.

•   •   •

Tout aussi inefficace s'est révélée l'action des mouvements de gauche, partis communistes de tout acabit, du moins en ce qui concerne les républiques Andines. Immanquablement, des cadres de partis communistes qui traitent avec le pouvoir en sont venus aux attitudes les plus réactionnaires. Après le Bogotazo, le P.C.C. faisait une alliance avec le parti même qui était au pouvoir au moment de la répression. Soucieux avant tout de conserver les privilèges qu'il a durement acquis, et même une certaine latitude financière, le parti communiste en vient à traiter d'aventuriers les militants guérilleros du pays. Au Pérou, la gauche, ou bien, via l'APRA, a opéré un formidable virage (Haya de la Torre, aujourd'hui, se réclame d'Einstein pour appuyer l'impérialisme américain), ou bien, s'épuise en de vaines querelles idéologiques. En 1966, même après la vague de guérilla au Pérou, le Congrès de la Fédération des Étudiants du Pérou ne parvenait pas à s'élire de Comité Exécutif du fait de la division de la gauche en partis trotskyste, pro-chinois, pro-soviétiques, et autres groupuscules. Le groupe trotskyste a à son crédit une action simultanée de terrorisme à Lima et d'occupation des terres dans la vallée de Convencion, région de Cuzco, sous la direction de Hugo Blanco. Mais, comme il était prévisible, le mouvement échoua, au moment où on découvrit et emprisonna les chefs. D'abord ceux de Lima, puis ceux de la campagne, y compris Blanco qui pourrit dans les prisons péruviennes sans avoir subit de procès. En Bolivie, un parti qui se disait communiste, le MNR rassemblait un grand nombre d'indiens misérables, se faisait porter au pouvoir et modifiait. radicalement sa doctrine, pactisant avec l'impérialisme et la bourgeoisie. Telle fut la révolution bolivienne.

la guerilla dans les Andes

Face à cela, des révolutionnaires latino-américains ont décidé d'appliquer un nouveau modèle de lutte, qui a réussi à Cuba, modèle systématisé par Guevara, et plus tard par Debray, et que leurs auteurs ont tenté d'appliquer en Bolivie. Les principes essentiels de cette forme de lutte sont la concentration du commandement politique et du commandement militaire en un commandement unique qui doit se trouver en campagne, dans la zone de guérilla. En effet, c'est de la campagne que doit s'engager le mouvement de libération, qui s'appuie alors sur les paysans frustrés de leurs terres. La guérilla consiste en [26] un groupe restreint de. guerriers spécialisés, groupe mobile, dont l'activité principale, outre la formation politique des masses par la propagande, est de harceler l'armée par des coups de main rapides et meurtriers, de façon à la démoraliser et à encourager le peuple, dont la guérilla représente l'avant-garde révolutionnaire. Jusqu'au moment où, la guérilla étant assez forte, les conditions deviennent favorables pour une action de masse et la prise du pouvoir. Cette issue finale de la guérilla devient toutefois improbable du fait de la présence massive de militaires et matériels yankees qui se manifestera lorsqu'une guérilla deviendra très forte. Il est très improbable que l'expérience de Cuba puisse se renouveler, les USA étant avertis du danger de ce genre de révolution. Alors sans doute, la guérilla doit être envisagé plus globalement, comme un moyen de harceler des Etats-Unis et de les forcer à des efforts considérables en provoquant des guérillas puissantes simultanément dans plusieurs pays. C'est le sens du dernier texte de Guevara; "créer deux, trois Vietnam."

