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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édiUne édition électronique réalisée à partir du texte de Bernard Dionne, “La fin d’un mythe… Gui Caron et les révélations de Khrouchtchev sur l’U.R.S.S. EN 1956.” Un article publié dans le livre de Robert Comeau et Bernard Dionne, LE DROIT DE SE TAIRE. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, pp. 338-365. Montréal: VLB Éditeur, 1989, 545 pp. Collection: Études québécoises. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 novembre 2010 de publier tous ses écrits publiés il y a plus de trois ans dans Les Classiques des sciences sociales.]

[338]

Bernard DIONNE

La fin d’un mythe…
Gui Caron et les révélations
de Khrouchtchev sur l’U.R.S.S.
en 1956
.”

Un article publié dans le livre de Robert Comeau et Bernard Dionne, LE DROIT DE SE TAIRE. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, pp. 338-365. Montréal: VLB Éditeur, 1989, 545 pp. Collection: Études québécoises.

Des communistes québécois dans la guerre froide
Le choc du XXe Congrès
La démission de Caron
La lutte pour le pouvoir
L'éclatement du Parti au Québec


Le 14 octobre 1956, les militants s'entassent fébrilement dans une salle de la rue Mont-Royal, près de l'avenue du Parc à Montréal, pour entendre Tim Buck raconter ce qu'il a vu et entendu lors de son voyage de deux semaines en Union soviétique. L'émotion étreint ces gens qui ont dédié leur vie à la cause du communisme et qui ont appris en juin 1956, lors de la parution du rapport de Nikita Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti communiste russe, que l'U.R.S.S. sous Staline n'avait pas été précisément le paradis de la justice et du progrès qu'on leur avait vanté depuis leur adhésion au mouvement communiste. Révoltés par le contenu de ces révélations, ces hommes et ces femmes n'ont pas accepté les explications simplistes mettant tout sur le compte du « culte de la personnalité de Staline » et ils veulent qu'on leur dise comment tout cela - les purges, les « violations de la légalité socialiste », les déportations massives, les exécutions sommaires et le harcèlement des minorités nationales et en particulier des Juifs - a pu se produire en U.R.S.S., « Etat du peuple tout entier » selon les formules officielles.

Aussi, quand Tim Buck se lève pour donner à l'assemblée son propre rapport du voyage, Gui Caron et les autres s'avancent encore un peu sur leur chaise pour mieux entendre ce que le chef des communistes canadiens depuis plus de 25 ans allait leur [339] dire pour leur faire avaler « ça ». Fidèle à lui-même, Buck dit qu'à son point de vue, les explications fournies par les camarades soviétiques sur le « culte de la personnalité » en U.R.S.S. sous Staline sont amplement suffisantes : le seul fait d'en avoir révélé l'existence témoigne de la volonté de changement dans le Parti communiste russe et de la supériorité du système socialiste sur le système capitaliste. Maintenant, ayant obtenu les éclaircissements nécessaires et les garanties que de tels crimes ne pourraient plus se reproduire, dès lors que la légalité socialiste était restaurée en U.R.S.S., Buck appelle de nouveau les militants à se serrer les coudes et à se tourner résolument vers leurs tâches politiques canadiennes. Devant une foule incrédule, en colère et très agitée, Buck prétend même que les communistes canadiens n'ont pas le droit de critiquer les communistes russes et qu'il faut dès maintenant se remettre au travail...

Dans la voiture qu'il conduit, le lendemain matin, en direction de l'aéroport de Montréal, Gui Caron est encore sous le choc de l'assemblée de la veille. « J'ai demandé à Buck de m'expliquer ce qu'il en était. Il ne m'a pas répondu : il agissait comme un loyal soldat. La lutte était dure et elle exigeait que l'on suive la stratégie venant du centre. S'il n'a pas répondu, c'est peut-être qu'il sentait que j'avais déjà cessé de partager cette conviction [1]. » Depuis qu'il a pris connaissance des révélations du rapport secret de Khrouchtchev, le monde a basculé dans la tête de Caron. Il a tenté, au cours des six derniers mois, de comprendre comment on avait pu en arriver là en U.R.S.S. et dans le Parti communiste canadien ; comment on avait pu commettre les pires crimes au nom de son idéal, au nom du communisme, et comment on avait systématiquement camouflé ces faits aux yeux des militants. Mais aujourd'hui, il ne voit plus comment il pourrait continuer à militer dans ce Parti, maintenant que Buck lui-même mettait fin à tout processus de remise en question. Après avoir reconduit Buck à l'aéroport, Caron s'arrête une heure pour réfléchir, puis il se rend à une réunion de la direction provinciale du Parti pour donner sa démission en tant que chef et en tant que membre des communistes québécois.

Comment en était-on arrivé là ? Comment les Gui Caron, Joe Salsberg, Stanley Ryerson, Henri Gagnon, Pierre Gélinas, [340] Camille Dionne, Danielle Cuisinier et autres vécurent-ils cette crise sans précédent dans l'histoire du mouvement communiste international, la crise du mythe de l'U.R.S.S. ?


Des communistes québécois dans la guerre froide

Les communistes n'eurent jamais la vie facile au Québec. La « loi du Cadenas », en vigueur depuis 1937, permettait aux forces policières de saisir le matériel de propagande du Parti, tels les journaux Clarté, Canadian Tribune et Combat ; de fermer les locaux du Parti ; de perquisitionner et de cadenasser les résidences privées ; d'interdire les réunions. La Loi sur les mesures de guerre força le Parti à changer de nom en 1943 : le Parti ouvrier-progressiste (P.O.P.) allait maintenant diffuser la pensée communiste au pays.

La victoire du député Fred Rose à l'élection fédérale partielle de 1943, puis à l'élection fédérale générale de 1945, dans Montréal-Cartier, créa un certain temps l'illusion que le Parti élargissait son influence au Québec. Mais la violente campagne anticommuniste, qui déferla dans le mouvement syndical au cours des années 1947-1954, Ôta au Parti ses racines dans la classe ouvrière. L'inculpation et le procès de Fred Rose, Raymond Boyer, Sam Carr et d'une quinzaine de personnes pour espionnage en 1946 discrédita le Parti au Québec.

D'autre part, le Parti s'affaiblit considérablement lorsque en 1947, plus d'une centaine de militants francophones regroupes autour d'Henri Gagnon et d'Évariste Dubé, ancien président national du Parti communiste canadien, quittèrent la salle où se tenait le 5e Congrès du P.O.P. québécois en raison de son orientation centralisatrice et fédéraliste.

