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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Robert Mayer et Henri Dorvil, “La sociologie américaine et les problèmes sociaux. Les années 1940-1970”. Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Henri Dorvil et Robert Mayer, Problèmes sociaux. Tome I. Théories et méthodologies. Première partie, chapitre 2, pp. 57-78. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, 2001, 592 pp. Collection: Problèmes sociaux et interventions sociales. [Autorisation accordée par l'auteur le 5 juin 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Robert Mayer [† - 2003] et Henri Dorvil 

Travailleurs sociaux, professeurs,
École de service social, Université de Montréal et École de Travail social, UQÀM.
 

La sociologie américaine et les problèmes sociaux.
Les années 1940-1970
. 

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Henri Dorvil et Robert Mayer, Problèmes sociaux. Tome I. Théories et méthodologies. Première partie, chapitre 2, pp. 57-78. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, 2001, 592 pp. Collection : Problèmes sociaux et interventions sociales. 

Résumé
Introduction
 
LA PERSPECTIVE DE LA PATHOLOGIE SOCIALE
 
LA CRITIQUE DES « SOCIAL PATHOLOGISTS » PAR C.W. MILLS
 
L'analyse critique
 
LA PERSPECTIVE FONCTIONNALISTE
 
La perspective fonctionnaliste et l'analyse des problèmes sociaux
L'analyse fonctionnaliste des problèmes sociaux
La perception sociale des problèmes sociaux
Deux classes de problèmes sociaux : la désorganisation sociale et le comportement déviant
 
La désorganisation sociale
La déviance
 
LES THÉORIES DE L'ORDRE ET DU CONFLIT ET LES PROBLÈMES SOCIAUX
 
Le modèle du l’ordre
Le modèle du conflit
 
Conclusion
Bibliographie

 

Résumé

 

À partir de la littérature sociologique, surtout américaine, nous aborderons quelques approches ou perspectives théoriques dans l'analyse des problèmes sociaux. Au cours des années 1940-1970, les principales approches théoriques ont été les suivantes : la perspective de la pathologie sociale, celle du fonctionnalisme et les théories de l'ordre du conflit. 

 

Introduction 

 

Ce sont surtout les chercheurs américains qui ont contribué à développer le domaine de la sociologie des problèmes sociaux de même que les perspectives d'analyse de ce concept. Dans le présent texte, après une brève rétrospective, nous examinerons les principales approches ou perspectives théoriques qui président à l'analyse des problèmes sociaux. Nous traiterons ainsi de la pathologie sociale, qui considère les problèmes sociaux comme une violation de l'ordre moral, de la perspective fonctionnaliste, qui envisage les problèmes sociaux principalement à travers l'analyse des conditions objectives, des approches de l'ordre et du conflit social, qui mettent l'accent sur les dimensions objectives et subjectives des problèmes sociaux, et, enfin, nous ferons une brève allusion à la perspective interactionniste, qui aborde les problèmes sociaux à travers le processus de définition. 

 

LA PERSPECTIVE
DE LA PATHOLOGIE SOCIALE

 

La perspective de la pathologie sociale représente, en sciences sociales, une première tentative organisée pour procéder à l'étude des problèmes sociaux. Dans cette perspective, des problèmes sociaux sont associés à des violations d'un ordre moral, soit à cause d'un héritage génétique déficient ou encore d'une mauvaise éducation. Parmi les pistes de résolution, il faut s'efforcer de restaurer l'ordre moral. À ce propos, il importe de se rappeler que la perspective de la pathologie sociale était, à l'époque, « alimentée par des ligues de vertu et des sociétés philanthropiques. Ces institutions autoritaires et préoccupées de la salubrité sociale se donnaient pour mission de réformer et d'éduquer une classe laborieuse aux prises avec des conditions (concubinage, alcoolisme, etc.) qui s'imposaient alors comme "des problèmes de dégénérescence morale" » (Ouellet, 1998, p. 50). Mais progressivement, l'idée d'une intervention plus rationnelle, plus scientifique pour éradiquer les problèmes sociaux fit son chemin. C'est d'ailleurs ce qui pava la voie au travail social, tant en Europe qu'en Amérique du Nord. 

Rubington et Weinberg (1989) ont souligné que la montée des problèmes urbains à la suite de l'industrialisation et de l'immigration accélérée a suscité des actions propres à enrayer les misères les plus criantes. Un effet de ces actions correctrices fut de provoquer l'émergence, dans la conscience collective, de la conviction qu'il était possible de corriger certains maux sociaux, d'où la naissance du concept de problèmes sociaux. Selon ces auteurs, quatre idées principales, à savoir l'égalité, l'humanisme, la bonté de la nature humaine et la possibilité de modifier les conditions sociales, animaient les réformateurs sociaux du temps. Cette préoccupation morale va s'accompagner du souci de donner un caractère scientifique à l'explication des phénomènes en cause, et, pour ce faire, la sociologie américaine va puiser dans les divers contenus théoriques du temps. L'analogie organique héritée de la théorie de l'évolution de Darwin a marqué de façon prépondérante les premiers temps de l'étude des problèmes sociaux. On en recherchait les causes dans le mauvais fonctionnement de certaines parties de la société tout comme la médecine recherche les causes des maladies physiques dans le mauvais fonctionnement des parties du corps, d'où le terme de « pathologie sociale » pour désigner les problèmes sociaux. La perspective de la pathologie sociale, même si elle est demeurée un courant important dans l'évolution de la criminologie, a cependant connu un déclin assez rapide dans la théorisation des problèmes sociaux. 

