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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Société et politique: la vie des groupes. Tome II. Dynamique de la société libérale. (1972)
Introduction générale


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon Dion, Société et politique: la vie des groupes. Tome II. Dynamique de la société libérale. Québec: Les Presses de l'Université Laval, 1972, 616. Collection Droit, science politique, no 4. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par Mme Denyse Dion, épouse de M. Dion, le 30 mars 2005].

Introduction générale

NOTION D'ACCÈS


Il ne suffit pas de considérer, comme nous l'avons fait dans le tome premier de cet ouvrage, les formes diverses que revêtent les groupes ainsi que leur mode d'articulation au système social et au système politique. Il s'impose en outre d'observer comment ils se comportent et, notamment, jusqu'à quel point ils constituent un moteur du mouvement des sociétés.

Les interactions du système social et du système politique revêtent obligatoirement un caractère dynamique : elles sous-tendent les bonds en avant aussi bien que les arrêts et les reculs des ensembles sociaux les plus vastes comme les plus restreints. Les pulsions viennent tantôt du système social, tantôt du système politique. Parfois elles convergent, parfois elles divergent. Il en résulte des mouvements plus ou moins amples, harmonieux ou conflictuels qui, tel un tracé barométrique, indiquent le sens du changement.

Les agents de ces mouvements sont les individus eux-mêmes, non pas à l'état isolé, mais en tant qu'ils participent à la vie de collectivités. Nous n'avons pas la prétention d'englober dans nos analyses la totalité de cette vie qui, dans sa plénitude, déborde infiniment toute étreinte analytique. Nous allons limiter nos efforts à une préoccupation centrale : examiner comment les mécanismes d'interactions remplissent leurs tâches de médiation entre les agents des deux systèmes. Ce n'est donc pas ce qui se passe parmi les groupes sociaux ni au sein des composantes internes du système politique (législation, administration, gouvernement, judiciaire) qui, au premier chef, va retenir notre attention, nous allons plutôt nous interroger sur la façon dont les agents des groupes et ceux des composantes internes du système politique entrent en contact et comment ils agissent les uns sur les autres. En outre, nous nous attacherons à scruter ces interactions sous l'angle du système politique plutôt que sous celui du système social. Nous nous posons les trois questions suivantes : comment et jusqu'à quel point les groupes d'intérêt convertissent-ils les pressions, idéologies et intérêts des agents sociaux en inputs (demandes et soutiens) du système politique ; comment et jusqu'à quel point influent-ils sur ce qui se produit au sein du système politique, de même que sur les outputs (décisions et actions) du système politique ; et, finalement, comment et jusqu'à quel point les décisions et actions politiques influent-elles sur les dispositions des groupes à l'endroit du système politique et modifient-elles le caractère de leurs demandes et de leurs soutiens politiques ?

Bien entendu, dans nos considérations, nous ne perdrons pas de vue le système social lui-même puisque le système politique est un appareil de décisions et de contrôles dont le fonctionnement requiert la contribution de toutes les parties du corps social et dont l'emprise s'étend également à l'ensemble de la société. Et le fait même que nous partions des interactions systémiques nous obligera à tenir compte des conditions - actions et réactions - du système social dans ses parties composantes aussi bien que dans son ensemble. Toutefois, si, en centrant l'analyse sur le système politique, c'est toute la dynamique des groupes que nous estimons pouvoir cerner, il faut convenir que nous saisirons cette dynamique surtout dans sa dimension politique.

Les groupes d'intérêt ne sont pas le seul circuit d'interactions systémiques. Les partis politiques constituent des mécanismes médiateurs tout aussi considérables, sinon plus considérables encore. Il faut aussi tenir compte des media qu'empruntent les agents de l'un et l'autre systèmes pour communiquer entre eux. Il existe enfin, dans toutes les sociétés, des rouages spécialement créés en vue de permettre des échanges systématiques et permanents entre certaines catégories d'agents sociaux et d'agents politiques que nous appelons « conseils consultatifs ». Partis, media de communication, conseils consultatifs ont les uns et les autres une façon particulière de remplir leur fonction  d'interactions systémiques et chacun d'eux pourrait être choisi comme objet propre d'étude, sous un angle propre. En plaçant les groupes d'intérêt au centre de nos analyses, nous nous empêchons de faire ressortir pleinement comment les autres mécanismes remplissent leurs tâches de médiation. Toutefois, nous établirons comment les groupes d'intérêt interagissent avec les autres mécanismes, de sorte que nous serons conduit à identifier de façon assez précise les caractères et les modes d'action de ces derniers. Ainsi, en première approximation, qu'il faudra bien sûr corriger en cours de route, on peut dire que les groupes d'intérêt ont pour tâche principale l'articulation des pressions, idéologies et intérêts ; nous serons amené à voir dans quelle mesure les partis en rendent possible l'agrégation, les media de communication, la transmission, et les conseils consultatifs, la confrontation et la conciliation.

