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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Léon Dion, Opinions publiques et systèmes idéologiques (1962)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Léon Dion, Opinions publiques et systèmes idéologiques”. Un article publié dans Écrits du Canada français, no XII, 1962, pp. 9-171. Montréal: Les Écrits du Canada français. [Autorisation accordée par Mme Denyse Dion, épouse de M. Dion, le 30 mars 2005, de diffuser la totalité des oeuvres de son défun mari dans Les Classiques des sciences sociales.].
Introduction

 

1. Actualité du phénomène des opinions publiques
dans la société canadienne-française.
 

 

Nous prenons graduellement conscience de l'ampleur de l'évolution dans la mentalité collective qui a accompagné la profonde transformation des structures de la société canadienne-française depuis une vingtaine d'années. L'émancipation politique de la province de Québec à la suite de la chute du régime Duplessis, par la suppression des obstacles qui bloquaient la libre circulation des idées, nous a brusquement mis en présence de courants d'opinions dont le caractère et l'orientation étonnent ceux-la même qui avaient contribue à l'élaboration d'une pensée radicale dans notre milieu. Nous nous rendons maintenant compte que le régime Duplessis a opéré a la façon d'un barrage : il a bloqué la libre circulation des idées, mais il les a laissées s'accumuler en réserve. Maintenant que les digues sont rompues, le flot des opinions se déverse dans toutes les directions sans que personne ne sache comment les canaliser ni les utiliser de façon à produire une énergie créatrice d'entreprises et de projets constructeurs. 

Parmi toutes les questions sociales qui nous confrontent actuellement, nous devrons dorénavant accorder une importance particulière aux opinions publiques. Que nous le voulions ou non, leur existence même nous obligera, durant les prochaines années, à les mesurer, à les interpréter et a les utiliser. Nous ignorons leur intensité, leur poids et leurs centres de gravitation. Nous ne connaissons pas les facteurs ni les groupes qui les sous-tendent. La variété, de même que le caractère apparemment insolite de certaines de ces opinions constituent un signe évident non seulement de la complexité accrue mais aussi de la démocratisation de notre société. Les élites traditionnelles, pour conserver leur position de prestige, devront tenir compte de courants de pensée qui sans doute parfois leur paraîtront incompréhensibles ; inversement, les élites nouvelles, chercheront probablement à trouver en eux un appui dans la lutte pour la reconnaissance sociale dans laquelle elles se trouvent engagées. 

Le présent travail ne porte pas sur les opinions publiques telles qu'elles se présentent de façon spécifique dans la société canadienne-française. Néanmoins, il nous semble que ce travail ne sera pas tout à fait dénué d'intérêt pratique pour le lecteur. Il le familiarisera avec un ordre de questions que notre littérature, même scientifique, a presque ignore ; il lui permettra de voir comment les problèmes ont été ailleurs posés et comment les enquêtes ont été menées ; il le mettra en présence d'éléments de solution. Bref, le présent travail voudrait procurer au lecteur des outils intellectuels qui lui seront utiles, sinon nécessaires, dans les recherches, maintenant devenues urgentes, sur les opinions publiques dans notre milieu. 

 

2 - facteurs de l'émergence des opinions publiques
dans la société moderne.

 

Selon J. Djordjevic, l'expression « opinion publique » fut utilisée pour la première fois en Angleterre, en 1159, par John Salisbury qui considérait l'opinion publique comme une arme utilisée par le Parlement dans sa lutte contre la royauté [1]. Mais ce n'est pas avant la fin du XVIIIe siècle européen que l'expression commence à se généraliser. Les facteurs favorables a la généralisation de cette expression sont d'ailleurs faciles à dégager : des groupes sociaux nouveaux se constituent par suite de l'érosion des féodalismes ; les luttes religieuses et les crises des monarchies détruisent l'unité des cultures et font surgit des systèmes idéologiques opposes a la recherche d'appuis populaires ; la philosophie rationaliste et les idées libertaires émergent et proclament l'émancipation de l'individu et la promotion sociale de la bourgeoisie ; de nouveaux systèmes de communications et de nouveaux mass media, liés au démarrage industriel, se développent et créent des publics à distance ; les progrès techniques et une meilleure utilisation de la main-d'oeuvre accroissent la productivité et permettent des loisirs accrus chez les groupes les plus favorisés de même qu'ils tendent à élever le niveau des masses. 

