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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Henri Dorvil, “Nouveau plan d'action: quelques aspects médicaux, juridiques, sociologiques de la désinstitutionnalisation”. Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 41-42, 2005, pp. 209-235. Numéro intitulé: “Nouveau malaise dans la civilisation. Regards sociologiques sur la santé mentale, la souffrance psychique et la psychologisation”. Montréal: Département de sociologie, UQAM. [Autorisation accordée par l'auteur le 5 juin 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Henri Dorvil 

Travailleur social, professeur, École de Travail social, UQÀM 

Nouveau plan d'action : quelques aspects médicaux, juridiques, sociologiques de la désinstitutionnalisation. 

Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 41-42, 2005, pp. 209-235. Numéro intitulé : “Nouveau malaise dans la civilisation. Regards sociologiques sur la santé mentale, la souffrance psychique et la psychologisation”. Montréal : Département de sociologie, UQAM. 

Introduction
 
1.  Aspects médicaux
2.  Aspects juridiques
3.  Aspects sociologiques
 
Résumé / Abstract / Resumen
 

Introduction

 

À l’origine, le terme désinstitutionnalisation désignait un besoin de réforme, de changement. Selon Dowdall, la Seconde Guerre mondiale constitue un tournant dans les soins prodigués aux personnes atteintes de troubles mentaux graves. Avant cette guerre, quelques personnes au sein du monde médical commençaient à se poser des questions sur les possibilités de transformation des hôpitaux psychiatriques. Des objecteurs de conscience assignés à ces hôpitaux d’État durant la guerre élevèrent la voix en révélant au public des histoires révoltantes à propos de la qualité médiocre des soins. Des psychiatres américains revinrent de la guerre avec de nouvelles convictions, une suggestion entre autres que les troubles mentaux majeurs pouvaient être traités avec succès au sein de la communauté s’ils étaient pris en charge assez tôt, évitant ainsi une longue hospitalisation. Mais faut-il le rappeler ici, durant plus d’un siècle, l’hôpital a été la réponse institutionnelle privilégiée à la maladie mentale grave et durant plusieurs décennies s’est trouvé au centre des tentatives de réorientation des politiques publiques. C’est pourquoi les Américains disent : « The State hospital is “down but not out” », devenant ainsi le dernier recours d’un réseau éminemment complexe d’institutions vouées aux soins des personnes atteintes de troubles mentaux [1]. La profession de foi au Québec sur la nécessité de l’hôpital psychiatrique [2] comme passage obligé du salut thérapeutique témoigne de cette ligne de pensée. Habituellement, la désinstitutionnalisation est utilisée pour décrire deux phénomènes différents mais interreliés [3] : le déplacement des patients hors des hôpitaux et la fermeture de ces hôpitaux psychiatriques. Que l’on pense à l’Italie avec la loi 180 abolissant complètement les hôpitaux psychiatriques ou à la Grande-Bretagne qui a fermé 102 de ses 108 asiles. Sociologiquement, ce terme peut être utilisé pour signifier un mouvement de l’hôpital du centre vers un rôle plus périphérique dans un vaste système spécialisé de santé mentale. Finalement, la désinstitutionnalisation signifie un déclin de la légitimité de l’hôpital psychiatrique comme pourvoyeur de soins sub­ventionné pour les troubles mentaux graves. Cela suppose la création de nouvelles organisations de santé mentale ainsi que des changements dans les hôpitaux psychiatriques qui ont survécu. Mentionnons pour mémoire certains problèmes associés au phénomène « désinstitutionnel » comme quelques patients psychiatriques se retrouvant dans la population des personnes sans-abri, la discontinuité des soins, la transinstitutionnalisation, c’est-à-dire le transfert ou le dumping par le principe des vases communicants d’une clientèle psychiatrique vers des centres hospitaliers de soins de longue durée, des centres d’accueil ou d’hébergement et surtout des établissements carcéraux. 

Avant la fin de la première décennie du XXIe siècle, la politique de santé mentale au Québec [4] fêtera ses vingt ans, soit l’âge adulte. Cette politique reconnaît la primauté de la personne, à savoir les personnes aux prises avec un trouble mental, et leurs proches sont associés à la planification et à l’organisation des services suivant le principe de l’appropriation du pouvoir par les groupes vulnérables. Depuis les quarante-cinq dernières années, le système de soins psychiatriques et de services de santé mentale a été soumis à une radicale transformation, passant de l’institution asilaire au traitement au sein de la communauté. Ainsi, Québec a transféré une partie substantielle des activités de prise en charge de l’hôpital à la communauté, suivant en cela l’exemple des États-Unis et de quelques pays de l’Ouest européen dont principalement la Grande-Bretagne et l’Italie [5]. Après plusieurs études et consultations menées par divers groupes/conseils du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), le gouvernement du Québec [6] vient de publier un ambitieux plan d’action en santé mentale. En plus de reconnaître à nouveau et sans ambages la capacité des personnes souffrant de troubles mentaux d’effectuer des choix, de prendre part aux décisions qui les affectent directement selon le principe « Je suis une personne non une maladie », ce plan se fonde sur cinq principes directeurs : 

— À partir du processus du recovery, possibilité de passer de l’inertie dans laquelle la maladie a pu plonger une personne jusqu’à l’envie et le besoin de vivre de façon indépendante et quelques fois en dehors du système de santé qui peut paraître étouffant à la longue.

— L’accessibilité à partir d’une offre locale des services de santé mentale de première ligne de qualité et d’un passage fluide assuré vers des services spécialisés et surspécialisés quand le besoin se fait sentir.

— La continuité, c’est-à-dire la nécessité de répondre aux besoins des personnes en assouplissant les frontières qui balisent les interventions et l’assurance des liaisons nécessaires, question d’éviter les ruptures dans la continuité des services.

— Le partenariat et la collaboration entre les fournisseurs de services et les ressources de la communauté comme nécessité et gage de qualité.

— L’efficience, une organisation des ressources disponibles devant entraîner un rendement optimal. 

Tout cet ensemble de principes doit se concrétiser au niveau d’un cadre pour l’action à travers la modernisation de l’organisation du réseau de la santé et des services sociaux voulue par l’État québécois [7]. D’un côté, 95 centres de santé et de services sociaux (CSSS) en voie d’implantation, constituant l’aspect populationnel de la réforme. Ce sont ces nouveaux établissements locaux qui sont chargés d’élaborer et de réaliser un plan de services pour les populations de leur territoire avec la collaboration de leurs partenaires. La structuration du volet santé mentale du projet clinique de chacun des CSSS permettra d’harmoniser les orientations du Plan d’action en santé mentale et les besoins locaux. D’un autre côté, la hié­rarchisation des services voulant offrir « le bon service, à la bonne personne, par le bon intervenant, au bon moment, pour la bonne durée et au bon endroit ». Il s’agit pour le MSSS d’améliorer les services généraux de première ligne (les cliniques de secteur) et d’assurer leur arrimage avec les services spécialisés de deuxième et de troisième ligne (les cliniques de spécialités). À défaut d’une réponse insuffisante ou absence de réponse aux besoins locaux, des ententes de services donnant accès à des services régionaux ou suprarégionaux disponibles dans le réseau universitaire intégré de services (RUIS) sont prévues. Dans cet article, tout d’abord nous allons établir que ce type de découpage de services psychiatriques, toujours sujet à débats, date d’au moins un siècle, ensuite nous présentons les aspects juridiques de ce service de garde et, en dernier lieu, les aspects sociologiques à partir des thèses de Goffman, mais cette fois-ci appliquées à l’hôpital sans murs représenté par le courant désinstitutionnel. 