C'est dans ces conditions que Gui Caron assuma la direction du P.O.P. au Québec de 1946 à 1956. Caron avait adhéré au Parti en passant d'abord par les « Jeunesses communistes ». Issu d'un milieu petit-bourgeois, il n'en était pas moins marqué par les effets de la crise économique autour de lui. « Des milliers de personnes ne recevaient presque rien, dépendant de la charité [341] de Saint-Vincent-de-Paul ou du curé de paroisse. Ça n'avait pas de sens. Les gens ne travaillaient pas et n'avaient rien à manger ! » Il lui est apparu, au fil de ses lectures et de ses conversations avec des étudiants à l'université McGill, qu'il y avait deux endroits au monde où les gens travaillaient : l'Allemagne et l'U.R.S.S. « Entre les idéaux répugnants du nazisme qui prenait les juifs comme bouc émissaire de la crise et les idéaux du communisme qui m'apparaissaient généreux, le choix était logique. »

C'est ainsi que, pour le jeune Caron, le marxisme répondait à une soif de connaissance et mettait de l'ordre dans le chaos de l'Histoire et dans la réalité trouble des années trente. Les « Jeunesses communistes » et le Parti lui procureront un milieu chaleureux qui, en l'accueillant au cours de l'hiver 1938, comblera le vide idéologique familial qu'il avait ressenti jusque-là.

Au cours de la première phase de la guerre, alors que le Parti s'opposait à l'engagement du Canada contre l'Allemagne en raison du pacte germano-soviétique, Caron dirigera le journal La Voix du peuple avec des nationalistes québécois également opposés à l'entrée en guerre du Canada. Puis, lorsque le Parti soutint l'effort de guerre après l'invasion nazie de l'U.R.S.S., le 22 juin 1941, Caron sortit de la clandestinité et fonda le journal La Victoire, s'enrôla dans l'armée en avril 1942 et devint lieutenant d'artillerie. Il fut d'ailleurs décoré, avec nul autre que Pierre Sévigny, par le gouvernement polonais en exil.

De retour au pays il est élu secrétaire du P.O.P. au Québec en 1946. À ce moment-là, les 1500 membres du Parti se répartissent en trois groupes à peu près égaux : les Canadiens français sont en majorité des chômeurs et des ouvriers ; le groupe juif est composé d'un tiers d'ouvriers et de deux tiers de petits hommes d'affaires et de professionnels ; enfin, le groupe slave est principalement composé d'ouvriers ukrainiens extrêmement attachés à l'U.R.S.S. et au Parti communiste. La structure du Parti est relativement simple : le comité provincial, ou l'exécutif, comprend de quatre à huit dirigeants élus en congrès par les délégués des clubs. Ces clubs forment l'organisation de base du Parti : ils regroupent les membres selon leur quartier, leur lieu de travail, leur origine ethnique ou leur profession. Des structures régionales à Montréal et à Québec coordonnent le travail des militants. Le Parti a une dizaine de permanents salariés, révolutionnaire à temps plein, et Gui Caron est de ceux-là, essayant

[342]

Photo 22.

Assemblée du PC à Montréal, 1944-1945 :
A.B. Rosenberg (frère de Fred Rose), Michael Buhay,
Robert Haddow, Guy Caron, Fred Rose et Harry Binder
.


[343]

de faire vivre sa famille avec un salaire qui passe entre 1946 et 1956 de 10$ à 46$ par semaine !

Géographiquement, le Parti est concentré à Montréal où vivent les militants slaves, juifs, anglophones et plus de la moitié des militants francophones. Les sections Saint-Louis, Saint-Jacques, Sainte-Marie, Maisonneuve et Rosemont semblent avoir été les plus dynamiques avec les sections juive et slave et la section anglophone. Le comité de ville de Québec était aussi très actif et le Parti comptait des clubs en Abitibi et dans les Laurentides. Les jeunes, les intellectuels, les professionnels et les syndicalistes pouvaient être regroupés dans des sections spécifiques ou dans des commissions spéciales, respectivement la Ligue des jeunes communistes, la commission politique ou commission du programme, la Section « I » qui permettait aux professionnels désirant garder l'anonymat de militer dans un cadre semi-clandestin, et la commission syndicale qui regroupait des militants tels que Bob Haddow, Alex Gauld, Jean Paré et plusieurs autres.

De quatre à six dirigeants du Parti au Québec siégeaient au Comité national (C.N.) parmi une cinquantaine de membres : ce comité est l'équivalent du Comité central dans la structure habituelle des partis communistes. Un membre ou deux siégeaient au Comité exécutif national (C.E.N.), équivalent du Bureau politique, composé d'environ treize membres. En général, la direction nationale de Toronto veillait à ce que le travail des communistes québécois se fasse dans le respect de la ligne politique du P.O.P., et il revenait à Fred Rose, puis à Stanley Ryerson, de faire le lien entre les deux paliers de direction. Les militants québécois se plaignaient souvent que les thèmes des campagnes politiques leur étaient imposés de Toronto, selon les objectifs généraux du mouvement communiste international ou de la politique extérieure soviétique ; mais comme le signale Gui Caron, « ils ne fonctionnaient pas par décret, ça c'est une conception vulgaire, ils nous convainquaient... »

Durant ces années, le travail d'un militant communiste consistait pour une bonne part à ramasser des fonds pour le Parti, à assister à d'interminables réunions pour assimiler et mettre en pratique la ligne du P.O.P., à essayer de faire élire quelques candidats communistes aux diverses élections, à militer dans les syndicats ouvriers et à faire signer des pétitions pour [344] la paix et l'indépendance du Canada, contre la prolifération des armes nucléaires, etc. Parfois le Parti obtenait des résultats fort intéressants, lors des victoires de Fred Rose bien sûr, mais aussi en 1948, lorsque Gui Caron obtint 5 000 votes dans Montréal Saint-Louis.

Aux élections québécoises de 1956 par exemple, le P.O.P. présenta trente-deux candidats pour défendre la ligne du Parti et attaquer l'abandon des ressources naturelles de la province aux mains des Américains par le gouvernement Duplessis. Le caractère majoritairement ouvrier, prolétarien, des communistes québécois ressort clairement dans la biographie de ces candidats que proposait Canadian Tribune à ses lecteurs. On y apprend ainsi, outre le fait que Gui Caron est un descendant de Louis-Joseph Papineau, que Wilfrid Terreault, candidat dans Trois-Rivières, est un papetier, socialiste depuis 1912 ; que Robert (Bob) Haddow est un machiniste, Henri Gagnon un électricien ; que Gérard Fortin a été marin et bûcheron, président de l'Union des bûcherons du Québec ; que Lucien Senneville est un charpentier ; que Dave Ship, gérant du Canadian Jewish Weekly, a milité à l'exécutif du syndicat des ouvriers du vêtement pour dames ; que Jeannette Brunelle (Jeannette Walsh) est une ancienne couturière ; que Camille Dionne qui se présente dans Maisonneuve est un ancien charpentier ; que Joseph Duchesne, ex-président du syndicat des chaudronniers à la Vickers, est actif dans le mouvement communiste depuis 1935 ; que le candidat dans Montréal Sainte-Marie, Eugène Casault, est également un charpentier ; que Jacques Rouleau, candidat en Abitibi-Est, est un électricien, ex-membre actif des U.E. ; que Ken Perry, qui se présente dans Montréal-Verdun, a été successivement ouvrier dans le caoutchouc, l'acier et la construction avant de militer pour les droits des vétérans de l'armée canadienne ; que Jean Lecavalier (Richelieu), Joseph Forget (Kénogami-Jonquières), Frank Brenton (Westmount-Saint-Georges) et Roger Messier (Québec-Est) étaient respectivement marin et ouvrier de la construction, papetier, organisateur pour l'Office Workers Union et encore marin [2].

