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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Jacques Dofny (1923-1994) [Directeur du Département de sociologie à l'Université de Montréal], “ Le Québec et la sociologie québécoise ”. Un article publié dans la Revue de l'Institut de Sociologie, 1968-1, pp. 9 à 18. Bruxelles: Université libre de Bruxelles. [Autorisation accordée par l'épouse de M. Dofny le 29 décembre 2003]. Je tiens à remercier infiniment Mme Céline Saint-Pierre, sociologue à l'INRS-urbanisation de l'Université du Québec, pour ses démarches auprès de Mme Dofny qui nous a autorisé à diffuser toute l'oeuvre de son mari, le professeur Dofny. Sans les démarches de Mme Saint-Pierre, nous n'aurions pas obtenu cette autorisation. Merci.

Texte intégral de l'article
“ Le Québec et la sociologie québécoise ”
de Jacques Dofny (1968), sociologue, Université de Montréal.


Le Québec se caractérise, aux yeux de nombreux Canadiens français, par sa situation de dépendance : sur le plan économique comme sur le plan politique, ces Canadiens ne se sentent pas maîtres de leur destinée.

La sociologie joue un rôle non négligeable dans la prise de conscience de ces problèmes : elle occupe d'ailleurs une place privilégiée dans le choix des étudiants en sciences sociales. Le syndicalisme étudiant, lui, frappe par sa vitalité, son originalité, son influence.

La comparaison de la situation du Québec avec celle de la Belgique est intéressante et féconde, bien qu'elle soit plus complexe que certaines assimilations sommaires ne pourraient le laisser croire.
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Le projet d'un numéro spécial sur la société québécoise à l'intention de la Revue de Sociologie de l'Université de Bruxelles a pris naissance lors du 5e colloque des Sociologues de langue française à Québec en 1964. De cette rencontre est née la volonté de développer des contacts entre les sociologues belges et québécois et d'accroître la connaissance que ces deux sociétés peuvent avoir l'une de l'autre. Ceci était d'autant plus tentant que le parallèle entre les deux sociétés a souvent été évoqué sans qu'on y ait apporté jusqu'à présent quelques précisions sociologiques.

Le Québec est une province du Canada, c'est certainement un pays pour ses habitants. Ceux-ci, très majoritairement, sont les descendants des quelque 60,000 immigrants du XVIIe siècle. Depuis qu'ils furent conquis par les Anglais en 1760, ils n'ont cessé de proclamer leur droit d'aînesse sur ce territoire et se considèrent comme les véritables fondateurs du Canada. Aujourd'hui, les Canadiens français constituent 30 % de la population totale du Canada, les Canadiens anglais 44 % et les autres groupes ethniques 26 %. Mais de ces 30 % de Canadiens français, 77 % vivent au Québec dont ils représentent 80 % des habitants, alors que les Canadiens anglais, autrefois beaucoup plus nombreux, n'en représentent plus que 11 %, les néo-Canadiens (émigrants d'autres origines ethniques) 9 %.

En termes de l'importance de la population du Québec, il ne fait l'ombre d'aucun doute que c'est le pays des Canadiens français. Mais bien plus, c'est leur pays par son histoire, ses traditions, sa culture, sa langue française, sa religion catholique, son parlement et son gouvernement provinciaux, composés de Canadiens français, à quelques exceptions près. Et cependant de nombreux Canadiens français décrivant leur situation parlent de situation coloniale. C'est qu'au plan économique comme au plan politique, ils ne se sentent pas maîtres de leur destinée. L'économie du Québec est très majoritairement aux mains de compagnies canadiennes anglaises ou américaines. Ces compagnies sont dirigées par des anglophones. L'anglais est la langue en usage dans la vie commerciale de ce pays qui ne compte que 12 % d'anglophones. Sans aucun doute c'est bien là un des traits à quoi l'on reconnaît les situations coloniales. Dans le parlement d'Ottawa, les Canadiens français se retrouvent éternellement minoritaires.

Il est vrai que le Canada tout entier porte la marque d'une ancienne colonie, c'est la reine d'Angleterre qui en est le chef d'État, et l'Acte constitutif de la Confédération canadienne se trouve au Parlement de Londres et non à celui d'Ottawa. Le lieutenant-gouverneur est nommé par la reine, comme l'est d'ailleurs son représentant dans chacune des provinces.

