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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Québec 1945-2000. tome II. Les intellectuels et le temps de Duplessis. (1993)
Introduction générale


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon Dion, Québec 1945-2000. tome II. Les intellectuels et le temps de Duplessis. Québec: Les Presses de l'Université Laval, 1993, 452 pp. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation accordée par Mme Denyse Dion, épouse de M. Dion, le 30 mars 2005].

Introduction générale

On trouvera peut-être insolite que je m'attarde, même si je ne suis pas historien, à l'examen d'une période déjà ancienne quand les enjeux brûlants de l'actualité m'interpellent. Pourquoi laisser s'estomper derrière moi, sans tenter de le saisir aussitôt dans un court essai, un présent qui me sollicite de tant de façons ? Je sais bien que, lorsque sera venu le moment de m'exprimer dans un ouvrage prochain, les questions qui se posent à nous aujourd'hui auront déjà subi la marque du temps. Le sentiment d'urgence aura disparu. Les irruptions émotives se seront dissipées mais les sentiments qu'elles auront suscités, les conséquences qu'elles auront entrainées influeront sur les conditions qui auront cours alors.

C'est dans l'intention de revivre tous ces événements, qui se sont produits depuis 1945 et qui furent un jour partie de mon présent, que je m'applique depuis six ans à l'examen de l'évolution de la société québécoise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Des sollicitations d'un autre ordre m'ont également persuadé de prendre du recul par rapport à l'actualité du jour : le Québec, comme toute société, vibre au diapason des impulsions qui agitent des hommes et des femmes constamment à la recherche d'un mieux-être et de leur identité individuelle et collective. Or, l'action humaine ne s'accomplit pas dans le vide. Au Québec comme ailleurs, elle subit le conditionnement d'un double environnement : physique et social. Rattaché à deux empires, la Grande-Bretagne et l'Église romaine, voisin des États-Unis devenus, après la Deuxième Guerre, la première puissance mondiale, intégré politiquement à la fédération canadienne au sein de laquelle il est minoritaire, outrageusement surpassé, ici même, sur le plan économique par les anglophones [2] et tous les groupes ethniques à l'exception des Italiens et des Indiens, le Canada français [1] fut, jusqu'au cœur des années soixante, pauvre et dépendant. Il emprunta très souvent ses modèles de société et ses modes de vie de l'étranger en tentant, avec plus ou moins de bonheur, de les incorporer à la tradition que ses citoyens risquaient de perdre et même de rejeter joyeusement dans l'oubli.

Dans ces conditions difficiles, les Canadiens français, dans leurs débats publics, proclamaient des valeurs et poursuivaient des buts qui leur semblaient conformes aux besoins de la société. Ces valeurs, ces buts, que furent-ils ? Comment ont-ils évolué ? Sous la pression de quelles conditions ? Quelles furent les occasions favorables qui s'offrirent aux contemporains, les contraintes qui leur faisaient obstacle, comment s'en sont-ils tirés ? Qu'ont-ils retenu de leurs succès et de leurs déboires ? Quelles composantes de la société dominèrent-ils et quelles étaient celles qui leur échappaient ? Comment tirèrent-ils profit des conditions existantes ? Comment réajustèrent-ils leurs modes d'intervention sociale et avec quels résultats ? Comment, à l'occasion des enjeux sociaux, se sont-ils comportés et sous l'influence de quels facteurs ? Comment ont-ils réagi en période de conflit, comment ont-ils vécu et surmonté les moments de crise ? Qu'ont-ils retenu de tout cela : en sont-ils sortis aguerris, décèle-t-on que l'expérience acquise leur a profité pour affronter les problèmes qui se sont posés à eux par la suite ?

Si j'avais imaginé entreprendre une grande synthèse des années 1945-2000 lorsque je me mis à cet ouvrage, j'aurais déchanté depuis longtemps. Je poursuis plutôt le but, pour chaque étape choisie, de m'attacher à un thème qui me paraît susceptible de la mieux mettre en relief En rédigeant À la recherche du Québec, que je conçus comme un livre d'introduction, j'ai voulu faire ressortir le rôle trop souvent méconnu de l'imaginaire national dans une société. J'ai centré mon examen sur les années 1960-1980 durant lesquelles l'imaginaire national fut particulièrement riche et puissant. J'ai ressenti une joie immense à préparer ce livre : l'imaginaire s'adresse à l'âme, au cœur plus qu'à la raison. Il n'est pas pour autant sans intérêt pour l'analyse des sociétés ; bien au contraire, il les explique en profondeur. Dans la suite de cet ouvrage, je ne manquerai pas de prolonger mes analyses jusqu'à ce niveau essentiel de la réalité.