Plus récemment, d'autres facteurs ont fait peser leur influence pour stimuler les recherches sur les opinions publiques. Parmi ceux-ci mentionnons : les intérêts financiers, commerciaux et industriels qui provoquèrent le développement de techniques complexes d'analyses des marchés et d'études dans le domaine de la publicité ; les activités gouvernementales accrues, par suite de la crise économique des années '30 et surtout de la deuxième guerre mondiale, qui firent naître le besoin de nouveaux moyens d'information et d'échanges entre le gouvernement et les groupes sociaux et surgir de nouvelles techniques d'influence sur la masse en conformité avec les conditions du moment ; enfin, l'impulsion économique et politique a développé chez les chercheurs un désir désintéressé de contribuer à l'accroissement des connaissances scientifiques dans les divers domaines qui touchent, de près ou de loin, à l'opinion publique. 

Déjà au XVIe siècle, Machiavel déclarait que le Prince doit tenir compte des attitudes et des comportements populaires. La complexité croissante des structures sociales et politiques, à laquelle s'est ajoutée l'émergence des idéologies collectives, tend aujourd'hui à placer le phénomène de l'opinion publique parmi les premières préoccupations tant de l'homme de science que de l'homme d'action.

 

3. l'opinion publique
vue dans une perspective sociologique.

 

L'opinion tient a la fois de l'attitude et de la conduite. C'est pourquoi l'étude de ce phénomène constitue un domaine privilégié de la psychologie individuelle et de la psychologie sociale. De nombreux ouvrages de psychologie ont été publiés afin d'élucider la nature et les caractères de l'opinion, la distinction entre opinion privée et opinion publique, l'évaluation, la détermination et la distribution des opinions. Dans la présente étude, nous n'avons pas l'intention de reprendre ces travaux. Qu'il suffise ici de renvoyer le lecteur au volume classique de Jean Stoetzel [2]. 

Des auteurs récents déplorent cependant le fait que les recherches sur les opinions aient été orientées presque entièrement du côté de la psychologie et que la contribution de la sociologie ait été relativement minime. Tarde, qui fut le premier à aborder le phénomène des opinions de façon systématique, ouvrit la voie à cette orientation : « ... la division d'une société en publics, division toute psychologique, et qui correspond à des différences d'états d'esprit, tend, non pas à se substituer sans doute, mais à se superposer de plus en plus visiblement et efficacement à sa division religieuse, économique, esthétique, politique, en corporations, en sectes, en métiers, en écoles, en partis... Ainsi quelle que soit la nature des groupes entre lesquels se fractionne une société, qu'ils aient un caractère religieux, économique, politique, national même, le public est en quelque sorte leur état final et, pour ainsi dire, leur dénomination commune ; c'est à ce groupe tout psychologique d'états d'esprits en voie de perpétuelle mutation que tout se ramène » [3]. Depuis Tarde, la grande majorité des études sur l'opinion ont été menées d'après la formule suivante : « Qui dit quoi, à qui et avec quel effet » [4]. Sans prétendre le moins du monde minimiser l'importance toute première des études psychologiques sur l'opinion, il n'en reste pas moins qu'il faut déplorer le fait que les sociologues se soient jusqu'à récemment assez peu intéressés à ce phénomène et surtout qu'ils soient demeurés si largement tributaires des concepts et des perspectives de la psychologie. 