La Constitution actuelle du Canada fête son centenaire cette année. Un débat s'est entamé à son sujet, particulièrement passionné au Québec. Cette Constitution, lors de sa rédaction, devait permettre l'assemblage de quatre provinces sous tutelle britannique, Le pays comptait trois millions et demi d'habitants, dont un million de québécois. Aujourd'hui le Canada comprend dix provinces, vingt millions d'habitants dont six millions de québécois. Au Québec, d'une économie agricole on est passé à une économie industrielle (5,5 % de la population active dans l'agriculture en 1967), d'une société rurale à une société urbaine (au Québec, 67,2 % dans les villes de plus de 10.000 habitants. Montréal métropolitain comprend 42,2 % de la population du Québec).

Il n'est pas étonnant que cette Constitution et ses 147 articles paraissent à beaucoup très désuets: «lourde, anarchique, incomplète, désuète, colonialiste et contradictoire», écrit Marcel Faribault, président du Trust Général du Canada (1). Pensée en fonction des intérêts du Canada, mais tout autant de l'Empire britannique, elle subsiste telle quelle alors que l'Empire s'est disloqué et que la préférence tarifaire ne joue plus.

Pour d'autres, tel Pierre Elliott Trudeau, l'actuel ministre de la Justice du gouvernement fédéral, cette Constitution, avec toutes les rides qu'il lui reconnaît, reste un outil de valeur dont les Canadiens français n'ont jamais utilisé tous les avantages qu'elle leur offrait.

La thèse de P.-E. Trudeau est que les Canadiens français, s'ils menaient une politique de présence à Ottawa, pourraient en fait exercer une très grande influence sur la politique du pays tout entier. C'est ce qui a justifié l'engagement récent dans la politique fédérale de l'ancien président de la Confédération des Syndicats Nationaux (chrétiens) jean Marchand, aujourd'hui ministre de la Main-d'œuvre et chef de l'aile québécoise du parti libéral de Lester Pearson. C'est cette foi en l'avenir du Canada qu'exprimait P.-E. Trudeau lorsqu'il écrivait: «Les jeux sont faits au Canada : il y a deux groupes ethniques et linguistiques; chacun est trop fort, trop bien enraciné dans le passé et trop bien appuyé sur une culture-mère, pour pouvoir écraser l'autre. Si les deux collaborent au sein d'un État vraiment pluraliste, le Canada peut devenir le lieu privilégié où sera perfectionnée la forme fédéraliste du gouvernement, qui est celle du monde de demain. Mieux que le «melting pot» américain, le Canada peut servir d'exemple à tous ces nouveaux États africains et asiatiques, (...) qui devront apprendre à gouverner dans la justice et la liberté leurs populations poly-ethniques. Cela en soi ne suffit-il pas à dévaloriser l'hypothèse d'un Canada annexé aux États-Unis?... Le fédéralisme canadien est une expérience formidable, il peut devenir un outil génial pour façonner la civilisation de demain» (2).

Mais comment expliquer que les Canadiens français n'ont jamais adhéré que faiblement à cet idéal fédéraliste? Beaucoup d'explications ont été avancées par les tenants du fédéralisme : retard culturel, système d'éducation catholique produisant trop peu d'élites pour approvisionner les organes fédéraux, esprit de clocher, ethnocentrisme, etc. Plus sociologiquement se pose un problème d'identité nationale extrêmement complexe qui comprend certes certains des facteurs cités plus haut, mais qu’on pourrait traduire aussi bien en termes positifs: solidarité nationale, esprit communautaire, respect de la personnalité du groupe, etc.

Qui sont les Canadiens ? Anglais et Français, certainement pas. Quelles que soient leurs attaches culturelles avec leurs pays d'origine ils s'en veulent nettement distincts et se proclameraient plus facilement et plus exactement Anglais et Français d'Amérique du Nord. Sont-ils pour autant Américains ? Impossible de soutenir une telle affirmation, surtout en ce qui concerne les Canadiens français, que la langue, la vie culturelle, la religion différencient totalement des États-uniens, leurs voisins, sans cependant que s'y mêle aucune hostilité. On pourrait même constater fréquemment que le Canadien français se sent plus à l'aise aux États-Unis que dans le reste du Canada. Les rapports avec les États-Unis furent de bon voisinage, et chez leurs voisins les Canadiens français ne se sentent pas traités comme des citoyens de second ordre, ils sont en visite chez des voisins, sur pied d'égalité avec ce monde d'émigrants, à l'égard desquels ils ont même la satisfaction du droit d'aînesse. Finalement qui sont les Canadiens français? Des québécois, répondraient la plupart d'entre eux aujourd'hui, et ceci bien avant d'être des Canadiens, même si ce nom de Canadiens est leur propriété.

Mais cette identité comment la conserver ? Tel est bien le problème que beaucoup se posent. Les menaces sont réelles. Si, en effet, cette petite communauté s'est accrochée à ce sol et à ce climat ingrats, loin de sa terre d'origine, avec un profond sentiment d'abandon, si son taux de natalité exceptionnellement élevé lui a permis de résister à la pénétration de la population anglaise, et de couvrir les parties habitables de son immense territoire, si par son travail elle a finalement bâti une économie moderne, il n'en reste pas moins qu'elle n'y est parvenue qu'en faisant appel aux capitaux américains et anglais, qu'en s'ouvrant à des émigrants qui s'anglicisent rapidement, et qu'en réduisant son taux de natalité aux normes de la société industrielle. À long terme le Canada français peut-il survivre, deviendra-t-il de fait, sinon de droit, le 51e État des États-Unis? Telle est l'angoisse profonde d'un peuple qui a résisté, on ne sait par quelle extraordinaire énergie, à tout ce qui l'a si souvent menacé depuis trois cents ans. Mais jamais la menace ne fut si grande, bien que la résistance s'oriente plus au plan politique vers les Anglais, qu'au plan économique vers les Américains. Sans doute le politique est-il plus facile à saisir que l'économique. Et la menace que représentent les investissements américains est commune aux deux groupes : pour les uns et pour les autres, n'est-il pas tentant de participer au maximum de la prospérité la plus haute qu'aucune société ait connue jusqu'ici dans l'histoire?

La menace est cependant à la fois plus spécifique et plus radicale en ce qui concerne les québécois. C'est cette angoisse profonde et la vision de la complexité du problème qui anime le sociologue Fernand Dumont lorsqu'il écrit:

« Si je penche plutôt, pour ma part, vers la solution séparatiste, c'est - paradoxalement peut-être - par réaction contre tout nationalisme étroit, qu'il vienne d'ici ou d'Ottawa. Le Québec doit éviter tous les détours inutiles pour affirmer au plus vite sa présence au monde. L'épanouissement de nos valeurs culturelles propres et encore timides a besoin de grand air. La fécondité de notre archaïsme à nous ne se trouve ni dans l'opposition aux Canadiens anglais ni même aux Américains; elle passe par Paris, Bruxelles, Alger, Rabat, Tunis - par des réseaux géographiques où je ne vois pas la place d'Ottawa. Si le ministre fédéral des Affaires étrangères y perçoit la dissolution irrécusable du lien fédéral, il le déclarait récemment, je le regrette pour lui. Mais je ne peux que m'interroger, une fois encore, sur les attaches culturelles qui nous lieraient avec Winnipeg ou Toronto d'une manière si directe qu'il faudrait nous mettre d'accord pour définir ce qu'a de commun notre croissance culturelle et celle de la France ou de la Tunisie. Après tout, le Canada n'a que cent ans, et je voudrais le souligner à tel penseur fédéraliste qui saute si aisément du dix-neuvième siècle au vingt et unième. Si nous devons garder quelque lien avec Ottawa, et là-dessus je n'ai pas de convictions irréductibles dans un sens ou dans l'autre, notre seul critère, je le répète, devrait être le progressisme incontestable de la politique fédérale. J'ai déjà dit que je n'en aperçois pas les signes tangibles. Et je me demande même si les solidarités économiques du Québec ne sont pas plus universelles que celles que met ensemble, d'une manière tout hétéroclite, le gouvernement fédéral.