[345]

Dans le contexte de la guerre froide, du maccarthysme, de la chasse aux sorcières, de la (loi du Cadenas » et des purges anticommunistes dans les syndicats, il va de soi que les militants communistes se sentaient continuellement en état de mobilisation pour la cause du socialisme, transportés par un idéal qui, au moins à l'étranger, donnait de beaux fruits : en 1956, pas moins de treize États se réclamaient du socialisme, et la Chine et l'U.R.S.S. opposaient une formidable force de frappe au bloc capitaliste. C'est dans ce contexte que s'ouvrit le XXe Congrès du Parti communiste soviétique en février 1956, un peu moins de trois ans après la mort de Joseph Staline, le « petit père des peuples »...


Le choc du XXe Congrès

C'est dans la nuit du 24 au 25 février 1956 que Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Comité central du Parti communiste russe, lut le célèbre « rapport secret » sur le « culte de la personnalité » en U.R.S.S. Véritable réquisitoire contre le stalinisme, le rapport ne se contentait pas de dénoncer abstraitement les violations de la légalité socialiste, les atteintes à la démocratie au sein du Parti et de la société soviétique, les erreurs théoriques, économiques et militaires de Staline et les génocides de minorités nationales, mais il donnait des faits, des chiffres, bien que de façon incomplète, concernant les exécutions sommaires et les procès truqués de centaines de milliers de communistes soviétiques et étrangers pendant la période 1934-1956.

C'est ainsi que les délégués horrifiés apprirent que 850 000 communistes russes furent arrêtés et que plusieurs centaines de milliers d'entre eux furent exécutés après des parodies de procès où les aveux étaient extorqués sous la torture. Que 98 des 139 membres du Comité central du Parti furent fusillés en 1937 et en 1938 ; que 1 108 des 1 966 délégués au XVIIe Congrès de 1934 furent jetés en prison ; que d'éminents communistes, pour la plupart d'anciens compagnons de Lénine, furent sauvagement torturés et exécutés. Qu'au cours de la Seconde Guerre mondiale [346] un million de personnes furent arbitrairement déportées sur ordre de Staline, car elles appartenaient à des minorités nationales soupçonnées de collaborer avec l'Allemagne nazie. Que les purges frappèrent des millions de citoyens soviétiques, au mépris le plus total des droits humains.


De plus, le rapport mettait à nu le culte effréné de la personne de Staline que le Parti avait édifié en près de trente ans de pouvoir absolu. Les exemples de ce culte sont trop connus pour qu'il convienne de s'y arrêter ici [3].

La plupart des dirigeants du mouvement communiste international prirent connaissance de ces faits au cours de rencontres privées avec des responsables soviétiques. Jamais, même encore à ce jour, les Soviétiques n'ont publié ce rapport secret. Les membres du P.O.P. connaîtront pourtant une partie du rapport lorsque le State Department américain le rendra public et que le New York Times le publiera en juin 1956. En U.R.S.S. même, le contenu du rapport fut révélé au cours d'assemblées pour les membres du Parti, mais il ne fut pas publié [4] et les seuls effets tangibles qu'il eut, en ce pays, se limitèrent à quelque milliers de réhabilitations « à titre posthume » des victimes du stalinisme, de même qu'à un adoucissement de la chasse à la dissidence.

D'autre part, les rapports officiels de Khrouchtchev et de Malenkov, à ce congrès, mirent de l'avant les thèses de la possibilité d'un passage pacifique au socialisme dans certains pays développés et de la coexistence pacifique entre régimes socialiste et capitalistes [5]. Quant aux relations entre partis communistes, elles devaient être maintenant marquées du sceau de l'égalité et [347] de la fraternité, et les références au « Parti-guide » se firent de plus en plus rares, d'autant plus que le Kominform, bureau d'information communiste ou organe de liaison entre partis communistes au pouvoir, sera aboli en avril 1956.


Au Canada, la direction de Parti convoqua une réunion du Comité national en mai 1956, au retour de Tim Buck de l'U.R.S.S. Pour la direction, toujours optimiste, la situation politique offrait « de nouvelles perspectives pour les communistes canadiens avec l'édification d'un système d'États socialistes aux côtés de l'U.R.S.S., l'imminence d'une crise du monde capitaliste » et les possibilités nouvelles d'alliance que l'on croyait déceler dans la conjoncture politique canadienne avec les socialistes de la C.C.F. Cette perspective euphorique tranchait rigoureusement avec la réalité d'un P.O.P. pratiquement absent de la scène politique et de plus en plus isolé au sein de la population. Quoi qu'il en soit, la direction cherchait manifestement à enjoliver la situation d'ensemble pour éviter les terribles implications des révélations de Khrouchtchev sur le moral des communistes canadiens. C'est pourquoi elle choisit, dans un premier temps, de lancer un appel à la lutte contre le dogmatisme et le sectarisme au sein du P.O.P. et reprit à son compte les thèses du rapport secret contre le culte de la personnalité [6].

Il faut dire cependant que cette direction était profondément divisée entre les staliniens et les « révisionnistes », les premiers cherchant à ménager la mémoire de Staline et à étouffer le débat, les seconds s'interrogeant sur les causes d'une telle perversion du socialisme que représentait maintenant pour eux le stalinisme. Très significativement, c'est au cours de la réunion de mai du C.N. que J.B. Salsberg fut élu à l'exécutif du Parti d'où il avait été exclu en 1953 à cause de ses positions « sionistes ». Selon la version officielle du Parti communiste canadien, Canada's Party of Socialism, les « révisionnistes » étaient même en majorité au sein de l'exécutif pendant l'été 1956. Les historiens du P.C.C. vont même jusqu'à dire que « leur critique du culte de la personnalité masquait leur antisoviétisme [7] ».

[348]

Photo 23.

Les chefs du mouvement communiste québécois durant la guerre : Harry Binder, Oscar Roy, Gui Caron, Évariste Dubé, Robert Haddow et Daniel Longpré. Archives François Touchette.

