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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Léon Dion, “Le nationalisme persimiste. Sa source, sa signification, sa validité.” in revue CITÉ LIBRE, no 18, novembre 1957, pp. 3-18. Une édition numérique réalisée par André Boisvert, bénévole, Saint-Jérôme, Qc. [Autorisation accordée par Mme Denyse Dion, épouse de M. Dion, le 30 mars 2005].

[3]

Léon Dion (1957)

Le nationalisme pessimiste.
Sa source, sa signification,
sa validité
.”

In revue CITÉ LIBRE, Montréal, no 18, novembre 1957, pp. 3-18.

Introduction [3]
1. Source du nationalisme pessimiste [3]
2. Signification du néo-nationalisme pessimiste [8]
3. Validité du nationalisme pessimiste [12]
Conclusion : bilan et perspectives [16]

Introduction

À l'occasion d'un cours, encore non publié, professé à l'université de Toronto en février 1957, sons les auspices des "Grey Lectures", Albert Faucher fit la critique des récentes tendances nationalistes canadiennes-françaises, en particulier chez Guy Frégault et Michel Brunet, et se dit frappé par le contraste d'atmosphères et d'attitudes entre ceux-ci et les nationalistes plus anciens de l'école de Groulx : tandis que les nationalistes de l'école de Groulx, et surtout le maître, demeuraient, face aux crises économique et culturelle, malgré tout stimulants et optimistes, leurs successeurs sont déprimants et tragiques alors que la société canadienne-française connaît une relative prospérité économique et donne des signes d'éveil culturel. Si cette opinion est vraie, comme je le crois pour l'ensemble, la conscience nationaliste se serait donc radicalement transformée au cours des dernières quinze années. Pour traduire ce contraste, Faucher a même parlé de "néo-nationalisme" et de "révision de l'histoire". [1]

C'était là, il me semble, indiquer une voie fructueuse pour la réflexion, à condition de reconnaître dès le départ que la "révision" porte exclusivement sur l'interprétation de l'histoire, non pas sur la construction de l'objet historique. L'objet, en effet, est demeuré le même : il s'agit toujours d'histoire nationale. Le problème qui se pose en est exclusivement un de différences radicales dans les interprétations et les conclusions générales au sujet de la nation canadienne-française. Comment expliquer le nouvel état de pessimisme ? Quel en est le sens ? et la validité ?

1. SOURCE DU NATIONALISME
PESSIMISTE


On ne saurait expliquer par des différences dans les tempéraments individuels l'écart entre le néo-nationalisme et le nationalisme [4] de l'école de Groulx. De même il ne suffit pas, pour élucider le caractère de ce contraste, de rappeler les incontestables différences entre les deux écoles quant à la conception et à la pratique du métier d'historien. [2] On ne saurait expliquer ce contraste sans poser le problème complexe des générations intellectuelles.

Disons succinctement ce que nous entendons par "génération intellectuelle". Cette notion ne réfère pas directement à l'âge ni au temps historique ; elle est plutôt liée à ce que nous voulons traduite par "mentalité". Une mentalité peut être perçue par la nature des définitions que les individus ou les groupes donnent des situations. Mais tout changement dans les définitions des situations, s'il implique une évolution dans la mentalité, ne signifie pas obligatoirement qu'une nouvelle génération est apparue. Pour qu'il en soit ainsi, il est nécessaire que non seulement les définitions mais aussi les situations aient changé. Par ailleurs, situation n'est pas synonyme de conditions "objectives", i.e. économiques, politiques, etc. … Les conditions, aussi contraignantes qu'elles puissent paraître, ne constituent jamais que l'aspect opaque et extérieur d'une situation. Elles ont trait au phénomène, à l’ "apparaître" et, comme telles, réfèrent naturellement à leur corrélat, c'est-à-dire le "voir", la conscience qui se saisit d'abord comme "conditionnée" mais qui tend à se "libérer" et à "transcender". Ce qui constitue la génération, c'est un rapport spécifique à la situation totale (en tant, tout à la fois, qu'"apparaître" et "voir") et non pas directement telle ou telle façon de définir ou encore moins tel ou tel mode de conditionnement. Décrire une situation, c'est essentiellement traduire un état donné de conscience – c'est chercher au ras d'un statut global, l'origine existentielle non seulement des jugements niais aussi des mythes et des rêves. Or, c'est précisément par de tels jugements, [5] mythes et rêves que s'exprime une mentalité et que se révèlent les traits constitutifs d'une génération. [3]

Quelques considérations générales suffiront à montrer, en premier lieu, qu'une génération sépare les nationalistes de l'école de Groulx des néo-nationalistes, le passage d'une génération à l'autre s'exprimant par la substitution, dans l'interprétation du national, d'une perspective ecclésiale par une perspective séculière ; en second lieu, que ces deux perspectives ont donné naissance à deux mythes différents.

Il est impossible de comprendre les néo-nationalistes si l'on ne voit pas d'abord en eux des historiens "laïcs" ; de même on ne peut comprendre Groulx si l'on ne reconnaît pas, derrière l'écrivain, le "clerc". Groulx aussi, sans doute, a porté son regard, parfois douloureusement, sur le contexte objectif du présent et du passé. Chez lui, la vision de l'histoire subit l'influence de la première guerre mondiale et de la dépression économique des années '30. Mais, par delà ce contexte, ou peut-être bien à travers lui, il croyait discerner des possibilités de salut et des motifs d'optimisme ; c'est que Groulx et ceux qui ont été directement influencés par lui, avaient une perspective ecclésiale de l'histoire nationale. Ils se complaisaient dans la contemplation du rôle éminent tenu par l'Église el tendaient à définir la nation canadienne-française par référence à son trait religieux. D'autres peuples, disaient-ils, l'emportent sur les Canadiens français par l'industrie et le négoce, par leur vigueur politique ; la nation canadienne-française surpasse toutes les autres par son sens religieux et sa fidélité à l'Église, institution parfaite qui, si elle n'a pas occupé toute la place dans la société, l'a néanmoins imprégnée de part en part. Par contraste, les néo-nationalistes ont substitué à la perspective ecclésiale de Groulx, une perspective séculière. Cette perspective découle du nouveau statut laïc que les intellectuels canadiens-français ont acquis depuis une quinzaine d'années. [4]

[6]

Ils saisissent immédiatement que la position dominante de l'Église dans la société canadienne-française a eu comme point de départ et, par la suite, comme corollaire, l'absence ou la faiblesse des institutions, cadres et groupes "séculiers" qu'on s'attend de trouver dans une société "normalement" constituée. Ils ont cru voir en outre que ce qui s'est développé de "séculier'' dans la structure sociale du Québec avait été ou imposé ou implanté de l'extérieur – l'industrialisation récente ne marquant qu'une aggravation de ce processus constant – et que, conséquemment, l'histoire nationale devait être conçue en termes "d'assimilation" progressive à des cultures étrangères. Pour Groulx, l'essentiel, c'est-à-dire l'Église, a admirablement survécu dans toute l'histoire nationale : l'optimisme reste permis. Pour les néo-nationalistes, représentants de la nouvelle génération laïque, ce qui constitue le national c'est l'ensemble de la structure sociale exprimée en termes politico-socio-économiques dont l'Église n'incarne qu'un aspect, les autres aspects essentiels étant l'État et le système économique ; or, dans leur perspective nationaliste séculière, cette structure sociale leur apparaît comme irrévocablement et radicalement étrangère à l'âme du peuple canadien-français ou, plutôt, à l'intention originelle de cette âme telle qu'elle s'exprimait avant 1760 : d'où leur conception pessimiste de l'histoire nationale.

Deux perspectives, deux mythes pour traduire globalement ces perspectives.

Le mythe primordial de Groulx et de ses disciples – le mythe de la terre et d'une civilisation rurale – était construit de façon [7] à représenter avec éloquence et simplicité l'aspect heureux et triomphant de l'histoire nationale, aspect incarné par la famille patriarcale, la vie laborieuse, saine et indépendante des champs, cette belle trame de traditions qui liait les générations présentes aux ancêtres et cette stable uniformité des moeurs et des croyances qui rattachait la paroisse à la région, la région au territoire entier du Canada français – tout cela profondément et indissolublement imprégné par les valeurs religieuses et placé sous l'autorité attentive et bienveillante de l'Église catholique. C'était là un mythe positif, susceptible de dégager une énergie suffisante pour satisfaire, non seulement les aspirations de certains individus et groupes sociaux, mais aussi le besoin d'agir sur le plan de l'existence concrète. Que de slogans tendus sur l'action n'a-t-il pas inspirés : "retour à la terre", "achat chez-nous", "donnons-nous un chef", etc… — mots d'ordre qui apparaissent maintenant comme autant de formules d'illusion, mais qui, cependant, étaient pour leurs protagonistes des formules de salut, même sur le plan de la réalité économique et politique.

Outre que les brusques transformations dues à l'intensification récente du processus d'industrialisation ont irrémédiablement détruit les espoirs suscités à l'origine par ces slogans, tout le séduisant symbolisme du mythe de la terre répugne à la mentalité laïque [5]. La perspective séculière, incapable jusqu'à maintenant de parvenir à percevoir le "national" québécois de façon optimiste, a trouvé son expression dans le mythe le plus déprimant qui soit pour un peuple : le mythe de la défaite irrévocable. D'où le refus qu'elle adresse à la société canadienne-française. La relative prospérité économique et l'essor culturel lui-même représentent, du point de vue néo-nationaliste, des symptômes certains de déperdition du caractère canadien-français [6]. [8] Toujours, se dresse devant elle cet écueil formidable : la défaite, puissance démoniaque qui opère ses sortilèges sous de multiples visages. La pensée néo-nationaliste est complètement dominée, submergée par cet accident historique de grande portée que fut la conquête de la Nouvelle-France par l'Angleterre. Elle est si complètement possédée par le souvenir de cet événement qu'elle en fait un mythe – le mythe central à travers lequel elle perçoit toute l'histoire nationale [7] et apprécie l'avenir de la nation canadienne-française.

2. SIGNIFICATION DU
NÉO-NATIONALISME PESSIMISTE


Ce n'est pas immédiatement dans ses expressions concrètes, ni même directement dans le mythe qu'il élabore, que la signification profonde du néo-nationalisme — comme d'ailleurs de tout nationalisme — doit être cherchée. Ce n'est certainement pas comme "réalité historique" (les mythes nationaux ont ceci de particulier qu'ils se présentent comme ce qu'il y a de plus "réels") que le nationalisme a exercé son immense emprise sur les peuples modernes. Personne, en effet, n'a réussi à exprimer en termes concrets et que c'est que la "nation", que d'être "national". Le national, lorsqu'il décrit le rapport qui le rattache à la nation emprunte le langage des mystiques religieux : il parle de "communion", de "mystère", de "dévotion" et de "fidélité". On ne peut selon lui que sentir, mais jamais exprimer concrètement, ce qu'est cette "nation" en vertu de laquelle ce qui est homme est national et ce qui est national est homme. Il est facile de découvrir l'origine du besoin qui a poussé l'homme occidental moderne à développer cette conception mystique du national. Sa vie, son labeur, ses déceptions, ses souffrances recevant une définition dans les termes du national, il n'était que normal que ses aspirations, ses espoirs, ses projets la reçoivent aussi. Ainsi donc toute la conscience de l'homme moderne tendit [9] à épouser les cadres du "national". Mais, pour qu'il en fût ainsi, il fallait que la notion du "national" reçoive une définition qui transcendât les conditionnements sociologiques imposés par l'histoire. En opérant cette transcendance, l'historien du "national" s'est fait fabricateur de rêves. Dans son interprétation de la "situation nationale", par delà les conditions socio-politico-économiques, il a découvert ou inventé une intention de libération et de transcendance. Pour lui, en effet, la "situation nationale" forme comme un tissu dont la trame socio-politico-économiquc suivrait le patron d'un rêve. C'est justement parce qu'elles ont réussi à exprimer et intégrer dans un rêve collectif les espoirs et les projets existentiels des hommes, en particulier parmi les classes bourgeoises, que les histoires nationales ont provoqué les résonances psychiques que l'on sait et qu'on exprime généralement par les expressions de "sentiment national" et de "nationalisme".

La part du rêve dans le nationalisme de Groulx a été souvent évaluée. Pour l'essentiel, ce rêve était conforme à sa perspective ecclésiale et n'était qu'une projection du mythe de la terre vers la libération et la transcendance. Le rêve de Groulx, rêve puissant à l'époque, a trouvé son expression la plus sublime dans la formule de la vocation apostolique el missionnaire des Canadiens français. À remarquer ici que ce rêve fournissait à la fois une possibilité de libération intérieure de ce que contenaient de déprimant les conditions nationales, et de transcendance de ces mêmes conditions en ouvrant le national sur l'universel. L'école de Groulx se complut aussi à exercer son esprit sur d'autres gammes du rêve national, en particulier par le déroulement de quelques images du sublime tableau idéal de l'État laurentien. Mais, dans l'ensemble de l'œuvre de l'école de Groulx, la note politique n'a le plus souvent joué qu'en sourdine, la perspective religieuse ne rendant guère possible l'élaboration d'un rêve ouvertement et franchement politique [8].

Le néo-nationalisme, comme tout nationalisme, cherche à enfermer dans une formule un rêve qui, à la fois, lui convienne et satisfasse son besoin de libération et de transcendance. Dans la perspective séculière du national, il n'y a qu'un rêve qui puisse contenir tout entier les aspirations de la nation : le rêve de l'État. Ce rêve, sous ses formes achevées d'autonomie et d'auto-détermination nationales, a synthétisé les aspirations existentielles — notamment économiques et culturelles — vers la liberté et l’indépendance [10] telles que ressenties par l'homme occidental moderne, surtout parmi les classes bourgeoises. Parmi les peuples modernes, il a été vécu avec une telle intensité que l'État a été conçu comme l'expression finale et parfaite du devenir de la nation. Ainsi donc, objet de contemplation mystique par la gamme des aspirations tendues vers elle, la nation, par son association à l'État, est devenue une catégorie quasi-juridique. Elle a été définie à la fois comme le terme normal auquel les pensées et les intentions d'être de l'homme moderne devaient se référer et comme son cadre normal d'existence.

Dans ce contexte on peut saisir la signification du pessimisme des néo-nationalistes vis-à-vis la réalité canadienne-française : la nation n'a pas de cadre ni de support pour porter le rêve de l'État national [9] ; il n'y a pas, comme le dit Frégault dans l'introduction de son magnifique ouvrage La guerre de la Conquête, de "Canada" pour les "Canadiens" : les néo-nationalistes se trouvent en présence d'un rêve impossible. Ils doivent se contenter d'imaginer que ce rêve aurait pu, dans un autre contexte, un autre temps, sinon un autre monde, être savouré voluptueusement. Trois images hantent leur imagination : l'image d'un Canada déjà sociologiquement intégré et différencié avant la conquête et, comme le dit Frégault à la fin de son livre La Civilisation de la Nouvelle-France (1713-1744), "appuyé sur un passé dont la puissance irrésistible le projette sur l’avenir" [10] ; l'image — ou plutôt le modèle de l'évolution "probable" de la Nouvelle- France — de la société américaine laquelle, s'étant au moment opportun libérée du joug impérial, est ensuite devenue une [11] grande nation moderne ; enfin l'image du Canada actuel, sur la voie d'une grande expansion, mais qui ne se conforme pas aux cadres de la nation.

Ces images, transposées ensuite sur la réalité d'aujourd'hui, les conduisent aussitôt à penser : quel beau rêve nous aurions pu vivre si seulement il n'y avait pas eu de conquête. Par delà l'Amérique politique anglo-saxonne qui existe aujourd'hui, ils se plaisent à ressusciter mentalement une deuxième Amérique politique qui aurait pu être : l'Amérique française.

S'imaginer en état de rêve, c'est faire un rêve inverti. On serait tenté de dire qu'avec le néo-nationalisme l'idéologie nationale se transforme en utopie, mais ce serait se méprendre sur la nature de l'utopie comme exercice mental : ce serait en outre se tromper sur l'état véritable de la conscience néo-nationaliste. On impute souvent le pessimisme du néo-nationalisme à sa façon plus "réaliste" d'aborder l'histoire. C'est inexact. Ce n'est pas parce que les néo-nationalistes sont "darwinistes" ou "newtoniens" en histoire qu'ils sont tristes [11]. Darwiniste et newtonien, von Treitschke l'était aussi et, cependant, il n'a pas manqué d'optimisme. Mais, tandis qu'à celui-ci le rêve de l'État national suggérait toutes sortes d'images voluptueuses, aux premiers il ne fournit que la sensation plutôt répugnante du petit mangé par le gros. Il suffirait à nos historiens néo-nationalistes, [12] pessimistes et souffreteux, une lueur d'espoir de voir jamais cette situation renversée pour que leurs attitudes se transforment en hargne, leurs allures déprimées en gestes triomphants et menaçants. Des von Treitschke invertis, l'agressivité nationale transformée en impulsion suicidale, voilà ce que sont les néo-nationalistes. La conscience nationaliste de type séculier est pessimiste ou exaltée selon l'appréciation qu'elle fait des possibilités "physiques" et politiques de la nation, représentée, selon les circonstances, sous les traits d'un "loup dévorant" ou d'une "brebis dévorée", le loup d'ailleurs, supposant la brebis et vice-versa. Cette position n'a rien à voir directement avec la personnalité des néo-nationalistes ; elle tient exclusivement à leur perspective séculière du national. Dans une telle perspective se libérer c'est, pour la nation, acquérir de puissants crocs et un énorme estomac avide ; transcender c'est, pour elle, dévorer les nations plus faibles et les bien "assimiler". Se concevoir ou comme agent ou comme patient d'une opération de digestion, tel est bien le principe de distinction entre les deux formes du nationalisme séculier : l'exaltée et la déprimée.

3. VALIDITÉ DU
NATIONALISME PESSIMISTE


Pour de multiples raisons, le nationalisme canadien-français n'a pas manifesté la puissance explosive des nationalismes européens, en particulier chez les peuples de l'Europe Centrale dont la situation comportait, du moins en apparence, certaines caractéristiques semblables à celle des Canadiens français. Dans l'état actuel des recherches, on possède peu de connaissances certaines sur le comportement effectif des groupes sociaux canadiens-français et, en particulier, de la classe bourgeoise, mais il semble bien que, du point de vue de la perspective nationaliste séculière, ce comportement ait été désappointant.

Le nationalisme de Groulx paraît n'avoir eu que peu de fondement dans la situation de la bourgeoisie capitaliste canadienne-française et, par ailleurs, il est douteux qu'il traduisît ses aspirations profondes. En réalité Groulx se considérait moins comme un réformateur ou un libérateur national que comme un éducateur. Durant les années '30 en particulier son influence fut énorme parmi les étudiants des collèges. Même ceux qui se sont, par la suite, dégagés intellectuellement de sa position nationaliste, paraissent avoir retenu l'inspiration profonde de ce nationalisme, cultivant les qualités combattives et débouchant sur l'engagement.

[13]

Si, par suite de sa perspective ecclésiale du national, Groulx ne se sentait pas obligé de trouver une base sociologique ferme pour son nationalisme et préféra se considérer comme un chef d'école tirant des leçons morales de l'histoire nationale, il ne saurait en aller de même pour les néo-nationalistes qui, par leur perspective séculière du national, doivent forcément s'axer sociologiquement par rapport au national québécois — ou fonctionner à vide. On réalise fort bien d'ailleurs, en considérant le caractère des documents qu'ils tirent des archives et la façon dont ils les utilisent, qu'ils sont à la quête d'une bourgeoisie qui se serait définie — non seulement sentimentalement mais existentiellement — à l'intérieur du contexte national canadien-français. Leurs recherches ont surtout porté sur le régime fiançais et ils ont cru établir la présence d'une classe marchande relativement forte avant 1760 ; ces recherches ont été beaucoup moins poussées pour les années qui suivirent 1760, mais on dirait qu'ils sont persuadés à l'avance qu'aucune véritable bourgeoisie canadienne-française ne se soit développée par la suite, la structure de la société, comme le dit Frégault, ayant été "démolie" par la conquête "et jamais convenablement relevée". C'est dans cette orientation que je verrais la raison de leur échec final. En effet, la perspective séculière du néo-nationalisme ne peut aboutir qu'au pessimisme et au défaitisme tant, en tout cas, que l'historiographie s'élaborera sur les indices incertains et insatisfaisants dont on dispose actuellement sur le caractère véritable, l'orientation et les aspirations effectives de la bourgeoisie capitaliste canadienne-française. Les néo-nationalistes se leurrent et mystifient leurs critiques lorsqu'ils font découler leur pessimisme du mythe de la conquête [12], et en particulier, lorsqu'ils concluent du fait que la nation canadienne-française ne dispose pas en exclusivité des instruments collectifs de création et de contrôle (en particulier de l'État et de l'économie) à l'impossibilité d'une destinée nationale. Les nationalismes européens les plus virulents et les plus ouverts sur l'avenir ont justement pris origine dans de semblables conditions. Leur pessimisme me paraît résulter plutôt de l'incapacité pour l'historiographie nationaliste de démontrer par des documents nombreux et non ambigus que la bourgeoisie capitaliste canadienne-française ait jamais réellement désiré un État national dominé par elle, et l'autarchie [14] économique. Ce qui reviendrait à dire qu'un nationalisme séculier fondé sur le groupe ethnique canadien-français n'est pas viable ni valide, parce que ce type de nationalisme ne peut pas, contrairement au nationalisme de Groulx, se contenter d'un appui dans le clergé, les professions libérales, certaines catégories d'intellectuels et d'étudiants et autres groupes situés, du point de vue de la perspective nationaliste séculière, dans des secteurs non essentiels du national. Plus encore : tout en désespérant trouver des résonances profondes parmi la bourgeoisie capitaliste, les néo-nationalistes doivent savoir que la ré-orientation qu'ils impriment au nationalisme va les priver du support de certains groupes sensibles au nationalisme de Groulx, notamment du clergé. En dernière analyse, le pessimisme des néo-nationalistes découle du fait que, débouchant sur une absence du national tel qu'ils le conçoivent, ils prennent conscience de leur inutilité.

On voit très clairement dans la divergence entre l'état de pessimisme chronique de l'historiographie néo-nationaliste et la façon plutôt pragmatique dont les groupes sociaux, notamment la bourgeoisie, à partir de l'expérience de leur situation, se conçoivent et perçoivent leur avenir, que l'historiographie actuelle, dans sa double modalité séculière et nationaliste, s'élabore tout à fait en dehors de la structure sociale à partir de laquelle les groupes sociaux canadiens-français se définissent concrètement. C’est là la véritable raison pour laquelle les néo-nationalistes découvrent que les Canadiens français ne sont pas sensibilisés par rapport au nationalisme séculier et, partant, ne sont pas à leurs yeux, dignes d'exister. Cependant, une constatation plus générale et plus objective est également possible : une historiographie qui ne parvient pas à établir un lien positif, réel et actuel entre un peuple et son passé doit être abandonnée ou ignorée parce qu'elle n'a pas de sens légitime.

Le tragique de la position néo-nationaliste résulte d'une incapacité de découvrir une alternative au dilemme insoluble dans lequel ils s'enferment : ou bien un national complet dans le sens de la perspective séculière ou bien l'état d'infériorité permanente sinon la disparition éventuelle du groupe ethnique canadien-français. Et pourtant l'alternative ils pourraient la lire dans les débats, les "examens de conscience", les "recherches de solution" qui sont partout inscrits à l'ordre du jour parmi les institutions traditionnelles et les organismes représentatifs des divers groupes sociaux. En langage sociologique, disons que l'alternative s'exprime, pour les institutions et les groupes, à l'occasion d'un processus d'adaptation à des structures nouvelles ou, du moins, nouvellement "reconnues". [15] Elle consiste dans la recherche d'une bonne référence sociologique vis-à-vis les structures concrètes à l'intérieur desquelles des hommes réellement existants travaillent, formulent des projets, et ressentent des besoins physiologiques, religieux, éducationnels, politiques et économiques auxquels les institutions sociales doivent et peuvent être ajustées [13]. Du point de vue de l'historien national qui lirait l'histoire au lieu d'en faire la téléologie à partir de présupposés formels (tirés de la conception séculière classique du national), l'alternative s'exprimerait dans la recherche du bon rapport historiographique qu'il faut ici et maintenant établir dans le national entre, d'une part, le "culturel" au sens strict de valeurs et, d'autre part, les outils de culture à la disposition de notre société, tels l'Église catholique, l'État fédératif, le système capitaliste sous sa forme actuelle et les syndicats ouvriers.

Il est facile de comprendre, par ailleurs, que dans la perspective du nationalisme séculier, un mode d'être national, tel que celui que la grande majorité des Canadiens français acceptent, sans trop d'enthousiasme comme sans trop de regrets, tout en cherchant, par ailleurs, à en tirer le meilleur profit possible, ne peut caractériser qu'une nation bâtarde. Néanmoins, aux conclusions pessimistes des néo-nationalistes, il est possible d'apporter, sur la base de la présente étude, deux correctifs. En premier lieu, la nation dont ils parlent et au sujet de laquelle ils prophétisent un avenir sans attrait n'a jamais existé, ou tout au moins n'a pas actuellement d'existence sociologique. En second lieu, pour ce qui est du groupe ethnique canadien-français tel qu'il est concrètement, quelque répugnant qu'il puisse apparaître aux yeux de l'historien national séculier, bien imprudent serait celui qui proclamerait son assimilation progressive — toujours partielle pour Brunet, éventuellement complète, semble-t-il, pour Frégault — au groupe anglo-saxon nord-américain, sans faire découler cette conclusion d'une analyse rigoureuse du sens et de la direction probable des rapports qui existent entre les Canadiens français et les autres peuples — tant américains qu'européens, et notamment français — dans le système d'interdépendance généralisée à l'intérieur duquel vivent tous les peuples [16] occidentaux et, à un degré croissant, du monde entier. Dans l'hypothèse où une telle analyse confirmerait la sombre prédiction des néo-nationalistes, les Canadiens français, en tant qu'individus, auraient encore la liberté de proclamer contre tous les théoriciens leur droit au choix de leur destinée. Mais il n'est pas certain que l'analyse corroborerait le pessimisme néo-nationaliste, état logique d'un nationalisme inverti, qui reproduit simplement le motif de la survivance sous la forme du motif de la déchéance.

CONCLUSION :
BILAN ET PERSPECTIVES


On pourrait être tenté d'imputer l'échec des néo-nationalistes à leur perspective séculière de l'histoire. Non pas ! L'acquisition de la perspective séculière marque, chez nous, un stade vers la maturité intellectuelle ; elle est un acquis définitif. Le problème se situe au niveau de la construction de l'objet historique.

L'échec des néo-nationalistes s'expliquerait-il par le fait que ceux-ci se sont trompés sur la réalité de l'objet national canadien-français, cet objet devant se définir aujourd'hui par référence non pas au Canada fiançais mais au Canada tout entier ? Des indices d'un nationalisme canadien, qu'on désigne parfois du nom de canadianisme, peuvent être, ici et là, décelés. Les expressions positives de ce nouveau nationalisme, que je qualifierais de mentaliste, n'ont encore rien de systématique. Elles se présentent généralement sous la forme d'une contemplation de la richesse qui échoit au peuple canadien par suite de la présence d'une dualité de culture. Plus récemment on a parlé de bi-culture. Le bi-culturalisme semble signifier quelque chose de plus intégrant que l'expression "dualité de culture". Il met l'accent sur les inter-relations et les inter-influences culturelles et sur l'apparente similitude du contexte politique et économique ; il devrait, croit-on, en résulter, par delà la dualité culturelle qui persisterait, une certaine culture spécifiquement canadienne dont la forme éventuelle est encore largement problématique. Par contre, il est facile de découvrir les motifs négatifs sur lesquels ce nationalisme s'appuie : d'abord, le désir de surmonter la conscience des différences, sinon des oppositions, entre Canadiens, dont le fondement se trouverait plutôt dans les préjugés et l'étroitesse d'esprit que dans les incontestables différences entre les cadres quotidiens d'existence, les mentalités et les intentions concrètes d'être ; ensuite, en reconnaissance du fait que le cadre canadien est plus intégral et plus complet que le cadre québécois, la conviction que les hommes seront plus satisfaits, plus réalisés du point de vue humain s'ils définissent le national par référence plutôt au cadre plus étendu qu'au cadre [17] plus restreint ; enfin, et par-dessus tout, la recherche d'une protection face au danger d' "assimilation" culturelle pancanadienne par suite d'une pénétration croissante de l'américanisme au Canada. Il est trop tôt pour évaluer les possibilités d'avenir de cette orientation. Il semble bien, par contre, qu'elle n'ait pas encore acquis suffisamment de racines pour qu'on puisse la considérer pour la masse des Canadiens français comme une alternative concrète au nationalisme pessimiste. L'histoire qui pourrait convenir indistinctement à tous les Canadiens, aussi bien français qu'anglais, en tant que nation inspirée par un commun vouloir-vivre collectif, reste à écrire et, à mon sens, sur plusieurs points, à faire.

Les néo-nationalistes paraissent avoir construit leur objet moins à partir de la substance historique que les documents leur révèlent qu'à partir d'une image idéalisée de la nation. Deux remarques s'imposent ici : premièrement, sans mettre en doute l'authenticité de leur rêve (le rêve de la nation dans la perspective séculière), en tant qu'il est leur rêve propre d'historiens nationalistes, il semble bien qu'il n'ait aucune correspondance existentielle dans la réalité sociologique du groupe ethnique canadien-français ; secondement, il n'y a rien de vraiment attristant à ce que le rêve national (sous la forme quasi-archétypique sous laquelle il a été contemplé depuis la révolution française et particulièrement depuis le milieu du dix-neuvième siècle) soit reconnu au Canada comme impossible et doive être abandonné puisque, partout dans l'Occident, on assiste à la remise en question — mais non pas nécessairement à l'abandon — de la perspective nationale. On voit s'accréditer cette opinion que l'ancien idéal d'une possession exclusive, pour chaque peuple, des outils de la culture (en particulier les institutions économiques et politiques) doit être délaissé ; au contraire, on voit bien qu'il faut parfois se les distribuer en propriété conjointe afin que chaque peuple, étant plus riche par la mise en commun des ressources et l'internationalisation de certaines fonctions politiques, puisse en faire bénéficier plus largement la culture propre qu'a édifiée pour lui l'histoire. Ainsi, le groupe ethnique canadien-français n'est donc pas en plus mauvaise posture que les autres peuples : lui aussi, selon des modalités propres à sa situation peut légitimement rechercher les meilleures façons d'utiliser les outils de culture, qu'il partage avec les Canadiens anglais ou même avec des peuples étrangers, au meilleur profit de sa culture propre. Partout le ton est à la ré-évaluation et à la recréation des sociétés. Partout des problèmes "fondamentaux" et des secteurs de "crise". Rien d'anormal à ce qu'il en soit de même pour le groupe canadien-français. L'anormal serait [18] que celui-ci voit dans la conquête de 1760 une cause irrémédiable de sa situation et que croyant réaliser l'inutilité de toute recherche de solutions, il attende la mort. En d'autres termes, le fardeau de construire son présent et son avenir repose bien sur lui, et on peut dire, tout en tenant compte des conditionnements qui contraignent et stimulent tout à la fois son impulsion à agir, et en mettant entre parenthèses l'éventualité d'une catastrophe d'origine externe, que son avenir sera celui qu'il décidera.

Conclure que la position néo-nationaliste est incompatible avec les tâches qu'il faut poursuivre ou entreprendre dans notre société ne signifie donc pas qu'il faille se détourner de la conception de l'histoire sous la forme nationale. Au contraire, l'historien national doit avoir l'occasion d'exercer, ici comme ailleurs, son rôle — rôle essentiel et irremplaçable : celui d'éveilleur des consciences [14]. Néanmoins, il faut se rendre compte que le "national" ne peut enfermer toute la réalité et toutes les intentions d'être des individus, des groupes sociaux ni des institutions. Le mode d'être "national" ne doit plus être considéré comme la synthèse, encore moins comme le dénominateur commun des multiples modes d'être de l'homme. Il est temps qu'à côté de l'histoire nationale s'élabore une histoire sociale qui reprenne, sous de nouveaux angles, l'expérience politique, économique et culturelle des Canadiens français en tant qu'ils furent des ouvriers, des paysans et des bourgeois, c'est-à-dire des hommes qui ont travaillé et cherché à se définir par rapport aux structures concrètes à l'intérieur desquelles leur existence prenait virtuellement son sens et qui, sans doute, ont aspiré vers certaines formes de libération et de transcendance.

Léon DION



[1] Je veux bien retenir ces expressions pour mon compte personnel. Lorsque j'aurai en vue Guy Frégault, Michel Brunet et leurs protagonistes, je parlerai des "néo-nationalistes" ; lorsqu'il s'agira, au contraire, de Groulx et de la pléiade de ceux qui ont subi l'influence de sa pensée, je parlerai des nationalistes de l'école de Groulx. Cette classification est un peu simpliste et, pour celui qui ferait l'histoire du nationalisme canadien-français.

[2] Par ailleurs, c'est par rapport, en partie, à la façon, en particulier de Brunet, de concevoir et de pratiquer son métier qu'on peut comprendre qu'il ait été conduit à trouver dans la conception de la "politique de force" une formule d'interprétation valide tant pour l'histoire nationale que pour l'histoire universelle, tant pour les relations entre États indépendants qu'entre l'État central et les États membres dans un fédéralisme, etc. L'historien qui interprète l'histoire se satisfait généralement d'une formule simple qui lui permet de dégager facilement ses perspectives historiques. Brunet croit que sa formule est empruntée à la théorie politique, mais en réalité la conception de la "politique de force" relève non de la théorie mais d'une philosophie politique ou plutôt, si on approfondit les origines de cette notion en Allemagne, de l'idéologie nationaliste.

[3] Il serait erroné d'expliquer le caractère pessimiste du néo-nationalisme à partir des transformations profondes survenues dans la structure sociale et les modes de vie du Québec par suite de l'essor industriel qui s'y est produit depuis le début de la seconde guerre mondiale. Ce ne sont là, en réalité, que des conditions, non pas un principe d'explication. Il faut se mettre en garde contre le danger des interprétations faciles à partir des "effets de l'industrialisation". L'industrialisation n'a des effets sur les hommes et sur les institutions que parce qu'elle constitue un élément, important sans doute, d'une situation qui est un rapport à toute une culture, elle-même un produit de l'histoire.

[4] Par "statut laïc", j'entends bien autre chose que ce qui est exprimé par état civil laïc. Parmi les disciples de Groulx se trouvent plusieurs laïcs qui, pourtant, ont une perspective tout autant ecclésiale que lui. Par acquisition du statut laïc, j'entends l'émancipation de l'esprit des façons de voir et des formes de pensée para-théologiques sur les questions proprement séculières et notamment en histoire. L'acquisition du nouveau statut est avant tout due à l'étonnante pénétration dans notre milieu, depuis une quinzaine d'années, des diverses disciplines scientifiques, en particulier sociales, et à l'effort que les intellectuels, tant religieux que laïcs, ont déployé pour assimiler l'esprit et les méthodes de ces disciplines. C'est fondamentalement par ce trait, d'ailleurs, qu'apparait le passage d'une génération entre Groulx et les néo-nationalistes. Il faut retenir cependant que je ne prétends pas que les descriptions et les analyses de Groulx n'aient pas de validité interne, ce qui serait faux, mais bien qu'il a été influencé profondément par la perspective ecclésiale dans sa conception et dans son interprétation du national canadien-français. Il peut être opportun d'ajouter aussi qu'il n'y a rien dans cette émancipation laïque qui soit "révolutionnaire". Le statut laïc n'a, en soi, rien à voir avec l'anti-cléricalisme, au sens grossier du mot, pour ne pas parler de l'irreligion. Au contraire, certains indices permettent de penser que la nouvelle génération "laïque" aura, sur plusieurs points, une pénétration plus aiguë des questions religieuses que la génération qui l'a précédée.

[5] Sous plusieurs aspects, chez la nouvelle génération laïque, le nationalisme qui avait été exprimé sous une forme pastorale et archaïque par la génération précédente, tend naturellement à reproduire la conception européenne qui fut urbaine, bourgeoise et politique. C'est ainsi que les néo-nationalistes apprécient la vitalité du groupe ethnique canadien-français par l'évaluation du rapport de conformité (ou plutôt de non-conformité) de ce groupe au modèle séculier du national. En d'autres termes, tout en procédant à la démystification des mythes anciens, ils recourent aux mythes classiques du nationalisme laïque pour parvenir à leur définition du national québécois. C'est d'ailleurs là, comme on le verra, la source fondamentale de leur pessimisme puisque le national québécois est bien loin de se conformer au modèle séculier du national.

[6] Il serait instructif de rechercher par quels processus on passe de la constatation du fait qu'il y a eu au Québec, peu de capitalistes, d'ouvriers spécialisés, d'artistes, d'hommes de science, de grands philosophes ou de théologiens, à la conviction que tout progrès dans ces domaines ne peut avoir qu'une signification : une diminution correspondante du "caractère" canadien-français. On verrait, entre autre, comment le mythe de la terre peut sournoisement influencer les perceptions chez des esprits qui par ailleurs le rejettent, dominés qu'ils sont par l'expérience et le mirage d'une civilisation industrielle.