[3]

Ce second tome fixe l'attention sur les intellectuels des années cinquante orientés vers la modernité. Le troisième (1960- 1976) sera centré sur les mouvements sociaux ; le quatrième (1976-1984), sur les espoirs suscités par les efforts consentis en vue de la réalisation de l'indépendance politique du Québec et sur les avatars subis par les promoteurs et les partisans de ce projet depuis longtemps rêvé. Quant au dernier volume, il s'axera sur la question constitutionnelle ou, plus probablement, sur la crise de société. Il se pourrait aussi qu'il soit centré sur la vie des jeunes intellectuels d'aujourd'hui dont les débuts de carrière regorgent de promesses.

La politique est, sinon la trame, du moins le lien principal de ces livres vers lequel convergent les thèmes majeurs. Tel est bien entendu le cas de celui-ci. Toutefois, durant la période étudiée dans ce deuxième tome, le rôle de l'Église est inséparable de celui de l'État. L’Église, le gouvernement Duplessis, l'idéologie nationaliste que l'une et l'autre soutiennent et propagent, constituent l'essentiel de l'ancien régime [2] que les intellectuels acquis à la modernité contestent.

Les composantes de la société sont le support ou le lieu des institutions, ou plutôt ce sont ces dernières qui les concrétisent. Ainsi la culture regroupe de nombreuses institutions : la langue, la religion, les arts et les lettres, les modes de vie et les mœurs, etc.

À leur tour, les institutions, regroupées en faisceaux, révèlent et délimitent les structures d'une société qui ne sont ni fixes ni neutres. Certaines circonstances, des personnes de milieux sociaux différents - ainsi les ouvriers et les étudiants - vont s’unir, au début parfois à leur insu, pour mener un même combat et, partageant une conception commune de ce que doit être la société, ils vont agir sur ses composantes culturelles, économiques et politiques. De tels regroupements, en apparence insolites, sont fréquents mais ils sont souvent éphémères ou de faible intensité. En conséquence, leur action sur l'évolution de la société dans son ensemble peut être faible ou de courte durée.

Les discordances dans le temps ou l'espace qui peuvent se produire parmi les composantes sociales entraînent, bien entendu, des conséquences sur les représentations individuelles et collectives au sein des institutions et des structures. Ces situations sont fréquentes et peut-être même constantes. C'est ainsi que ce serait une erreur de passer sous silence la faiblesse [4] économique des Canadiens français quand on fait état de leur retard culturel jusqu'au cœur du XXe siècle. Au cours des années cinquante, les opposants au régime Duplessis dénoncent le long retard du politique. Par contre, au cours des années soixante, au cœur de la Révolution tranquille, on dit de l'État qu'il est le moteur de la société. Mais dès le début des années soixante-dix, sinon auparavant, des gouvernements faibles et hésitants récusent les vigoureuses poussées de changement qui se manifestent de toutes parts. Et l'on conclut que l'État est de nouveau à la remorque de la société. Il s'ensuit de ces observations que la distinction classique entre l'État et la société civile ne doit pas être considérée comme tranchée. Au contraire, ces « sphères » ou « espaces », comme tout le reste, s'interpénètrent, loin d'être intangibles, s'amplifient ou se rétrécissent selon les circonstances de temps et de lieu. Même si je restreins mon examen à la période 1944-1960, je me devrai de vérifier « l'infiltration du passé dans les événements de cette période et d'extrapoler les effets de ces événements dans les années à venir [3] ». De crainte que nous n'ayons pas saisi le message qui transparaît tout au long de leurs exposés, Linteau et collaborateurs, qui sont à la fine pointe de la révision de l'histoire, martèlent leur avertissement dans la conclusion générale de leur livre :

Notre démarche a permis de démontrer que toute étude qui ferait démarrer le Québec actuel avec la Révolution tranquille ou même la Deuxième Guerre mondiale serait une analyse à courte vue. La société québécoise d'aujourd'hui, en effet, plonge ses racines loin dans le temps. Certains phénomènes tels la présence française, la concentration de la population dans la vallée du Saint-Laurent ou la polarisation sur Montréal et Québec remontent aux premières heures de la Nouvelle-France. D'autres prennent une importance significative dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors .que s'amorce la période contemporaine [4].