Selon la perspective de la pathologie sociale, ce sont les imperfections de certains types d'individus qui sont à l'origine des problèmes sociaux. Selon cette conception, la pathologie sociale prend sa source dans des ajustements défectueux dans les relations sociales. Pour les premiers pathologistes sociaux, ces ajustements défectueux provenaient surtout d'une incapacité naturelle de certains individus à s'adapter aux changements dans la société. La criminologie fournit, à cet effet, des tentatives d'explication de la déviance individuelle qu'il est particulièrement utile de mentionner ici dans notre effort pour comprendre l'idée que se faisaient les premiers pathologistes sociaux des causes des problèmes sociaux (Ribordy, 1990). À cette époque, Lombroso (1895), créateur de la phrénologie ou craniologie, et auteur de travaux sur les déterminismes biologiques de l'individu criminel et les caractéristiques physiques des individus criminels, présentait sa théorie du criminel-né. Platt (1969) et Mourant (1984) rappellent que Lombroso estimait que le criminel était une espèce humaine inférieure caractérisée par des traits physiques hérités des grands singes. Au plan du comportement et des attitudes, celui-ci était décrit comme moralement retardé, de nature infantile, instinctivement agressif et dépourvu d'auto-contrôle. On retrouve également dans ce courant de pensée qui attribue la cause des problèmes sociaux à des failles individuelles, l'élaboration de théories imputant à des facteurs psychologiques le développement des comportements criminels. Les études en ce sens ont connu un essor considérable depuis le début du XIXe siècle. À titre indicatif, on peut signaler les travaux de Pinatel (1969) qui se sont développés autour du concept de « personnalité criminelle ». 

En somme, dans la perspective de la pathologie sociale, un problème social représentait un symptôme de maladie pour l'organisme social. L'individu malsain étant vu comme la principale cause des problèmes sociaux, c'était donc à son niveau qu'il fallait intervenir. Aussi, les explications génétiques du comportement criminel inspirèrent-elles des types de solutions à caractère eugéniste destinés, croyait-on, à assurer le maintien de la qualité de l'espèce humaine. Ainsi, les pionniers américains de la criminologie étaient guidés par l'idéologie médicale à laquelle ils empruntèrent l'imagerie de pathologie, d'infection, d'immunisation et de traitement. Dans cette foulée, la montée du professionnalisme dans les mesures correctionnelles à inspiration judiciaire et médicale donna lieu à un modèle réhabilitatif pour le traitement du déviant.

 

LA CRITIQUE DES « SOCIAL PATHOLOGISTS »
PAR C.W. MILLS

 

L'étude de la sociologie américaine des problèmes sociaux impose une certaine familiarisation avec quelques-uns des ouvrages clés de C. Wright Mills dont notamment L'élite du pouvoir (1956), L'imagination sociologique (1959) et Les cols blancs (195 1). En plus d'être qualifié de « père » de la sociologie américaine radicale, Mills nous a livré une analyse systématique et approfondie du contenu normatif de la littérature américaine produite sur les « social problems », entre 1910 et 1950. Pour ce faire, il a analysé le contenu idéologique d'une cinquantaine de « readers » ou « textbooks » américains publiés aux États-Unis entre les années 1910 et 1945.

 

L'ANALYSE CRITIQUE

 

Bien que Mills estimât l'analyse de la littérature sociologique sur les problèmes sociaux significative et pertinente, il lui voyait des faiblesses évidentes, la plus importante étant son incapacité d'appréhender et d'expliquer théoriquement et scientifiquement les principaux problèmes de la société. En effet, les ouvrages analysés par Mills se caractérisent par un très faible degré d'abstraction, à un point tel qu'il est souvent difficile de comprendre les liens entre les différents textes et les problèmes analysés. L'auteur explique cette tendance par le fait que la majorité des ouvrages sur les problèmes sociaux sont des manuels de morceaux choisis (« readers »), composés par des professeurs pour leurs élèves. Cette fonction pédagogique, ayant pour but d'illustrer des conceptions plus ou moins scientifiques, a pour conséquence qu'on rassemble mécaniquement les faits. Mis à part leurs buts pédagogiques, il croit que leur caractère « informationnel » et descriptif s'explique par la difficulté, sinon l'incapacité, des auteurs à considérer les structures sociales. D'ailleurs, chez ces auteurs, la façon habituelle de définir les problèmes sociaux et la désorganisation sociale consiste à les conceptualiser en termes de déviations de conduite par rapport à des normes. 

Les analyses des problèmes sociaux diffusées durant cette période ne s'efforcent guère de construire un ensemble social cohérent. Les termes vagues (mœurs, société, etc.) représentent, au dire de Mills, des réalités non différenciées. Ces analyses sont caractérisées par un faible niveau d'abstraction. En plus de leur utilisation descriptive, ces termes sont exploités d'une manière normative. Le « social », par exemple, représente une polémique morale contre l'égoïsme individuel. Selon Mills, le terme de « pathologie » qui traverse ces ouvrages n'est pas décrit dans le sens structurel (ou comme élément incompatible avec un type structurel donné) ou en termes statistiques (ou comme déviations aux tendances centrales), mais plutôt en référence à des comportements individuels. De plus, il relève de nombreuses assertions sur les conditions pathologiques de la ville, tendance qu'il attribue à la volonté de préserver les valeurs rurales et qu'il confirme au moyen d'exemples explicitant l'importance de la communauté locale. Par ailleurs, il constate que ces études ont un caractère a-historique et apolitique. L'absence de dimension historique se manifeste par l'absence de liens entre les événements sociaux, d'une part, et l'histoire des institutions et des idées, d'autre part. Mills (1968) explique cette préférence par un choix épistémologique précis, le chercheur préférant étudier les événements contemporains parce que plus susceptibles de lui fournir les données qui lui sont nécessaires. Selon lui, cette tendance s'oppose à l'idée voulant que le rôle du chercheur soit précisément d'étudier les grands problèmes sociaux. L'absence de dimension politique est induite par la tendance à aborder les comportements en termes de déviance et de pathologie (c'est-à-dire corruption, révolte ; Mills, 1968) plutôt qu'à les relier à des enjeux plus larges. 

