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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Henri Dorvil et Robert Mayer, “Introduction. Problèmes sociaux: définitions et dimensions”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Henri Dorvil et Robert Mayer, Problèmes sociaux. Tome I. Théories et méthodologies. Introduction: “Problèmes sociaux: définitions et dimensions”, pp. 1-13. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, 2001, 592 pp. Collection: Problèmes sociaux et interven-tions sociales. [Autorisation accordée par l'auteur le 5 juin 2008 ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Henri Dorvil et Robert Mayer 

Travailleurs sociaux, professeurs, École de Travail social, UQÀM
et École de service social, Université de Montréal.
 

Introduction.
Problèmes sociaux : définitions et dimensions
. 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Henri Dorvil et Robert Mayer, Problèmes sociaux. Tome I. Théories et méthodologies. Introduction : “Problèmes sociaux : définitions et dimensions”, pp. 1-13. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, 2001, 592 pp. Collection : Problèmes sociaux et interventions sociales.
 

Introduction
 
Conceptions plus récentes dans l'analyse des problèmes sociaux
 
Plan
 
Bibliographie

 

Introduction

 

La question des problèmes sociaux n'a jamais été plus d'actualité. Bien qu'elle ait fait l'objet de recherche et de discussions depuis les années 1920 (Mills, 1968), elle occupe aujourd'hui quotidiennement la place publique. Drogue, crime, abus et négligence, décrochage scolaire, itinérance, crime en sont les manifestations contemporaines. Ces problématiques se substituent aux manifestations antérieures qu'étaient le chômage ou la délinquance des années 1930 ou encore la prostitution et les naissances hors mariage des années 1950 et 1960. La question des problèmes sociaux prédomine également dans les champs de l'intervention sociale, de la recherche sociale et, plus près de nous, dans celui de la formation des intervenants sociaux. Au Québec comme ailleurs, les cours sur l'analyse des problèmes sociaux constituent un axe central dans la formation des intervenants sociaux. Par exemple, dans les divers départements (ou écoles) de travail social, on retrouve au moins un ou plusieurs cours sur les problèmes sociaux (social problems chez les anglophones). La même situation vaut pour la formation collégiale. À cela, il faut ajouter les nombreux cours sur des thèmes connexes dans diverses disciplines des sciences sociales ; par exemple, les cours en sociologie sur la pauvreté, sur la marginalisation ou sur l'exclusion ; ou, encore, les cours en criminologie et en service social sur la déviance, la délinquance et la criminalité. 

Par ailleurs, il importe de préciser, dès le départ, que l'étude des problèmes, sociaux constitue depuis le début du siècle une spécialité de la sociologie américaine. Un nombre considérable de livres, articles, recueils de textes (textbooks) ont été publiés au cours des années sur ce concept. L'existence aux États-Unis d'une société consacrée exclusivement à l'étude des problèmes sociaux, l'American Association for the Study of Social Problems, et sa revue spécialisée, Social Problems, témoignent de l'importance accordée à cette question. Toutefois, si la littérature sur les problèmes sociaux est majoritairement anglophone, on doit signaler, au passage quelques publications francophones (Blum, 1970 ; Lenoir, 1989) qui, au fil des ans, ont permis à des étudiants de se familiariser avec cette tradition de la recherche sociologique. Parmi ces ouvrages, une place particulière doit être réservée à l'imposant et volumineux Traité des problèmes sociaux (1994) publié sous la direction de F. Dumont, S. Langlois et Y. Martin. Par sa qualité d'ensemble, cette publication est rapidement devenue « incontournable », et le demeure encore de nos jours, et nous nous y sommes référés à plusieurs occasions. 

Bien que la notion de problème social soit d'usage courant dans la vie quotidienne, elle demeure imprécise dans les diverses disciplines des sciences humaines, et ce, en dépit d'une multitude de publications ainsi que d'une longue tradition dans les domaines de l'enseignement et de la recherche (Mayer et Laforest, 1990). Certains auteurs soutiennent que le caractère imprécis de cette notion est dû au fait que les problèmes sociaux et leur définition sont appelés à varier selon le temps, le lieu et le contexte dans lequel ils s'inscrivent. Notion familière certes, mais fuyante, notamment parce que le chercheur ou l'intervenant social ignore si elle recouvre une réalité concrète lorsque soumise aux critères de l'objectivité scientifique. Mais en dépit de certaines imprécisions et de quelques désaccords entre les auteurs, comme nous le verrons plus loin, l'examen des différentes définitions révèle qu'elles se ressemblent et se recoupent. 