Tout comme la société elle-même, la réalité sociale ne peut s'analyser globalement. Elle comprend les conditions objectives, les pratiques sociales et les représentations. Celles-ci, à leur tour, prennent diverses formes dont l'idéologie, l'utopie, le symbolisme et l'imaginaire représentent les principales.

Non seulement la réalité sociale, dans ses diverses parties, évolue constamment, mais il en est de même des concepts auxquels nous recourons pour l'appréhender.

Longue serait l'énumération des termes employés pour caractériser l'évolution de la petite société et de la très courte période que couvre ce livre. On fait état de rupture, d'éclatement, de fragmentation sociale, [5] de transition, de déstabilisation, de mutation, de rattrapage, etc. Ces termes, et bien d’autres de même nature, je les emploierai à l'occasion au cours de mes exposés mais sans les élever au rang de concepts majeurs. La dénomination la plus courante est celle de transition vers la modernité. Depuis 1920, et quelques années plus tôt peut-être, le Québec aurait été en processus de modernisation. Pour rendre compte du mouvement de l'évolution de la société de 1945 à 1960, il conviendrait de recourir aux notions de changement et de persistance dont j'ai exposé ailleurs l’à-propos. Les expressions « société traditionnelle », « société moderne » et « modernité » doivent être employées avec précaution [5]. Elles postulent, avant que la démonstration n'en soit faite, que le Québec est demeuré sous bien des aspects une société traditionnelle, voire archaïque, jusque voilà 30 ou 40 ans. Malgré leur caractère normatif et leurs connotations analytiques problématiques qui justifient de mettre ces expressions à l'écart, je vais m'en remettre aux notions de tradition, modernité et modernisation parce qu'elles furent d'usage courant parmi les contemporains et que, en cours de route, elles se révéleront suffisamment justes pour acquérir une valeur, sinon opératoire, du moins heuristique.

Tout ne se transforme pas au même rythme dans le cours de l'évolution ; tout ne meurt pas. Des composantes de la société résistent plus que d'autres au changement. D'autres composantes s'y prêtent plus facilement : la famille, l'Église, la politique, le système économique, les relations de travail, les valeurs ne se sont pas transformés au même rythme ni de la même façon. Le passage du temps a corrodé certaines institutions, a provoqué l'émergence de certaines autres qui ont ou renouvelé ou remplacé les institutions existantes ou se sont rajoutées à elles. Tous ces mouvements entraînent des milliers de processus qui interagissent, se conjuguent et se heurtent et qui, tous ensemble, constituent la réalité sociale. On recherche la source de tel ou tel développement chez des personnes exceptionnelles, dans des circonstances précises, dans des structures favorables. C'est plutôt la convergence des unes et des autres à un moment donné qui a permis ce développement particulier.

Les faits sociaux ne se ramènent pas aux seules pratiques ni aux seules conditions objectives. Ils recouvrent également les représentations que s'en font des êtres humains conditionnés de mille façons. Ces représentations sont aussi réelles dans leurs conséquences que les deux autres niveaux de la réalité sociale. Toutefois, les unes et les autres ne coïncident [6] pas nécessairement. Il arrive même très souvent qu'elles diffèrent, se contredisent et se neutralisent. Il arrive également que les représentations que se font certains de la réalité aient plus de poids sur leurs attitudes et leurs comportements qu'en ont sur eux les effets des pratiques et des conditions objectives.

Les représentations revêtent diverses formes qu'il importe de distinguer. Idéologies, utopies, symboles et imaginaire constituent autant de structures qui modèlent l'esprit dans sa quête du réel. Le phénomène de l'idéologie dominante et de son rapport dialectique avec la classe dirigeante illustre de façon exemplaire la complexité des relations entre les pratiques et les représentations. Pour les dominés, de l'idéologie ou de l'utopie, laquelle a préséance sur l'autre, laquelle est la plus réelle ? Félix Leclerc exprime d'une façon forte et douloureuse l'insondable influence des « exploitants » - ils les auraient coupés de leur histoire - sur les représentations que se font d'eux-mêmes les Canadiens français :


L’histoire du Québec est un grand puzzle
dont les morceaux ont été volontairement jetés dans l'oubli
par ceux qui nous ont exploités et menti
et qui n'ont pas intérêt
à ce qu'on retrouve les morceaux.
Chaque morceau du puzzle est une mémoire
qui remet la vérité à sa place [6].