Un autre type d'explication des problèmes sociaux est celui du décalage culturel (cultural lag) qui s'établit entre les valeurs culturelles et les diverses situations issues de l'industrialisation. Mills critique ce concept qui, sous le prétexte du progrès technologique, présume que la transformation des mentalités culturelles cause le retard observé. Une troisième forme d'explication est celle du changement social. Dans cette perspective, tout changement suscite des problèmes. Mills juge superficielle cette façon d'aborder les causes des problèmes sociaux. 

Un autre type d'explication des problèmes sociaux privilégié par les « social pathologists » est lié à l'importance des aspects processuels. L'accent sera ainsi mis sur tout ce qui tend vers un équilibre social harmonieux. De plus, l'idée de normalité abonde également dans ces ouvrages. Ce thème que Mills juge vide de tout contenu concret lui paraît une propagande pour le conformisme, le plus souvent associé aux milieux de classe moyenne dans les petites villes américaines (Mills, 1968). Le prototype de cette normalité, tel que le conçoivent ces sociologues, est dépeint par Mills (1968) dans L'imagination sociologique comme une personne stable, socialisée au point d'être dépossédée de passions personnelles et altruistes à un degré tel que la communauté a préséance sur elle. 

La « vision des social pathologies » telle que l'interprète Mills laisse donc entrevoir une grande uniformité dans les perspectives et les concepts, homogénéité qu'il attribue en partie à leur origine de classe moyenne, de milieux ruraux et cléricaux. Ainsi, Mills a soutenu que les sociologues américains définissaient les problèmes sociaux d'après les idéaux culturels des petites villes rurales caractérisées notamment par l'intimité et la communauté démocratique. Dans ce contexte, l'approche des problèmes sociaux se caractérisera par un faible niveau d'abstraction, les problèmes ayant pour objet des cas concrets, fragmentés, particularisés, isolés. Le caractère informationnel et descriptif de ces études est relié à la difficulté des auteurs, pour ne pas dire à leur incapacité à considérer le niveau des structures sociales. En définissant les problèmes sociaux comme une déviation des normes sociales, on fait en sorte que les normes elles-mêmes ne soient pas remises en question. De plus, l'étude des problèmes sociaux au moyen d'une théorie des structures sociales paraît, à cette époque, irréaliste ; ces problèmes seront considérés comme étant essentiellement des problèmes individuels. Cette importance accordée aux problèmes pratiques et fragmentaires tend à particulariser les objectifs sociaux et évite même de concevoir des stratégies assez larges pour servir à l'action collective. 

À l'encontre de cette conception dominante, Mills estimera que les problèmes sociaux sont intimement liés au système de valeurs et aux structures sociales existantes. Cette approche lui paraîtra plus valable pour cerner les schèmes de conformité et de déviance de la société. L'analyse structurelle de Mills permet à la fois d'abstraire des situations-problèmes les grandes lignes de force en action au niveau personnel et collectif et de bien cerner les épreuves individuelles et les enjeux collectifs. Mills soulignera toute l'importance de faire émerger les liens entre les différentes dimensions d'un problème social. À cet effet, l'existence individuelle doit être comprise en référence aux institutions au milieu desquelles la biographie est vécue. Toutefois, précisera-t-il, les milieux ne permettent pas à eux seuls de comprendre la biographie ni le caractère de l'individu. Vivant dans des milieux restreints, les hommes ne peuvent pas raisonnablement connaître les causes de leur condition ni leurs propres limites. Il insistera donc sur le fait qu'on ne bâtit pas l'idée de structure sociale sur des idées ou des faits concernant une série d'individus particuliers. 

Toutefois, Mills (1968) ne se contentera pas de dénoncer les limites de certains courants de sociologie américaine, mais il proposera un certain nombre de principes susceptibles de renouveler l'analyse des problèmes sociaux. D'abord, il estime que pour éviter les théories vides de sens et s'élever au-dessus de l'« empirisme désincarné » des techniciens travaillant comme des bureaucrates, Mills souligne la nécessité de développer une certaine qualité d'esprit : l'imagination sociologique. Cette qualité, dit-il, renvoie essentiellement à la capacité « de connaître l'idée de structure sociale et d'en user avec sagesse afin de pouvoir relier entre eux un grand nombre de milieux » (1968, p. 15). L'imagination sociologique permet de rendre les gens conscients des liens très étroits entre leurs problèmes individuels et l'époque ainsi que la société dans laquelle ils vivent. Un outil majeur de l'imagination sociologique est la distinction entre les épreuves personnelles et les enjeux collectifs : 

L'épreuve affecte l'individu ; il sent peser une mesure sur les valeurs qui lui tiennent à coeur. Les enjeux soulèvent des questions qui transcendent le voisinage de l'individu et le champ de sa vie intérieure. Ils concernent la combinaison de ces milieux limités, dont la somme constitue les institutions d'une société historique : ils affectent la façon dont ils se recoupent et s'interprètent en donnant cette structure qu'est la vie sociale et historique. Au-delà de la dimension individuelle l'enjeu affecte les collectivités (1968, p. 12). 

Ensuite, Mills insiste sur la nécessité d'une perspective d'analyse globale qui, seule, permet de comprendre les problèmes sociaux. Indiquant la futilité de multiplier à l'infini les études sur différents milieux et sur les problèmes sociaux « en petites boîtes séparées » dans l'espoir de constituer ainsi toute la société, il propose plutôt qu'on découvre les structures de classe, de statuts et de pouvoir à plus grande échelle. Pour ce faire, il importe de privilégier la structure sociale plutôt que le psychologisme (1968, p. 17). Contrairement aux psychanalystes qui pensent que le plus grand péril de l'homme « réside dans sa nature désordonnée », Mills estime que son plus grand péril réside « dans les forces désordonnées de la société contemporaine elle-même, l'aliénation qu'entraînent ses méthodes de production, ses techniques de domination politique, son anarchie internationale - en un mot - dans les transformations tentaculaires qu'elle fait subir à la "nature" de l'homme, aux conditions et aux objectifs de sa vie » (Ibid.). 

Mills (1968) souligne l'importance de la dimension politique et du pouvoir dans l'analyse des problèmes sociaux. Les sociologues abordent souvent la politique en insistant sur les aspects « pathologiques » ou déviants (c'est-à-dire la corruption) au détriment des liens unissant les problèmes sociaux à la politique et au pouvoir. Ce dernier estime que les hommes sont libres de faire l'histoire, à condition d'avoir accès aux instruments de décision et de pouvoir nécessaires. De plus, Mills (1968, p. 151) insiste sur la nécessité d'une perspective historique et d'une perspective comparative, car la prédilection des « social pathologists » pour l'étude des problèmes sociaux au moyen de situations individuelles mène, nous l'avons vu, à des analyses assez superficielles et à plus petite échelle. Finalement, dans son ouvrage sur l'élite au pouvoir aux États-Unis, Mills (1969) est d'avis que la société repose entre les mains d'une petite élite - par comparaison avec la « société de masse » - et constate que la communauté est devenue un public composé d'individus auxquels les médias de masse communiquent des impressions et l'empêchent de se former une opinion autonome. En conséquence, Mills déduira qu'il est nécessaire d'informer les masses exploitées sur la nature des problèmes sociaux. 

L'analyse sociologique de Mills suscita à l'époque d'importantes résistances, les plus notables provenant de ses collègues (julien, 1970, p. 5). Or malgré ces résistances, l'apport sociologique de Mills fut inestimable à plusieurs égards, nommément, pour ce qui nous concerne, dans son rôle d'analyste et de critique de la littérature américaine sur les problèmes sociaux. 

 

LA PERSPECTIVE FONCTIONNALISTE

 

Le modèle fonctionnaliste a dominé le champ de la sociologie américaine durant la majeure partie de la fin du dernier siècle soit de 1920 à 1970 environ. Les fonctionnalistes se représenteront la société comme un organisme vivant dont le tout et les parties sont solidaires. Ces parties ou organes ont chacune sa fonction au sein du tout. Dans cette perspective, les trois concepts d'organisme, de structure et de fonction sont centraux. Dans le texte qui suit, l'analyse fonctionnaliste de Robert Merton retiendra l'attention. En plus d'être une figure importante de l'arène sociologique des années 1950 et 1960, Merton a élaboré une analyse des problèmes sociaux qui fut reprise fréquemment par la suite. Pour lui, les problèmes sociaux non seulement étaient intéressants en eux-mêmes, mais ils représentaient également un excellent moyen d'étudier la société. 

 

LA PERSPECTIVE FONCTIONNALISTE
ET L'ANALYSE DES PROBLÈMES SOCIAUX

 

La notion générale de structure dans l'action sociale est le fondement du modèle systémique. Elle repose sur le postulat que toute action sociale présente les caractères d'un système et peut être analysée comme tel. Le système d'action sociale est infiniment plus complexe que les systèmes mécaniques ou biologiques parce que le jeu des facteurs et des variables est multiple et infiniment varié. Le système d'action est rendu plus complexe par la subjectivité des acteurs engagés dans la poursuite de buts. Le chercheur ne peut ignorer les réactions subjectives des acteurs sociaux dont il essaie de comprendre les conduites (Rocher, 1968). 

Pour De Coster (1987, p. 72), « plutôt que de partir des conditionnements sociaux qui déterminent le déroulement d'une action, le fonctionnalisme renverse l'explication en partant des finalités de l'action qui amènent son déroulement. Ainsi, il n'est plus question de se demander ce qui pousse les gens au mariage, à la fête, au jeu, au délit, mais de s'interroger sur les exigences ou les besoins auxquels répondent les comportements matrimoniaux, festifs, ludiques, délictueux, etc. » Cette perspective suppose que toute action répond à un besoin et elle s'appuie sur divers postulats. Le premier, c'est que dans la société « tout a un sens ou une fonction ». Le second c'est que « le sens ou la fonction ne peuvent être saisis au seul niveau du système local dans lequel les éléments sont insérés mais ils doivent être rapportés à l'ensemble du système plus général qui l'environne ». Et finalement, « chaque élément est indispensable au fonctionnement de la totalité du système général ou de la société » (Ibid.). 

Selon le modèle fonctionnaliste, tout système d'action intègre quatre fonctions (ou besoins) qui doivent être remplies pour que le système existe, se maintienne et se transforme : l'adaptation, la poursuite des buts, l'intégration et la gestion des tensions. Ces fonctions correspondent à quatre types de structures, lesquelles sont les réponses institutionnalisées aux préalables fonctionnels. Ainsi, par exemple, l'adaptation correspond principalement à l'activité économique, puisque la société assure essentiellement sa survie par les structures économiques. Dans la société globale, la fonction de poursuite des buts correspond à l'activité politique. Par ailleurs, la fonction d'intégration et d'encadrement de l'action des acteurs est assurée par diverses formes de solidarité et de contrôle social, comme l'appareil judiciaire, les classes sociales et l'opinion publique. Finalement, la quatrième et dernière fonction de tout système d'action se rapporte à la gestion des tensions ou au « maintien des modèles culturels » et cette fonction est assumée à l'intérieur de la famille, dans le système scolaire, dans les entreprises, dans les mouvements sociaux et dans les partis politiques.

 

Dans la perspective systémique, l'action humaine ou sociale engage simultanément quatre systèmes principaux. Le système biologique fournit l'énergie de base, qui confère à l'acteur individuel sa motivation la plus élémentaire. Le système de la personnalité forme l'organisation psychique de l'acteur individuel. Le système social est composé de l'ensemble des rapports d'interaction, il relie entre eux une pluralité d'acteurs. Enfin, le système de la culture qui comprend l'ensemble des valeurs et des modèles de conduite, guide l'action individuelle et collective des personnes, des groupes et des sociétés. Mais aucun de ces systèmes d'action ne doit être pris pour un système concret. Le système de la personnalité, par exemple, ne correspond pas à la personne individuelle, et le système social n'est pas une société donnée. Un système d'action est plutôt une méthode d'analyse, un point de vue sur la réalité, plutôt que la réalité elle-même (Herpin, 1973).

 

L'ANALYSE FONCTIONNALISTE
DES PROBLÈMES SOCIAUX

 

En 1961, Merton et Nisbet affirment que l'élaboration d'une véritable théorie sociologique des problèmes sociaux reste à faire, et ils consacrent leurs efforts à intégrer ou à développer les éléments d'orientation fonctionnaliste qui s'y appliquent. Dans l'important ouvrage intitulé Contemporary Social Problems, ils stipulent qu'une même structure sociale et culturelle peut, tout en favorisant un comportement conforme et organisé, créer certains comportements distinctifs de déviation sociale et de désorganisation sociale. Dans ces patterns résident les problèmes sociaux. De plus, Merton et Nisbet interprètent les différents problèmes sociaux comme étant les coûts sociaux rattachés aux efforts pour maintenir une organisation particulière de vie sociale. De ce point de vue, l'étude et la compréhension de la désorganisation sociale exigent également l'étude de l'organisation sociale, puisque ces deux facettes sont inséparables. 

Merton et Nisbet sont amenés à définir un problème social comme un écart entre ce qui est et ce que les gens pensent devoir être. Dit autrement, un problème social signifie un écart entre les conditions actuelles et les valeurs et normes sociales. Généralement, un problème est qualifié de social dès qu'on juge que les conditions données ne sont plus conformes aux standards sociaux. Le crime, le suicide, la désorganisation familiale font partie de cette catégorie. Ce sont des problèmes sociaux parce qu'ils résultent principalement de circonstances sociales bien identifiables et qu'ils placent les membres de la société devant l'obligation de les résoudre. L'écart relevé est donc perçu comme étant corrigible. 

Merton et Nisbet (1961) estiment que trois grands processus contribuent à la naissance des problèmes sociaux des sociétés industrielles, soit les conflits institutionnels, la mobilité sociale et l'anomie. Au cours du premier processus, on observe que le passage des institutions traditionnelles (famille et paroisse) aux institutions modernes (syndicats et industries) oblige à adopter des valeurs et des comportements différents. Les difficultés ou les échecs d'adaptation qui se produisent durant cette transition sont à la source de plusieurs problèmes sociaux. Par ailleurs, les profondes transformations sociales induites par les vagues d'immigration et par l'industrialisation ont entraîné des modifications importantes dans les statuts personnels et familiaux. Tous ces changements, qui ont pour effet d'ébranler la sécurité des individus, occasionneraient aussi divers problèmes sociaux. De plus, dans le dernier processus, il apparaît que la société urbaine délaisse un certain nombre des normes sociales, morales et religieuses de la société traditionnelle qui fournissaient un cadre d'action et de référence. L'individu est donc moins protégé et son rôle social devient plus flou ; il devient membre de « la foule solitaire ». Un vide se crée, qui provoque l'anomie. Individus et groupes se sentent plus menacés, ne sachant plus quelles valeurs doivent guider leur comportement, d'où une troisième source possible de problèmes sociaux.

 

LA PERCEPTION SOCIALE
DES PROBLÈMES SOCIAUX

 

Les fonctionnalistes reconnaissent que les problèmes sociaux présentent un aspect objectif (la situation-problème en soi) et un aspect subjectif (les perceptions et les jugements des membres de la société). Le second aspect revêt une importance particulière, principalement du fait que les situations où tous les groupes sociaux s'entendent sur la définition d'un problème social sont exceptionnelles et très circonscrites. La nature subjective des problèmes sociaux devient évidente lorsqu'on transpose la perception de l'organisation sociale à des situations problématiques. Dans ce cas de désorganisation sociale (ou de problème social), la définition de la situation et l'action commune à entreprendre varieront grandement selon la position occupée par l'individu ou le groupe dans la structure sociale. À la limite, il se peut aussi qu'un groupe perçoive la situation comme étant un problème, alors qu'un autre se la représente comme une solution. Le degré d'attention que le public porte aux problèmes sociaux apparents peut donc varier considérablement. De plus, certains problèmes sociaux sont le point dé mire du public, alors que d'autres sont presque invisibles et à peine connus des gens. Les accidents d'avion, par exemple, retiennent l'attention du public, alors que les accidents de voiture pourtant plus meurtriers, laissent les gens passablement indifférents. Ainsi, les perceptions populaires des problèmes sociaux ne sont pas nécessairement le meilleur guide pour évaluer leur dimension et leur importance de manière objective. 

Selon l'approche fonctionnaliste un problème social survient lorsque l'équilibre social est menacé par les comportements, les croyances ou les activités d'un groupe en particulier, lesquels s'écartent des valeurs et des sentiments collectifs partagés par les membres de la société (Merton et Nisbet, 1961). Dans ce cadre, on conçoit que les problèmes sociaux ont une réalité en soi que l'on peut appréhender sur le plan objectif. On estime de plus que c'est au chercheur que revient la tâche de déterminer les conditions ou les comportements qui peuvent constituer un obstacle au bon fonctionnement et à l'équilibre de la société. C'est également le chercheur qui doit trouver des solutions en vue d'améliorer la situation. Ainsi, le problème social, dans cette perspective, existe de manière indépendante de ce que les membres de la société pensent à son sujet. Les problèmes sociaux sont perçus ici comme un objet appartenant d'abord à la science. 
 

DEUX CLASSES DE PROBLÈMES SOCIAUX :
LA DÉSORGANISATION SOCIALE ET LE COMPORTEMENT DÉVIANT

 

L'ouvrage de Merton et Nisbet (1961), intitulé Contemporary Social Problems, est considéré comme un exemple classique de l'approche fonctionnaliste appliquée à l'étude des problèmes sociaux. Dans cet ouvrage, qui fut remanié et réédité plusieurs fois depuis sa parution en 1961, on retrouve deux perspectives à l'égard des problèmes sociaux : celle de la désorganisation sociale et celle des comportements déviants. 

La désorganisation sociale est signalée par un manque d'harmonie dans l'agencement des statuts à l'intérieur du système social. Elle est donc une condition empêchant la structure sociale de fonctionner comme elle le devrait pour s'accorder avec les buts et les valeurs de la collectivité. Le comportement déviant indique plutôt que les individus ne se comportent pas de la façon attendue de leur statut. Il implique donc des écarts significatifs par rapport à la norme socialement assignée aux différents statuts et rôles. Nous nous attarderons maintenant à ces deux classes de problèmes sociaux, qui sont également des théories sociologiques importantes.

 

La désorganisation sociale

 

La désorganisation sociale renvoie à l'idée selon laquelle la structure sociale ne fonctionne pas comme elle le devrait parce qu'une quelconque condition empêche l'atteinte des valeurs et des buts collectifs. Pour Merton et Nisbet (1961, p. 820), les causes de la désorganisation sociale sont nombreuses et de différentes natures : problèmes de communications entre les membres, incompatibilité entre les valeurs et les intérêts de différents groupes, problèmes dans les processus de socialisation et demandes contradictoires de la part de membres ayant des statuts occupationnels différents. Pour remédier au problème social, les problèmes de désorganisation doivent être réduits ou éliminés et remplacés par un nouvel état d'organisation ou d'équilibre dans la société. 

Merton et Nisbet (1961) observent que les sociétés complexes offrent de multiples exemples de structure de normes, de statuts ou de rôles contradictoires et ambigus qui peuvent désorganiser le groupe ou la société en question. Matras (1965) précise que la désorganisation sociale traduit le mauvais fonctionnement d'un système social donné, ou l'incapacité de ce système à atteindre ses objectifs par suite de conflits ou de contradictions entre certains éléments du système, du groupe ou de l'institution ; elle produit aussi ses effets au niveau individuel (cf. le suicide dont parle Durkheim). Pour eux, les phénomènes de désorganisation surviennent lorsque : « 1) des conflits émergent en raison de divergence d'intérêts ou de valeurs parmi des acteurs occupant des statuts ou des rôles différents dans la société, 2) ces acteurs imposent aux citoyens des obligations contradictoires, 3) des déficiences de socialisation rendent les acteurs incapables de jouer leurs rôles ou 4) les gens se montrent incapables de communiquer leurs attentes » (Ouellet, 1998, p. 53).

 

La déviance

 

La déviance constitue l'autre forme de problème social à laquelle une société peut être confrontée. Selon Merton, le comportement déviant ne peut cependant être considéré de manière abstraite ; il doit plutôt être relié aux normes qui sont socialement définies comme appropriées et moralement acceptables par les membres. Merton envisage la déviance à travers la théorie de l'anomie. Selon cette théorie, les comportements déviants résulteraient de l'écart entre les buts et les aspirations qu'une société propose aux individus et les moyens légitimes auxquels ceux-ci ont accès pour les atteindre. Par ailleurs, les modalités et les moyens légitimes qui sont offerts aux individus le sont en fonction de leur appartenance aux divers groupes et couches sociales. La déviance surviendrait dans ce contexte à partir du moment où il y a disproportion entre les buts culturels considérés comme valables et les moyens légitimes auxquels les individus Peuvent avoir accès pour atteindre ces buts. Il arrive également que la déviance soit la conséquence inattendue de normes nouvellement institutionnalisées. C'est en ce sens que les différents problèmes sociaux sont conçus comme des phénomènes normaux qui constituent en quelque sorte le prix que doit payer toute société pour le maintien de son équilibre. 

Alors que la perspective de la désorganisation sociale juge l'anormalité en fonction de la non-conformité par rapport aux rôles attendus ou établis, la perspective de la déviance met plutôt l'accent sur la non-conformité par rapport aux normes. Dans cette dernière perspective, les comportements déviants « sont plus susceptibles de se reproduire lorsque des restrictions sont imposées aux aspirations sociales normales des personnes et que les possibilités d'apprentissage de comportements déviants, par le biais notamment de sous-cultures par exemple, deviennent Plus fréquentes » (Ouellet, 1998, p. 53). 