[349]

Ce débat se reflétait évidemment dans la presse du Parti, dans le journal Canadian Tribune. Le directeur de l'éducation, Norman Freed, l'organisateur national, Leslie Morris, et le chef de la propagande, Stanley Ryerson (encore à Moscou où il passera une bonne partie de l'année pour des raisons de santé avant de revenir vers la fin du mois d'octobre), mettent l'accent sur les grandes victoires de l'U.R.S.S. depuis le XIXe Congrès ; Ryerson dira même, en parlant de l'U.R.S.S., qu'il s'agit d'un « État où le peuple travailleur dirige [8] ». Lorsque, pour le premier mai, Tim Buck revient enfin de l'U.R.S.S., il doit révéler aux autres dirigeants que les Soviétiques lui avaient lu une version intégrale du rapport Khrouchtchev dans sa chambre d'hôtel au cours d'une session-marathon qui avait duré dix heures d'affilée ! Mais les membres s'impatientaient : un lecteur de Toronto signalait le 14 mai que l'organe communiste américain New York Daily Worker discutait du XXe Congrès depuis plus d'un mois ; Charles MacDonald, un lecteur de Verdun, s'en prenait à l'incompétence du Canadian Tribune et au style « business as usual » des chefs Morris et Freed. « Nous aussi nous devrions avoir plus de démocratie interne dans le Parti ! Nous aussi nous avons souffert du culte de la personnalité ! » écrivait-il dès le mois de mai 1956 [9]. Un autre lecteur demandait. « Que faisaient Khrouchtchev, Molotov, Boulganine, Malenkov et les autres pendant la terreur stalinienne [10] ? » André Ryerson, de Montréal également, et D.W., du club Notre-Dame-des-Neiges, se disaient « choqués de la trahison incroyable de la justice socialiste en U.R.S.S. durant les 20 dernières années, et choqués de la façon dont la direction du P.O.P. et de Canadian Tribune a abordé cette affaire [11] ». Frank Arnold, un des membres de la direction du P.O.P. québécois qui démissionnera plus tard avec Gui Caron, parle d'un « horrible cauchemar » et exige que des réponses adéquates soient fournies sur la « suppression de la culture juive en [350] U.R.S.S. [12] ». Un autre membre de cette direction, Norman Nerenberg, osera poser la question : « Est-ce que les crimes, distorsions et répressions révélés par le rapport Khrouchtchev sont une partie inhérente et inévitable du socialisme [13] ? » Comme on peut le constater, beaucoup de membres n'étaient pas prêts à accepter n'importe quelle explication de la part de leurs dirigeants, et ce, dès le mois de mai 1956 !

Finalement, ce n'est qu'au mois de juin que les membres purent prendre connaissance du contenu du rapport Khrouchtchev dans le Montreal Star puis dans le Canadian Tribune qui le reproduisit intégralement le 18 juin 1956. La direction semblait alors prête à ouvrir une large discussion sur le rapport et ses implications quant à la vie interne du P.O.P. lui-même. Mais cette libéralisation sera rapidement étouffée par Buck [14]. La position de ce dernier était relativement précaire dans un pareil contexte : n'avait-il pas lui-même fait l'objet d'un certain culte de la personnalité dans les rangs du P.O.P. et n'avait-il pas largement encouragé celui de Staline ? Ne voyait-il pas, par ailleurs, que les révélations contenues dans le rapport Khrouchtchev risquaient de décevoir bon nombre de militants et de travailleurs à propos de Staline et du système socialiste ?

Mais il semble que, dans un premier temps, Buck ait laissé s'exprimer la critique des membres, par choix ou vraisemblablement parce que la pression à la base était trop forte. Selon Gui Caron, « il y a eu une période d'environ dix jours où Buck a accepté que le P.O.P. canadien exprime publiquement un certain désaccord avec les vues du P.C. soviétique concernant les fautes de Staline. Ce sont les dix jours pendant lesquels le P.C. français s'était permis cette liberté. Lorsque le P.C. français s'est ressaisi en disant avoir reçu des « explications satisfaisantes » des [351] dirigeants soviétiques, Buck en est revenu à la primauté de la solidarité, excluant tout désaccord public avec le P.C. soviétique ».

Vers la mi-juin, l'exécutif du Parti fit circuler un projet de lettre à envoyer au C.C. du Parti soviétique qui exprimait la vive insatisfaction du P.O.P. sur les explications fournies par Khrouchtchev sur les causes réelles des violations de la démocratie socialiste par Staline de 1934 à 1953. Selon l'exécutif, Khrouchtchev n'avait fourni aucune explication réellement marxiste des circonstances ayant permis à Staline d'exercer un pareil pouvoir en U.R.S.S. On questionnait ouvertement les autres membres du Bureau politique du temps de Staline, leur faiblesse devant Staline, leur responsabilité collective, et on se demandait comment concilier l'idée que le socialisme s'édifiait en U.R.S.S. pendant que des milliers de communistes y étaient tués ou emprisonnés et que la peur avait remplacé la démocratie. De plus, l'exécutif critiquait la « naïveté » de Khrouchtchev qui avait cru pouvoir garder secret son rapport, alors que sa publication dans la presse bourgeoise avait placé les communistes du monde entier dans une situation pour le moins inconfortable.

Qualifiant la situation en U.R.S.S. de « calvaire de sang et de souffrances » sous Staline, l'exécutif tirait les conclusions qui s'imposaient, après le XXe Congrès. Il fallait d'abord restaurer le principe de l'égalité entre les « partis frères ». De plus, la voie soviétique n'était plus la seule voie menant au socialisme : chaque parti pouvait contribuer à enrichir la théorie et la pratique du socialisme. Le Parti soviétique devrait fournir davantage d'explications aux autres partis sur les crimes de Staline. La direction du P.O.P. allait même jusqu'à s'autocritiquer pour avoir tardé à tirer les leçons du XXe Congrès, signalant qu'une trop grande dépendance du P.O.P. par rapport au P.C. soviétique en était probablement la cause. La deuxième partie de la lettre insistait sur la question juive en U.R.S.S. et sur l'usage de la peine de mort comme solution aux crises politiques [15].

[352]

De plus, dans un document préparatoire au congrès national du P.O.P., l'exécutif exhortait les membres à débattre de toutes les questions théoriques et pratiques concernant le Parti, y compris le concept sacré de la dictature du prolétariat et il concluait sur un appel à faire du P.O.P. un authentique Parti des socialistes canadiens [16].

Au même moment, le célèbre dirigeant du Parti communiste italien, Palmiro Togliatti, avançait ses thèses sur l'absence d'une analyse marxiste du phénomène stalinien, la bureaucratisation de l'État soviétique et le « polycentrisme » dans le mouvement communiste international, au cours d'une entrevue qu'il accorda à la revue italienne Nuovi Argumenti. La brèche ouverte par Khrouchtchev dans l'édifice du stalinisme risquait maintenant de provoquer l'écroulement de tout l'édifice.

C'est pourquoi la direction soviétique décida-t-elle de mettre au pas les contestataires et d'endiguer le flot des critiques. Dès le 30 juin, le Comité central rendit publique une mise au point condamnant ceux qui critiquaient les Soviétiques et qui laissaient croire que toutes les explications n'avaient pas été fournies par Khrouchtchev. Quelques jours plus tard, l'exécutif du P.O.P. approuvait cette position, à l'exception de Gui Caron et de J.B. Salsberg. Quelques mois plus tard, Buck expliquera que cette déclaration du C.C. du Parti communiste russe « a marqué le point où nous, en tant que Parti, devions revenir aux problèmes canadiens [17] ».