Le schéma illustrant la dynamique des interactions du système social et du système politique que nous avons présenté dans le tome premier montre bien la position centrale qu'occupent les mécanismes d'interactions dans le mouvement intersystémique. Ceux-ci représentent à la fois des déversoirs de la matière sociale à vocation politique et des pressoirs de cette même matière afin d'en faire des objets politiques. On a vu dans le tome premier comment les mécanismes d'interactions reçoivent les outputs (intérêts, idéologies, pressions) du système social. Il reste à montrer comment ils parviennent à les convertir en inputs (demandes et soutiens) du système politique. Il s'agit de déterminer, d'abord, comment ils pénètrent dans le système politique et, ensuite, jusqu'à quel point les agents du système politique réagissent à leurs efforts. Cette double interrogation soulève la question préliminaire mais fondamentale des conditions de leur accès au système politique. En effet, les groupes d'intérêt ne légifèrent pas, ni n'administrent, ni ne gouvernent. Dans la mesure où ils exercent une influence sur les décisions et les actions politiques, c'est qu'ils ont eu auparavant un accès auprès de l'agent de décision autorisé, le législateur, le fonctionnaire ou le ministre.

Par accès, il faut entendre le degré selon lequel un agent ou un groupe parvient à capter l'attention d'un autre agent ou groupe, à se faire entendre de lui et à gagner sa sympathie. Cet accès est susceptible de grandes variations suivant la facilité avec laquelle il est acquis. Avec Fred W. Riggs, on peut le concevoir comme un continuum comportant divers degrés : l'exclusion, l'intrusion ou l'effraction, l'admission et la prise de possession ou l'investissement [1].

L'accessibilité du système politique se présente de façon différente pour chacun des mécanismes d'interactions.

Dans les sociétés libérales, les media de communication tendent à revendiquer un haut degré d'autonomie par rapport au système politique de sorte que les informations de caractère politique qu'ils véhiculent ont été recueillies ou du moins visées par des agents sociaux spécialement formés à cette fin (journalistes, publicistes, etc.). Le degré d'accès aux « nouvelles » politiques dépend de la qualité et du flair de ces spécialistes de même que des dispositions légales relatives au droit à l'information et des attitudes des agents politiques concernant l'information. Par ailleurs, le gouvernement crée et entretient lui-même des canaux d'information qui lui sont propres (offices d'information, journaux des débats, émissions télédiffusées, circulaires diverses). Il utilise ces canaux pour communiquer directement avec la population.

La question de l'accès ne se pose guère pour les conseils consultatifs qui sont précisément créés par le système politique pour permettre aux agents sociaux de communiquer directement avec les agents politiques. Ici le problème concerne les chances des groupes de faire partie des commissions, conseils ou comités consultatifs.

Les partis politiques ont un accès direct et officiel au système politique puisque, dans les sociétés libérales, ils sont le moyen ordinaire par lequel s'effectue le choix des gouvernants et se polarisent les orientations vis-à-vis des options politiques. Il importe toutefois de distinguer entre le parti à l'intérieur du système politique (inside Parliament) et le parti à l'extérieur du système politique (outside Parliament). Dans le premier cas, le parti s'intègre fermement aux composantes du système politique, particulièrement à l'Assemblée législative et, le cas échéant, au gouvernement ; dans le second cas, il jouit d'une existence autonome comme organisation et remplit des fonctions propres. C'est ainsi que le parti comme méthode d'encadrement à l'Assemblée ne peut être assimilé au parti comme machine électorale ou comme mécanisme de médiation entre gouvernants et gouvernés. Sous son premier aspect, le parti représente un rouage majeur du système politique et la question de l'accessibilité ne se pose pas pour lui ; sous son second aspect, le parti, surtout en dehors des périodes électorales, est plus ou moins tenu à l'extérieur du système politique et il doit lutter, parfois avec opiniâtreté, pour obtenir audience.