L'explication de la déviance prend son point de départ dans le concept durkheimien d'anomie. Pour Merton, l'anomie résulte d'une rupture dans la structure socioculturelle qui est attribuable à un décalage et à une tension prononcés entre les buts proposés et les moyens accessibles ou légitimes. Cette désarticulation entre culture et société, où l'une empêche ce que l'autre propose, conduit à une dissolution des normes et à l'apparition de l'anomie, soit un état social caractérisé par une absence de normes. Dans une société caractérisée par l'anomie, le modèle d'adaptation adopté par l'individu dépend de son rejet ou de son acceptation des buts culturels et/ou des moyens institutionnels. Merton (1965) présente une typologie comprenant cinq modèles d'adaptation : la conformité, l'innovation, le ritualisme, le retrait et la rébellion. Le conformiste, c'est celui qui accepte les buts culturels et les moyens institutionnalisés ; il représente la majorité silencieuse. Pour sa part, l'innovateur a assimilé l'importance que la culture accorde aux fins, sans avoir fait de même pour les normes « institutionnelles » qui régissent les moyens d'y accéder. AI Capone représente ici le triomphe de l'intelligence « amorale »sur l'échec. Le ritualiste, lui, a abandonné les buts ambitieux de la société mais continue, par habitude, à se conformer aux normes institutionnelles. Le bureaucrate appartient à cette catégorie. Le retiré a généralement abandonné les buts prescrits par la société et n'agit plus selon les nonnes. Cette forme d'adaptation, plus rare, apparaît lorsque les buts et les pratiques ont été intégrés mais que les moyens accessibles se sont révélés improductifs. L'obligation morale de recourir à des voies institutionnelles s'oppose aux pressions en faveur de moyens illicites mais efficaces. Le défaitisme et la résignation lui permettent alors d'échapper aux exigences de la société et l'individu devient asocial. Cette catégorie comprend les malades mentaux, les drogués, les vagabonds, les alcooliques. Finalement, le rebelle est étranger aux buts et aux moyens de la société, qu'il juge arbitraires, sans autorité ni légitimité. Les personnes de cette catégorie désirent une nouvelle structure sociale, et les mouvements organisés selon ce modèle peuvent, entre autres, viser à introduire une structure sociale ayant une correspondance plus étroite entre le mérite, l'effort et la récompense sociale. Ainsi, Merton montre comment les motivations pour la réussite sont fournies par les valeurs de la culture et comment les voies disponibles sont fortement limitées par la structure de classe. C'est précisément la combinaison de ces deux facteurs qui produit cette pression intense vers la déviance. Le fonctionnalisme explique les faits sociaux par leur fonction, le rôle qu'ils jouent dans le système social et la façon dont ils sont reliés entre eux. Le postulat de base veut que la réalité présente les propriétés d'un système (Rocher, 1968). Pour De Coster (1987, p. 72), la perspective fonctionnaliste appartient au paradigme déterministe dans la mesure où les individus y sont considérés « comme les simples rouages d'un système dont ils servent les finalités ». Sous un tel type d'analyse se dessine l'idée que la société, par sa nature, constitue un ensemble bien ordonné où les individus se sentent parfaitement encadrés. Dans cette perspective, le manque de consensus et l'insuffisance des moyens de contrôle social deviennent alors les grands problèmes de la société moderne (Hoefnagels, 1962). On reproche aux partisans de cette perspective, que plusieurs considèrent comme conservatrice, de prendre position pour l'ordre établi (Bachmann et Simonin, 1981). 

Dans l'ensemble, les approches fonctionnalistes sont plutôt objectivistes dans la mesure où elles mettent l'accent sur les « conditions problématique » qui affectent le fonctionnement des individus et des groupes plutôt que les « processus par lesquels une société en vient à les reconnaître » (Ouellet, 1998, p. 53). D'ailleurs, Merton estime que c'est précisément le rôle des scientifiques « d'aider la société à reconnaître ses problèmes ». Par la suite, les théories fonctionnalistes vont engendrer un important débat concernant le rôle des conditions objectives des problèmes sociaux. Si les fonctionnalistes considèrent ces conditions comme indépendantes de la volonté des acteurs, d'autres acteurs vont commencer à mettre l'accent sur le caractère relatif et contingent des problèmes sociaux. Dans cette nouvelle perspective, les conditions objectives ne sont plus le seul et unique facteur susceptible d'expliquer l'émergence de problèmes sociaux.

 

LES THÉORIES DE L'ORDRE ET DU CONFLIT
ET LES PROBLÈMES SOCIAUX

 

Pour Horton (1966), la plupart des théories des problèmes sociaux propres à la sociologie et au service social se rattachent aux modèles de l'ordre ou du conflit et ces théories, précise-t-il, sont nécessairement normatives, puisqu'elles interprètent les faits à l'intérieur d'un contexte idéologique. En effet, les interprétations de l'ordre de la réalité sociale sont teintées d'un but normatif, parce qu'elles cautionnent et maintiennent les valeurs de l'ordre établi dans un système social donné. Par contre, les interprétations conflictuelles prônent de nouvelles valeurs qui s'opposent généralement aux valeurs existantes. De plus, le modèle de l'ordre s'articule autour de la notion d'anomie pour expliquer les conflits et les problèmes sociaux, alors que le modèle du conflit utilise plutôt la notion d'aliénation comme concept explicatif des problèmes sociaux et de la croissance de la déviance dans les sociétés modernes (Dorvil, 1990). Dans un cas comme dans l'autre, affirme Horton (1966), la démarche n'est donc ni neutre, ni purement descriptive.

 

LE MODÈLE DE L'ORDRE 

 

Les théories de l'ordre conçoivent la société comme un système d'actions unifié par une culture commune (Horton, 1966), l'ordre social étant assuré par la stabilité normative du système social et par ses valeurs jugées légitimes. Par consensus, les membres du groupe social déterminent les situations qui seront définies comme insatisfaisantes ainsi que les comportements qui seront jugés anormaux ou déviants. De tels comportements, à l'encontre des valeurs et des normes, indiquent alors l'incapacité de l'individu à remplir ses rôles sociaux. Selon ce modèle, la cause des problèmes sociaux tient essentiellement aux difficultés de communication et aux difficultés d'interactions personnelles. Un concept central des théories de l'ordre est celui de l'anomie, et les problèmes sociaux en sont à la fois la cause et la conséquence. L'anomie est principalement induite par l'isolement social. Associée à la diminution des rapports sociaux, elle entraîne un affaiblissement des normes sociales, dans un contexte qui ne parvient plus à générer des modèles de conduite suffisamment clairs. Il en découle un sentiment de confusion et d'ignorance se répercutant sur la façon d'agir.