Mais il était déjà trop tard : trop de questions avaient été soulevées, trop peu de réponses avaient été données aux membres. Certains, exaspérés, en étaient même venus à remettre en question les concepts de base du Parti et de la théorie communiste : « Si le socialisme doit être édifié sur le sacrifice de milliers de gens innocents, écrit E.R. dans le Canadian Tribune, je ne veux pas en faire partie ! » et « Le centralisme démocratique tel que pratiqué par les marxistes est tout sauf démocratique. Il a empêché la liberté d'opinion dans notre Parti et nous a isolés de [353] nos familles, de nos amis et du peuple canadien [18]. Ce membre décrivait ensuite le P.O.P. comme une petite secte sans aucune racine dans le pays, comme une marionnette contrôlée par l’U.R.S.S.

Comment expliquer une pareille vague de mécontentement dans le Parti ? En France, dès que la position soviétique du 30 juin est connue, toute contestation publique prend fin. Au Canada et au Québec, il faut probablement regarder du côté de la composition ethnique du Parti pour comprendre l'ampleur de la crise. La très influente section juive avait une sensibilité à fleur de peau depuis la montée du fascisme, la Seconde Guerre mondiale et la création de l' État d'Israël en 1948. Ses militants furent horrifiés d'apprendre que des Juifs soviétiques, dont certains étaient venus au Canada recueillir des fonds pour l'U.R.S.S. pendant la guerre, avaient été exécutés et que la culture juive était brimée en U.R.S.S. comme l'avait affirmé Joe Salsberg au début des années cinquante. D'abord, il faut bien comprendre que, contrairement à la France, le P.O.P. ne pouvait, en aucune façon, prétendre exercer le pouvoir au Canada ou au moins l'influencer quelque peu. Réduit pratiquement à l'état de secte, il était normal qu'il devienne le lieu d'une bataille acharnée entre les tenants de l'orthodoxie et les contestataires.


La démission de Caron

Au début d'octobre, Tim Buck dirigea une autre délégation du P.O.P. à Moscou, comprenant Salsberg, Leslie Morris et William Kardash. Stanley Ryerson et William Kashtan étaient déjà à Moscou et ils assisteront aux entretiens avec Khrouchtchev, Ponomarev et Souslov. À son retour, la délégation dut affronter l'exécutif du Parti qui adopta, le 12 octobre, un texte favorable à la déstalinisation. Cette position s'accompagnait également d'une mise en garde à l'endroit du Parti communiste soviétique, à savoir qu'il devait éliminer complètement toutes les formes de violence à l'endroit des deux à trois millions de

[354]

Photo 24.

Manifestation à Montréal en 1952 contre le danger
d'une troisième guerre mondiale. Archives publiques du Canada
.


[355]

Juifs vivant en U.R.S.S. Encore là, Salsberg émit des réserves sur un texte qui lui apparaissait, sans doute, trop mièvre. Khrouchtchev lui-même n'avait-il pas déclaré que « là où des Juifs s'installent pousse une synagogue [19] » ? Le comité provincial du P.O.P. réagit très violemment à cette remarque « insultante (…) indigne d'un communiste [20] ».

Deux jours plus tard, l'exécutif envoyait Salsberg, Buck et Harry Binder à Montréal pour tenter de conjurer la crise. C'est le soir du 14 octobre que Buck dut affronter un auditoire en colère qui le chahuta à plusieurs reprises et qui n'accepta pas les explications qu'il lui donnait. Pour Buck, ceux qui interrogeaient le Parti communiste soviétique et qui critiquaient la direction du P.O.P. étaient tout simplement des éléments antipartis, antisoviétiques, qui ne cherchaient qu'à s'emparer de la direction du Parti pour mieux le liquider.

Pour Gui Caron, c'en était trop. Même si le rapport Khrouchtchev avait sérieusement ébranlé sa foi en l'U.R.S.S. comme modèle et comme mythe, il faut dire que cette foi avait subi antérieurement quelques défaillances hérétiques, entre autres lors des deux voyages qu'il effectua en Union soviétique au début des années cinquante. Au cours de l'un de ces voyages, arrivant d'Italie, de Pologne et de Tchécoslovaquie en 1950, Caron rédigea un article dans la Komsomolskaia Pravda sur la situation politique au Canada. « Lorsque le journal parut, raconte Caron, je me fis traduire l'article par Olga, mon accompagnatrice, et j'appris que les cheminots canadiens étaient en grève pour protester contre la participation canadienne à la guerre de Corée ! » Bien entendu, Caron n'avait rien écrit de tel dans son article, où la grève était décrite comme revendication économique. En colère, celui-ci demanda à rencontrer les dirigeants du journal des jeunes communistes et c'est au Kremlin, devant les quarante membres du comité central de la ligue du Komsomol et son président Shelepin (futur membre du Bureau [356] politique) que Caron eut à s'expliquer. « Je leur ai dit que pour que le socialisme triomphe au Canada, nous, communistes canadiens, devons être crédibles. Or, si un journaliste canadien met la main sur cet article et dit que moi, Gui Caron, j'ai écrit que les cheminots étaient en grève contre la participation canadienne à la guerre de Corée, je perds toute crédibilité ! » On expliqua alors à Caron qu'il était dans l'erreur car, « voyez-vous camarade Caron les cheminots canadiens sont en grève contre la participation canadienne à la guerre de Corée ». Il n'y avait rien à redire à cela. Mais ce genre d'événements et quelques autres, dont cette vision fantasmagorique d'un train bourré de prisonniers passant sur une voie ferrée adjacente vers une destination inconnue, avaient jeté un doute qui allait ébranler la foi du chef communiste québécois.

Pour Caron, les révélations du XXe Congrès avaient été un véritable choc et seul l'espoir, encore réel au printemps 1956, que le Parti canadien pourrait évoluer indépendamment du Parti soviétique l'avait retenu de remettre sa démission avant octobre. Mais lorsqu'il fut devenu évident que rien n'allait changer, il ne lui resta plus qu'à quitter ce Parti dans lequel il avait milité 18 ans. « Nous nous sommes dit : Que fait-on ? Peut-on gagner une majorité à un congrès ? Non car les Slaves étaient majoritaires et 'loyaux' à l'U.R.S.S. Et si on gagne, que faire ? Continuer ? Dissoudre le Parti ? » Telles sont les questions qui assaillaient les dissidents. Mais en fait, Caron et ses camarades étaient vidés, leur monde, leur idéal s'étaient écroulés et il ne servirait à rien de chercher à reconstruire le Parti qui avait véhiculé cet idéal, même si cela avait été possible. Et ce ne l'était pas.