La question de savoir ce qu'est un problème social a toujours suscité des débats et les définitions ont varié dans le temps. Une conception a cependant dominé ; elle se rattache à l'école fonctionnaliste et elle a pour principal point de départ les problèmes découlant des valeurs. Ainsi, un problème social apparaît au moment où les conditions actuelles sont jugées comme ne pouvant pas répondre adéquatement aux standards sociaux. Une situation de fait ne sera considérée comme problème social que si l'opinion de la collectivité la considère ainsi ; elle se distingue donc des autres types de problèmes par son lien intime avec les valeurs morales d'une société (Cohen, 1964). Dans une société pluraliste comme la nôtre où le système de valeurs varie, plusieurs opinions sont susceptibles d'émerger selon la sensibilité de chacun et, surtout, selon les intérêts des groupes en présence. Compte tenu de la relativité des valeurs et des points de vue, force est de reconnaître qu'il existe plusieurs définitions de problème social selon les individus et les groupes impliqués (Laskin, 1965). Selon cet auteur, le regard que l'on pose sur la réalité sociale importe tout autant que la réalité elle-même. Enfin, pour qu'une situation soit considérée comme un problème social, il est nécessaire que le décalage entre les normes et les conditions de fait de la vie sociale soit perçu comme étant corrigible et la population doit croire qu'elle peut y remédier. La perception de l'amélioration d'une situation doit être présente sans quoi elle sera vue comme une situation à laquelle on s'adapte plutôt que comme un problème. Les manuels reprennent à peu d'exceptions près des définitions similaires. Par exemple, Blum (1970, p. 40) estime que « les problèmes sociaux constituent par nature des situations sociales ; ils naissent de la vie des groupes ; ils concernent un grand nombre d'individus ; et comme tels représentent une menace pour le bien-être social ; les situations critiques sont définies par les mœurs et les usages d'un groupe ». De façon générale, cette conception dominante des problèmes sociaux persistera au cours des années 1990 et les conditions précitées varient peu. 

Toutefois, plusieurs auteurs ont critiqué la conception dominante des problèmes sociaux. Par exemple, l'analyse de Mills (1968) reproche à l'analyse traditionnelle des problèmes sociaux son caractère trop descriptif, son insistance trop exclusive sur l'individu et son incapacité à aborder les structures sociales. De leur côté, les travaux de Lenoir (1979, 1989) et de Guillemard (1986) vont insister sur la dynamique sociohistorique dans l'émergence des problèmes sociaux. Par ailleurs, dans une perspective plus conflictuelle, les partisans de l'approche marxiste vont s'intéresser aux contradictions sociales et aux rapports de pouvoir entre les groupes sociaux dans la définition des problèmes sociaux. Cette dernière conception met l'accent sur les dimensions plus idéologique, politique et économique des problèmes sociaux. Encore de nos jours, certains sont nettement plus critiques et politiques. Par exemple, pour Carette (2000), un problème social trouve son origine « dans les rapports sociaux d'exploitation ou de domination » et cela a pour effet d'entraîner « un défaut d'intégration ou une sous-utilisation des ressources ». Pour apporter une solution durable à ce problème, il faut donc s'efforcer de transformer ces rapports sociaux (de classes, de sexes, d'ethnies, de générations, de cultures, etc.) tout en proposant un nouveau projet social visant à plus d'égalité, plus de liberté, plus de citoyenneté. 