*   *   *

Cette forme de lutte a maintenant été appliquée dans plusieurs pays d’Amérique latine. En Colombie d'abord, qui a la plus vieille histoire révolutionnaire. Dès 1948, après l'assassinat du leader socialiste Gaitan, des guérillas s'organisèrent en Colombie. Il se forma, à l'intérieur du pays, des provinces contrôlées par la guérilla, où était appliqué le programme, politique de la guérilla, programme de justice sociale. Ces provinces finirent par tomber aux mains de l'armée. Mais dès lors se créèrent plusieurs groupes plus mobiles, dont le plus important l'ELN, est né en janvier 1965. Il multiplia les coups de main audacieux; la mort du Père Torres, qui avait joint l'ELN, en février 1966, souleva une vive émotion dans le pays. Il semble donc qu'en Colombie, comme au Vénézuéla, la guérilla jouisse de l'appui des masses, qu'elle encourage dans leurs revendications.

Il en est autrement au Pérou, et, semble-t-il, en Bolivie, quoiqu'au moment actuel, nous manquions d'informations pour juger de ce qui s'est passé dans le triangle rouge de la Bolivie. La guérilla était déclenché au Pérou en 1965, par un groupe dissident de l'APRA, le MIR, sous la direction de Luis de la Puente. L'action du MIR souleva une vive émotion. Il se créait différents fronts portant les noms d'empereurs incas, au centre et au sud de la Sierra. Chaque front se repliait dans une zone de sécurité. À la fin de l'été, la répression s'organisa sérieusement. On promulgua des lois d'urgence pour venir à bout des "voleurs de bétail". On bombarda la Sierra. Un deuxième groupe se fonda à ce moment, l'E.L.N. qui pratiquait une tactique différente, plus mobile, plus souple, sans s'appuyer sur des zones de sécurité que l'armée eut vite fait de démanteler etc. En octobre, Luis de la Puente et les principaux chefs de la guérilla sont tués. Un peu plus tard, l'ELN connaît le même sort. Il y a une répression terrible, assassinats de suspects, de collaborateurs, emprisonnements sans procès. Peu de réaction populaire, au niveau des ouvriers comme à celui des paysans.

Il est question, dans la guérilla, de conditions favorables que la guérilla peut faire surgir en partie, en commençant. L'important est d'avoir le support de la population, sans quoi la guérilla est absurde; les paysans pourront servir d'agents de liaison, loger et nourrir les guérilleros. Dans le eu du Pérou, il ne semble pas que cela se soit produit. Mis à part les erreurs tactiques, comme la création de zones de sécurité connues de tous, il semble que le support des paysans ait manqué à la guérilla naissante. De même, le fait qu'ouvriers et paysans aient assisté sans réaction au démantèlement de la guérilla. Le cas est plus clair en Bolivie, s'il est exact qu'on a trouvé le journal de campagne du chef de la guérilla en Bolivie et principal théoricien de la guerre de guérilla, Che Guevara. Il aurait déclaré qu'il lui manquait l'appui de la population. que, les gens de ce pays étaient "impénétrables", réfractaires aux enseignements des guérilleros. Une paysanne aurait trahi le groupe. Il est à noter que plusieurs [27] chefs de cette guérilla étaient des étrangers, venus de l'Argentine, du Chili ou de Cuba.

photos : Gilles Dostaler


Ainsi donc, le cadre décrit par Debray et Guevara ne se serait pas appliqué parfaitement dans cette circonstance. Les paysans n'auraient pas compris la guérilla. Ce qui peut sembler d'abord étrange, étant donné les mouvements de masse spontanés fréquents dans l'histoire de la Bolivie et les actions comme l'occupation des terres au Pérou. Ces actions répondaient à une frustration directe, organiquement sentie par les paysans du Pérou ou les ouvriers de Bolivie. Dans un cas, la privation de terres, ce à quoi les Indiens, dont plusieurs vivent encore dans des communautés, sont très sensibilisés; en Bolivie, la hausse du coût de la vie, le gel ou même la baisse des salaires qui frappe brutalement la population et la décime. Mais il y a loin de cela à une prise de conscience des mécanismes de l'exploitation, de la nécessité de remplacer un système, de prendre le pouvoir. La gauche, au Pérou comme en Bolivie, ne dirigeait pas ces mouvements, du moins n'avait-elle pas créé une prise de conscience profonde chez les classes opprimées. De telle sorte que, par exemple, le soulèvement de 1946 en Bolivie, inorganisé et pourtant réussi, a profité à une autre clique de tyrans sanguinaires qui ont pris le pouvoir à ce moment.