Dans une lettre pathétique, Caron expliqua comment l'idéal d'une démocratie socialiste en U.R.S.S. l'avait soutenu au cours de ses 18 ans de militantisme au Parti et que cet idéal s'était effondré lorsque Khrouchtchev avait révélé « une réalité qui, du point de vue cruauté, est plus apparentée à l'absolutisme médiéval, à la Sainte Inquisition ou à la gestapo nazie qu'à autre chose [21] ». Écoeuré par le récit des crimes de Staline, Caron croyait partager une certaine responsabilité pour ces crimes puisqu'il avait, disait-il, contribué à les couvrir d'une certaine [357] manière. Il avait voulu transformer le Parti sur les trois points suivants : « D'abord mettre fin à la conception du mouvement communiste mondial monolithique [...]. Il faudrait briser une fois pour toutes la servilité idéologique envers le P.C.U.S. qui a caractérisé notre Parti » ; ensuite, « rejeter la conception étrangère de la démocratie avec laquelle nous sommes associes aux yeux du peuple canadien », c'est-à-dire la « dictature du prolétariat » et propager plutôt l'idée « d'une démocratie socialiste fondée sur les traditions parlementaires canadiennes » ; enfin, il fallait, selon Caron, « réviser la conception du rôle d'un Parti marxiste » et « rejeter l'idée de vouloir à tout prix dépasser la C.C.F. [22] ».

Mais les débats stériles de 1956 le convainquirent que le P.O.P. « ne peut pas être transformé en un parti socialiste véritablement démocratique et véritablement canadien [23] ». De plus, Caron constatait que le P.O.P. était lui-même aux prises avec « le problème du culte du chef national [24] ». Revenant sur la scission de 1947, il se disait convaincu que la direction, lui-même donc, avait agi de façon antidémocratique au congrès en déposant une proposition d'exclusion du groupe d'Henri Gagnon sans que cette question n'ait fait l'objet d'un débat préalable. Caron concluait sur « le fait incontestable que le prestige moral et politique de notre Parti au Canada ne cesse de diminuer » et que cela était dû « dans une très grande mesure à nos propres actions » et à « notre servilité conséquente, et parfois ridicule, à l'égard du P.C.U.S. [25] ». Enfin, il ne voyait pas comment le Parti, « presque complètement exclu des grands courants de la vie politique de notre pays [26] » pouvait avoir de l'avenir au Canada.

Effectivement, le Parti n'était plus que l'ombre de ce qu'il avait été au cours de la guerre et de l'immédiat après-guerre. Cette démission-surprise eut un effet incalculable sur le P.O.P. [358] québécois puisque cinq dirigeants suivirent Caron et signèrent la lettre, soit Norman Nerenberg, Ken Perry, Pierre Gélinas (éditeur du journal Combat), Harry Gulkin et Frank Arnold. Quatre de ces dirigeants québécois siégeaient au Comité national du Parti. Des centaines de membres allaient les imiter... Par ailleurs, Caron ne tomba pas dans l'anticommunisme et il ne convoqua aucune conférence de presse pour dénoncer le Parti. « Lorsque tu adhères par conviction et que tu quittes par conviction, tu te la fermes ! »


La lutte pour le pouvoir

La démission des six et l'intense agitation qui régnait dans les clubs du Parti forcèrent la direction à réunir le Comité national durant 12 jours consécutifs, du 28 octobre au 9 novembre 1956. Au début, le « leadership » de Buck fut ouvertement remis en question par un groupe de militants qui préconisaient la mise en place d'une direction collégiale et la démission de Buck comme chef national. Mais au cours de cette rencontre, les événements de Hongrie, l'intervention des chars soviétiques à Budapest, changèrent les données du problème dans le mouvement communiste international. La position rigide des Soviétiques en Europe de l'Est découragea les militants et confirma Buck dans son indéfectible attachement à l'Union soviétique. C'est finalement lui qui ressortit victorieux de cette épreuve de force entre orthodoxes staliniens et révisionnistes au sein du Comité national. L'exécutif au grand complet démissionna, provoquant l'élection des seuls partisans de Buck à la direction des affaires du Parti et le rejet de ceux que Buck appelait les « révisionnistes de droite ».

Par la suite, on se prépara pour le congrès national qui fut reporté de janvier à avril 1957. Norman Penner, Charlie Sims, J.B. Salsberg et Stewart Smith, tous militants de longue date dans le Parti, tentèrent bien de combattre le dogmatisme et le sectarisme du P.O.P. ; Salsberg appela même à la création d'un nouveau Parti de socialistes canadiens, indépendant du P.C.U.S., mais ce fut peine perdue.

[359]

La réplique vint de Buck, Morris et Ryerson : ce dernier s'en prit au groupe Smith-Salsberg qui, selon lui, rejetait l'internationalisme, professait rien de moins que l'antisoviétisme et défendait un nationalisme bourgeois (« boss-class nationalism [27] »). En tant que président du comité du programme au sein de la direction du Parti, Ryerson fut évidemment chargé de défendre l'orthodoxie marxiste-léniniste contre les affirmations d'un Penner, par exemple, qui réclamait « une nouvelle voie pour le marxisme au Canada qui soit fortement canadienne et démocratique [28] ». Pour Penner, la position de Ryerson illustrait bien l'intolérance, l'acceptation inconditionnelle de tout ce qui venait de l'U.R.S.S., l'opposition stérile à la C.C.F. et à l'action politique indépendante de la classe ouvrière canadienne [29].

En avril, peu avant le congrès national, la revue Clarté publia l'analyse d'un club de Montréal qui constatait la profonde démoralisation des membres et le dépérissement de l'organisation du Parti à Montréal. Pour ces militants, le dogmatisme de la direction, la croyance aveugle en l'U.R.S.S. et l'absence d'analyse concrète de la situation canadienne avaient empêché le Parti de maintenir ses positions dans la période d'après-guerre. Le document expliquait ainsi la situation :


Il n'y a cependant pas de doute que notre développement a été freiné par notre tendance à idéaliser et à dogmatiser le marxisme au lieu de l'enrichir et de l'approfondir en y greffant nos propres observations et expériences actuelles dans la lutte pour le socialisme au Canada. Notre style ennuyeux et dépourvu d'imagination, tant dans nos écrits que dans nos discours, un style rempli du jargon de 1848 et de 1917, bourré du verbiage soviétique contemporain ; notre approche froide et « politique » des gens ; nos prophéties incessantes sur le désastre économique qui nous guette, prophéties que nous répétons presque avec une satisfaction méchante ; notre peur des idées nouvelles, des débats


[360]

Photo 25.

Activistes du Parti au travail pour la paix, à Montréal,
au cours des années cinquante. Archives François Touchette
.



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ouverts et des points de vue non conformistes ; notre admiration et appui inconditionnels, sans aucun sens critique, de l'Union soviétique ; toutes ces pratiques non dialectiques, inhumaines et non canadiennes nous ont placés à part, nous ont éloignés de nos frères canadiens [30].