Mais une réaction, non pas tout à fait étrangère d'ailleurs aux préoccupations de la psychologie, est en cours qui devrait aboutir à la conquête d'un nouveau domaine d'expérience pour la sociologie. Merton, qui a lui-même dirigé des enquêtes d'opinions, est au centre de ce mouvement. Plus récemment, J.W. Lapierre et Jacques Lambert ont posé les jalons d'une sociologie de l'opinion publique [5]. Au début de son magnifique volume sur L'Opinion publique en Russie Soviétique, Alex Inkeles plaide en faveur d'une sociologie de l'opinion publique dont « l'analyse se concentrera avant tout sur l'effet que produit un genre particulier de système social sur la structure et le fonctionnement des moyens d'information et l'effet réciproque de ces moyens sur le système social » [6]. Mais, c'est Stoetzel lui-même, dans le chapitre XIII de son livre, qui a établi avec le plus de bonheur comment la perspective sociologique peut se dégager dans les études de l'opinion publique. Selon lui, l'opinion constitue pour le psychologue un phénomène « embarrassant », parce qu'elle tient à la fois de l'attitude et du comportement. Et il poursuit : « La sociologie, presque entièrement dominée par la notion de valeur, paraît au contraire beaucoup mieux préparée à adopter les problèmes d'opinion, à les intégrer à son système. La culture, l'organisation sociale, les processus fondamentaux de l'interaction, la contrainte sociale elle-même et peut-être surtout, trouvent leur explication définitive dans la communauté reconnue des valeurs, dans les opinions... l'opinion publique est l'organe des valeurs sociales. Qu'on les appelle préjugés, conventions, stéréotypes, les choses auxquelles un groupe est attaché, il les contient, il les exprime, il en prend conscience par l'opinion publique ». Prenant comme exemple l'opinion anti-prohibitioniste de Tom O'Leary et de son groupe, Stoetzel écrit que ce qui est intéressant dans cette opinion c'est « qu'elle prend sa place dans un système de conduites sociales, c'est qu'elle s'enchaîne avec des moeurs, des mesures législatives et administratives, des crimes, des troubles, des campagnes de presse, des intrigues électorales, et qu'elle prépare des bouleversements sociaux, politiques, moraux, dans une grande nation ». D'où, toujours selon Stoetzel, la manière la plus légitime pour la sociologie d'aborder le problème des opinions, « c'est d'étudier, d'une part, la position de l'individu en face de son groupe ... et d'autre part, réciproquement, la manière dont la société se présente et s'impose aux individus ». 

Le problème demeure cependant de savoir sous quelle forme, dans l'opinion publique, se présentent les valeurs sociales. Les distributions des opinions en forme de J ou de U qui, selon tous les auteurs, trahissent en termes statistiques l'existence des opinions publiques, manifestent la présence de facteurs de conformité sinon de contrainte. Si on envisage ceux-ci sous l'angle des valeurs, on est en droit de supposer l'existence d'une norme sociale non ambiguë à laquelle adhéreraient un grand nombre d'individus. D'où on peut avec Stoetzel émettre la proposition suivante : « Les valeurs auxquelles le corps social souscrit d'une manière quasi unanime constituent l'objet de référence de l'opinion publique ». 

De son côté, Halbwachs a insisté sur la nécessité d'étudier les « sentiments de groupe » pour comprendre l'opinion publique. Reprenant les concepts de Pareto, il montre que dans la psychologie collective du raisonnement, une fois écartés les éléments de caractère purement logique, on décèle des résidus, tels que la coutume et la tradition, et des dérivations ou rationalisations servant à justifier ces pensées extra-logiques. 

Or, dans les sociétés modernes, la forme sociale la plus générale sous laquelle se présentent les valeurs communes sont les systèmes idéologiques qui sous-tendent l'organisation politique et sociale et qui définissent les buts auxquels doivent être ordonnées les conduites des individus, des groupes et des institutions. À la lumière de l'incursion précédente, on peut donc émettre l'hypothèse générale suivante : dans une société donnée, les opinions publiques tendent à refléter un ajustement entre, d'une part, le système idéologique et, d'autre part, les situations concrètes dans lesquelles le cours des événements place les individus en tant que membres de groupes et d'institutions. Les nombreux corollaires qui se déduisent de cette hypothèse seront formulés au fur et à mesure de l'étude qui va suivre. 

Il est opportun toutefois de préciser le sens et la portée de l'hypothèse.

En premier lieu, il ne saurait y avoir incompatibilité entre cette hypothèse et le postulat de la liberté de l'homme. Sans doute, la conformité des opinions manifeste la contrainte qu'exercent l'idéologie et les contrôles sociaux sur la masse des individus. Mais cette contrainte n'aliène pas la liberté essentielle de l'homme. Pour faire comprendre que cette conclusion cache autre chose qu'un paradoxe ou qu'une concession obligée et toute formelle aux impératifs moraux, il suffit de reproduire les admirables remarques que Stoetzel, dans son ouvrage, consacre à ce problème. Les opinions publiques, dit-il en substance, expriment les intentions sociales de l'individu. Si elles appartiennent à la société, elles ne sont pas pensées par le groupe mais par l'individu. « En prenant position,' l'individu se situe à l'intérieur ou à l'extérieur de son groupe ... Les déterminations externes [les systèmes idéologiques tout autant que le sexe et la race] ne sont Pas les causes efficientes de l'opinion. Ce sont les cadres dans lesquels il pense et agit... L'individu peut y être soumis ou s'y rebeller ... Il se rallie à l'opinion commune, ou s'en dégage par un mouvement qui est souvent de la révolte ». 

En second lieu, il faut voir que l'ajustement (adhésion, conformisme, soumission, rébellion, etc.) que reflète l'opinion publique peut ne pas se conformer aux attitudes profondes et aux opinions privées de l'individu. R.L. Schanck [7] a établi expérimentalement la preuve de la divergence et même parfois de l'incompatibilité qui peuvent exister entre les opinions privées et les opinions publiques. A la suite de plusieurs auteurs, citons cette expérience classique. Il existe deux confessions religieuses à Elm Hollow : l'une baptiste dont la doctrine n'admet que le baptême par immersion et l'autre méthodiste qui ne reconnaît que le baptême par aspersion. Interrogés à titre de membres de l'une ou l'autre confession, les fidèles répondent conformément aux maximes de leur Église respective : 

opinions

Méthodistes

Baptistes

Aspersion seulement

91%

0%

Aspersion ou immersion [ou indifférents]

9%

33%

Immersion seulement

0%

67%

 

Mais interrogés à titre privé, les fidèles fournissent des réponses tout à fait différentes :

 

opinions

Méthodistes

Baptistes

Aspersion seulement

16%

0%

Aspersion ou immersion [ou indifférents]

78%

85%

Immersion seulement

6%

15%

 

Cette expérience montre que l'opinion publique n'est pas constituée par la somme des opinions privées ; elle prouve aussi que l'opinion publique n'engage pas la personnalité entière de l'individu mais existe plutôt comme une structure de pensée qui se superpose a la pensée individuelle sans normalement l'annihiler. 

En troisième lieu, enfin, le degré de non-conformité entre les grands clichés ou stéréotypes idéologiques et les opinions publiques portant sur des problèmes précis est considérable. Il est facile de conclure superficiellement à l'inconsistance de l'opinion publique. Mais, selon notre hypothèse, la non-conformité des réponses aux questions générales et aux questions particulières résulte de la co-existence de Plusieurs systèmes idéologiques divergents dans l'esprit de l'individu : celui-ci formule ses opinions par référence tantôt a un système et tantôt à un autre système. Ainsi, par exemple, selon un sondage Gallup fait à la fin de 1940 [8], 97% d'un échantillon national des Américains affirmèrent qu'ils croyaient à la liberté de parole. Mais seulement 23% de ces 97% étaient prêts à concéder la liberté de parole aux fascistes et aux communistes. Un tel écart s'explique ici par le fait que les Américains, dans le premier cas, se situent implicitement par référence à l'idéologie libérale et capitaliste propre aux États-Unis, laquelle, selon eux, permet la liberté de parole, alors que, dans le second cas, ils réagissent en fonction d'idéologies non-américaines qu'ils considèrent comme opposées a la liberté de parole. Cet écart ne révèle donc pas une inconsistance logique entre les deux opinions formulées, comme les auteurs qui s'intéressent exclusivement aux mécanismes psychologiques seraient enclins à conclure [9]. Il montre plutôt que la conscience de l'incompatibilité des systèmes idéologiques est fortement ressentie chez les Américains et qu'ils se refusent à admettre que ces systèmes alternatifs sont compatibles avec la liberté. Dans nos sociétés contemporaines, au sein desquelles les conflits idéologiques sont si violents et pénètrent si profondément les esprits, il est essentiel de tenir compte des systèmes idéologiques comme l'un des facteurs constitutifs de l'opinion publique. Il faut aussi ajouter, par ailleurs, que la même incompatibilité peut exister entre le système idéologique général et les idéologies de relais que les divers groupes au sein d'une même société élaborent. L'opinion publique reflétera alors ces incompatibilités.

 

4. Position du problème

 

Dans la présente étude, nous chercherons à montrer comment les systèmes idéologiques conditionnent les grandes configurations de l'opinion publique. Le choix de deux ensembles extrêmes, l'Union Soviétique et les États-Unis, fera apparaître ce conditionnement avec plus de clarté. Il ne s'agira pas de comparer les opinions publiques des deux sociétés. Une telle comparaison d'ailleurs serait logiquement impossible parce que les opinions publiques dans l'un et l'autre cas réfèrent à des systèmes idéologiques et sociaux différents [10]. Il s'agit de prouver que les différences dans les processus de dégagement et les caractères des opinions publiques soviétique et américaine tiennent, du moins pour une part, à des différences sur le plan idéologique et institutionnel [11]. 

Les conclusions qui se dégageront de l'étude devraient être profitables tant pour les chercheurs qui ont à construire des questionnaires et à interpréter des résultats statistiques que pour les hommes d'action en général qui ont à tenir compte, dans leurs décisions, des opinions de ceux que leurs actes sont susceptibles d'affecter. De même, bien qu'ils constituent des cas limites, les exemples soviétique et américain, devraient nous éclairer sur les conditions des opinions publiques dans les autres sociétés. Ils constituent, selon nous, des cas types, que les autres sociétés, qu'elles soient capitalistes ou socialistes, reproduisent de façon approximative. Enfin, cette étude devrait aussi nous permettre d'établir éventuellement des hypothèses précises sur les modalités de dégagement des opinions publiques dans les sociétés afro-asiatiques qui, préférant ne pas opter en faveur de l'un ou l'autre des deux systèmes, s'efforcent d'élaborer des idéologies et de créer des institutions indépendantes. 

Il est opportun de réfuter a l'avance une critique d'ensemble que d'aucuns ne manqueront pas d'adresser a cette façon de situer le sujet. En effet, plusieurs auteurs, surtout américains, estiment qu'il n'existe des opinions publiques authentiques que dans les démocraties de type occidental. L'opinion publique, selon ces auteurs, postule la liberté préalable de pensée et d'expression et certaines autres conditions que seules présentent les démocraties occidentales. Or puisque la liberté de pensée et d'expression ne peut exister en Union Soviétique parce que celle-ci s'inscrit en faux contre les postulats libéraux, il ne saurait donc y avoir, selon eux, des opinions publiques authentiques dans ce pays. Notons que les Soviets aboutissent exactement à la même conclusion, mais en l'inversant : il n'y aurait pas de véritable opinion publique aux États-Unis, parce que tout ce qui se pense et se dit dans ce pays serait dicté par les intérêts de ceux qui possèdent les moyens de production et d'expression. 

Une pareille objection ne peut être retenue, précisément parce qu'elle confond deux ordres différents, l'ordre moral et l'ordre scientifique. Quand nous disons que l'opinion publique doit être libre nous exprimons par là un jugement moral ; nous voulons dire que l'éthique commande a ceux qui occupent les positions de puissance et de décision (« decision makers ») de ne pas intervenir par la violence ou autrement dans les opinions de leurs subordonnés, soit en leur fournissant des informations biaisées, soit en faussant délibérément les mécanismes de leur perception et ainsi de suite. Nous voulons dire aussi que les démocraties occidentales reposent sur un postulat fondamental qui est l'autonomie essentielle du citoyen par rapport à l'État. Mais il ne s'ensuit pas que la liberté soit un critère scientifique de l'opinion publique, c'est-à-dire que seules les idées librement exprimées puissent être considérées comme opinions publiques. S'il en allait ainsi, il appartiendrait aux seuls moralistes, et non aux hommes de science, de définir ce qui constitue ou ne constitue pas l'opinion publique. Et si l'on en juge d'après l'état de pessimisme qui règne généralement chez les moralistes de tous les pays, le domaine de l'opinion publique s'en trouverait dangereusement réduit. La transgression des genres conduit à la confusion des objets ; la science et la morale qui en découlent sont également mauvaises [12]. En définitive, il n'y a de science que parce que des facteurs de conditionnement enveloppent l'action libre de l'homme. Il n'existe des opinions publiques que parce qu'interviennent des facteurs de conformisme, parce que pèse sur l'homme libre la contrainte des systèmes idéologiques et sociaux. A la morale revient la tâche d'établir les conditions et les limites de cette contrainte de façon à ce que les individus soient en mesure de faire servir à la production d'actes libres les déterminismes qui s'exercent sur eux. Mais il appartient à la science de reconstituer les processus, la structure et les fonctions des phénomènes et des comportements. 