 

1. Aspects médicaux

 

Considérer l’apport de la médecine psychiatrique à la réinsertion sociale nous jette de plain-pied dans un débat d’écoles de pensée qui agite cette profession depuis un siècle et demi, précisément depuis 1856. Ce débat, qui connaît des pointes d’euphorie et de dépression, existe encore aujourd’hui et a été inauguré par deux éminents psychiatres : Emil Kraepelin et Sigmund Freud. Le premier prône [8] une perspective de sémiologie médicale neurologique cherchant des entités morbides derrière les signes et les symptômes psychiatriques. Il s’est toujours refusé à écouter le malade. Il disait que l’ignorance de la langue du malade est, en médecine mentale, une excellente condition d’observation à travers des troubles psychiques divers. Seule la manifestation d’un processus morbide sous-jacent doit être retenue. C’est au futur cadavre du malade qu’il faut s’adresser. Seul l’intéresse l’état terminal. Un examen approfondi révèle que les distinctions les plus profondes au début n’empêchent pas la maladie d’imprimer à la démence terminale son même sceau uniforme. Ainsi n’y a-t-il qu’un moyen de résoudre ce problème (du diagnostic) aussi délicat qu’important : c’est d’expliquer les phases intérieures du mal par sa période terminale. Voilà en gros ce que dit Emil Kraepelin dans la leçon sur l’état terminal de la démence précoce. Son système de classification sur lequel repose encore tout l’appareil diagnostique psychiatrique n’est finalement qu’une magnifique nécropole où chaque forme morbide est un sépulcre. Et la psychiatrie kraepelinienne, aussi monumentale qu’elle soit, n’est qu’une construction pour les morts, fermée sur elle-même et ne pouvant fonctionner que dans un espace clos qui peut s’appeler aussi bien asile que zoo, jardin botanique que cimetière. 

À l’inverse, dans une démarche de l’ordre de l’herméneutique, Freud découvre que les symptômes psychiatriques ont un sens. Ils ne sont pas tant les signes d’une maladie que le message à interpréter d’un malade qui ne peut s’exprimer que par eux. Le psychiatre est désormais impliqué dans la relation autant que son malade. Il ne peut plus éviter de se sentir compris dans l’aliénation de ce dernier. Il s’adresse à un vivant, et non plus à une maladie dont la pleine présence ne se manifesterait que sur un cadavre. L’approche de Freud s’avère radicalement différente de celle de Kraepelin. Cependant, même si la démarche freudienne a encore de l’avenir, elle doit compter avec l’œuvre kraepelinienne qui restera longtemps le fondement du diagnostic et de la pratique psychiatriques. D’ailleurs, Freud lui-même n’a pas hésité à créer une entité morbide nouvelle comme la névrose obsessionnelle. 

Un siècle plus tard, en 1950, ces deux écoles de pensée se sont de nouveau affrontées à travers les positions respectives de deux spécialistes de la médecine psychiatrique : Paul Guiraud et Henri Ey. Les hostilités durèrent jusqu’aux années 1970. Pour Paul Guiraud [9], la psychiatrie est seulement une science des maladies mentales avec le cerveau comme objet de recherche unique. Pour Henri Ey, la psychiatrie est la médecine du sujet souffrant qui doit emprunter à des registres différents leur savoir et leurs outils thérapeutiques. C’est la clinique des soins, non réductrice, qui reconnaît certes les symptômes biologiques des troubles mentaux, mais du même souffle interroge le sens de ces symptômes propres à un sujet déterminé par d’autres référents et d’autres moyens que ceux de la psychiatrie biologique. Dans une troisième dimension, cette forme de psychiatrie considère les facteurs environnementaux. Comme le dit un psychiatre contemporain [10], l’être humain n’est pas seul au monde, il tisse un réseau de communications avec ceux qui l’entourent, c’est-à-dire que le milieu agit sur le patient et vice versa. On retrouve donc le même écart entre la position humaniste de Ey et l’hypothèse de l’organicité cérébrale de Guiraud que celui qui existait au XIXe siècle entre Freud et Kraepelin. Ces deux points de vue expliquent les attitudes des protagonistes de ces deux écoles de pensée à l’égard de l’utilisation des médicaments psychotropes. Les disciples d’Henri Ey reconnaissent l’importance des médicaments neuroleptiques, par exemple, qui permettent l’atténua­tion rapide des mécanismes hallucinatoires dans les délires et provoquent une sédation dans les états d’excitation. Ils reconnaissent aussi l’efficacité des antidépresseurs qui régularisent l’humeur des grands déprimés, celle des anxiolytiques de type benzodiazépine qui contribuent à faire fondre la tension « épouvantable » des anxieux. Mais faut-il bien que le médecin traitant utilise une posologie personnalisée à l’intérieur d’une stratégie globale de contacts et d’interventions thérapeutiques ! Les disciples de Guiraud, quant à eux, se limitent à ces médicaments et à l’action versus réaction, en plus de faire des ordonnances comme en médecine physique. Ce qui entraîne une hypermédicalisation de la psychiatrie. 

Ces deux écoles de pensée débouchent sur deux types de prise en charge dans le cadre désinstitutionnel : les cliniques de secteur et les cliniques spécialisées. Les premières sont nées dans les années 1960 en rupture avec les effets dépersonnalisants des asiles surpeuplés ; elles privilégient le contact personnalisé avec l’usager et favorisent la prévention. Les structures prennent donc racine dans le courant français de Psychiatrie de secteur et dans le courant anglo-saxon du Community psychiatry ou du Community mental health care. Ancrées dans un territoire donné, elles doivent répondre aux demandes de services psychiatriques de la communauté, participer à l’œuvre de démystification des troubles mentaux et d’acceptation des usagers par la coopération avec diverses ressources locales. Il s’agit d’une psychiatrie de type généraliste devant traiter sans discrimination tous les troubles mentaux, du plus grave au moins grave. Et comme il existe des spécialistes divers au sein de chaque équipe multidisciplinaire de secteur, chaque usager devrait théoriquement trouver chaussure à son pied. 

Quant aux cliniques spécialisées, elles ne sont arrivées en force dans le paysage des soins psychiatriques qu’au cours des années 1980, même si l’idée de l’approche par diagnostic était déjà présente dans la classification des troubles mentaux des premiers asiles. Ces initiatives doivent leur apparition au bouillonnement d’idées et aux essais cliniques, d’ordre pharmacologique surtout, qui ont suivi la période de contestation dite de l’antipsychiatrie. Contrairement aux cliniques de secteur ayant pignon sur rue, ces cliniques spécialisées logent habituellement au rez-de-chaussée des hôpitaux avant de s’installer éventuellement dans les quartiers résidentiels des cités et villes. Nous trouvons ainsi toute une kyrielle de cliniques : clinique de l’hyperactivité, clinique des jeunes adultes schizophrènes, clinique des psychotiques chroniques, clinique du lithium ou de l’humeur, clinique « Les axes 2 » (c’est-à-dire les troubles de personnalité en référence au DSM-III-R), clinique du trouble de personnalité limite, clinique des phobies, etc. Les caractéristiques précises de ces pathologies servent de frontières ou plutôt de critères d’admission. Chacune des deux formules de clinique a été attaquée par les tenants de l’autre. Pour certains [11], les cliniques de secteur ont failli à leur mission première de prévention. Si la prévention dite tertiaire qui consiste à mieux traiter les patients chroniques a été effectuée avec succès, la prévention primaire et la prévention secondaire ont été par contre illusoires. De plus, l’équipe de secteur s’est substituée à l’omnipraticien qui, traditionnellement, servait de première ligne médicale. Ce qui a « balkanisé » la psychiatrie, rompant ainsi la communication avec les autres branches de la médecine en l’isolant dans une sous-culture tricotée serrée. 