Et c'est là qu'intervient le facteur "indien". Il y a environ douze millions d'Indiens quechuas et aymaras dans les pays andins, dont peut-être trois ou quatre millions ne comprennent pas l'espagnol. Il y a des petites communautés d'indiens, [28] dans la Sierra péruvienne, tellement isolées, que leurs membres ne se savent pas même péruviens. Tel est la population de ces zones, avoisinant la jungle, d'où opèrent les guérilleros. Or c'est à ce point justement qu'il est essentiel que le guerilleros jouisse. de la compréhension et de l'appui d'une population. Les indiens, exploités économiquement, sont en même temps "culturellement" aliénés, depuis la Conquête. On a sauvagement décimé une population de nature essentiellement différente de la population européenne. Le résultat aujourd'hui; l'Indien est loin, très loin, il mâche de la coca, il boit, il est réfractaire au blanc ou même au métis face auquel il opte soit une attitude servile, soit un mutisme absolu. La tâche du guérilleros est donc énorme, et la guérilla ne peut provoquer aussi facilement qu'en Colombie ou au Vénézuéla une réaction populaire totale et enthousiaste.

Est-ce dire que l'Indien ne peut faire la révolution, ou qu'il ne le veut pas (argument populaire de la réaction; l'indien, le Noir, est satisfait de sa condition). Évidemment pas. Et, au contraire, la population indienne représente une puissance révolutionnaire explosive, et qui a explosé déjà, après la Conquête, avant de capituler et de s'endormir, d'un sommeil dont elle pourra brutalement se réveiller. Masse doublement exploitée, expropriée, bafouée, méprisée, elle retient le passé et ressurgira violemment. C'est elle sans doute qui détient la clé de l'avenir du mouvement révolutionnaire dans les républiques andines.

BIBLIOGRAPHIE

Nous ne prétendons pas présenter une bibliographie exhaustive; tout au plus signaler quelques ouvrages et revues dont nous avons tiré certains renseignements, et qui pourraient servir de point de départ pour une étude plus approfondie des problèmes soulevés dans le texte qui précède.

Béals, C., "L'Amérique latine, monde en révolution", Payot, 1966.

Bhagwati, Jadish, "L'économie des pays sous-développés", Hachette, 1966.

Debray, Régis, "Révolution dans la révolution", Maspéro, 1967.

Guevara, Ernesto "La guerre de Guérilla", Maspéro, 1962.

Lentin, Albert-Paul, "La lutte tri-continentale", Maspéro, 1966.

Revues:

Foreign Affairs, avril 1967: "The Alliance lost its way", pp 437-448.

Monthly Review:

Novembre 1965, "The Peruvian Revolution", Luis de la Puente.
Février 1967, "Review of the month..."

La Nouvelle Revue Internationale:

Février 1967, "Une expérience nouvelle, les guérillas en Colombie", R. Lopez.
Mai 1967, "La Révolution en Amérique latine" Daltan et Miranda.

Partisans.

No 26-27, "L'Amérique latine en marche" (thème du numéro)
No 28, "La Bolivie après le putsh", Guillermo Lora No 31, "Révolution, insurrection, guérillas au Pérou", A. Pumaruna
No 37, "Cuba et le castrisme en Amérique latine" (thème du numéro).

Les Temples modernes:

Janvier 1965, "Le castrisme, la longue marche de l'Amérique latine", Régis Debray.
Septembre 1967, "Violence, révolutions et modifications de structure en Amérique latine", John Gerassi.

Retour au texte de l'auteur: Dernière mise à jour de cette page le jeudi 14 novembre 2013 19:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref