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Collection « Les sciences sociales contemporaines »


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Gilles Dostaler, professeur d'économie, UQAM, “ Marxisme et "science économique" - Réponse à Maurice Lagueux ” in revue Les Cahiers du socialisme, Montréal, no 2, automne 1978, pp. 216 à 232. [Autorisation accordée par l'auteur le 26 juin 2003]

Texte intégral de l'article
Marxisme et "science économique" - Réponse à Maurice Lagueux

Introduction
1. L'objet du marxisme.
2. Marxisme et méthode scientifique.
3. La théorie de la valeur-travail.
4. De la valeur à l'analyse du capitalisme.


Introduction
Le texte très intéressant de Maurice Lagueux (1) me fournit l'occasion de préciser certains aspects de la recherche et de la réflexion dont mes livres (2) constituent une étape. Dans son article, Lagueux présente d'abord un résumé soigneux de ma démarche, avant d'en proposer une critique. Je lui sais gré d'avoir, dans un premier temps, réalisé un compte-rendu fidèle de mon projet et, surtout, de l'avoir développé suivant une articulation qui rend bien compte de la complémentarité entre mes deux ouvrages. La critique porte, essentiellement, sur les thèses développées dans Marx, la valeur et l'économie politique, thèses implicites, bien entendu, dans l'histoire d'un débat présentée dans Valeur et prix, dont la rédaction est, toutefois, antérieure. En fait, c'est cette recherche historique préalable qui m'a poussé à développer graduellement l'analyse contenue dans Marx, la valeur et l'économie politique, analyse au demeurant provisoire, elliptique, et qui appelle une suite (3). Je ne l'écrirais sans doute pas de la même manière aujourd'hui, compte tenu non seulement de l'évolution de la discussion sur ces problèmes fondamentaux de l'analyse marxiste, mais aussi de la révélation récente d'importants ouvrages trop longtemps méconnus (4). Mais cette remarque ne peut évidemment tenir lieu de réponse à la critique de Lagueux. Avant, toutefois, d'entrer dans le vif du sujet, je tiens à faire quelques mises au point relatives à la première partie de l'article de mon contradicteur.

Dans son examen de Valeur et prix, Lagueux insiste, à juste titre, sur le rôle d'Engels et sur celui de Bortkiewicz dans ce que j'appelle la transformation de la critique de l'économie politique en "économie politique marxiste". Je crois qu'il s'agit là d'éléments essentiels de mon livre. Il me parait toutefois utile de préciser ici mon projet d'ensemble dans ce dossier historique, qui déborde l'approfondissement du concept de valeur et de son rapport avec le concept de prix. Il s'agit de mettre en lumière l'origine simultanée dans un contexte historique à la fois riche et méconnu: 1. des critiques néo-classiques (ou marginalistes, ou "vulgaires") du Capital et de l'analyse de Marx (Block, Pareto, Böhm-Bawerk et Wicksteed, entre autres, aujourd'hui reprises par Samuelson, Morishima, Maarek et tant d'autres); 2. du développement du marxisme "vulgaire" (mécaniste et économiste) (Engels, en partie, de même que Kautsky, Liebknecht, Kaulla, Riekes et Boudin); 3. des premières tentatives de synthèse "marginalo-marxiste" (Ricca-Salerno, Shaw, Bernstein, Graziadei, Coletti, Giuffrida, Natoli, Croce, Tugan-Baranowsky, préfigurant des auteurs tels que Morishima, pour qui Marx et Walras sont les deux pères fondateurs de l'"économique moderne"; 4. des premières analyses "néo-ricardiennes" (Fireman, Lexis, Hourvich, Bell, Diehl, Oppenheimer et, surtout, Bortkiewicz et Dmitriev, précurseurs directs de Sraffa); 5. de l'ébauche d'une véritable analyse marxiste de la valeur, provoquée par la publication du troisième livre du Capital (Engels - en partie toujours !, comme les autres, Schmidt, Sombart, Croce, Labriola, Simmel, Stammler, Hilferding). Il s'agit donc, en définitive, du rapport entre le Capital et l'économie politique. Je crois donc erroné - ou à tout le moins un peu excessif - d'écrire, comme Lagueux, que la théorie marxiste de la valeur s'est trouvée liée à un débat "auquel elle aurait dû être étrangère". Quelle que soit la largeur du fossé qui la sépare de celle de Ricardo, la théorie de Marx, telle qu'elle fut présentée dans le Capital, constitue un élément essentiel, sinon même le détonateur de ce débat, qui, depuis quelques années, fait de nouveau rage dans ce qu'on appelle la "science économique", après avoir jadis, après la mort de Ricardo, déchiré l'économie politique.

En ce qui concerne, maintenant, Marx, la valeur et l'économie politique, je pourrais difficilement accuser Lagueux de trahir une pensée qui ne m'apparaît pas, maintenant, assez élaborée. Je considère d'ailleurs comme fidèle à ma démarche l'exposé qu'en fait mon contradicteur, à quelques réserves près. Je ne prétendrais pas, toutefois, que le chapitre II de mon livre était destiné à "répondre plus clairement que d'autres" avant moi, à la question du rapport entre la mesure et la valeur. De même suis-je étonné de lire que j'y développe une "réponse audacieuse à un problème difficile", puisqu'il me semble que plusieurs auteurs ont depuis longtemps, adopté une démarche analogue à celle que J'emprunte. Il est exact, par ailleurs, que "la partie la plus délicate du projet" est celle qui vise à caractériser la théorie marxiste de la valeurtravail, ce que je développe dans le troisième chapitre de mon livre. Il est non moins exact que la condensation effectuée par Lagueux d'un chapitre déjà beaucoup trop elliptique finit par le trahir quelque peu. J'aurais aimé, en particulier, qu'on insiste plus sur le rôle crucial du concept de travail abstrait dans l'analyse de Marx. Mais, à part les remarques qui suivront, je ne puis, compte tenu de l'espace, que renvoyer le lecteur à la lecture de ce chapitre de mon livre.

Il me semble, d'autre part, que l'objectif des trois derniers chapitres (5) de ce livre dépasse "l'explication historique de la confusion entre deux conceptions de la valeur chez Marx". Le problème fondamental m'apparaît être celui du rapport entre Marx et Ricardo. Et je crois qu'il est inexact de déduire, de la lecture des deux derniers chapitres de mon livre, que la divergence principale entre ces auteurs est celle qui oppose "théorie de l'exploitation" et "théorie de la déduction" (l'expression est de Bortkiewicz, qui l'a construite par opposition aux théories de la "productivité du capital"). Il s'agit bien là d'une divergence importante, mais incompréhensible en elle-même, et qui doit trouver appui sur des oppositions plus fondamentales. Ce n'est donc pas, comme l'écrit Lagueux, "la réduction de la première à la seconde qui serait à la source de l'illusion selon laquelle l'essentiel du marxisme pourrait être récupéré par une économie politique prétendument marxiste mais fondée sur des bases dégagées par Bortkiewicz et pleinement mises au point par Sraffa". Si tel était le cas, on pourrait effectivement qualifier de "péremptoire" le passage de Valeur et prix cité par Lagueux. Il s'agit, en réalité, d'une différence fondamentale entre le projet marxiste et le projet ricardien, entre l'économie politique et le matérialisme historique. Mais cela nous amène dès maintenant à ce que je crois être le principal point de désaccord entre Maurice Lagueux et moi.


1. L'objet du marxisme

Le projet de Marx, selon moi et certains théoriciens marxistes contemporains, desquels Lagueux écrit que je me rapproche, impliquerait l'abandon du projet de l'économie politique en tant que tel. Je ne puis répondre ici pour d'autres, mais, en ce qui me concerne, cela est tout à fait exact. Je crois d'ailleurs qu'il s'agit là d'un désaccord fondamental, puisque mon critique semble croire en la possibilité d'une "science économique" autonome. il ne peut même être question, comme l'écrit Lagueux, de "liquidation de cette science en tant que science", puisque cette science n'a selon moi jamais existé en tant que telle. Les économistes ne parviennent à rendre compte de la réalité que pour autant qu'ils débordent le champ qui leur est assigné selon les découpages disciplinaires de l'institution universitaire.

Cela était vrai il y a un siècle. Ce l'est plus que jamais aujourd'hui après que les diverses disciplines des sciences humaines se soient développées pendant cent ans en vases clos. Ce sont, en particulier, les problèmes insurmontables auxquelles font face les économies capitalistes qui illustrent l'impossibilité de rendre compte de la réalité sociale et historique en découpant la science sociale en des disciplines au langage hermétique. Les praticiens de ces "disciplines" le ressentent sans doute instinctivement, qui cherchent, chacun dans leur "profession", à embrasser la totalité des phénomènes. On voit la sociologie prétendre rendre compte de toute la réalité sociale, alors que les économistes développent des théories du "marché politique" basées sur la loi de l'offre et de la demande, pendant que les "politicologues" croient cerner le cœur des problèmes.

La tentative de Marx est effectivement, comme le fait dire Lagueux, de construire "une science plus globale du social et de l'histoire". C'est cet effort qu'il convient de poursuivre. Comme je crois l'avoir démontré, après beaucoup d'autres, dans mes livres, la constitution d'une "économie politique marxiste" participe de la même illusion que l'élaboration et le raffinement des diverses sciences humaines. On me fait dire que tout n'est pas à rejeter dans les analyses économiques de Marx, après s'être demandé "ce qui reste de ce matérialisme historique une fois qu'on l'a délesté de tout ce qui dans le marxisme se réduit à une économie politique". Précisément, il n'y a pas, chez Marx, d'"analyses économiques" au sens où l'entend, par exemple, Schumpeter (6). Il y a une analyse des phénomènes socio-économiques. L'existence d'une "économie politique marxiste" implique d'ailleurs celle d'une "sociologie marxiste", d'une "science politique marxiste", construites comme miroirs de "l'économie bourgeoise", de la "sociologie bourgeoise" ou de la "science politique bourgeoise". Mais il s'agit alors de ce "marxisme" mécaniste et vulgaire qui ne parvient pas plus que ses "adversaires" à rendre compte de la réalité sociale.

"Bref comment une théorie à vocation essentiellement critique peut-elle être présentés comme fondement nécessaire d'une entreprise scientifique ?", me demande-t-on. La question est judicieuse, et appelle une mise au point. L'élaboration du matérialisme historique ne constitue pas le remplacement du développement d'une discipline (l'économie politique) par un projet essentiellement critique. Le marxisme n'est pas une "anti-science économique". Mais il est effectivement, parmi d'autres choses, une critique de l'économie politique.

Cela signifie que l'analyse de la réalité sociale-historique doit, dans le même mouvement que celui par lequel elle reconstitue cette réalité, critiquer et élucider les représentations que la société visée se donne d'elle-même. Ainsi, par exemple, pour Ricardo et pour les économistes, les moyens de production sont naturellement "capital", les produits du travail "marchandises", le travail concret "travail salarié", le surproduit "profit". Marx, dans le Capital, - en suivant une démarche explicitée dans l'Introduction générale de 1857 - élucide le passage du premier au second terme de chaque couple. Il s'agit d'expliquer ce que les économistes - aujourd'hui comme hier - considèrent comme des données naturelles. Il s'agit de produire les catégories valeur, prix, monnaie, capital. Il s'agit d'expliquer ce qui fonde la marchandise et le travail salarié. Tel est, à mon avis, le sens "critique" de la théorie de Marx. J'avoue toutefois n'avoir pas assez insisté, dans mes livres, sur cet aspect fondamental. Il ne s'agit donc pas de la liquidation d'une science qui ne peut, de toute manière, exister. Il s'agit d'une étape nécessaire de la construction d'une autre science, non pas inexistante, mais inachevée (Une science peut-elle d'ailleurs être jamais "achevée"?). Quelle est, maintenant, la méthode pour la construire?


2. Marxisme et méthode scientifique


Les deux premiers chapitres de Marx, la valeur et l'économie politique constituent de brefs rappels de thèses connues. En les relisant, je constate toutefois que leur brièveté -autant d'ailleurs que l'intention polémique qui les sous-tend, face aux diverses écoles de l'économie politique - peut conduire à certains malentendus. Dont celui de croire que Marx aurait jeté les fondements d'une nouvelle méthode scientifique. Cette thèse a d'ailleurs fait long feu, et elle est implicite dans la présentation du "matérialisme dialectique" comme "science des sciences", comme méthode universelle et révolutionnaire par rapport à la logique classique. On sait où cela a mené. Que l'on songe, simplement, à la biologie "lyssenkiste". Depuis longtemps, l'évolution de la science a eu raison du naturalisme romantique qui sert de fondement à la Dialectique de la nature d'Engels. Ce n'est d'ailleurs pas de déviation empiriste, mécaniste et naturaliste qu'il convient de parler ici, mais d'idéalisme - très hégélien - comme Lucio Colletti l'a démontré par une comparaison minutieuse des textes de Hegel et d'Engels (7).

Il n'existe qu'une seule science parce qu'il n'existe qu'une seule méthode ou une seule logique, nous rappelle le philosophe italien Galvano della Volpe (8). La nature n'est pas faite d'"oppositions dialectiques des contraires" et de "négations de la négation". Il ne faut pas confondre les oppositions réelles et les contradictions dialectiques, sans quoi on aboutit à reconstruire le réel à partir de l'idée pure, à la manière de Hegel. Comme l'ont montré della Volpe et Colletti, la critique de Hegel par Marx reprend, à ce sujet, celle de Platon par Aristote. Il n'y a donc, pour comprendre la société comme pour comprendre la nature (et leurs relations, du reste (9)) qu'une seule méthode. Autant le "Diamat" tel qu'élaboré par Engels et Lénine dans des pages malheureuses et, surtout, Staline et ses épigones, ne peut remplacer la logique scientifique dans l'explication des phénomènes naturels, autant-il ne peut tenir lieu de "méthode scientifique nouvelle" pour rendre compte de la réalité sociale-historique.

J'accorde à mon contradicteur que "la distance épistémologique entre Marx et les économistes n'est pas aussi significative que je le laisse entendre". Je lui accorde qu'on trouve chez Popper des thèses analogues à celle que Marx -beaucoup plus tôt toutefois - développe dans l'Introduction de 1857. Et J'irai même plus loin. On trouve chez Walras, chez Schumpeter et même chez John Bates Clark des passages sur la constitution de l'espace de mesure qui ressemblent à s'y méprendre à la démarche de Marx - telle que je l'interprète (10) du moins.

Mais cette question est secondaire, comme le souligne, à juste titre, Maurice Lagueux. Ce qui l'est moins, toutefois, c'est l'interprétation de la démarche scientifique de Marx que je semble faire, à la lumière de la critique de Lagueux (et, peut-être bien, de certains passages de mon texte). Il s'agirait de construire une science - en faisant table rase des connaissances existantes sur la réalité sociale et historique - en commençant par résoudre, avec la théorie de la valeur-travail, la question de la mesure (l'état d'avancement de cette science en étant là, pour le moment). Le problème de la mesure, j'y reviendrai, précède logiquement la théorie de la valeur, dont l'objet est beaucoup plus vaste (cette théorie se déploie à travers les trois livres du Capital. Mais surtout, la démarche de Marx est beaucoup plus complexe, et ne peut se déployer aussi rigoureusement - ou plutôt, "linéairement" - que celle des physiciens, ou, mieux, des mathématiciens. Marx cherche à comprendre la réalité sociale et historique, à étudier "le mode de production capitaliste et les rapports de production et d'échange qui lui correspondent" (11). Il vise d'abord "l'anatomie" de la société qu'il "voit". Cette anatomie a été étudiée par l'économie politique, qui a l'illusion de rendre compte scientifiquement de la réalité sociale. Elle ne se pose pas, dès lors, quelques questions préalables auxquelles il est essentiel de répondre pour pouvoir commencer de rendre compte scientifiquement de cette réalité. Nous les avons déjà notées : pourquoi le produit du travail devient-il marchandise ? comment la marchandise se transforme-t-elle en monnaie? comment la monnaie devient-elle capital? La démarche est donc très loin d'être abstraite et spéculative. Il s'agit de comprendre le fonctionnement d'une société dont le caractère historique et transitoire est posé d'emblée.


3. La théorie de la valeur-travail


J'apporterais, selon mon critique, dans mon interprétation de la théorie de la valeur-travail, une "réponse audacieuse à un problème difficile". Que le problème soit difficile, j'en conviens. Que la réponse soit audacieuse, cela me paraît beaucoup moins évident. Dès 1928, Isaac Roubine avait proposé, de la théorie marxiste de la valeur, une interprétation sensiblement analogue à celle qu'allaient par la suite élaborer des auteurs tels que Mattick, Rosdolsky, Backhaus, Gerstein, Pilling, Yaffe, sans compter les théoriciens français contemporains auxquels Lagueux fait allusion dans son texte. Le chapitre troisième de Marx, la valeur et l'économie politique aurait sans doute pris une autre allure si j'avais disposé, au moment où je l'écrivais, du travail de Roubine. Roubine parvient à peu près aux mêmes conclusions que moi, mais ces conclusions, comme du reste l'analyse qui les précède, sont beaucoup plus élaborées et approfondies. Il pousse beaucoup plus loin que moi l'élucidation des concepts à laquelle je procède dans mon troisième chapitre. Ce faisant, il poursuit un travail de clarification déjà entamé par Sombard, Schmidt, Labriola et Hilferding, parmi d'autres. Je suis d'ailleurs tout aussi frappé de le voir faire, des auteurs mentionnés dans Valeur et prix, une critique qui, sur les points essentiels, rejoint la mienne. Il est d'ailleurs absolument incroyable qu'un tel travail de clarification théorique ait été oublié pendant un demi-siècle. La discussion des thèses de Roubine aurait certainement permis de progresser plus rapidement et évité bien des débats inutiles.

Mais il ne suffit pas de répondre à une critique en s'appuyant sur d'autres auteurs. Je ne trouve pas, toutefois, dans le texte de Maurice Lagueux, de critique de mon interprétation de la théorie de la valeur de Marx comme telle. La critique porte plutôt, me semble-t-il, sur le rôle que je fais jouer à cette théorie (comme fondement - en terme de théorie de la mesure - d'une science inexistante, ou à construire). Il convient donc que je rappelle, dans un premier temps, d'une manière synthétique, les thèses que je défends :

1- la théorie de la valeur n'est pas une théorie des rapports d'échange entre les biens (ce n'est donc pas, d'emblée, une théorie des prix).

2- cette théorie examine ce qui constitue le lien social dans une société capitaliste ; de ce fait, elle a pour objet le mécanisme de régulation et de répartition du travail social abstrait.

3- cette théorie présuppose et contient dans son domaine la solution du problème de l'homogénéisation des produits du travail, et appelle de ce fait une théorie de la monnaie, qui en fait donc aussi partie intégrante.

4- cette théorie est construite sur la base de l'articulation de deux concepts fondamentaux

a- la marchandise, qu'il ne faut pas confondre avec le bien économique.
b- le travail abstrait, qu'il ne faut pas confondre avec une dépense physiologique d'énergie (à quoi correspond l'interprétation de la valeur comme "attribut technologique des produits") ou encore avec le travail salarié (à quoi correspond la confusion entre valeur et valeur d'échange).

5- ces concepts n'acquièrent de sens que globalement, à l'échelle du capital social et du travailleur collectif (on ne "calcule" pas la valeur d'objets individuels ou la "plus-value" produite par une entreprise donnée).

La présentation qui précède est nécessairement très condensée. Je dois renvoyer le lecteur, pour en saisir les implications, à mon ouvrage et, surtout, aux autres analyses auxquelles J'ai fait allusion, particulièrement à celle de Roubine. Elle me paraît, toutefois, disposer de cet aspect de la critique de Maurice Lagueux, réduisant mon interprétation de la théorie de la valeur à celle d'une théorie de la mesure, qui n'en constitue que le préalable méthodologique. Le mérite essentiel de la théorie de la valeur-travail de Marx n'est pas de résoudre un problème de mesure, et, ce faisant, de jouer, par rapport à une éventuelle "science économique" le rôle de la construction d'un espace vectoriel en physique. Elle est, plutôt, le point de départ d'une réflexion visant à faire surgir les concepts de base pour analyser le mode de production capitaliste. Et ces concepts existent. Il ne s'agit pas de troquer "une discipline aux fondements trop mal assurés, pour des fondements irréprochables en quête d'une science qui pourrait les consacrer comme fondements de quelque chose". Cela m'amène à la dernière partie de ma réponse.



Il va de soi que l'analyse de la valeur que je propose - avec plusieurs autres - appelle une reconsidération d'un certain nombre de "vérités" débitées depuis trop longtemps par les "manuels d'économie marxiste". La valeur n'étant pas un stock d'énergie humaine coagulée (12), ou mieux, un fluide, l'hypothèse d'une transmission diachronique de la valeur pose problème: donc, par exemple, le fait de dire que la fraction fixe du capital constant "transmet" graduellement, au compte-goutte, sa "valeur" au produit. De même le concept de "valeur de la force de travail" demande-t-il à être sérieusement réévalué. C'est plus globalement à la théorie de la monnaie, de la plus-value et du capital qu'il convient de donner une formulation plus rigoureuse que celles auxquelles nous avons été habituées.

Il ne s'ensuit pas, pour autant, que tout soit à construire, et qu'il faille rejeter la totalité des "analyses économiques de Marx", pour reprendre l'expression de mon critique. Même si je crois avoir montré l'origine d'une erreur que plusieurs reconnaissent aujourd'hui : celle de la transformation de la valeur en prix de production telle que Marx la décrit. Il faut expliquer l'origine du profit capitaliste, rendre compte de la répartition de la plus-value. Il n'est pas question de "maintenir en leur pureté des notions de valeur et de plus-value qui ne devraient rien avoir à faire avec celles de prix et de profit". Et les trois livres du Capital, comme plusieurs travaux ultérieurs inspirés de la démarche de Marx, constituent un pas dans cette voie, qui demeure toutefois loin d'être complètement explorée.

La théorie de la valeur-travail, telle que je la propose, ne constitue donc pas une totalité fermée sur elle-même, fondement irréprochable d'une science à construire. Depuis plus d'un siècle déjà, des jalons sont posés pour l'édification de cette science. Il ne s'agit pas - comme nous en accuse Lagueux - de faire précéder l'explication des phénomènes de la construction des fondements. Je sais qu'au mieux, ces éléments se développent simultanément. J'ajouterais même que c'est la difficulté de rendre compte de certains phénomènes, dans un cadre conceptuel donné,qui provoque la réflexion sur les concepts - sans que cela implique la destruction complète du cadre. C'est l'étude du débat sur la nature de l'impérialisme et sur l'échange inégal qui m'a poussé sur la voie d'une réflexion sur la théorie de la valeur, car il m'est vite apparu que certains désaccords fondamentaux dissimulaient des interprétations tout à fait divergentes des fondements de l'analyse marxiste. Il ne s'ensuit pas pour autant que tout ce qui a été écrit, depuis un siècle, sur l'impérialisme, m'apparaît vain et futile tant et aussi longtemps que je ne serai pas parvenu à une compréhension claire, totale et définitive des concepts fondamentaux de l'analyse marxiste du capitalisme. Ce serait là une démarche à la fois présomptueuse, et stérile. Il n'en reste pas moins qu'il est impossible de considérer comme acquis une fois pour toutes l'analyse des concepts fondamentaux. Il y a une interaction continuelle entre le "simple" et le "complexe", ou encore entre "l'abstrait" et le "concret" tel que Marx le décrit dans son Introduction générale à la critique de l'économie politique. Ce processus n'est pas diachronique. On ne résout pas une fois pour toutes la question des fondements pour progresser, d'année en année, sur la voie de la reconstitution du "concret de pensée".

Il s'agit donc de rendre compte de la réalité. À la surface de cette réalité apparaissent, entre autres, des prix, des profits, des salaires, et certaines interactions dynamiques entre ces grandeurs, dont, par exemple, le phénomène de l'inflation. La "science économique" ne parvient pas à rendre compte de ce dernier événement. Le marxisme, non plus, ne parvient pas à décrypter parfaitement ce processus de répartition de la valeur. Il s'en approche, toutefois, beaucoup plus que la "science économique", puisqu'il vise à expliquer la totalité de la réalité sociale et historique, et qu'il considère comme un élément essentiel de cette réalité la lutte des classes. Un approfondissement qui peut amener avec lui une mise au rancart de certains dogmes qui ont trop longtemps régné - ne peut que contribuer à nous faire cerner de plus près cette réalité. Telle est la marche de la science. Telle est, aussi, une des conditions de transformation de cette réalité sociale.

Notes:

(1) "À propos de deux ouvrages de Gilles Dostaler sur la théorie de la valeur", dans ce numéro et, simultanément, comme ma réponse, dans Cahiers d'économie politique, Presses universitaires de France, no 5, automne-hiver 1977.

(2)
Valeur et prix, histoire d'un débat, Montréal, Maspéro / Presses universitaires de Grenoble / Presses de l'Université du Québec, 1978 ;
- Marx, la valeur et l'économie politique, Paris, Anthropos, 1978.