« Revenons à l'essentiel. De la coquille morte du nationalisme de naguère, les Canadiens français sont-ils capables de libérer leurs plus vieilles solidarités et d'en nourrir enfin un projet collectif qui puisse apporter sa petite contribution à l'édification de l'humanité? Alors seulement, nous aurons des raisons de perpétuer l'homme canadien français. Pour l'instant, et je l'avoue sans honte, j'en suis réduit, comme tout le monde, aux sentiments les plus élémentaires. Quand j'observe les piétinements et les contradictions de nos pouvoirs politiques, quand je m'enlise dans le marais de nos chicanes domestiques, quand je vois passer l'heure des options décisives dans tel ou tel domaine, je confesse mon plus profond pessimisme. Comme bien d'autres de ma génération, mon choix est fait, car s'annonce l'âge où on ne revient plus en arrière et où on s'obstine à des fidélités jalouses. Je continuerai de vivre, d'aimer, de rêver, d'écrire au Canada français. Je ne sais trop pourquoi. Pour ne pas trahir, en tout cas, quelque idéal obscur qui vient de mes ancêtres illettrés et qui, même s'il ne devait jamais avoir de clair visage, ramène au sens le plus désespéré de l'honneur.» (3)
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La sociologie n'est pas restée inactive ces dernières années au Québec. Le taux de croissance des Facultés de sciences sociales tant à l'Université de Montréal qu'à l'Université Laval à Québec est remarquable. À Montréal on est passé dans cette Faculté de 519 étudiants en 1962 à 1,767 en 1966/67. (1.623 étudiants en génie, 646 en droit, 530 en médecine). Mais parmi les sciences sociales la sociologie a occupé jusqu'à présent une place privilégiée dans le choix des étudiants. Les étudiants du département de sociologie de l'Université de Montréal, qui étaient au nombre de 100 en 1962 étaient passés à 382 en 1966.

Cette société en voie de rattrapage au cours de ces dernières années, fait appel à une population étudiante nombreuse et dynamique. Le syndicalisme étudiant est un phénomène qui a frappé tous les observateurs canadiens ou étrangers par sa vitalité, son originalité, sa force de frappe. Nul doute que se forment depuis quelques années des générations qui ne laisseront plus dormir les problèmes, le «bon-ententisme» n'est pas leur fort, ils ont appris dans leur action syndicale étudiante qu'on ne pouvait gagner une lutte sans moyens financiers, sans équipement organisationnel, sans de puissants moyens de communication de masses. Il est douteux qu'ils ne s'assurent pas des mêmes armes lorsqu'ils aborderont le règlement des questions sociales et politiques restées pendantes depuis de trop nombreuses décennies. C'est eux sans doute qui sont les premiers porteurs de cette idéologie de participation et de développement dont parle Marcel Rioux dans son article, comme les forces syndicales sont porteuses d'une volonté de justice sociale radicale. En gros, comme l'explique M. Rioux, ce sont les nouvelles catégories professionnelles qu'on retrouve aux carrefours des actions novatrices visant à transformer les structures sociale, économique et politique du Québec.

Guy Rocher dans son article décrit ces nouvelles élites, trois particulièrement : les élites d'experts, les élites idéologiques et les élites symboliques. Les premières comprennent surtout les fonctionnaires d'un État qui s'est modernisé radicalement en quelques années, et une certaine élite d'hommes d'affaires qui s'efforce de constituer une bourgeoisie industrielle en périphérie des grandes compagnies anglaises ou américaines. C'est là un trait particulier de cette société hautement industrialisée que de ne posséder qu'une mince bourgeoisie industrielle. Ceci ne fait que renforcer et mettre en valeur l'action des autres élites. L'élite idéologique a conquis une place exceptionnelle soutenue bien souvent par de puissants mouvements sociaux. L'élite symbolique, celle des artistes, des chanteurs, des professionnels de la radio ou de la télévision, frappe aussi par sa vitalité et son originalité. Il n'est qu'à considérer le prestige d'un poète, chanteur, compositeur tel Gilles Vignault pour s'en rendre compte.

Le Québec est un pays catholique. La culture de ce pays constituait un tout qui le différenciait de l'univers anglo-saxon où il baignait. Si de nombreuses critiques furent adressées à ce catholicisme conservateur qui se nourrissait plus d'«Action française» que du «Sillon», il n'en constituait pas moins une des racines les plus profondes qui donnait sa permanence et son intégrité au Canada français. Mais l’Église a été prise elle aussi dans le mouvement de «rattrapage» du Québec et de Vatican II. Si les forces conservatrices y restent encore dominantes, les forces nouvelles s'y manifestent et c'est bien ce qu'indique l'article de Norbert Lacoste lorsqu'il s'attache à préciser la sociologie religieuse de Montréal. On comprend que ce peuple menacé dans sa personnalité la plus profonde ne soit pas prêt à mener des réformes d'un pas si accéléré qu'il menacerait les fondements historiques de la société.