D'autres vont reprocher à l'analyse traditionnelle des problèmes sociaux de trop se limiter aux conditions objectives. Pour leur part, Hulsman (1981) et Landreville (1983) souligneront la construction du problème du crime telle qu'elle s'effectue au moyen des mécanismes de contrôle social. Par ailleurs, le caractère subjectif des problèmes sociaux sera souligné par les tenants de l'approche interactionniste. Bien que l'approche positiviste l'ait reconnu, on a mis du temps à admettre que l'étude d'un problème social n'était pas qu'objectif et qu'au-delà des conditions, des situations de fait, il impliquait aussi des perceptions, des sentiments et des interprétations de situations. Les théoriciens de l'étiquetage auront d'ailleurs le mérite d'exposer la subjectivité des méthodes valorisées par la science, telles les statistiques, utilisées lors d'études sur la criminalité. 

Toutefois, on doit à la tradition de la sociologie critique des vingt dernières années ainsi qu'à la percée de la conception des problèmes sociaux en termes de processus et de construction sociale une clarification du caractère éminemment relatif et subjectif de cette notion. En effet, au cours des années 1980, la conception constructiviste s'est affirmée comme une démarche alternative à l'approche dominante, posant que les problèmes sociaux sont le résultat de constructions sociales, et ces derniers ont alors été définis comme des objets de revendications et de luttes (Langlois, 1994) Dans cette perspective, la construction des problèmes sociaux se rapproche de l'analyse des mouvements sociaux. Le problème social est alors posé comme une revendication, le plus souvent basée sur l'énoncé d'un droit particulier. Par exemple, l'avortement illustre comment un problème social peut être construit comme une revendication. Les personnes et les groupes en faveur de l'avortement ont réussi à changer la définition de la situation en revendiquant le droit pour la femme de choisir et de disposer librement de son corps. A ce propos, Spector et Kitsuse (1977) proposent un modèle d'analyse séquentielle de l'évolution des problèmes sociaux (voir plus loin). En somme, pour ces auteurs, le problème social provient des plaintes des individus et groupes devant une situation et des réponses apportées par les institutions à ces plaintes. 

Pour Tachon (1985), les problèmes sociaux sont essentiellement le résultat (ou le produit) « de constructions historiques » et, dans ce sens, ils « apparaissent comme des notions relatives, faisant l'objet de réinterprétations par les agents et les institutions dans leurs stratégies pour se partager les moyens symboliques, économiques et techniques de l'action sociale » (1985, p. 177). Ce processus d'interprétation constitue une véritable « mise en scène » du problème social. Selon ce dernier, la traduction d'une contradiction sociale en « problème social » nécessite habituellement trois conditions : « premièrement, la mise en évidence d'un contexte singulier comme manifestation d'une contradiction générale qui travaille l'ensemble de la société ; deuxièmement, un groupe social intégré dans les réseaux de pouvoir, reconnu comme compétent sur le sujet et ayant accès aux instances de décisions locales ou nationales ; troisièmement, la légitimité de ce groupe social à inscrire cette question dans le champ des « problèmes » justifiant une intervention » (Ibid., p. 178). Ainsi, l'intervention sociale se construit presque toujours à partir d'un même scénario : « un "problème social" légitimé par des références politiques et techniques génère des institutions qui mobilisent des investissements et des personnels spécialisés. Les institutions et les personnels spécialisés jouent alors avec la manifestation publique du "problème" ; ils proclament l'urgence de la question, justifiant ainsi leur présence. Cette situation est amplifiée par la concurrence et la surenchère entre les différentes instances du "travail social", les diverses prestations assurées par les institutions se présentant comme des réponses originales à un problème social identifié » (Ibid., p. 179). 

De même, on assiste chez les intervenants à l'élaboration d'une véritable stratégie de gestion des divers problèmes sociaux : « chaque type d'acteurs s'investissent dans la réponse àdes problèmes sociaux spécifiques et s'inscrivent dans une intervention sectorielle légitimée par le dispositif administratif traditionnel découpant fonctionnellement la réalité sociale : les jeunes, les vieux, les immigrés, les femmes seules, les handicapés, etc. » (Ibid.). Toutefois, cette logique administrative est contrecarrée par « les jeux stratégiques » des acteurs en présence qui viennent ainsi bouleverser cette répartition « rationnelle » et transformer la perception initiale des problèmes. Dans cette perspective, les institutions et les intervenants analysent et décodent le social et identifient les problèmes et les besoins sociaux selon leur logique propre ainsi que selon leurs intérêts respectifs. En définitive, ces observations nous sensibilisent à la complexité de l'analyse des problèmes sociaux, car il faut prendre en considération une multiplicité de points de vue. 