Leur utilité pour le système politique n'étant pas immédiate et leur degré d'officialisation étant, dans la plupart des sociétés, négligeable, l'accès des groupes d'intérêt au système politique est toujours imparfait, conditionnel et provisoire. L'accessibilité du système politique constitue dès lors pour eux une préoccupation majeure de tous les instants. Il importe toutefois de bien mesurer la portée de ce phénomène. Tous notent ce souci constant des groupes d'intérêt à l'égard de l'accessibilité, mais les conclusions qu'ils en tirent diffèrent.

Certains vont jusqu'à déclarer que les demandes des dirigeants auprès des agents du système politique concernent non pas les intérêts des membres mais plutôt la reconnaissance de leur organisation comme canal de liaison. C'est du moins la conclusion à laquelle l'examen de l'action politique des unions ouvrières au Canada conduit David Kwavnick. D'après ce dernier, dans leurs contacts avec le gouvernement, les unions ouvrières canadiennes sont surtout préoccupées de faire mousser leur organisation dont les assises sociologiques sont très fragiles. Il résulte de cette inquiétude permanente des dirigeants à l'égard de l'organisation que toute forme de reconnaissance susceptible d'être accordée par le gouvernement suscite une vive compétition intersyndicale, que les unions cherchent constamment de nouvelles occasions d'être reconnues et que les plus amers conflits entre les syndicats et le gouvernement éclatent lorsque celui-ci leur refuse la reconnaissance à laquelle, aux yeux des dirigeants, les syndicats auraient droit [2]. D'autres, au contraire, sont enclins à identifier la question de l'accès avec celle de l'influence de sorte que la recherche d'une influence se confondrait pratiquement avec les efforts de pénétration du système politique par les groupes. La capacité d' « ouvrir les portes » qui procure l'accès au système politique devient de la sorte synonyme de la capacité de « prendre les décisions ». David Truman dit de l'accès qu'il constitue en lui-même une décision gouvernementale : à lui seul il établit l'influence politique des groupes [3].

On doit plutôt considérer l'accès comme une question spécifique, c'est-à-dire distincte à la fois de la substance des demandes politiques que formulent les groupes et de l'effet des efforts de ces derniers sur les décisions prises par la suite par les agents du système politique.

Que les dirigeants des groupes attachent beaucoup d'importance au degré de reconnaissance que leur accorde le gouvernement, cela après tout ne saurait surprendre : l'accès au système politique n'est-il pas la condition préliminaire de toute démarche visant à informer les agents politiques des demandes et des soutiens des groupes ? La question qui se pose dès lors est la suivante : une fois que les groupes ont été reconnus par les agents politiques comme des porte-parole valables, quel usage les dirigeants font-ils de l'accès qui leur est octroyé ? Se satisfont-ils de l'accroissement de prestige qui en résulte pour l'organisation ou plutôt tentent-ils de mettre à profit la position stratégique qu'ils occupent dorénavant pour formuler les demandes du groupe sur les questions qui les concernent ? Et, si telle est en effet leur visée, quelles modalités d'action adoptent-ils et dans quelle mesure parviennent-ils à influer sur le cours des choses ? En d'autres termes, l'action politique des groupes comporte trois aspects distincts : l'accès, la formulation des demandes et la recherche d'une influence. Ce n'est qu'en distinguant aussi clairement que possible ces trois aspects qu'on peut espérer faire un peu plus de lumière sur un ensemble de questions qui, malgré les très nombreuses monographies sur les rapports entre les groupes d'intérêt et les Assemblées législatives, les administrations et le gouvernement, demeurent encore fort obscures. Un analyste aussi chevronné que V.O. Key Jr. nous avertit toutefois qu'ils sont peu nombreux les jugements éprouvés sur ces questions :

Malgré l'abondante littérature sur les groupes de pression, notre connaissance de leurs rôles et de leurs modalités d'action au sein du système politique demeure inadéquate. Une source de la qualité insatisfaisante de nos connaissances peut être la tendance contagieuse à accorder trop d'importance aux actions politiques qui surviennent à l'extérieur de la structure officielle du régime... Une difficulté supplémentaire résulte du fait que les groupes d'intérêt comportent une grande variété de types d'organisation. Les généralisations sur les groupes d'intérêt décrivent correctement un certain nombre de groupes mais non d'autres groupes. La catégorie « groupe de pression » n'est en aucune façon homogène... Mais que le groupe soit grand ou petit, son organisation peut servir de lien entre ses membres et le gouvernement [4].