Pour d’autres [12], l’organisation de cliniques de secteur a le mérite d’offrir une gamme de services variés et adaptés le plus souvent aux besoins de la clientèle. Contrairement au ton triomphaliste des tenants de l’hypothèse biologique dominante dans les cliniques spécialisées, ces thérapeutes font preuve de plus de retenue. Ils déclarent qu’on n’a qu’à circuler dans les unités de soins et les salles d’attente des départements de psychiatrie pour se rendre compte qu’on est loin d’avoir trouvé tous les remèdes à la maladie mentale. De plus, l’équipe de secteur travaille en étroite collaboration avec des partenaires du territoire desservi : omnipraticiens, CLSC, travailleurs de rue, ressources d’hébergement en vue de maintenir une qualité de vie chez les usagers. Mais la collaboration commence d’abord à l’intérieur même de l’équipe qui partage ses compétences pour un meilleur service à l’usager [13] : « le médecin ne fait pas que prescrire, l’infirmière que piquer, la travailleuse sociale que placer, le psychologue que tester, ni l’ergothérapeute qu’animer des travaux manuels ». De plus, chaque intervenant est responsable entièrement de ses cas en fonction de son expérience et va aisément solliciter, si c’est nécessaire, l’expertise de collègues qu’il fait également bénéficier de ses propres compétences. Toute autre formule comporte un coût prohibitif en argent comme en matériel humain. 

À notre avis, les deux formules de cliniques comportent un risque certain d’exclusion. Certains usagers peuvent se retrouver entre deux secteurs pour toutes sortes de raisons. Quant aux cliniques spécialisées, elles rejettent assez souvent les cas réputés difficiles ou qui ne présentent aucun intérêt pour leurs hypothèses de recherche ; sans oublier évidemment les situations de double diagnostic. Ce qui constitue dans les deux situations un handicap pour le droit du patient à choisir son thérapeute. 

Sujet toujours à débats, disions-nous dans l’introduction, puisque dès les premiers signes d’application du Plan d’action du ministère, les mésententes ont resurgi et ont débordé dans les journaux entre d’une part les tenants [14] de la clinique de secteur, la clinique des troubles mentaux stabilisés, celle des faiblesses de l’âme, de rééducation des comportements dérangeants, bref la ligne de traitement général et d’avant-garde préventif et d’autre part les tenants [15] de la clinique des spécialités, de la pathologie lourde, de la vraie psychiatrie biomédicale. Selon ces professionnels associés à des cliniques externes de l’hôpital Louis-H. Lafontaine, le modèle actuel comprend un médecin (1re ligne) qui réfère la personne souffrante pour évaluation et traitement à la clinique de secteur (2e ligne) où une équipe multidisciplinaire (éducateur, ergothérapeute, infirmière, orienteur, psychologue, psychiatre, travailleuse sociale,) l’accompagne à travers les trois phases de son rétablissement [16]. Il s’agit d’un service diversifié accessible, proche des personnes, en coordination avec les ressources du milieu et les services spécialisés. Ce modèle de psychiatrie générale est mis au rancart au profit d’une psychiatrie dite de spécialisation par pro­grammes : troubles psychotiques, troubles anxieux etc. dans la foulée de la notoriété universitaire. Il faut être très gravement malade, avoir un diagnostic clair pour y avoir accès, question d’éviter une promenade sans fin dans les différents programmes ou une attente dans les nouveaux corridors de services et un retour à la première ligne dès que l’état se stabilise. Bref, selon ces professionnels, la continuité des soins se solderait par une magnifique porte d’entrée standardisée, plusieurs couloirs et beaucoup de sorties. Voilà l’essentiel de la thèse. Brandissant une étude de la Direction de la santé publique de Montréal-Centre qui révèle que 50% des adultes montréalais aux prises avec des troubles mentaux n’utilisent aucun service et seulement 20% recevraient une réponse adéquate à leurs besoins, la directrice des services professionnels à l’hôpital Louis-H. Lafontaine justifie la volonté du MSSS d’améliorer l’accessibilité et la continuité des soins. Selon elle, une majorité de médecins, de professionnels, les usagers, les organismes communautaires adhèrent à cette réorganisation. Loin d’y voir une remédicalisation de la psychiatrie et un manque de soutien de l’hôpital aux volets psychosocial et réadaptatif, les programmes de soins et les services proposés continuent de s’appuyer sur l’interdisciplinarité. 

Au-delà d’une crise de confiance entre les protagonistes de ces deux manières plus que centenaires de voir les choses en psychiatrie/santé mentale, il existe bel et bien un rapport dominant-dominé entre les deux modèles sur le plan des structures comme sur celui des moyens financiers. Dans ce réaménagement organisationnel, faut-il le rappeler, le MSSS ne prévoit aucun ajout d’argent. Plus encore, il y a même risque de prolétarisation de la médecine de secteur, si on tient compte de la démission de nombreux médecins (12 en 2 ans, 23 en 3 ans, incluant épuisement professionnel, AVC et décès) de cette première ligne et du rapport de force qui favorise les médecins de l’intérieur, ceux des cliniques de spécialité. Le manque de ressources de la première ligne en santé mentale date d’environ 25 ans, soit de la première crise financière de l’État-providence. Par ailleurs, la formation universitaire impose aux futurs psychiatres de choisir une spécialité (psychose, troubles de la personnalité, etc.) avant la certification, ce qui assure année après année un renfort de troupes fraîches aux cliniques de spécialité avec des plans de carrière alléchants. Il faut prendre aussi en compte le fait que derrière ces cliniques se trouve tout le courant de recherches en neurosciences subventionné directement par les compagnies pharmaceutiques ou par le biais des chaires de recherche, exemple la Chaire Éli Lilly Canada de recherche en schizophrénie de l’Université de Montréal. Il s’agit d’une chaire jugée performante par la communauté scientifique et d’une grande utilité sociale de par son objet de recherche dans une économie du savoir et de la connaissance. Il s’agit aussi d’une recherche de prestige, d’une stratégie louable mais controversée pour que la psychiatrie ne soit plus le maillon faible de la médecine. Cette remédicalisation ou ce déplacement d’intérêt de la psychiatrie communautaire, de la psychiatrie administrative vers la psychiatrie biomédicale constitue une tendance lourde en vigueur tout au moins dans les pays occidentaux. Les Américains utilisent l’expression « The Decade of the Brain » pour schématiser ce mouvement qui date du début des années 1990. C’est de cette branche surtout de la psychiatrie que les progrès sont attendus pour le traitement des troubles mentaux. Soyons clairs. La charge de travail d’un médecin psychiatre de la première ligne s’avère très lourde, par exemple roulement sur un caseload de 350 cas à la clinique de Mercier-Est en 2004. Mais la situation de certaines cliniques de spécialité comme celle des jeunes adultes ne constitue guère une sinécure, 250 cas pour 2 psychiatres et demi. Cependant en général ces derniers peuvent aspirer à des privilèges inaccessibles à leurs confrères de la première ligne : reconnaissance universitaire rapide par le biais de l’agrégation, de la titularisation, la crème des stagiaires de médecine, publications dans des revues scientifiques, prix Outstanding achievement ou Michael-Smith de la Société canadienne de schizophrénie ou d’autres distinguished scientist award, conseillers écoutés des divers ministères, invités réguliers des congrès internationaux et de la radio-télévision. Cette division du travail, cette psychiatrie à deux niveaux n’est pas propre seulement au Québec. Elle a existé en Grande-Bretagne sous l’appellation de pakistanisation pour signifier le refoulement des médecins psychiatres de l’Inde/Pakistan (ancienne colonie) dans la psychiatrie de première ligne, soit la gestion quotidienne des troubles stabilisés et celle en général de populations déviantes et dépendantes, alors que la psychiatrie spécialisée, la psychiatrie des molécules était réservée aux rejetons légitimes de la Couronne britannique. Contrairement au Québec toutefois, les psychiatres de la première ligne peuvent compter sur la collaboration étroite des médecins de famille qui reçoivent leurs cas connus référés après consultation du psychiatre expert. Il s’agit d’un système de médecine dit de la capitation bien rodé qui date de 1945, alors que les groupes de médecine familiale sont encore en gestation au Québec. 