L’essence de l'utopie est la conviction que l'impossible est réalisable. Le réel conçu comme possible par l'utopie n'existera peut-être jamais, mais il est susceptible d'exercer une influence profonde sur les perceptions et les actions. Un symbole n'est que la représentation visible d'une réalité, mais cette réalité, il la rend présente à l'esprit et parfois lui-même est perçu comme étant cette réalité. 1’imaginaire, c'est l'errance de l'esprit dans les méandres du réel, la transfiguration de ce dernier sous l'inspiration du rêve.

Bien loin donc qu'il y ait toujours convergence entre les conditions objectives, la pratique et les représentations, les divergences sont fréquentes et ce sont elles qui, le plus souvent, retiennent l'attention parce qu'elles déclenchent le mouvement historique et lui impriment les plus fortes empreintes.

L’examen mené sans parti pris, à bonne distance psychologique ou temporelle des événements, permet une appréhension plus complète des conditions objectives et des pratiques sociales et dévoile les distorsions [7] possibles dans les représentations des contemporains. On voit mieux maintenant comment nombre d'intellectuels et de gens d'action, l'attention rivée sur le présent contre lequel butaient leurs idées et leurs projets, en mettant l'histoire du Québec au service de leurs objectifs, en présentèrent une vision tronquée. Pour mieux faire ressortir les sources des maux qu'ils déploraient dans leur société et donner du relief à leurs griefs et à leurs critiques, ils fabriquèrent une historiographie que sociologues et historiens récusent aujourd'hui. Des noms qui s'estompaient dans la mémoire collective - Mgr Louis Laflèche, Mgr Ignace Bourget, Mgr Louis-Adolphe Pâquet - sortirent de l'ombre et se retrouvèrent subitement au cœur des débats. Oublieux des conditions dans lesquelles ces personnes avaient vécu et ignorant à peu près tout de leur vie et de leur œuvre, ils se limitaient à citer quelques passages de leurs écrits - toujours les mêmes - en estimant par là se justifier de les rendre en bonne partie responsables des déboires du passé et du présent.

Gardons-nous, toutefois, de nous en tenir à des apologies faciles ou, au contraire, de juger très sévèrement ceux qui, dans les années cinquante, abusèrent de l'histoire pour juger de leur époque et se situer par rapport à elle. Il est préférable d'apprécier le degré de pertinence de leurs jugements d'après les conditions de la société d'alors et de ses besoins ainsi que l'influence qu'ils ont exercée sur leur temps et les événements subséquents. Peut-être leur ignorance ou leur vision erronée de leur passé lointain ont-elles favorisé l'accession du Québec au niveau plus élevé de développement qu'il devait atteindre dans la décennie subséquente.

Les conséquences de la modernisation furent plus brutales au Québec que dans bien d'autres sociétés parce que celle-ci fut longtemps entravée. Il a fallu adopter ici, plus rapidement que l'état des mentalités le permettait, les nouveaux comportements qu'exigeait la transition de la tradition à la modernité. Les ajustements nécessaires ne se firent pas sans heurts. Au contraire, une dure confrontation entre les protagonistes de la tradition et ceux de la modernité marque la période : confrontation à propos des valeurs humanistes, des finalités sociales et de la direction qu'individus et collectivités devaient prendre dans tous les domaines de la pensée et de l'action.

Dans ce livre, ce seront surtout les représentations que se firent les intellectuels orientés vers la modernité qui retiendront mon attention. Je m'appliquerai toutefois à bien saisir l'état des pratiques sociales et des conditions objectives de même qu'à faire ressortir convergences et divergences entre les unes et les autres. De la sorte, ma compréhension du mouvement social dans son ensemble s'en trouvera accrue.

[8]

Plutôt que de reprendre simplement leurs critiques - 30 ou 40 années de recul ont permis d'en percer les lacunes -, je montrerai que l'intérêt durable des écrits et des prises de position des protestataires réside surtout dans leur dénonciation irréfutable de l'anachronisme et des tares de l'ancien régime. Contrairement à la pratique courante des ouvrages sur la période, je ne bornerai pas mes exposés à de brèves citations de leurs propos suivies de jugements péremptoires sur leur portée. Je citerai leurs commentaires le plus fidèlement possible, je relaterai tout au long leurs actions. En outre, je me ferai un devoir de les replacer dans le contexte où ils ont agi et vécu. De la sorte, je leur rendrai pleinement justice : leurs mérites aussi bien que leurs fautes deviendront transparentes, il sera plus facile de juger de la pertinence de mes commentaires.