 

Conceptions plus récentes
dans l'analyse des problèmes sociaux

 

Dans ce livre, nous nous attacherons d'abord à préciser la notion de problème social et ensuite nous présenterons les principales écoles de pensée dans l'analyse des problèmes sociaux. Dans les deux cas, nous formulerons un consensus de départ que nous aurons l'occasion de nuancer par la suite. 

Pour Dumont, un problème social « suppose une certaine conception de la réalité sociale et il renvoie à un jugement de valeur, c'est-à-dire à des normes collectives » (Dumont, Langlois et Martin, 1994, p. 2). Pour sa part, Langlois estime qu'un problème social « peut être défini comme une situation donnée ou construite touchant un groupe d'individus qui s'avère incompatible avec les valeurs privilégiées par un nombre important de personnes et qui est reconnue comme nécessitant une intervention en vue de la corriger » (Ibid., 1994, p. 1108). Ces définitions rejoignent celles formulées antérieurement (Mayer et Laforest, 1990). On peut donc relever un certain consensus, du moins pour le moment, autour de dimensions fondamentales que l'on retrouve dans ces diverses définitions, à savoir : les conditions objectives, les conditions subjectives, les conflits de valeur, les processus de construction sociale et, enfin, les diverses formes ou modalités de l'intervention sociale et de prise en charge des problèmes sociaux. 

Pour ce qui est de l'identification des conditions sociales, on fait face à un élargissement des conditions objectives ; des situations nouvelles sont maintenant considérées problèmes sociaux, comme les problèmes reliés à la sécurité routière, la dégradation de l'environnement ou le contrôle de la vie privée. Ainsi, nous assistons à un élargissement des conditions objectives susceptibles de se transformer en problèmes sociaux ainsi qu'à une complexification de ces situations (Langlois, 1994). Une part non négligeable des nouveaux problèmes sociaux tirent leur source de l'avènement des nouvelles technologies et du progrès technique. Bref, l'analyse des conditions objectives devient de plus en plus complexe puisqu'elle doit prendre acte des multiples dimensions des problèmes sociaux (Langlois, 1994 ; Cantin, 1995). Par ailleurs, à cette question des conditions objectives s'ajoute celle du nombre de personnes affectées par la situation problème. La littérature demeure imprécise sur ce point, sinon qu'elle relève que pour être considérée comme un problème social la situation doit toucher un grand nombre de personnes, d'où les nombreux débats sur les statistiques en matière de criminalité, de suicide ou de violence conjugale. 

Toutefois, la seule référence à des conditions objectives ne suffit pas à jeter les bases de l'émergence d'un problème social. Selon plusieurs auteurs, la dimension subjective des problèmes sociaux est tout aussi importante. Compte tenu de cette dimension subjective, la question des valeurs est aussi centrale dans l'analyse des problèmes sociaux. Par exemple, l'analyse de la prostitution a montré comment les prostituées ont été définies de façon fort différente au cours de l'histoire récente. Les groupes de femmes prostituées ont aussi leur propre définition ; pour elles, la prostitution n'est pas un problème social, c'est un métier. Un métier stigmatisé, mais un métier tout de même (Parent, 1994). Une situation est jugée problématique alors qu'apparaît une divergence entre valeurs nouvelles et normes sociales instituées. Des normes existantes peuvent être contestées au nom de valeurs nouvelles, qui en viennent à être largement reconnues. À la question de la distance entre valeurs et normes se greffe le conflit ouvert entre valeurs opposées dans une société pluraliste. Les débats actuels sur l'avortement ou la pornographie en constituent de bons exemples (Arcand, 1994 ; Bertrand, 1994). 