Dans le réseau intégré des soins et des services de santé mentale, réseau qui représente la nouvelle tendance, une harmonisation des cliniques spécialisées avec les cliniques de secteur en concertation avec les ressources communautaires est toujours possible. Le principe d’une psychiatrie humaniste, citoyenne demeure cependant intangible, étant donné qu’on ne saurait fragmenter les troubles mentaux en rondelles de saucisson et diviser ainsi l’intégrité de la personne humaine. Pourtant, un doyen de la psychiatrie biologique française, Édouard Zarifian, se montre on ne peut plus explicite sur la spécificité de la souffrance psychique : 

[…] la maladie somatique, c’est une pathologie d’organe ou de système, avec des lésions, des signes objectifs quantifiables et une rupture par rapport à la norme. La souffrance psychique n’implique aucun organe ou système (du moins d’une manière formellement démontrée à ce jour) ; aucune lésion n’a pu être mise en évidence, il n’existe aucun signe objectif et la distinction entre le normal et le pathologique reste floue et variable [17]. 

La folie est un terme qui est toujours défini par l’autre et jamais par soi-même, et c’est ce qui lie indiscutablement la folie et le social. Sans référent social, la folie n’existerait pas. Selon Zarifian, on est toujours le fou des autres, de la société ou de son mandataire, le psychiatre. La psychiatrie a le rôle de définir la folie, mais on peut se demander si, dans une certaine mesure, la psychiatrie ne serait pas un instrument qui entrave la liberté d’expression. En effet, les pressions sociales affectent la pratique du psychiatre, et celui-ci n’a d’autre choix que de traiter l’individu qui est amené à son bureau pour avoir, de quelque façon que ce soit, perturbé l’ordre social. On peut dire que ce qui caractérise la folie, c’est la singularité qu’elle occasionne chez l’individu qui doit, pour faire partie intégrante de la société, éviter les dangers de la différence. Or, l’individu qui se démarque de son groupe social (bien souvent sa famille) constitue un élément perturbateur, un danger qui ne peut être évité que par le passage de l’individu en question dans l’appareil psychiatrique. 

En fait, il est impossible de définir la folie. On n’a, à ce jour, obtenu aucun consensus sur la définition de la folie. On ne connaît encore aucune reconnaissance universelle des nombreuses spécificités des maladies mentales, et pour cause : en santé mentale, le diagnostic se situe dans le registre du subjectif. Si en médecine somatique la normalité s’articule autour de moyennes, on ne peut appliquer cette façon de faire en santé mentale, puisque divers facteurs influencent cette normalité, notamment diverses valeurs culturelles. Il n’y a donc pas de diagnostics absolus en santé mentale comme il y en a en biomédecine. « Toute maladie mentale est d’abord une maladie de la pensée. Les comportements jugés anormaux ne sont que l’expression d’une pensée déviante ou l’extériorisation d’une erreur de jugement [18]. » 

Tout cela fait poser la question de la normalité en ce qui a trait à la pensée et nous oblige à définir ce qu’il faut entendre par pensée. La pensée implique la conscience, le raisonnement, le jugement et un système de va­leurs. On peut l’évaluer soit par rapport à l’individu lui-même — nous l’avons déjà vu —, soit par rapport au groupe social qui définit la normalité. Notons toutefois que, dans l’évaluation de la pensée de l’in­dividu par rapport à lui-même, l’intervention de l’autre doit être prise en compte. Il en résulte que l’influence de l’extérieur est une dimension nécessaire de la pensée normale. 

Cet état de choses nous amène à considérer la mince ligne qui, en psychiatrie, sépare le normal du pathologique. La pathologie dérive-t-elle de la norme ou bien se situe-t-elle à l’inverse de celle-ci ? Alors que la normalité peut difficilement être considérée comme un état stable, doit-on considérer que la folie fait partie intégrante de cette normalité ? Étant donné que diverses circonstances peuvent modifier la pensée et le comportement (médicaments, alcool, colère, démence passagère, etc.), il devient de plus en plus difficile de tracer cette ligne entre le normal et le pathologique. Le diagnostic de maladie mentale constitue une étiquette quasi permanente pour « caser » un individu dans certaines sphères sociales « à part » [19], distinctes de ce qui est socialement acceptable. Zarifian affirme que : 

Tout homme « normal » porte en lui le germe de la folie, tout homme, sans exception, peut, à la seconde, basculer dans un autre monde. Parfois, il ne s’agit pas d’un homme mais d’un peuple tout entier. Mais une telle idée est tellement insupportable, tellement peu compatible avec la dignité des notables, que des étiquettes existent pour que l’on sache tout de même à qui l’on a affaire [20]. 

Tout ce qui a été dit précédemment revêt une importance d’autant plus grande que cela met en lumière le rôle prépondérant que joue le psychiatre dans l’encadrement des personnes classées malades mentales lors de la désinstitutionnalisation. Le psychiatre n’est pas un médecin comme les autres : il peut décider de faire enfermer quelqu’un, les pouvoirs publics l’utilisent comme gardien de la cité, comme agent de contrôle des « têtes qui dépassent la norme », comme policier de l’âme qui donne des réponses individualisées à des questions sociales. 

 

2. Aspects juridiques

 

Justement cet aspect inquiétant de la psychiatrie a attiré l’attention des juristes, des avocats, du mouvement de défense des droits des personnes psychiatrisées. Aux États-Unis, quelques avocats et leurs clients se sont servis des cours de justice pour susciter des changements majeurs au sein des services de santé mentale. Par exemple, des soins standardisés, le principe qu’aucun soin ne devrait être prodigué dans les milieux coercitifs, de vrais salaires pour rémunérer le travail des patients, une diminution draconienne du traitement sans consentement. Ces changements ont eu un impact décisif dans les soins prodigués aux personnes souffrant de troubles mentaux. Au Québec, ce sont surtout les activistes du mouvement de défense qui ont réalisé des percées en faveur des droits de ces personnes. Par exemple, deux recherches statistiques autorisées par le Palais de justice de Montréal ont permis à Action Autonomie de dégager que le nombre d’ordonnances pour garde en établissement est à la hausse. De 1996 à 2004 inclusivement, le nombre total d’ordonnances de garde en établissement est passé de 1600 à 2172 par an [21]. La pratique, soit l’accompagnement de personnes lors de leurs démarches à la suite d’une requête pour garde en établissement, nous a permis de constater à plusieurs reprises que les personnes sont gardées à l’hôpital contre leur gré sans que la dangerosité soit mise en cause lors de l’audition devant le juge. Les motifs sont souvent liés à la « désorganisation » de la personne, au fait qu’il n’y a pas de lieu d’hé­bergement avec service de soutien qui soit disponible pour l’accueillir, au fait qu’elle refuse de prendre en tout ou en partie la médication qui lui est prescrite, qu’elle refuse son diagnostic, etc. 