Jacques Brazeau aborde le problème sous l'angle des relations linguistiques. Comme les idéologies, la religion, la langue est une des pièces maîtresses de cet ensemble culturel, c'est un des trois fondements de l'identité nationale souvent brimée, se détériorant dans la pratique quotidienne de l'anglais, éloignée très longtemps des définisseurs de la langue française, elle reste le véhicule premier et incontesté de la vie québécoise. Elle se trouve revitalisée, rajeunie à la fois par les apports de la France, qu'il s'agisse de la presse quotidienne française ou des hebdomadaires (depuis qu'ils sont acheminés par avion, il y a seulement trois ans). Mais aussi des accords culturels fort importants ont rénové les relations qui s'intensifient de mois en mois. La télévision, par des accords avec les réseaux français, belges et suisses, accentue ce mouvement. Finalement la venue ici d'élites d'experts et d'élites symboliques européennes de langue française redonne une souplesse et un élan à la langue. L'expression de ce mouvement se trouve sans doute dans les récents succès parisiens de chanteurs, de poètes et de romanciers québécois.

C'est ce mouvement dans la littérature qu'indique bien l'article de Jean-Charles Falardeau, collaborateur de l'Université Laval à ce numéro. Il est relié aux changements dans les structures sociales et aux mouvements politiques qui agitent la province depuis 1960. «Le Québec d'aujourd'hui, écrit-il, peut donner l'impression d'un jeune géant qui s'éveill».

Le dernier pilier de la société québécoise c'est sans nul doute le système familial. Colette Carisse indique quelle est l'évolution de l'institution familiale. Elle montre comment la fécondité des Canadiens français constitue ce qu'Alfred Sauvy a appelé un exemple historique d'une société ayant atteint un taux maximal de fécondité. Elle souligne ici cette volonté de modernité qu'on retrouve dans la dimension de la famille. Chez elle aussi on retrouve cette idée commune à presque tous les sociologues québécois, de préservation des valeurs qui firent la force de résistance de la société à ce qui l'entourait, mais en s'en servant comme tremplin vers des transformations qu'on souhaite radicales, nettement plus radicales que ce qui est proposé dans le reste de l'Amérique du Nord. Certains ont vu dans ce dernier fait l'avenir du Québec comme moteur de transformations sociales de la société nord-américaine.

C'est enfin de la question nationale que traite Philippe Garigue. Il souligne fortement comment depuis quelques années le nationalisme québécois s'est de plus en plus tourné vers le domaine économique. Il manifeste une volonté de reconquête des richesses naturelles qui a débuté par la nationalisation des compagnies d'électricité. La création de cette première grande compagnie québécoise l' « Hydro-Québec », oeuvre du gouvernement libéral de 1960, est le symbole omniprésent de ce que les Canadiens français, si longtemps étrangers à la vie industrielle, sont aujourd'hui capables de réaliser. Il indique un autre déplacement fort important, le passage de la définition de la société en tant que canadienne française qui s'étendait à tous les groupes francophones émigrés dans les provinces anglophones, à la définition de cette société en tant que québécoise, c'est-à-dire une unité non plus ethnique ou linguistique mais géographique support beaucoup plus solide d'une définition politique.
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Philippe Garigue termine son article en disant: La partie n'est pas jouée. C'est sans doute ce qui donne ce côté dramatique aux événements de la société québécoise. Nous sommes entrés mondialement dans cette double dialectique d'une unification des sociétés par la technologie, et d'une diversification croissante de ces mêmes sociétés auxquelles la technologie donne précisément le moyen de renaître et de s'affirmer. Le Québec est un exemple exceptionnel de ce double mouvement. C'est dans la mesure même de son rattachement à la technologie moderne qu'il affirme ses valeurs, sa culture, qu'il pèse de plus en plus dans le sens d'une destinée propre. Situation exceptionnelle aussi que cette société française restant dans un état d'infériorité à l'intérieur des structures d'une ancienne colonie anglaise. Société catholique dans un continent protestant (mais où les forces catholiques s'affirment de plus en plus depuis l'accès à la présidence de J.-F. Kennedy). Société dont les forces syndicales préconisent des programmes à contenu nettement socialiste, en contraste évident avec l'idéologie libérale du syndicalisme américain. Société dont le gouvernement opère des nationalisations et s'efforce de mettre en place les organes publics de planification dans le paradis du libre échange. Société dont les lettres et les arts brillent d'un éclat particulier, qu'on ne peut confondre avec les productions qui l'entourent. Culture chaude dans un univers puritain, comme le dit Marcel Rioux. Pays où le bifteck ne s'accompagne pas d'un milk shake mais d'un bon vin, comme le dit Gilles Vignault. Collectivité enfin de six millions d'habitants sur un territoire trois fois grand comme la France.