Alfred Sauvy nous fournit notre conclusion aux remarques qui précèdent : « L'opinion publique, cette puissance anonyme, est souvent une force politique, et cette force n'est prévue par aucune constitution » [13]. 

 

5. Plan de l'étude.

 

L'étude comprendra deux parties : dans une première partie, prenant comme exemple l'Union Soviétique, nous montrerons comment les prémisses idéologiques qui servent de normes aux individus dans la définition de leurs rôles sociaux permettent en même temps de fixer les modèles de participation des groupes et des individus a la vie sociale et politique de même qu'à établir les conditions et les modalités concrètes par lesquelles les opinions publiques se manifestent ; dans notre seconde partie, nous reconstituerons une analyse similaire en prenant l'exemple des États-Unis. Dans notre conclusion, nous aborderons de façon systématique le problème des jugements de valeur.


[1] Djordievic, J., « Le problème de l'opinion publique dans la démocratie socialiste », dans L'Opinion publique, deuxième session du Centre de science politique de l’Institut d'études juridiques de Nice, P.U.F., Paris, 1957, 388.

[2] Stoetzel, Jean, Théorie des opinions, P.U.F :, Paris, 1943, 346 et suiv. Pour des indications bibliographiques, voir : Lasswell, H. D., Smith, B. L., Casey, R.D., Propaganda, communications and public opinion Princeton, U.P., 1946 ; Bibliographie française, science politique, Paris, 1960 ; et les volumes annuels de Bibliographie internationale de science politique publiée par l'UNESCO.

[3] Tarde, Gabriel, L'opinion et la foule, Félix Alcan, Paris, 2e éd., 1904, 21-22, 28. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4] Lazarsfeld, Paul F., Stanton, Frank, eds., Communication research, 1948-1949, New York, 1949, 13-14.

[5] Lapierre, J.W., « Les facteurs sociologiques dans la formation de l'opinion publique » et Lambert, Jacques, « Structure sociale et opinion publique », dans : L'opinion publique, op. cit., pp. 57-70 et 71-107.

[6] Inkeles, Alex, L'opinion publique en Russie Soviétique une étude sur la persuasion des masses, les Iles d'or, Paris, 1956. (D'abord publié en américain sous le titre de : Public opinion in soviet Russia, Harvard U.P., Cambridge, 1950).

[7] Schanck, R.L., « A study of a community and its groups and institutions conceived as behaviors of individuals », Ps. Mon., no 195, 133.

[8] Cité dans : Cantril, Hadley, et aL, Gauging public opinion, Princeton U.P., 1944, 22.

[9] Voir, notamment, la façon dont Leonard W. Doob traite cet exemple dans son livre : Public opinion and propaganda, Henry Holt, New York, 1948, 163.

[10] Certes, l'impossibilité d'une comparaison logique n'empêche pas de porter un jugement moral d'après des critères éthiques transcendant les systèmes idéologiques et sociaux.

[11] Robert K. Merton formule la même proposition sous une forme légèrement différente, lorsqu'il dit que les moyens et les procédés de l'opinion publique diffèrent d'une société ou d'une époque à l'autre, selon les différences entre les structures sociales. Dans : Social theory and social structure, Rev. and enl. edition, The Free Press, Glencoe, Ill., 1957, 355.

[12] Le même raisonnement pourrait être repris pour ce qui concerne tous les jugements moraux : l'opinion publique doit être « vraie », « éclairée », « bien informée », « compétente », « non superficielle », « consciente d'elle-même », etc. Il est à remarquer que les jugements moraux inversent précisément les « constatations » psychologiques où on déclare que l'opinion publique est « stéréotypée », « ambiguë », « ignorante », « incompétente », « superfi­cielle », « inconsciente », etc. On voit par là les conséquences, sur le plan scientifique, du choix inconscient de prémisses éthiques considérées à tort comme des postulats de la démarche scientifique. En conséquence, beaucoup d'études des opinions publiques aboutissent en définitive à des plaidoyers pro domo, confirmant le lecteur dans sa conviction préalable d'une supériorité de son système idéologique et social.

[13] Sauvy, Alfred, L'opinion publique, P.U.F., Paris, 1956, 6.


Retour au texte de l'auteur: Léon Dion, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 19 janvier 2007 15:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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