La psychiatrie et la santé mentale en général se trouvent à la croisée du droit et de la médecine. Si, depuis la fin du XVIIIe siècle, les troubles mentaux relèvent de la médecine, ils n’en constituent pas moins une situation de bris d’avec les normes de fonctionnement social observées par la majorité des membres d’une société. C’est pourquoi, le fou, de par sa conduite déviante, a eu affaire à la fois au système de santé et au système pénal. Au Québec, la loi concernant les hôpitaux pour le traitement des maladies mentales abrogeait, en 1950, la vieille loi des asiles d’aliénés de 1941 devenue désuète. Désormais, on parle de réception, de garde, d’entretien de malades dont le désordre mental demeure l’élément prépondérant. On y parle aussi de la protection de la vie de l’usager, de sécurité, de décence, de tranquillité publique, de l’ordonnance de transport public. Il est question de cure libre, de cure fermée, de l’ordonnance de réintégration (après fuite) exécutée par un huissier, un constable ou un autre agent de la paix. Plusieurs auteurs [22] ont déjà fait le tour des connaissances à propos de l’utilisation des mesures de contrôle et proposent des perspectives pour en guider la réduction et l’élimination. Mais le dégel provoqué dans les années 1960 par le mouvement de défense des droits des minorités de tout genre est venu secouer ces législations frileuses plus intéressées à protéger la société contre la dangerosité présumée de la personne présentant une maladie mentale [23]. Par la suite, il y a eu les chartes, les comités, des recours de toute sorte et surtout la modification du Code civil ayant trait au consentement, à l’élargissement du mandat du Protecteur du citoyen, l’attribution de nouveaux pouvoirs au Curateur public à l’égard des régimes de protection. Mais jusqu’à present, l’usager éprouve beaucoup de difficultés à exercer ses droits de citoyen [24], et ce, en dépit de l’effort manifeste de ressources communautaires de défense (advocacy), d’aide et d’accompagnement. Il existe au Québec plusieurs groupes voués à la défense des droits en santé mentale dont Action Au­tonomie. Il existe aussi l’AGGID, l’association chapeautant les groupes d’intervention en défense des droits. La Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui (C-75) est entrée en vigueur en juin 1998. Elle devait corriger les nombreux abus perpétrés sous l’empire de la première loi sur la protection du malade mental promulguée en 1972. C-75 est une loi d’exception mais aussi une loi en essai puisqu’elle devait être évaluée après trois ans d’application, question d’en atténuer les abus. Ce courant de défense a eu des retombées positives sur les personnes classées malades mentales qui décident de se libérer des chaînes asilaires pour vivre dans la communauté, surtout après les écrits de Goffman [25] décrivant les effets dépersonnalisants de ces milieux institutionnels et la contestation antipsychiatrique. Depuis, les droits des personnes souffrant de troubles mentaux font l’objet d’une attention croissante de la société, au même titre que ceux d’autres groupes marginaux, tels les déficients intellectuels, les personnes âgées. Mais en dépit d’une profusion de textes de loi, de chartes, de comités, de recours de toutes sortes, les personnes handicapées mentales jouissent-elles de leurs droits au même titre que les gens dits normaux ? Sont-elles assez intégrées dans la société pour espérer retrouver le plein exercice de leur citoyenneté [26] dans le cadre désinstitutionnel ? Plusieurs chercheurs ont essayé de répondre à ces épineuses questions. Tout d’abord, un avocat spécialisé [27] dans les causes impliquant les personnes inaptes a passé en revue les dispositions des principales pièces législatives en les confrontant avec les conditions de vie. Selon lui, il ne semble pas nécessaire, pour le moment à tout le moins, d’élargir l’assiette des droits dont sont titulaires l’ensemble des citoyens, y compris les personnes vulnérables ; de proposer la création de nouveaux organismes publics de protection des droits. Le problème se situerait plutôt au niveau de l’exercice des droits. Les personnes vulnérables ainsi que les patients psychiatriques n’exercent pas ou exercent très peu les droits qu’ils possèdent, et ce, même dans des situations hautement préjudiciables. Par exemple, elles sont très peu informées de leurs droits et recours. Leurs aptitudes sont soit trop limitées, soit même inexistantes pour pouvoir exprimer leur volonté et prendre les moyens pour en assurer le respect. D’où leur isolement social, puisque l’entourage aurait une perception erronée ou abstraite de leurs droits et de leurs besoins. Étant donné leur grande dépendance à l’égard de leur famille et de leurs intervenants, les personnes vulnérables vivent dans la crainte de leur déplaire et de subir des représailles. Des moyens particuliers de soutien et d’assistance s’avèrent donc nécessaires pour assurer la promotion, le respect et la protection des droits de ces personnes. 

En effet, il existe déjà des mesures telles que le traitement accéléré des plaintes au niveau régional, les comités d’usagers, la modification du Code civil ayant trait au consentement, l’élargissement du mandat du Protecteur du citoyen, l’attribution de nouveaux pouvoirs au Curateur public à l’égard des régimes de protection. Mais c’est le renforcement des comités d’usagers et surtout le renforcement des ressources communautaires de défense (advocacy), d’aide et d’accompagne­ment bien formées et bien pourvues financièrement qui devraient amener les changements les plus prometteurs. Il ne fait aucun doute que le XXIe siècle, sur le plan juridique, considère la personne classée malade mentale comme une personne à part entière, qui a des droits que la société se préoccupe de sauvegarder, et ce, en dépit de la vulnérabilité que lui causent ses troubles mentaux. Dans plusieurs causes marquantes, les cours de justice (Cour d’appel) privi­légient parfois la liberté de ces personnes plutôt que la sécurité de la société (Cloutier c. CHUL), parfois même rétablissent le droit de vote aux personnes sous tutelle ou sous curatelle ou en cure fermée, qu’il s’agisse d’élections fédérales, provinciales ou municipales (Cour fédérale du Canada, première instance). 