Pays d'émigrants qui veut survivre. Si dans le passé la crainte de l'étranger s'accompagnait d'une crainte de diffusion de valeurs exogènes et si dans le présent cette crainte est tout autant celle de la compétition professionnelle et économique, il n'en reste pas moins qu'en 1961, Montréal métropolitain comprenait, parmi ses 2,1 millions d'habitants, 18 % d'Italiens, d'Allemands, de Belges, de Grecs, de Juifs, de Hongrois, etc. C'est donc un pays qui s'est ouvert aux échanges culturels, qui ne craint plus d'affronter l'étranger, qui souvent l'appelle et souhaite sa coopération. Ceci aussi fait partie de la révolution qui s'opère. Les distances, que les transports aériens abolissent, multiplient les occasions de contact, et le Premier ministre du gouvernement actuel, Daniel Johnson, déclarait récemment qu'il estimait tout à fait justifié que le Québec obtienne une représentation séparée dans les organismes internationaux, tel l'O.N.U., à l'instar de l'Ukraine et de la Bielorussie. Une vocation internationale du Québec se dessine de plus en plus qui n'est que l'expression extérieure d'une mutation interne extrêmement rapide dont ce numéro spécial indique quelques points de repère significatifs.
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Les Québécois se sont souvent sentis une certaine affinité avec la Belgique. C'est un pays où deux groupes ethniques cohabitent. Il y a une question linguistique en Belgique comme il y en a une pour les québécois. Mais cette ressemblance est complexe. Ce qui fait le contact facile entre Belges et québécois c'est, pour une partie des premiers, leur appartenance à la culture française tout en étant politiquement distincts de la France. Mais si la culture les rapproche des Wallons, un catholicisme profondément enraciné et une situation d'infériorité les rapprochent des Flamands. Sans doute qu'un Wallon ayant eu peu de contact avec la population flamande, comprendra infiniment mieux les aspirations historiques de celle-ci lorsqu'il se sera intégré au Canada français et qu'il ressentira la brimade de sa langue et de sa culture par un autre groupe ethnique. Flamands et québécois ont à l'égard des Wallons et des Canadiens anglais beaucoup de revendications communes, Mais la comparaison est plus complexe encore lorsque les Wallons, se retrouvant à leur tour minoritaires, reprennent à leur compte les revendications traditionnelles des Flamands ! Les québécois, quant à eux, sont restés un groupe numériquement, économiquement et politiquement minoritaire.

Mais la Belgique est une société industrielle comme le Québec, beaucoup plus autonome économiquement, mais menacée à son tour par la mainmise de capitaux étrangers. L'une et l'autre des sociétés enfin sont traversées par des mutations sociales, dont certaines sont évoquées dans ce numéro.

Au total, la comparaison reste difficile, mais elle est possible sur de nombreux points et ce numéro, grâce à la grande obligeance et sympathie des sociologues belges, en est l'amorce.

Notes:

1 FARIBAULT, Marcel : « Une nouvelle constitution : nécessité et critères », Le Devoir, 30 juin 1967.
2 TRUDEAU, Pierre Elliot : « La nouvelle trahison des Clercs », Cité Libre, avril 1962.
3 DUMONT, Fernand, “ Y a-t-il un avenir pour l'homme canadien-français ? ”, Le Devoir, 30 juin 1967.


Retour au texte de l'auteur: Jacques Dofny, sociologue (1923-1994) Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 31 décembre 2003 19:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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