Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Léon Dion, “Le libéralisme du ‘statu quo’: l’idéologie protectrice”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 1, no 4, octobre-décembre 1960, pp. 435-466. Québec: Les Presses de l'Université Laval. [Autorisation accordée par Mme Denyse Dion, épouse de M. Dion, le 30 mars 2005].
Introduction
L'étude qui suit ne porte pas sur le Canada français. Mais en décrivant une phase capitale de l'évolution des idéologies économiques américaines, elle reconstitue le contexte où est née notre propre infrastructure économique ; elle indique aussi certains courants culturels que notre culture a intégrés ou refusés, mais qui ont incontestablement joué sur notre destin. Cet article réunit ainsi des éléments importants pour les études comparatives qui s'imposent à propos de notre milieu. Nous publierons prochainement un deuxième article du même auteur qui traitera des aspects juridiques de la même idéologie.
Le paradoxe de l'État libéral, on l'a souvent répète, tient à I'impossible tentative de la bourgeoisie d'opérer la conciliation idéologique de deux moments historiques : celui de la conquête et celui de l'exploitation de sa liberté politique. L'idéal politique que la bourgeoisie triomphante s'efforcera d'institutionaliser et de perpétuer au sein de la société industrielle, la bourgeoisie militante l'avait élaboré par référence aux conditions de la société traditionnelle. Critiques de l'Ancien Régime absolutiste et hérauts d'un nouvel ordre, les idéologues libéraux du XVIlle siècle avaient construit leur projet révolutionnaire sur une distinction radicale entre la société et l'État. Mais ils s'étaient en même temps efforcés, par l'élaboration d'une idéologie médiatisante, de tenir ouvert le circuit entre les deux sphères.
Cette idéologie, ils l'avaient puisée dans les valeurs qui se dégageaient du projet bourgeois : individualisme, liberté, égalité des chances, progrès. Or, la révolution industrielle, par ses effets cumulatifs, aura tôt fait de rendre impossible l'existence de rapports sociaux conformes à ces valeurs telles qu'originairement formulées. La médiation prévue ne s'accomplit pas ; dans la pratique, une rupture virtuellement totale s'est opérée entre les aspirations et les besoins sociaux et les formules politiques dominantes. Certes, des réformateurs-progressistes, populistes ou socialistes chercheront à modifier le contenu originel des valeurs libérales pour les conformer aux conditions nouvelles. Mais, au bout du compte, ce sont les libéraux du statu quo qui triomphent toujours. Ceux-ci ont, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, édifié une doctrine qui, à force d'abstractions, parvient à présenter la réalité sous de brillantes couleurs de même qu'à prêter un caractère inéluctable aux maux qui sont trop évidents pour qu'il soit possible de les passer sous silence.
Pressés par leurs adversaires, les protagonistes de la doctrine que Clinton Rossiter, dans une formule heureuse, a appelée le "laissez-faire conservateur" [1] (**) ont fait, à l'occasion, des concessions opportunes sur des points de détail. Ils se sont même, pour la plupart, en apparence tout au moins, réconciliés avec l'esprit du temps. Malgré leur mépris des gouvernements populaires, ils ont accepté la démocratie et même parfois les unions ouvrières quand ils ont vu qu'il leur était possible de les contrôler. Comme l'a montré Charles Morazé, dans La France bourgeoise [2], ces concessions servent finalement à affermir leur emprise puisqu'ils imposent en même temps un droit public qui proclame l'identité de la démocratie et du grand capitalisme.
Le présent article a pour objectif l'analyse d'un exemple typique de l'idéologie libérale du statu quo. L'étude de cet exemple, croyons-nous, fera ressortir avec plus de force le caractère paradoxal de l'État libéral.
En juin et décembre 1889, Andrew Carnegie publiait dans la North Arnerican Review un article sous le titre de "Gospel of Wealth". Carnegie y vulgarisait si bien l'idéologie du libéralisme du statu. quo, que les historiens lui ont emprunté l'expression pour caractériser "l'âge doré" de 1865 à 1930. Comme idéologie, l'Évangile de la richesse n'est ni cohérent, ni systématique. Il existe d'assez profondes divergences parmi ceux qui l'ont exposé. Un avocat, un ministre, un littérateur, un théoricien, un homme politique, un président d'université ou de chambre de commerce, un industriel, quel que soit le contexte idéologique prévalant, ne sauraient s'entendre sur tous les points. Malgré tout, il y a accord sur les principaux points. Il semble bien que c'est encore Andrew Carnegie qui a exprimé, tout au long de ses nombreux écrits, le plus grand nombre de dénominateurs communs. Aussi lui accorderons-nous une place privilégiée dans Il étude qui va suivre.
L'article se divisera en deux parties : dans la première partie, nous exposerons les principaux arguments sur lesquels l'idéologie s'appuie ; dans la seconde, nous en montrerons les caractères.
[1] Clinton ROSSITER, Conservatism in America. New York, Alfred A. Knopf, 1956, 134.
* Voir “références et notes explicatives” à la fin de l'article.
[2] Charles MORAZE, La France bourgeoise, XVIIIe-XXe siècles. Paris, Librairie Armand Colin, 1952, 93 et suiv. Voir aussi du même auteur, sur ce sujet : Les bourgeois conquérants. Paris, Armand Colin, 1957.
Dernière mise à jour de cette page le samedi 20 janvier 200718:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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