Des conflits de valeurs, on a progressivement élargi la réflexion à la notion de construction sociale des problèmes sociaux, qui ont alors été définis comme des objets de revendications et de luttes. Dans ce processus de construction des problèmes sociaux, Langlois (1994) attire l'attention sur le rôle capital, dans nos sociétés, des médias. Par définition, les médias dramatisent l'exposé de situations et de questions ; il n'est pas étonnant alors qu'ils en viennent à leur donner des connotations particulières. Les médias jouent un rôle clé dans le cas particulier où les problèmes sociaux sont construits comme des enjeux de revendications et ils servent à faire passer un message susceptible de sensibiliser la population à une question. Les groupes d'intérêt cherchent alors, par leur intermédiaire, à obtenir l'appui du public à leur cause. 

Pour ce qui est des modalités d'intervention sociale et de la prise en charge des problèmes sociaux, plusieurs auteurs soulignent la tendance actuelle du fractionnement en clientèles et du découpage des problèmes en fonction de groupes cibles, fractionnement qui apparaît nettement comme l'un des nouveaux aspects de l'analyse contemporaine des problèmes sociaux. Ainsi, on observe une sorte de dérive des problèmes sociaux vers des groupes à problèmes : l'enfance en difficulté, les femmes violentées, les familles monoparentales ayant une femme à leur tête, etc. ; cela est particulièrement patent dans l'expérience québécoise. Mais au-delà de cette vision segmentée, il n'en demeure pas moins que certains problèmes apparaissent comme centraux dans nos sociétés modernes, comme la problématique de la violence, celle à l'égard des enfants, des femmes, des personnes âgées, des minorités ethniques ou raciales, etc. (Beaudoin, 1990). 

Pour sa part, Ouellet estime que, dans la vie de tous les jours, « un problème social désigne une situation considérée indésirable et néfaste, selon un critère d'anormalité quelconque, affectant des individus, des groupes ou la société en général, dont on connaît, sinon les causes, du moins les conséquences et envers lesquels il serait souhaitable de s'engager collectivement » (Ouellet, 1998, p. 41). Cette définition de départ permet de dégager un certain nombre de caractéristiques dans la définition d'un problème social. 

  • Pour l'acteur social, un problème social renvoie presque automatiquement à une réalité. « Il ne fait pas de doute dans son esprit qu'il existe un objet, des conditions qu'il est en mesure de nommer, de reconnaître en tant qu'objets d'appréhension. Cette connaissance lui semble objective et il s'attend qu'il en soit ainsi pour les autres » (Ibid., p. 42). Cette première dimension fait référence à une perception et à une définition concrètes de la situation-problème.

  • Une deuxième dimension se rapporte au fait que l'acteur social a le sentiment que cette situation est anormale. À ses yeux, la situation apparaît comme une « rupture », une « menace » qui interfère avec le fonctionnement normal de la société. « Qu'il s'agisse d'un délit (problème d'ordre), d'une inégalité ou d'une iniquité (problème de justice distributive), d'un dysfonctionnement des institutions, d'un problème d'exclusion (problème de participation) ou d'une situation d'anomie résultant d'un déséquilibre normatif... l'acteur compétent sera la plupart du temps en mesure d'identifier le critère en vertu duquel la situation fait problème pour lui et pour d'autres » (Ibid., p. 43). Cette réflexion fait référence à la dimension normative des problèmes sociaux dans la mesure où l'acteur porte un jugement normatif (en bien ou en mal) sur la situation analysée.

  • La troisième dimension a trait au fait que l'acteur social, même s'il n'a jamais eu l'expérience personnelle de la situation, a l'impression de connaître l'expérience de ceux qui vivent le problème et il manifeste une sensibilité à leur égard : « tout se passe comme s'il partageait avec ceux-là, par le biais de quelconques intermédiaires concepteurs, leur propre expérience » (Ouellet, 1998, p. 44). Cet auteur souligne que, par exemple, il n'est pas besoin d'être chômeur ou victime d'agression sexuelle pour ressentir une souffrance morale à l'égard de ces situations.