Le 6e Congrès du P.O.P. eut finalement lieu à Toronto, en avril 1957. Il réaffirma les grands principes marxistes-léninistes et réélut Tim Buck secrétaire général du Parti et les dirigeants suivants à l'exécutif : Leslie Morris, William Kashtan (actuel chef du Parti communiste canadien), John Weir, Alf Dewhurt, Sam Walsh (actuel chef du Parti au Québec), Danièle Cuisinier-Dionne, Edna Ryerson, Joshua Gershman, N. Clarke et J. Boyd [31]. Significativement, Stanley Ryerson ne se présenta pas à l'exécutif du Parti, pour des raisons de santé, mais il fut élu au Comité national, de même que Norman Penner qui s'y retrouva dans une position très inconfortable, pratiquement isolé. Il quittera le Parti quelque temps après, avec Salsberg, Harry Binder, Steve Endicott, Sam Lipshitz, A.A. MacLeod et Stewart Smith. Les principes étaient saufs, mais le Parti avait perdu pratiquement la moitié de ses membres et bon nombre de dirigeants expérimentés. Il n'allait pas se relever de ce coup fatal, au Canada comme au Québec.


L'éclatement du Parti au Québec

Dans un article publié dans Clarté en février 1957, Henri Gagnon dressait le bilan de la crise du Parti au Québec : « Dans Québec, les réactions au rapport Kruchev (sic) furent des plus violentes. Le Parti a littéralement fait explosion. La section la [362] plus importante de la direction provinciale résilia ses fonctions et plus de 200 membres quittèrent le Parti. [32] »

Pour Gagnon, qui faisait alors partie de la direction provinciale, il fallait combattre le sectarisme et le dogmatisme qui sévissaient dans le Parti. Il ne savait pas qu'il allait en être la prochaine victime dans un avenir rapproché. Car dans la section québécoise, la bataille idéologique faisait rage et divisait le Parti en deux clans irréductibles : le clan des fidèles « staliniens » orthodoxes et partisans de Tim Buck contre le clan des « révisionnistes ». Le premier comprenait Camille Dionne, membre du Comité national du Parti, Danièle Cuisinier-Dionne (qui sera élue membre de l'exécutif national du Parti en avril 1957) et Charles Lipton qui rédigera une Histoire du syndicalisme au Canada et au Québec, 1927-1959 fort connue, sans compter Gérard Fortin qui finira toutefois par rejoindre l'autre groupe et se dissocier du Parti en 1958 ; l'autre clan ralliait Henri Gagnon, Bob Haddow, Mike Patterson et John Switzman (celui-là même dont la cause aboutira au jugement consacrant l'inconstitutionnalité de la « loi du Cadenas » en 1957).

Ce débat s'étendit à tous les clubs, à toutes les sections du Parti et il engloba toutes les questions, y compris la question du sort des Juifs en U.R.S.S. qui divisa les sections juive et slave du Parti au Québec. Toutefois, trois questions semblent ressortir entre toutes : les causes de l'isolement du Parti, la réadmission du groupe de Gagnon dans le Parti en 1956 et la bataille pour le pouvoir dans le P.0.P. québécois.

Sur la ligne du Parti, deux tendances s'affrontaient : pour le groupe Dionne-Lipton, la prospérité relative que l'on connaissait au pays, depuis les années cinquante, expliquait l'embourgeoisement de la classe ouvrière et son absence de conscience de classe. En mettant ainsi l'accent sur des facteurs extérieurs tels que les conditions objectives et la guerre froide pour expliquer l'isolement du Parti, cette tendance évitait de fait la remise en cause des orientations fondamentales du Parti, qui ne pouvaient alors qu'être justes.

[363]

À l'opposé, le groupe de Gagnon, qui constituait alors la majorité au sein de l'exécutif provincial, voyait dans le Parti même les causes de son isolement grandissant : « Notre ligne politique était imposée d'en haut et appliquée mécaniquement par une minorité de membres. (...) Nos relations avec le peuple étaient caractérisées par le dogmatisme et la fatuité [33]. » Dans la même veine, Mike Patterson se lança dans un réquisitoire contre Danièle Cuisinier-Dionne qui incarnait à ses yeux le sectarisme dans le Parti : il écrivit dans Clarté un article incisif : « L'opportunisme doctrinaire : le désordre infantile du Québec [34] ». Pour John Switzman, la démission de Gui Caron et de ses cinq camarades constituait une « protestation devant la résistance au changement » dans le P.O.P. [35].

Le deuxième grand débat portait sur la réintégration du groupe de Gagnon au sein du Parti. En effet, au printemps 1956, les quarante militants de l'Université ouvrière avaient rejoint le Parti en signant une déclaration de principe reconnaissant la justesse de la ligne politique du P.O.P. Mais cette reconnaissance s’accompagnait de certaines « réserves », notamment sur la possibilité d'un passage pacifique au socialisme au Canada. Le groupe Dionne-Lipton reprochera longtemps aux « bavards » de l'Université ouvrière d'avoir osé émettre des réserves sur la ligne politique du Parti. Ils reprochèrent également à Gui Caron d'avoir invité Gagnon, au printemps 1956, comme observateur aux réunions du comité provincial, à l'insu de la majorité des membres.

C'est dans un climat tendu que les militants se préparaient au congrès national d'avril 1957, qui devait décider de l'avenir du Parti. Pour donner une idée de l'ampleur de cette division, qu'il suffise de mentionner que lorsque la Cour suprême du Canada déclara « la loi du Cadenas » ultra vires, en mars 1957, les communistes québécois oublièrent les années de batailles acharnées qu'ils avaient menées contre cette loi maudite entre [364] toutes, et tinrent deux réunions parallèles pour fêter sa disparition !

La lutte pour le pouvoir était dès lors inévitable. Elle s'amorça en avril 1957, lorsqu'un congrès des délégués québécois fut ajourné, faute de consensus. Le comité provincial décida alors d'en convoquer un autre les 14-15-16 juin 1957. Mais le 12 juin, Henri Gagnon annula le congrès, jugeant que l'atmosphère était peu propice à la réconciliation. Le comité provincial ratifia cette décision par un vote de 11 contre 9, ce qui provoqua la colère du groupe Dionne-Lipton. Ce dernier, parrainé par des membres de la direction nationale, décida alors de tenir le congrès avec la moitié des membres, d'élire un exécutif parallèle et d'adopter l'orientation suivante : « Pour un Parti d'action, orienté principalement vers le travail syndical, la formation et la consolidation des clubs du Parti parmi les ouvriers industriels [36] ». Ce faisant, les dissidents étaient certains d'avoir « rétabli le Parti communiste au Québec » contre ceux qui voulaient faire du P.O.P. une « université de bavards [37] » !

Prise au dépourvu par la tournure des événements, la direction nationale décida d'arbitrer le différend. Car pendant que la bataille faisait rage dans les rangs des communistes québécois, leur travail pratique stagnait dangereusement : la librairie du Parti à Québec avait fait faillite, le journal Combat qui paraissait irrégulièrement cessera toute publication en août 1957, et le Parti était absent de toutes les luttes ouvrières, en particulier de la célèbre grève de Murdochville. En fait, le Parti n'avait pu faire mieux que présenter un maigre trois candidats à l'élection fédérale de juin 1957, qui ne recueillirent que quelques centaines de voix.