 

LE MODÈLE DU CONFLIT

 

L'application de la théorie du conflit aux problèmes sociaux a été introduite en Amérique du Nord durant la période de radicalisme des années 1960 (Horton, 1966). Elle se prête bien aux bouleversements sociaux de l'époque puisque, durant cette période, les États-Unis sont témoins de soulèvements reliés àdes problèmes de discrimination raciale et de pauvreté. Les manifestations civiles et étudiantes ainsi que le mouvement anti-pauvreté donnent alors lieu à la formation d'organisation de jeunes militants voués à la cause de la protection des libertés civiles et qui défient des lois jugées inéquitables. Ces événements expliquent le recours à la théorie du conflit. 

Les théoriciens du conflit ne perçoivent pas la société comme un système naturel mais comme un lieu de conflits politiques continuels entre des groupes ayant des objectifs sociaux différents et une vision du monde opposée. Ils ne portent qu'une faible attention aux caractéristiques innées des individus, car, de leur point de vue, la nature humaine est déterminée par ses conditions historiques, économiques et sociales. Cette approche a été influencée par l'analyse marxiste. Ce type d'analyse lie dialectiquement le système culturel et l'organisation sociale à des rapports sociaux historiques, c'est-à-dire à des rapports de classes antagonistes entre les détenteurs de moyens de production et le prolétariat qui vend sa force de travail (David et Maheu, 1977). Contrairement à la tradition de l'ordre pour laquelle les problèmes sociaux reflètent les échecs de l'individu dans l'accomplissement de ses rôles sociaux, la tradition du conflit prône l'incapacité de la société à satisfaire ses besoins nouveaux et ceux des collectivités. Cette incapacité découle de l'existence de l'exploitation et du contrôle social par une minorité. Dans ce cadre, les problèmes sociaux n'ont rien d'anormal, ils sont plutôt des conséquences de la structure économique du capitalisme et des relations de pouvoir existantes. Comme concept clé, l'aliénation traduit l'idée que les problèmes sociaux et le changement social proviennent non seulement des actions d'exploitation, mais de l'aliénation par les classes dominantes. Dans une telle perspective, la solution aux problèmes sociaux réside dans la réappropriation de la force de production par la propriété publique, dans l'élimination des classes et dans la création d'une société sans différences naturelles significatives d'intérêts parmi les groupes. La perspective du conflit remet en cause l'idée selon laquelle la société serait basée sur un consensus et exempte de conflits. Plutôt que d'étudier la manière dont les structures sociales affectent l'individu, les théoriciens du conflit s'intéressent à la manière dont le société est organisée pour servir les intérêts d'une minorité de riches ou de puissants aux dépens de la majorité. Le conflit est envisagé dans le cadre de cette perspective comme un élément normal et universel de toute société. 

 

CONCLUSION

 

En somme, au cours de cette période, il y a, en service social comme dans les autres disciplines des sciences humaines, divers codes de perception, de définition et de traitement des problèmes sociaux. Il ressort que l'étude des problèmes sociaux a été abordée à partir de deux modèles principaux, soit le modèle de l'ordre et le modèle du conflit. Selon la conception de l'homme et de la société, on peut dégager un type d'analyse et une certaine façon de voir les problèmes sociaux et d'intervenir à bon escient. Chaque perspective interprète les faits à partir d'un contexte idéologique particulier. La vision anomique est conservatrice en ce qu'elle veut renforcer les structures de l'ordre social existant, alors que la vision conflictuelle est d'orientation plus radicale et remet en question les valeurs fondamentales de la société et en privilégie d'autres jugées plus justes. Dans un tel contexte, il est important pour un intervenant social comme pour un chercheur de bien préciser sa propre perspective d'analyse et de la situer par rapport aux autres perspectives d'analyse. 

La plupart des auteurs s'entendent pour dire que les problèmes sociaux ont une existence réelle que les scientifiques peuvent appréhender sur le plan empirique. La dimension objective joue alors un rôle important dans l'identification des problèmes sociaux et doit donc être considérée comme un élément nécessaire de la conceptualisation. D'autres insistent sur l'importance de mettre en évidence le caractère subjectif des problèmes sociaux en distinguant les différentes conceptions propres à chacun des individus ou des groupes qui participent à la définition d'une question ou d'un comportement comme problème social. Pour les adeptes de la théorie du conflit, les problèmes sociaux sont le résultat d'un processus politique dans lequel des groupes qui ont des intérêts différents tentent d'imposer aux autres parties en présence leur point de vue sur un problème. Aussi, pour bien saisir ce processus, le chercheur doit prendre en considération la multiplicité des définitions et des conceptions à l'égard d'un même problème ainsi que les différentes solutions proposées par les groupes en présence pour tenter de le résoudre de manière à faire ressortir les intérêts en jeu, les luttes de pouvoir, les alliances et les positions de compromis qui concourent à la création d'un problème social. 

La perspective interactionniste représente un angle d'approche différent dans l'étude des problèmes sociaux et de la déviance. La plupart des chercheurs, à cette époque, conçoivent que les problèmes sociaux comportent une dimension objective et subjective. Toutefois, la majorité d'entre eux ont porté davantage attention aux conditions objectives qu'aux définitions subjectives. Les partisans de l'interactionnisme ont opéré à cet égard un changement de perspective important ; ils n'essaient plus d'identifier les conditions d'émergence de la déviance ou des problèmes sociaux en général mais cherchent plutôt à expliquer pourquoi et comment certaines situations ou certains actes en viennent à être définis comme déviants ou problématiques (Rubington et Weinberg, 1989). Les interactionnistes s'intéressent à la fois au point de vue des individus qui ont été socialement définis par les autres comme déviants de même qu'à celui des définisseurs. Plusieurs d'entre eux s'intéressent également à la manière dont les lois, les règles et les normes sont construites socialement et sont appliquées. Cette nouvelle école de pensée sera analysée dans le texte suivant. 

 

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 juillet 2008 21:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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