  • La quatrième dimension renvoie à la certitude chez l'acteur que cette situation peut être améliorée (Ibid., p. 45). Ainsi, au-delà des conditions qu'ils désignent, les problèmes sociaux « se présentent comme autant d'aspirations collectives, comme un projet d'intervention sur la société elle-même, fondé sur une définition de la situation et sur l'adhésion à un engagement, normativement acceptable, susceptible de l'améliorer » (Ibid.). Ainsi, l'examen de cette définition de départ d'un problème social « révèle déjà des dimensions fort complexes mais néanmoins incontournables » (Ibid., p. 46) pour toute réflexion qui voudrait déboucher sur l'élaboration d'un cadre d'interprétation général pour l'analyse des problèmes sociaux. 

En somme, il ressort que l'on peut dégager un premier consensus concernant la définition d'un problème social puisque la plupart des définitions de ce concept varient peu entre elles. En effet, on remarque une certaine convergence dans la littérature concernant les principaux éléments d'un problème social. La majorité des auteurs révèlent quatre conditions d'existence d'un problème social, qui ne sont d'ailleurs pas mutuellement exclusives, ce sont : 1) la constatation d'une situation-problème ; 2) l'élaboration d'un jugement à son endroit ; 3) la volonté et le sentiment de pouvoir transformer cette situation et, finalement, 4) la mise en œuvre d'un programme d'intervention qui peut être de nature diverse, c'est-à-dire comprendre une action sociale, une action législative ou une action institutionnelle. 

Au plan théorique, la majorité des auteurs qui ont étudié la littérature scientifique sur l'évolution des principaux courants théoriques dans l'analyse des problèmes sociaux ont identifié les éclairages théoriques suivants : la perspective de la pathologie sociale, celle du fonctionnalisme avec l'analyse de la déviance individuelle et de la désorganisation sociale, la perspective de l'interactionnisme et de l'étiquetage, la perspective du conflit social et, finalement, la perspective du constructivisme (Rubington et Weinberg, 1989). Tout en étant différente, l'analyse de Dumont (1994) s'insère dans cet héritage théorique ; cet auteur dégage cinq grandes perspectives dans l'analyse des problèmes sociaux. Ainsi, un problème social a été abordé historiquement sous l'angle de la dysfonctionnalité, du délit, de l'anomie, de l'inégalité et de l'exclusion. Dans une première perspective, la société est perçue comme un organisme et la norme résulte de la conception du social qui prévaut à cette époque dans cette société. Dans cette perspective, « le problème social est une déficience de fonctionnalité » (1994, p. 3). À l'opposé de cette conception organique, une seconde perspective aborde la réalité sociale comme un ordre social. Dans cette perspective, les normes juridiques imposent un certain nombre de valeurs et, de ce fait, définissent des problèmes sociaux. Au cours des dernières années, nous avons assisté à l'extension du droit dans la gestion des problèmes sociaux. De l'univers du droit et de l'ordre social, on passe ensuite à celui des valeurs collectives du contrôle social. Plus floues que le droit, les normes du contrôle social sont aussi plus diffuses et les agents du contrôle social ont une autorité moins bien définie. Dumont souligne qu'il y a pluralité des valeurs selon les groupes sociaux et qu'on se retrouve souvent en présence de « conflits entre les idéaux anciens et les nouveaux » (1994, p. 6). De ces conflits et des bouleversements qui s'y greffent, on va évoquer l'anomie pour designer les problèmes sociaux qui résultent de l'affaiblissement des valeurs collectives ainsi que l'érosion des solidarités sociales (divorce, monoparentalité, baisse de la nuptialité, immigration, solitude, itinérance, etc.). Finalement, on constate qu'à mesure que le principe du partage se fait plus exigeant apparaît la nécessité de la participation aux décisions. En somme, pour Dumont, l'analyse des problèmes sociaux doit être replacée dans le contexte de l'évolution des conceptions du social et de la norme. 