[7] À retenir ici la remarque du début : mon étude vise exclusivement l'interprétation néo-nationaliste de l'histoire et non l'aspect proprement analytique ou descriptif des œuvres des néo-nationalistes, lequel ressort de la critique interne.

[8] D'ailleurs, le rêve d'un État laurentien apparaît plutôt comme un emprunt à des sources étrangères, notamment fascistes, que comme aboutissement logique de la perspective nationaliste de l'école de Groulx.

[9] Sur ce sujet de l'État national, il existe un flottement de points de vue entre néo-nationalistes : tandis que Frégault ne semble accepter aucune alternative à un État national pleinement souverain, Brunet, pour sa part plus modeste, se satisferait d'un État provincial pourvu que celui-ci définisse judicieusement ses relations avec l'État central en termes de politique de force et qu'en plus il se fonde sur ses idées à lui, Brunet. La position de Frégault est donc franchement désespérée tandis que celle de Brunet, pour être plus sobre, pêche à la fois par arrogance et par défaut. Par arrogance, en vouant automatiquement à 1'"assimilation totale" les Canadiens français qui se trouvent en dehors des frontières protectrices du Québec ; par défaut, en oubliant les principes élémentaires du fédéralisme politique. Quelque incontestable et irremplaçable que soit la responsabilité culturelle de l'État provincial québécois, la reconnaissance et l'exercice politiques de la fonction culturelle doivent s'opérer dans le respect des attitudes et des conduites conformes aux principes du fédéralisme.

[10] Frégault dit avoir démontré que, déjà entre 1713 et 1744, la Nouvelle-France était devenue une "entité morale, un être complet, une nation nouvelle". La critique de cette opinion, que l'on peut appeler la thèse de la dialectique néo-nationaliste (l'antithèse étant la conquête et la synthèse le caractère multinational (ou même antinational) du Canada actuel) ne relève pas de la présente étude. D'ailleurs, l'issue du débat entre historiens autour de cette question n'a rien de décisif puisque ce n'est pas comme fait historique mais comme mythe engendré par le rêve néo-nationaliste de l'État que l'image d'une société canadienne antérieure à 1760 est significative. Or, on ne détruit pas un mythe par une démonstration qui serait décisive du point de vue logique ou factuel. L'homme dont l'esprit est dominé par un mythe est imperméable à l'évidence rationnelle puisqu'il revendique, si besoin en est, une évidence trans- (ou infra-) rationnelle à laquelle l'évidence rationnelle "doit" se conformer. Par ailleurs, le caractère explosif du mythe en tant que support d'une idéologie se trouvera alors réduit dans la mesure ou les groupes susceptibles d'appuyer cette idéologie auront reconnu comme applicable à leur situation la démystification rationnelle. Et l'importance d'un mythe social est proportionnelle à la probabilité qu'il a de devenir éventuellement le noyau d'une idéologie.

[11] On impute parfois l'orientation des néo-nationalistes, notamment de Brunet, à leur conception de la politique en termes de force. En réalité, c'est plutôt parce qu'elle convenait à son orientation, à sa perspective historique, que Brunet, en particulier, a fait sienne la conception de la "politique de force". La "théorie" du nationalisme laïque est nécessairement "darwiniste" et "newtonienne".

[12] Par la conquête, la chance pour les Canadiens d'édifier une structure nationale séculière s'est évanouie. Et les Canadiens français d'aujourd'hui ne se souviennent plus d'avoir eu cette chance. C'est pourtant à la conquête qu'il leur faut sans cesse retourner s'ils veulent comprendre l'origine et le caractère fatal de la "crise d'ailleurs évidente, de la société canadienne-française..." (Frégault, Guerre de la Conquête).

[13] Il ne faudrait pas prendre les expressions "doivent" et "peuvent" comme impliquant de ma part une position méthodologique normativiste. Elles ont trait exclusivement à l'intention valorisante qui ne peut manquer d'inspirer le sociologue en tant qu'il est homme, chrétien, citoyen, etc. Il va sans dire que cette intention valorisante demeure, comme telle, extrinsèque à l'attitude scientifique, laquelle doit être définie par la recherche de l'objectivité et de la positivité, qu'il introduit dans la pratique de son métier.

[14] Pour leur malheur, les Canadiens français n'ont qu'une seule voie d'accès à leur histoire nationale, voie d'accès qui les empêche souvent d'atteindre certaines racines profondes qu'ils se cherchent dans le passé. En les entendant si souvent qualifier de "phénomènes nouveaux", "manifestations révolutionnaires", "effets subits de l'industrialisation", etc., les problèmes qui se posent à eux aujourd'hui, on a parfois l'impression qu'ils se pensent en faisant abstraction de leur passé. C'est qu'il existe une solution de continuité entre la conscience historique qu'on inculque aux Canadiens français et la conscience que ceux-ci dérivent de leur présent. Sur ce point d'ailleurs, l'échec des néo-nationalistes, qui reformulent la version traditionnelle de l'histoire sous une forme inversée, est évident. Supposer un "national" plus complexe et plus divers que celui que l'histoire écrite a jusqu'ici reconstitué, est-ce là formuler une hypothèse non avenue ?



Retour au texte de l'auteur: Léon Dion, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 3 février 2019 6:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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