Je concède un parti pris méthodologique en faveur d'une dynamique d'opposition au détriment de la dynamique intégrative. Les représentations et les pratiques qui contestent l'ordre social en vigueur retiennent davantage mon attention que celles qui visent à le soutenir. Certes, des changements, même profonds, ne résultent pas toujours d'intenses confrontations. Mais l'histoire humaine démontre que, en règle générale, le conflit contribue à la bonne santé des sociétés : il rompt des équilibres depuis trop longtemps stables et il constitue en même temps l'un des principaux modes de régulation sociale. Les sociétés stagnent si la manière dont elles sont dirigées ne suscite pas des individus et des groupes déçus, mécontents et, dès lors, contraints en quelque sorte de la transformer. Elle révèle aussi que les droits et libertés personnels et collectifs furent et sont encore le fruit de la protestation des opprimés contre des dirigeants satisfaits des avantages que leur procure la jouissance de leurs privilèges.

Une société ne change pas sans dommage, autant pour ceux qui luttent pour le changement que pour ceux qui y résistent. Le dommage est d'autant plus grand que le changement a entraîné le déclenchement d'une crise. Il y a crise sociale quand l'ordre ancien contesté refuse de mourir et que l'ordre nouveau recherché ne parvient pas à naître. Dans un autre sens, il y a crise sociale quand un conflit atteint le paroxysme et que son dénouement aboutit à une révolution ou à son élimination par la répression. La conciliation des divergences représente le résultat souhaitable mais il n'est pas toujours atteint, loin de là.

Les impulsions à la protestation parmi des individus et des groupes, qu'elles revêtent la forme de manifestations banales ou qu'elles se répercutent dans les diverses formes de violence, doivent faire l'objet d'un examen attentif parce qu'elles ne sont pas seulement une façon privilégiée de connaître une société mais aussi une occasion de déceler le sens du mouvement social.

[9]

Les Québécois, comme les Canadiens, jouissent à juste titre de la réputation de pacifistes qui préfèrent le compromis au conflit. Et pourtant, leur histoire est loin d'avoir été exempte de poussées protestataires. De nature économique ou politique, les mouvements contre l'ordre établi ont même à certains moments revêtu des formes très violentes et furent durement réprimés : grèves ouvrières sauvagement combattues, représailles excessives contre des collectivités sans défense comme les « rebelles » de 1837, les métis du Manitoba dans les années 1880, les supposés membres ou sympathisants du Front de libération du Québec en 1970, recours à la Loi sur les mesures de guerre à la suite de l'opposition violente au Québec à la conscription de 1917 et au moment des événements d'octobre 1970, crise de la conscription de 1942, etc.

Sous l'impulsion de la Révolution française, des radicaux se réclamant de Voltaire propagent la doctrine libérale et, de 1850 à 1880, les rouges et l’Institut canadien luttent avec un certain succès contre les ultramontains. Par la suite, bien des revendications aujourd'hui considérées comme ayant été des demandes légitimes et banales - comme le mouvement des suffragettes - ont longtemps été cantonnées dans la marginalité ou réduites à emprunter la voie de la contre-culture.

La contestation de tout le régime en vigueur, d'abord sporadique, revêtit graduellement une intensité suffisante pour être considérée comme un aspect majeur durant les années 1945-1960. Elle s'exprima au Canada français dans le contexte d'une société démocratique. Or, ce régime de société permet, plus que tous les autres imaginés jusqu'ici, de bien accueillir les protestations et de les résorber. Élection périodique des dirigeants politiques, règle de la majorité qui est souvent le produit d'une coalition de minorités insatisfaites rassemblées de façon tactique pour la défense et la promotion d'un objectif commun, diverses formes de concertation, conférences tripartites au sommet, comités d'entreprises, etc., la démocratie dispose de bien des moyens pour permettre aux mécontents de s'exprimer, même de façon vigoureuse, tout en récupérant finalement, à la satisfaction de la majorité, les motifs de leurs revendications. En régime démocratique, les conflits entre dirigeants et dirigés se dissolvent le plus souvent justement parce que les moyens d'action dont les premiers disposent leur permettent généralement d'user avec modération de la violence du pouvoir.