La perspective analytique de Dumont (1994, p. 10) nous conduit à la double configuration de la société : les interventions collectives et la production de la société. En effet, « une grande partie de la vie collective est dorénavant structurée à l'écart des intentions et des comportements individuels, les organisations se prêtent à la programmation tout en imposant leurs impératifs. L'État à lui seul constitue un système social, avec ses assises propres et son personnel qui s'insinue dans la collectivité tout entière » (Ibid.). Toutefois, cette logique conduit également à produire son contraire : la valorisation de l'individu, avec la mise en valeur de la subjectivité, des relations librement choisies et du pluralisme des valeurs. Ainsi, nous sommes en présence d'un double processus de production de la société, celle des appareils et celle de la sociabilité. Cette analyse nous permet de mieux situer les problèmes sociaux et de mieux comprendre la logique des interventions collectives à l'égard des problèmes sociaux, à travers l'analyse de trois acteurs principaux : l'État-providence, les organismes communautaires et les experts. Ainsi, aux problèmes individuels, on propose la charité privée ou l'entraide. Par ailleurs, l'État-providence contribue à refaire, par le haut, le tissu social, « en programmant des services et une répartition des ressources collectives » (1994, p. 13). En même temps, on a vu se développer, par le bas cette fois, un mouvement communautaire qui « travaille à la réfection des solidarités, en partant cette fois des individus et des ressources de la subjectivité » (Ibid.). Ces associations « réunissent des individus à partir de relations interpersonnelles et se vouent à la production de la socialité » (Ibid.). Parmi ces groupes, il y a d'abord la famille. Tous reconnaissent qu'elle a bien changé, même si elle demeure un acteur fondamental dans la prise en charge des problèmes sociaux. Ainsi, de la famille au bénévolat, le tissu social se reconstitue à partir non plus des appareils mais des réseaux de sociabilité. En somme, entre l'intervention des groupes communautaires et celle de l'État-providence, les processus sont très différents : « Institutionnalisation, professionnalisation, protection, d'une part ; solidarité, gratuité, participation d'autre part » (Ibid.). Sans prétendre encadrer parfaitement tous les textes qui suivent, nous pouvons affirmer que plusieurs auteurs vont se référer plus ou moins directement à cette perspective d'analyse. 

 

PLAN

 

Cet ouvrage collectif comprend deux tomes qui sont autonomes et spécifiques tout en étant résolument complémentaires. En effet, dans le premier tome, nous analysons l'évolution des cadres théoriques dans l'interprétation des problèmes sociaux et nous présentons les principaux outils méthodologiques dans l'analyse qualitative et quantitative des problèmes sociaux. Dans le second tome, des analyses de cas sur des problématiques sociales particulières ont été réalisées afin de mieux connaître la dynamique interne dans le processus de prise en charge des divers problèmes sociaux. La diversité des formes et des modalités d'intervention sociale à l'égard de ces problèmes sociaux est également analysée dans une dernière section. Avec cette publication, nous cherchons à acquérir une meilleure compréhension des nouvelles problématiques sociales et des nouveaux problèmes sociaux tels que les récentes formes de désintégration familiale et sociale, de violence, de précarité et de pauvreté, notamment chez les enfants. Nous voulons également mieux saisir les rapports entre l'État, les mouvements sociaux et les organismes communautaires dans la définition de ces problèmes, et mieux connaître les récentes transformations en matière de politiques sociales et d'interventions sociales à l'égard de ces divers problèmes. 

En somme, divisée en quatre parties - approches théoriques, instruments méthodologiques, études de cas et interventions sociales sur les problèmes sociaux -, cette publication analyse les nouvelles configurations des problèmes sociaux avec l'éclairage d'une soixantaine d'auteurs experts dans leur champ professionnel respectif. Soulignons que cet éclairage est résolument multidisciplinaire puisqu'il met à contribution des médecins, des infirmières, des criminologues de même que des anthropologues, des sociologues, des travailleurs sociaux, des psychologues, une historienne et un philosophe. Sans prétendre à une répartition parfaitement égalitaire, soulignons que les points de vue masculin et féminin sont aussi présents. Finalement, il importe de préciser que si, autrefois, les problèmes sociaux gardaient à peu près le même visage durant plusieurs décennies, de nos jours, et en dépit de quelques caractéristiques permanentes, il existe des configurations nouvelles en accéléré sur fond de mutations de valeurs, de modifications du rôle de l'État-providence, de précarité de l'emploi et de mondialisation. D'où la nécessité de jeter un nouveau regard en ce début de troisième millénaire.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 juillet 2008 19:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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