Récemment, d’autres chercheurs [28] sont arrivés au même diagnostic. Ils prétendent que, pour les usagers qui en ont le plus besoin, les « droits » restent aussi symboliques que le changement de terminologie. Les droits reconnus par la loi sont sans substance si ceux à qui elle les accorde n’ont pas les moyens de les exercer. Selon eux, une préoccupation pour les droits des usagers devrait se pencher inévitablement sur le manque de pouvoir des usagers à l’intérieur du système de santé mentale et du système juridique. Ces droits, pour être effectifs, doivent être enracinés dans le fonctionnement quotidien du système de santé mentale et de la société tout entière. Il est vrai que d’autres avancées sur le plan législatif peuvent être nécessaires pour accompagner les personnes classées malades mentales dans la voie de la réinsertion sociale. Par exemple, leur droit de consentir ou non à un traitement en toute connaissance de cause, l’enjeu de leur protection versus celle d’autrui et celle de la société [29]. La législation actuelle concernant les personnes classées malades mentales ne tient pas assez compte de la nouvelle donne « désinstitutionnelle ». Elle a été pensée plutôt pour les institutions psychiatriques inventées au XVIIIe siècle. Si la loi consacre le refus d’un traitement médico-hospitalier, les mêmes dispositions devraient prévaloir pour d’autres formes de prise en charge en milieu ouvert, trop harassantes ou coercitives. Sans cette équivalence juridique intra et extramuros, le retrait préventif d’une relation thérapeutique présentant des signes d’altération pour la santé de ces personnes serait purement symbolique. Toutefois, les lois ayant trait à la santé mentale sont de moins en moins revanchardes, sont plus respectueuses des droits de la personne affectée de troubles mentaux. Autre exemple de cette mouvance du regard social : la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elle ou pour autrui, en vigueur le 1er avril 1998 (réformant la Loi sur la protection du malade mental de 1990). Cette loi traduit une nouvelle vision [30] que la société souhaite refléter dans l’intervention et dans le traitement des personnes ayant des problèmes de santé mentale. Il existe une nette amélioration de la protection des droits, surtout l’information, une déjudiciarisation du processus de garde en établissement [31]. Mais il faudrait trouver un espace de compromis entre le respect de la Charte des droits et libertés et le traitement obligatoire dans les rares situations où l’individu représente vraiment un danger pour lui-même et pour autrui. De plus, le curateur public doit s’impliquer davantage dans le processus « désinstitutionnel » pour que l’horreur qui a été instituée et dénoncée dans le monde asilaire (isolement, coercition physique et psy­chique, négation flagrante des droits humains les plus élémentaires, etc.) ne puisse se reproduire dans la société civile. Toutefois, les personnes classées malades mentales doivent compter tout d’abord sur leurs propres moyens. La réalité de la désinstitutionnalisation a permis de constater l’existence de grandes divergences entre les intérêts de la psychiatrie, des compagnies pharmaceutiques, des experts, des familles, des foyers d’hébergement et ceux des personnes vivant avec des handicaps psychiques [32]. Aussi, ces personnes misent de plus en plus sur le mouvement social des psychiatrisés Consumer/Survivor [33] pour défendre leurs intérêts. Selon Touraine [34], les mouvements sociaux rassemblent des individus qui agissent collectivement pour modifier leur environnement matériel et social en mettant en cause les modes de décision, les rapports de domination et les valeurs d’une société. Par exemple, le mouvement des consommateurs/survivants cherche à inventer des pratiques à même d’insérer dans la glaise du réel les besoins, les aspirations des personnes aux prises avec des troubles mentaux. Notons que ces mouvements sont animés par des personnes qui ont vécu une expérience directe de troubles mentaux. Ces personnes sont consultées par les gouvernements, les décideurs, les intervenants ; elles ont accès aux espaces publics où elles peuvent s’exprimer à bon escient, contrairement à une époque pas trop lointaine où leur parole était nulle et non avenue. En dépit des barrières, des embûches, d’un manque de confiance, elles réussissent à participer aux mécanismes de consultation et de décision. Le champ de la santé mentale s’est donc trouvé enrichi d’un autre savoir, d’un vécu de l’intérieur des troubles mentaux, bref, d’une autre forme d’expertise que celle des penseurs et des intervenants. Ainsi, ces personnes sont devenues de véritables acteurs et moteurs du changement vers l’ailleurs et l’autrement dans des secteurs clés comme la défense des droits, le logement, le travail, la gestion des initiatives alternatives à la psychiatrie. 

 

3. Aspects sociologiques

 

Asiles de Erving Goffman publié en 1961 constitue le réquisitoire le plus significatif de l’hôpital psychiatrique et aussi parmi les plus importants travaux dans les annales des sciences sociales. Ce livre est un tableau éclatant dans les teintes les plus sombres de la vie concentrationnaire à partir d’une observation participante réalisée au sein de l’hôpital St-Élisabeth, un vaste complexe hospitalier fédéral que Goffman décrit comme une institution totalitaire, un lieu de résidence et de travail où des individus mènent une vie réglementée totalement coupée de la société pour une longue période de temps, un régime qui crée à la longue des effets si aliénants et dépersonnalisants qu’ils sont incapables très souvent de vivre ailleurs que dans ce milieu factice [35]. Cette thèse est-elle encore d’actualité, maintenant que l’asile a perdu de son lustre d’autrefois ? Il faut répondre par l’affirmative puisque le pouvoir hospitalier tente et réussit à transférer la discipline asilaire au sein de la société civile dans le contexte désinstitutionnel. Et aussi plusieurs de ces personnes au long passé institutionnel ont perdu leurs habiletés de fonctionnement social. C’est pourquoi le case management est utilisé à des fins de réinsertion sociale. Les case managers [36] évaluent les besoins des clients vivant dans la communauté, planifient pour eux des services ou des programmes de traitement répondant à ces besoins, les dirigent vers des ressources appropriées diverses et assurent un suivi constant pour vérifier si les services ont été fournis et utilisés. Étant donné la discontinuité des soins qui caractérise la désinstitutionnalisation, il est indispensable de favoriser la congruence dans les interventions, d’obtenir le soutien des partenaires du milieu et d’accroître la participation du client [37]. D’où le Pact (Programs of assertive community treatment). 

Le Pact ou le Suivi intensif en milieu naturel (Simn) ou le Sic, c’est-à-dire le Suivi intensif en communauté, partent des échecs des traitements psychiatriques intra et extramuros. L’intense vulnérabilité de la personne, associée au rachitisme de son environnement social, menait très souvent à une décompensation et à une réactivation des troubles latents quelque temps après le congé de l’institution psychiatrique. De là un va-et-vient perpétuel de la personne entre la communauté et l’asile, va-et-vient connu sous le nom de revolving door syndrom ou syndrome de la porte tournante [38]. Devant la flambée des coûts pour l’État et des contrecoups affectifs pour l’estime de soi qu’entraîne ce syndrome, un psychiatre (Stein) et une psychologue (Test) [39] conçoivent un plan pour combler le fossé entre la richesse professionnelle de l’asile et la pauvreté des moyens thérapeutiques de la communauté. Il consistait à déplacer [40] le cadre du traitement psychiatrique et du suivi psychosocial dans le milieu de vie de la personne, à concrétiser le potentiel de croissance par l’entraînement des habiletés sociales sur des situations vécues, à réaliser à la fois la réadaptation psychosociale et la réinsertion sociale par l’accès direct à toutes les ressources disponibles dans la société. Il s’agit là d’une intervention directe, intensive de seize heures par jour, parfois vingt-quatre heures, qui utilise les diverses spécialités de l’équipe avec un ratio assez faible intervenant/patient. Au cours du dernier quart de siècle, des variantes ont été apportées au modèle original de base. Mais, dans la pratique, il existe un Simn très professionnalisé axé strictement sur la médication et la réadaptation appliquée à une série de patients de profil sémiologique semblable. Tout est pensé sans la participation du patient, donc de manière anonyme, avec pour objectif le rendement économique à court terme. À l’opposé, il existe un autre modèle de Simn, que l’on peut appeler soutien à des projets personnels de vie, où le critère premier est la qualité de vie de la personne. Alors se pose la question de savoir jusqu’à quel point l’intervenant peut imposer ses volontés, ses priorités. Qu’est-ce qui est irrationnel du point de vue du sujet souffrant ? Comme le dit Freud : « il n’y a pas ici de conseil qui vaille pour tous ; chacun doit essayer de voir lui-même de quelle façon particulière il peut trouver la béatitude [41] ». Dans ce genre de Simn, tous les points de vue sont sollicités et discutés — ceux de la personne souffrante, ceux des différents membres de l’équipe multidisciplinaire et ceux des partenaires communautaires — pour trouver le côté positif, exemplaire de chaque position. Il n’y a pas de nombre fixe d’« amis formels » à rencontrer par semaine, de trois visites d’intervenant par jour, ni un nombre de fois de pilules à avaler entre 7 et 21 heures. Le retrait social [42] est accepté comme moyen efficace pour refaire ses forces psychiques, contrairement aux théories dominantes de la désinstitu­tionnalisation qui mesurent l’intégration sociale à l’aide de gradients. Il s’agit d’un repli stratégique salvateur. 