Dans le Canada français des années quarante et cinquante, la démocratie n'avait pas la souplesse qui la caractérisait ailleurs et, sous le gouvernement Duplessis, elle fut une technique bien imparfaite pour réajuster la société conformément aux revendications ou résoudre les conflits avec une facilité relative. En outre, le cléricalisme continuait alors à exercer un pouvoir sui generis qui se caractérisait par une rigidité doctrinale impropre [10] à permettre et à contenir la poussée croissante de mécontentement. L’institutionnalisation graduelle de celui-ci se trouvait dès lors gravement entravée.

Ces conditions rendent compte en partie des formes diverses que la contestation a revêtues entre 1945 et 1960. Parce que les protestataires acceptaient la légitimité des détenteurs de l'autorité et se soumettaient non sans réticence, la contestation fut d'abord timide et limitée. Elle devint graduellement plus hardie malgré la menace de sanctions sévères. Toutefois, les contestataires ne constituaient pas durant cette période une classe sociale au sens strict du terme et ne disposaient pas d'une organisation efficace. Ce fut la bonne fortune du Parti libéral du Québec, à partir de 1960, de tirer profit du besoin de réformes, clairement perçu chez certains, larvé pour le plus grand nombre, et de le propager dans l'ensemble de la population. On comprend dès lors pourquoi le déclenchement de la Révolution tranquille produisit un état de choc comparable à celui du dénouement d'un état de crise.

L’insistance sur le règne de Duplessis est essentielle à la compréhension de la protestation de l'ordre socio-politique existant qui s'exprime, avec une vigueur croissante au cours des années cinquante. Il est la principale incarnation de l'ancien régime qu'il détourne à son profit. Dans la seconde partie, je ferai état des sources de cette contestation, de son ampleur, de ses arguments et de sa signification non seulement au cours de cette décennie mais aussi pour la suite de l'histoire.

Certes, les dénonciations que firent les protestataires du traditionalisme, du monolithisme, de l'ethnocentrisme, de la société canadienne-française, du despotisme attribué à Duplessis et de l'obscurantisme imputé à l'Eglise paraissent aujourd'hui excessives et parfois hors cible. Mais, en opposant à ces représentations de leur réalité les valeurs de changement, de primauté de la personne, de démocratie, de liberté, de pluralisme, de sécularisation, de justice, de rationalité économique et d'ouverture au monde, ils enrichissent intellectuellement et moralement leur époque. Sans qu'ils en soient pleinement conscients, ils posent les assises normatives de la société qui s'édifie sous leurs yeux et ils en resteront les meures d'œuvre pour les décennies subséquentes.



[1] À l'époque, les expressions « Canada français » et « Canadiens français » étaient seules en usage pour désigner les Québécois de langue française. Employées dans ce sens restreint, ces expressions étaient impropres. Le recours au terme « québécois » depuis les années soixante est source d'ambiguïté. Une grave injustice est commise envers nos compatriotes d'autres langues chaque fois que le terme se restreint aux seuls francophones.

[2] J'emprunte l'expression « ancien régime » à un texte que j'ai publié dans Cité libre (« De l'ancien... au nouveau régime », vol. XII, no 38, juin-juill. 1961, p. 3-14). Mon analyse de la chute de l'Union nationale et de la victoire du Parti libéral, le 22 juin 1960, reflétait l'état d'esprit de ceux qui estimaient que le long « règne » de Duplessis avait été une période de « grande noirceur » et qui espéraient que la venue des libéraux permettrait la levée du barrage qui, selon eux, avait bloqué la progression du Canada français dans la plupart des secteurs d'activité.

[3] Léon DION, Québec 1945-2000, tome I : À la recherche du Québec, p. 147. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4] Paul-André LINTEAU et collab., Histoire du Québec contemporain, tome II : Le Québec depuis 1930, p. 721.

[5] Pour des tentatives de définition des concepts de tradition et de modernité appliqués à la période, voir : Gilles BOURQUE et jules DUCHASTFL, Restons traditionnels et progressifs ; Jacques BEAUCHEMIN, Gilles BOURQUE et Gilles DUCHASTEL, « « Les traditions de la province de Québec sont immuables mais elles ne sont pas immobiles » : Tradition et modernité dans les discours constitutionnels, 1940-1960 », dans Pierre LANTHIER et Guildo ROUSSEAU, La culture intentée, p. 99-132.

[6] Félix LECLERC, Rêves à vendre, p. 16.



Retour au texte de l'auteur: Léon Dion, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 mars 2011 7:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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