Dans un rapport remis à la direction nationale du Parti, on faisait le point sans tenter de camoufler la réalité : « Personne ne niera la gravité de la situation après une année terrible de combats intenses et de démissions en cascades [38] ! » La direction imposa aux deux groupes la formation d'un comité mixte, le [365] recensement des militants et la tenue d'un congrès « d'unité » en décembre 1957. De 900 membres, la base militante du Parti était passée à trois ou quatre cents militants. Le congrès de décembre vit le triomphe de la tendance Dionne-Lipton et l'élimination du groupe Gagnon.

Ce dernier quitta de nouveau le Parti, au début de l'année 1958, et entreprit une nouvelle fois de regrouper les militants socialistes « non-alignés » dans une organisation ouverte, le Forum socialiste, qui réunira entre autres Mike Patterson, Gérard Fortin, Milton Achorn et Réginald Lauzier, anciens membres du P.O.P., et différents groupuscules de discussion concentrés à Montréal principalement. En travaillant avec des trotskystes et des sociaux-démocrates, ils donnèrent raison, en quelque sorte, aux purs de la tendance Dionne-Lipton qui demeurèrent dans le Parti, fidèles aux principes marxistes-léninistes... mais ils furent pratiquement les seuls à le savoir, car le Parti communiste sera quasi absent de tous les débats au sein de la gauche québécoise au cours des années soixante et soixante-dix, alors qu'il se fera doubler sur sa gauche par de nombreux groupes radicaux, maoïstes, trotskystes et felquistes qui lui contesteront avec succès le monopole du discours marxiste au Québec.

Le rêve d'une société plus humaine et plus juste, le rêve communiste, le rêve de Gui Caron et des autres s'est longtemps nourri du mythe d'une Union soviétique en transition vers le communisme. Tout comme le mythe d'une Chine purifiée de toute idéologie capitaliste a longtemps nourri l'imaginaire et la conscience révolutionnaire des jeunes maoïstes occidentaux des années soixante et soixante-dix. Mais les mythes se sont écroulés : ils n'ont pas survécu à la mort et surtout aux procès postmortem que l'on a dressés à Staline et à Mao Tsé-toung. Les véhicules de ces mythes, les Partis communistes, en ont évidemment subi les contrecoups, particulièrement dans les sociétés où, comme au Canada et au Québec, ils se heurtaient de front à une culture libérale qui n'admettait ni le modèle ni le discours du parti de type léniniste et où ils n'avaient pas réussi à représenter les aspirations d'une fraction significative de la classe ouvrière et du peuple travailleur.



[1] Entrevue réalisée avec Gui Caron, octobre 1983.

[2] Canadian Tribune (14 mai 1956).

[3] Voir à ce sujet Le rapport Khrouchtchev et son histoire de Branko Lazitch, Paris, Seuil, 1976, coll. Points d'histoire, qui contient le texte du rapport traduit par le journal Le Monde, en 1956, et revu par l'auteur. On consultera également le recueil de textes présenté par Roger Martelli, 1956, Le choc du 20e congrès du P.C.U.S., Paris, Éditions Sociales, 1982, qui contient des textes du mouvement communiste international sur le 20e congrès.

[4] Signalons l'ouvrage critique de l'historien soviétique Roy Medvedev, Le stalinisme, origines, histoire et conséquences, Paris, Seuil, coll. Combats, 1972.

[5] Sur cet aspect, voir notamment François Fejto, L'héritage de Lénine, Paris, Librairie générale française, nouvelle édition revue et augmentée, 1977, coll. Pluriel n° 8318, pp. 263-292 et Jacques Lévesque, Le conflit sino-soviétique, Paris, Presses universitaires de France, 1973, coll. « Que sais-je ? ».

[6] « Discussion of the twentieth congress of the C.P.S.U. », lettre ronéo. du National Executive Committee (NEC), 26 mars 1956.

[7] En collaboration, Canadas Party of Socialism. History of the Communist Party of Canada, 1921-1976, Toronto, Progress Books, 1982, p. 194.

[8] Canadian Tribune (23-4-56).

[9] Canadian Tribune (14-5-56).

[10] Ibid.

[11] Canadian Tribune (21-5-56) et (1-6-56).

[12] Canadian Tribune (25-6-56).

[13] Canadian Tribune (2-7-56).

[14] Voir le point de vue de Tim Buck lui-même dans Yours in the Struggle. Reminiscences of Tim Buck, W. Beeching et P. Clarke, eds., Toronto, NC Press Ltd., 1977 ; en particulier, les chapitres 41, « Personal impressions of Stalin and Trotsky,,, 42, « The Stalin Period », 43, « The Twentieth congress of the C.P.S.U. » ; mais Buck demeure avare de commentaires sur le rôle personnel qu'il a joué dans le P.O.P. au cours des années 1956 et 1957.

[15] « Draft of letter to National Committee Members, Party Clubs and Committees » (22 juin 1956).

[16] Open Wide and Free Discussion on the Party Work, Program and Constitution, ronéo., 26 juin 1956.

[17] Tim Buck, « La voie canadienne vers le socialisme », Clarté (octobre 1956) : 5

[18] Canadian Tribune (13-8-56).

[19] En anglais : ((When a Jew sinks his anchor, there immediately springs up a synagogue » ; voir Ivan Avakumovik, The Communist Party in Canada, A History, Toronto, McClelland and Stewart, 1975, p. 229. Il citait J.B. Salsberg, « What Nikita Kruschev Told Us », Canadian Jewish Weekly (6 December 1956).

[20] « Réunion du Comité provincial », ronéo., 22 octobre 1956.

[21] « Déclaration de Gui Caron », 19 octobre 1956, p. 2.

[22] Idem, p. 3.

[23] Idem, p. 5.

[24] Idem, p. 6.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Canadian Tribune (1-4-56).

[28] Procès-verbal de la réunion du National Committee tenue à Toronto du 12 au 18 décembre 1956.

[29] Canadian Tribune (8-4-57).

[30] « Statement to the National Committee from a Montreal Club of the L.P.P. », Clarté (avril 1957) : 9. Notre traduction.

[31] Canadian Tribune (6-5-57).

[32] Henri Gagnon, « Les rapports nouveaux et leur signification », Clarté (février 1957) : 5.

[33] « Déclaration de l'exécutif du comité provincial », Clarté (février 1957) : 6-9.

[34] Mike (Patterson), « L'opportunisme doctrinaire : le désordre infantile du Québec », Clarté (février 1957).

[35] John Switzman, « Ce qui arriva dans Québec ? », Clarté (février 1957).

[36] « Lettre du Comité provincial du Parti Ouvrier canadien », 20 juin 1957.

[37] « Lettre du Comité provincial », 21 octobre 1957.

[38] « The crisis within the Party », ronéo., 1957. Notre traduction.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mars 2012 12:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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