Le premier modèle du Pact est coercitif. La formule déjà lancée dans la région de Québec pour le caractériser est assez juste : « déployer une toile d’araignée métallique autour du patient pour qu’il reste tranquille ». Ainsi conçu, ce n’est ni plus ni moins qu’une prescription de contention. Parfois le Pact s’avère tellement coercitif (fouille systématique dans les réfrigérateurs, les chambres à coucher, etc.) que certains patients préfèrent demeurer à l’hôpital, de peur de tomber dans les mailles de ce modèle. Des détenus préfèrent aussi rester en prison au lieu de bénéficier de certaines formes de libération conditionnelle. Plusieurs psychiatres et travailleurs sociaux se plaignent d’ailleurs de l’embrigadement systématique de leurs patients dans ce modèle dont la pression les fait décompenser, alors qu’ils fonctionnaient très bien depuis six ans environ dans la communauté, et ce, à l’aide des méthodes courantes de clinique externe : rencontres mensuelles ou trimestrielles avec le médecin, visites à domicile de la travailleuse sociale, discussions périodiques sur chaque cas, etc. Rappelons aussi que le Pact n’a jamais été indiqué pour toutes les catégories diagnostiques du DSM. Quant au deuxième modèle, plus ouvert, plus économique à long terme, il respecte en tous points des valeurs humanistes : le respect de la dignité humaine, l’autonomie, l’accepta­tion inconditionnelle d’autrui, l’unicité. 

L’institution psychiatrique profite déjà du mouvement de désinstitutionnalisation pour redéployer ses rites et ses agents de contrôle, question de quadriller, de minuter les faits et gestes des patients psychiatriques au sein de la communauté. C’est la panoptique, cette innovation du pouvoir de surveillance poussé à la perfection [43]. C’est maintenant au tour des Pact de prendre le relais en vue de maintenir la discipline asilaire sur ces corps psychiatrisés, d’assurer les fonctions traditionnelles de l’asile et le pouvoir tentaculaire de la psychiatrie au sein même de la vie civile. Il s’agit d’une offensive des hôpitaux en vue de conserver le monopole du commerce lucratif de la folie maintenant que la désinstitutionnalisation semble irréversible. Après vingt-cinq ans de pratique du Pact aux États-Unis, des voix s’élèvent pour critiquer les nombreuses affirmations selon lesquelles ces programmes d’intervention à intensité élevée produisent, d’une part, une réduction des taux d’hospitalisation, de la symptomatologie clinique, des coûts généraux et, d’autre part, une amélioration de la satisfaction des clients ainsi que de leur fonctionnement social et professionnel. Une nouvelle analyse assez récente [44] des études expérimentales, menée avec des groupes témoins, ne trouve de support empirique pour aucune de ces affirmations. Au contraire, l’évidence indique que les Pact sont des programmes coercitifs et potentiellement néfastes. Plusieurs catégories de patients, incapables de subir le stress de ce contrôle permanent, finissent par décompenser. Et l’auteur de cette analyse, après une revue exhaustive des écrits, conclut que la promotion actuelle des Pact semble reposer davantage sur un enthousiasme professionnel à l’égard du modèle médical que sur l’existence de bénéfices qu’ils apportent aux patients. Le Pact ne prévient pas le suicide, selon cette revue de littérature. Il n’a pas non plus prévu la mort par hypothermie dans les rues de Montréal de Gino Laplante, un patient affligé d’une maladie affective bipolaire [45], pourtant traité par une équipe de suivi intensif du Douglas Hospital [46]. 

À force de vouloir arriver à des résultats chiffrés, le Pact pousse parfois des patients à se responsabiliser trop vite. Alors qu’il est de plus en plus remis en question aux États-Unis où il a pris naissance, alors qu’aucun pays de l’Union européenne, pas même le Royaume-Uni, ne s’est montré enthousiaste à essayer ce modèle, ici des lobbys médicaux et paramédicaux font des pressions énormes sur le MSSS, les Agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux, le Comité de la santé mentale du Québec (CSMQ), d’autres groupes d’experts, l’Association des hôpitaux du Québec (AHQ) pour qu’ils acceptent de « pacter » les services de santé mentale au Québec. Pourquoi tout ce tam-tam autour d’une formule de soins aussi inefficace, suivant une revue récente de littérature scientifique ? Essentiellement pour maintenir le moral des troupes au beau fixe devant le peu de succès thérapeutiques, et ce, en dépit des efforts héroïques, et pour garder l’espoir de connaître des lendemains qui chantent. Parfois ce sont les médicaments psychotropes de la deuxième génération qui sont à l’honneur, parfois, dans une moindre mesure, c’est le Pact. Pourquoi ne pas expérimenter aussi au Québec le modèle de traitement Soteria (mot grec qui signifie salut, délivrance) né également aux États-Unis et qui donne, avec des patients schizophrènes, de meilleurs résultats cliniques à moindres coûts que les autres formules ? À Berne, en Suisse, Luc Ciompi, psychiatre, se fait le promoteur de ce type de traitement. Il s’agit d’une intervention interpersonnelle d’ordre phénoménologique avec une équipe déprofessionnalisée [47], non centrée principalement sur les médicaments psychotropes, et qui se déroule dans une ambiance tolérante et chaleureuse à l’intérieur d’une maison. Ces ex­périences Soteria existent depuis 1984. Pourquoi Pact et non Soteria ? Pour deux raisons principalement. Parce que le Pact, centré avant tout sur le contrôle de la médication, est conforme à l’idéologie médicale dominante en psychiatrie. Ici, les enjeux sont très importants. Il s’agit, dans le contexte de la désinstitutionnalisation, d’avoir un mécanisme de contrôle fiable de la prise des médicaments, condition essentielle pour garder cette clientèle dans le giron de la médecine, de contenir le plus possible les réadmissions, source de déficit, et aussi d’assurer les profits faramineux des actionnaires de trusts pharmaceutiques, alliés naturels des médecins et des infirmières. Le Pact offre cette garantie. Pas Soteria. Deuxième raison, parce que le Pact est dans l’air du temps : le néolibéralisme. Selon Gilles Dostaler [48], cette idéologie met en avant l’idée de l’efficacité absolue du marché et du caractère naturel des lois économiques. Le néolibéralisme le plus actuel, selon ce même auteur, se singularise par le fait qu’il applique à tous les comportements humains, dans les domaines politique, juridique, familial, sexuel, criminel et autres, le postulat de la rationalité de l’agent qui maximise son utilité sous contrainte. Dans ce sens, le modèle coercitif du Pact, à tout le moins, se révèle nettement néolibéral et de plus en étroite filiation avec les formes de violence les plus connues de la psychiatrie : les bains glacés, la psychochirurgie, les électrochocs, l’isolement, la con­tention physique, la médication invasive. Violence attribuable à trois causes principalement : le comportement du patient psychiatrique présentant un danger pour lui-même et pour autrui, la philosophie des soins ou le niveau d’expérience de l’intervenant, la surpopulation hospitalière. 

Mais, dans la croisade du Pact, il y a des spécialistes bien formés : en plus des psychiatres, des gardes-malades, des psychoéducateurs, des économistes, quelques travailleurs sociaux dont certains viennent du service social en contexte d’autorité. À l’aide de leur pouvoir économique, les monopoles hospitaliers psychiatriques financent la formation au modèle Pact et le déplacement de ces spécialistes à travers toute la province pour porter « la bonne nouvelle ». Pourquoi ne pas utiliser ces largesses financières pour promouvoir aussi l’intervention en situation de crise en tout temps, le case management, le réseau intégré à l’horizontale de services en pédopsychiatrie, l’appropriation du pouvoir par les usagers des services de santé mentale, voire Soteria ? Pourquoi cette idolâtrie d’une pensée unique ? 