Le degré d'accessibilité d'une composante donnée du système politique pour un groupe particulier dépend de nombreuses conditions, dont bon nombre ne peuvent être définies d'avance. D'où l'utilité des nombreuses études de cas faites sur cette question et sur celle de l'influence : malgré l'impossibilité de faire des généralisations fermes à partir de ces études, leurs conclusions procurent sans aucun doute les renseignements les plus précieux dont nous disposions présentement au sujet de l'action des groupes d'intérêt.

De nombreux facteurs conditionnent l'accessibilité du système politique pour les groupes d'intérêt. Certains renvoient à l'organisation des groupes (leur objectif, leur taille, leurs ressources, leur composition, etc.). D'autres tiennent au statut des groupes au sein du système social (notamment à la façon dont ils sont reliés à la culture, à la stratification sociale et à l'économie). D'autres facteurs encore dérivent du système politique (caractéristiques du système politique et de ses composantes particulières, dispositions des agents politiques à l'endroit des groupes et de leurs dirigeants, perméabilité relative du centre politique visé, types d'accès qu'un système politique donné favorise ou décourage, etc.). D'autres facteurs, enfin, découlent de la conjoncture ou du flux des événements qui déterminent l'émergence des enjeux en fonction desquels les groupes décident d'agir ou de ne pas agir et, le cas échéant, de la nature de leur action.

Tous ces facteurs sont à leur tour soumis aux grandes puisions de l'histoire qui, périodiquement, infléchissent leur portée, soit que leur poids relatif s'accroisse, soit encore qu'il diminue. C'est ainsi que l'administration revêt plus d'importance aujourd'hui pour les groupes qu'il y a cinquante ans et que, par contre, ceux-ci n'accordent peut-être plus la même attention que jadis aux Assemblées législatives. Par ailleurs, le système politique est beaucoup plus actif aujourd'hui qu'autrefois et ses décisions et actions rejoignent beaucoup plus intimement les individus et les groupes. On peut supposer dès lors que l'accès au système politique est devenu une préoccupation croissante des groupes et qu'ils font plus d'efforts que naguère pour se l'assurer.

Il ne nous paraît guère possible de forger un modèle d'analyse qui tienne convenablement compte de facteurs si divers et si aléatoires. Nous estimons toutefois qu'on accroîtra sensiblement la valeur des nombreuses connaissances acquises si on les examine à la lumière de notre proposition centrale : les groupes d'intérêt remplissent une tâche politique essentielle puisqu'ils visent à articuler les idéologies et les intérêts émanant du système social et à les convertir en demandes et en soutiens politiques [5].



[1] Fred W. Riggs, Administration in Developing Countries ; The Theory of Prismatic Society, Houghton Mifflin. Boston, 1964, 143.

[2] David KWAVNICK, « Pressure Group Demands and the Struggle for Organizational Status : The Case of Organized Labour in Canada », The Canadian Journal of Political Science, vol. III, n° 1, 1970, 56-73. Ce jugement rejoint le point de vue de Mancur OLSON : selon ce dernier les seuls groupes susceptibles d'agir sur le système politique sont les grandes organisations. Mais l'emprise de celles-ci sur leurs membres, par suite de leur impuissance à produire des biens exclusifs, serait si faible qu'elles se trouveraient empêchées de poursuivre des objectifs concrets et précis. Dans The Logic of Collective Action : Public Goods and the Theory of Groups, Harvard University Press, Cambridge, 1965, 146-147.

[3] David TRUMAN, The Governmental Process, Knopf, New York, 1951, 507. Mais dans le même ouvrage (page 265), Truman écrit que l'accès est fonction du statut social du groupe. Voir : Samuel J. ELDERSVELD, « American Interest Groups : A Survey of Rescarch and Some Implications for Theory and Method », dans Henry W. EHRMANN, editor, Interest Groups on Four Continents, University of Pittsburgh Press, 1958, 173-196.

[4] V.O. KEY Jr., Public Opinion and American Democracy, Alfred A. Knopf, New York, 1961, 500-501.

[5] Notre champ d'investigation continuera de s'étendre aux sociétés libérales occidentales et fera occasionnellement mention d'autres régimes politiques pour fins de contrastes ou d'illustrations, Cette démarche soulève l'épineux problème de la valeur des comparaisons sur lequel nous nous sommes interrogé dans le tome premier.



Retour au texte de l'auteur: Léon Dion, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 septembre 2009 15:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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