(3) Un certain nombre de coquilles rendent incompréhensibles certains passages de ce livre. En voici les principales :

- p. 20, note (8), lire : "... supplanté au vingtième siècle...".
- p. 76, 3e ligne avant la fin, lire "confondre" au lieu de "confronter".
- p. 85, note (7), lire : "Le chapitre premier et le supplément de la première édition du Capital sont enfin disponibles pour le lecteur français...".
- p. 133, 2e citation, lire : "soit du capital social - mouvements par lesquels sa composition, etc., se transforme - est conçu à présent...".
- p. 138, 1re ligne, lire : "l'intérêt (cinquième section), la rente (sixième section)".
- p. 173, manque la note (50) Le Capital, I, I, p. 91.
- p. 177, 13e ligne, lire : "Incompréhensible, car Marx fait précéder la Contribution...".
- p. 182, 2e alinéa, lire : "De même, Marx 'transforme' un modèle dans lequel les produits s'échangent proportionnellement à leurs 'valeurs' en un modèle dans lequel ils s'échangent proportionnellement à leurs 'prix' ".

(4) En particulier : Isaak I. Roubine,
Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Paris, Maspéro, 1978 (3e édition russe, 1928),

(5) Depuis que ces chapitres ont été rédigés, deux ouvrages ont été publiés qui proposent une élaboration poussée de certains thèmes des chapitres IV et V de mon livre : Roman Rosdolsky,
La genèse du "Capital" chez Karl Marx, 1re partie, Paris, Maspéro, 1976 (Édition allemande intégrale, 1968 ; Collectif, Marx et l'économie politique, Grenoble, Maspéro / Presses universitaires de Grenoble, 1977.

(6) Cf. Joseph Schumpeter,
History of Economic Analysis, Londres, George Allen & Unwin, 1954.

(7) Cf. Lucio Colletti, Le marxisme et Hegel, Paris, Champ libre, 1976 (1ère édition italienne, 1969). Dans cette oeuvre extrêmement intéressante, Colletti met à jour certaines convergences, encore jamais décelées, entre les énoncés de deux auteurs aussi éloignés qu'Engels et ... Bergson, convergences qu'il explique par leur adhésion à une "métaphysique vitaliste" qui se trouve à la base de L'évolution créatrice dé Bergson comme de la Dialectique de la nature d'Engels. Pour les ravages que cette "méthode" peut causer lorsqu'il s'agit d'élucider la théorie de la valeur, cf. notre ouvrage, Valeur et prix, p. 46-57. Deux autres textes de l’œuvre très féconde du philosophe marxiste italien Lucio Colletti existent en français : De Rousseau à Lénine (Paris, Gordon & Breach, 1974), Politique et philosophie (Paris, Galilée, 1975). En ce qui concerne l'interprétation de la théorie marxiste de la valeur, les conclusions de Colletti (cf. le chapitre XII du Marxisme et Hegel) rejoignent en partie les miennes.

(8) Cf. G. della Volpe,
Rousseau et Marx, Paris, Grasset, 1974. C'est là le seul texte traduit en français de cet important philosophe marxiste contemporain (1895-1968). Colletti a écrit : "La Logique comme science positive est à notre avis ce que le marxisme européen a produit de plus important depuis la guerre" (Le Marxisme et Hegel, p. 255).

(9) Cf., à ce sujet, l'ouvrage intéressant et original de Pierre Lantz, Valeur et richesse, une approche de l'idée de nature, Paris, Anthropos, 1968.

(10) Cf. En particulier, Léon Walras,
Éléments d'économie politique pure, Paris, Librairie générale de Droit et de Jurisprudence, 1952, pp. 22-23, 102;
- J.B. Clark,
Textes choisis des grands économistes, Paris, Dalloz, 1948, p.. 99-100, 104 ;
- Joseph Schumpeter,
Esquisse d'une histoire de la science économique, Paris, Dalloz, 1962, p. 130, et History of Economic Analysis, p. 596, 598. Je dois ces références à une critique de mon chapitre sur la valeur de Nicos Dimadis.

(11) K. Marx, "préface" in
Le Capital, Paris, Éditions sociales, Livre premier, T. I, p. 18.

(12) "Mais jusqu'ici, les sorciers seuls ont pu croire ou faire croire qu'avec les désirs seuls on peut conglutiner une partie de nous-mêmes dans un bien quelconque", (Labriola, Antonio,
Socialisme et philosophie, Paris, Giard et Brière, 1899, p. 233).

Retour au texte de l'auteur: Dernière mise à jour de cette page le vendredi 29 décembre 2006 8:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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