Ne l’oublions pas : les médecins, secondés des gestionnaires hospitaliers ont réussi à freiner le processus désinstitutionnel (datant du rapport Bédard/Lazure/Roberts de 1962) jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de le contrôler. La désinstitutionnalisation ou le virage ambulatoire en santé mentale suppose l’investissement progressif par le patient psychiatrique des milieux d’insertion sociale comme le logement, le travail, les loisirs. D’ailleurs, du côté médical, il n’y a pas de guérison. Il faut plutôt parler de gestion quotidienne de la chronicité, puisque nous retrouvons dans les troubles mentaux graves les caractéristiques inhérentes aux pathologies chroniques : incertitude, durée, absence de traitement garanti telles qu’elles sont définies par Baszanger [49]. Actuellement, la désinstitutionnalisation a été pervertie, vidée de son contenu premier, c’est-à-dire social, et se trouve réduite à une pure logique administrative de coupures de lits, de leur transfert à une autre adresse dans la communauté, mais toujours sous contrôle hospitalier. Ce n’est plus la désinstitutionnalisation, mais l’hôpital sans murs [50]. Au lieu de miser sur les habiletés sociales nouvellement acquises de l’usager, sur ses compétences, bref sur son autonomie, la plupart des professionnels s’accrochent à son incapacité, alors que l’heure est à l’empowerment processus, à l’empowerment résultat. Actuellement, on est en train de recréer sournoisement de multiples mini-asiles avec les mêmes effets dépersonnalisants et aliénants déjà dénoncés en 1962 par Goffman dans Asylums. Comme le dit une travailleuse sociale et psychologue de Grande-Bretagne : 

[…] continuer d’augmenter le nombre d’unités dites de sécurité à l’intérieur de l’asile comme dans la communauté ne fait que traduire l’échec de nos interventions auprès de ces usagers et la rigidité des solutions aux problèmes existentiels vécus [51]. 

Maintenant que le patient psychiatrique vit dans la communauté, il faut désinstitutionnaliser aussi les services de réadaptation psychosociale (logement, formation de la main-d’œuvre/travail, loisirs, etc.). Plus encore, ces services devraient relever partiellement des offices municipaux d’ha­bitation (OMH), des centres locaux d’emploi (CLE) ou globalement des centres de santé et de services sociaux (CSSS), établissements ancrés sur un territoire donné, flexibles, ouverts à l’innovation. Du fait de la complexité des troubles mentaux, aucun secteur ne saurait prétendre leur apporter une solution complète. Il faut l’action de plusieurs secteurs. D’où un appel pressant à l’État pour une politique intersectorielle de santé mentale. Les services de santé mentale devraient être un système à pouvoirs et à frais partagés entre le ministère de la Santé et des Services sociaux, le ministère des Affaires municipales (Société d’habitation du Québec) et le ministère de l’Emploi et de la Solidarité. Un livre [52] trace les contours théoriques de ce modèle ainsi que les modalités d’application. 

La maladie mentale fait de plus en plus l’objet de brillantes spéculations neurobiologiques, particulièrement dopaminergiques et cette forme de psychiatrie semble voguer allègrement vers d’autres sommets. Mais au-delà du jeu interactif des neurotransmetteurs dans le cerveau, de la stratification complexe des sables bitumineux de l’appareil psychique, demeure l’épaisseur résistante des rapports de classe et de pouvoir impliquant les facteurs d’intégration sociale. Il faut donc considérer les modèles d’intervention qui resituent la plupart des problèmes portés par une personne souffrante là où ils se posent réellement, dans l’espace socioaffectif occupé par son réseau primaire [53]. Ultimement, le débat entre les cliniques de secteur et les cliniques de spécialités, c’est l’éternelle lutte d’influence entre ceux pour qui la maladie mentale est une maladie pas comme les autres et ceux pour qui la maladie mentale est une maladie comme les autres. Dans le premier cas où la maladie mentale est conçue comme une réalité biopsychosociale, on utilisera toute une panoplie d’interventions faisant appel certes à la médecine mais aussi aux sciences sociales et humaines. Dans le deuxième cas, la maladie mentale est considérée comme un trouble essentiellement organique, un gène défectueux qui se traite par un cocktail de médicaments. 

Chaque réorganisation majeure des services psychiatriques échoue sur ce récif idéologique qui mérite d’être discuté au moins en toute sérénité sinon le moral des troupes en sera affecté et la résistance dans les deux camps s’organisera. À propos des réorganisations successives qui se sont abattues sur les services de santé mentale depuis les années 1950, les Américains sceptiques regardent passer les réformes en disant : « The more things change, the more they remain the same [54]. » Au Québec, c’est la même épitaphe : « Plus ça change, plus c’est pareil. » 

Serait-ce encore le cas une fois de plus avec le nouveau Plan d’action ? 

Henri DORVIL
Professeur, École de travail social, Université du Québec à Montréal GRASP, Université de Montréal 

 

Résumé

 

Depuis les 45 dernières années, le système des services et des soins en santé mentale s’est radicalement transformé, passant de l’institution asilaire à des modèles de traitement au sein de la société. C’est le cas au Québec, dans des provinces canadiennes ainsi qu’aux États-Unis et dans certains pays de l’Ouest européen. Cet article traite des aspects médicaux, juridiques et sociologiques de la désinstitutionnalisation. 

Mots clés : désinstitutionnalisation, médecine, psychiatrie, maladie mentale, droit, sociologie, plan d’action, usager, services de santé mentale.

 

Abstract

 

Over the past 45 years, the mental health care system has been radically transformed, its focus shifting from institutional care to a model of treatment located in community settings. Following the experience of the United Kingdom and of the United States, Quebec’s mental health system is presently undergoing a similar transformation, transferring services from psychiatric hospitals to various neighbourhoods. This article examines the medical, legal and sociological aspects of this new organizational form. 

Key words : deinstitutionalization, medicine, psychiatry, mental illness, civil rights, sociology, action plan, psychiatric user, mental health services.

 

Resumen

 

Desde los 45 últimos años, el sistema de servicios y cuidados en salud mental se transformó radicalmente pasando de instituciones como ser el manicomio a modelos de tratamiento en el seno de la sociedad. Es el caso de Québec, de las provincias canadienses así como de los Estados Unidos y de algunos países del Oeste europeo. Este artículo trata entonces de los aspectos médicos, jurídicos y sociológicos de la desinstitucionalización. 

Palabras clave : desinstitucionalización, medicina, psiquiatría, enfermedad mental, derecho, sociología, plan de acción, usuario, servicios de salud mental.


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[15]. D. Clerc, « Santé mentale : Accorder la primauté à l’usager », Le Devoir, 8 avril 2005, p. 8.

[16]. La première étape consiste à triompher de l’inertie dans laquelle la maladie mentale a pu plonger les personnes, ce qui implique une acceptation de la maladie. Dans un deuxième temps, il s’agit de regagner ce qui était perdu et aller plus loin. Lors de la dernière étape, les personnes cherchent à améliorer leur qualité de vie. Cf. S. S. L. Young et D. S. Ensing, « Exploring recovery from the perspective of people with psychiatric disabilities », Psychiatric Rehabilitation Journal, vol. 22, 1999, p. 219-231.

[17]. E. Zarifian, Des paradis plein la tête, Paris, Odile Jacob, 1994.

[18]. E. Zarifian, « Les jardiniers »…, op. cit.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 juillet 2008 15:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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