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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Léon Dion, “L'État libéral et l'expansion de l'espace public étatique”. Un article publié dans la revue International Political Science Review, vol. 7, no 2, avril 1986, pp. 190-208. [Autorisation accordée par Mme Denyse Dion, épouse de M. Dion, le 30 mars 2005, de diffuser toutes les publications de son mari dans Les Classiques des sciences sociales].

Léon Dion (1986) * 

L'État libéral et l'expansion
de l'espace public étatique
”. 

Un article publié dans la revue International Political Science Review, vol. 7, no 2, avril 1986, pp. 190-208. 

 

Le texte vise à montrer comment les conditions de la mise en oeuvre de I'État libéral modifièrent substantiellement les attentes des théoriciens libéraux concernant les rapports de la société civile, de la sphère publique non étatique et de 1'État. Ce dernier, en effet, s'étant vu attribuer le monopole de l'exercice du pouvoir sur l'ensemble de la communauté politique, loin de s'amenuiser conformément aux prévisions étendit graduellement son champ d'intervention à la faveur d'un concours de circonstances et surtout en raison du fait de l'infusion dans 1'État libéral d'une rationalité politique axée sur une volonté de puissance lui procurant une "courbure étatique" qui lui permit de concurrencer la rationalité économique sur son propre terrain et parvenir même parfois à se la subordonner.

 

Le moins que l'on puisse dire du mode d'organisation socio-politique qui s'élabore sur les ruines de la féodalité sous l'impulsion de la bourgeoisie et de l'intelligentsia, c'est qu'il ne distingue pas de façon précise les droits privés, publics et juridiques. De tels droits, bien sûr, sont reconnus, mais il subsiste beaucoup de confusion quant a leur nature réelle et leurs domaines d'application respectifs. Or, I'évolution des rapports entre la société civile et 1'État ne devait pas permettre de mieux les clarifier. Au contraire, il devint de plus en plus difficile de les différencier, tant ils finirent par s'interpénétrer. 

Le paradigme libéral posait comme pierre d'assise la primauté de l'individu. Les droits spécifiques qu'il établissait - liberté de n'être pas soumis a des impôts et à une justice arbitraires, liberté d'expression, liberté religieuse, liberté de mouvement, d'initiative, d'entreprise et d'association, devoir de mécénat - abrogeaient les résidus des anciens privilèges féodaux. En outre, ils n'étaient pas perçus comme ne devant valoir que pour la classe bourgeoise, qui était seule en mesure d'en jouir concrètement dans les conditions socio-économiques existantes, mais ils étaient conçus comme des droits naturels, donc valables pour tous les êtres humains. Dans l'esprit des premiers libéraux, le domaine privé, couvrant la vie intime et familiale, l'économie et l'organisation sociale, devait être très large et dans l'avenir continuer à s'étendre indéfiniment. Concernant la sphère publique non étatique, il arriva qu'avec la disparition de la monarchie absolue et l'établissement de 1'État libéral, elle perdit de son mordant, la préoccupation première de l'opinion publique étant désormais bien moins la critique d'un pouvoir politique enfin soumis que la socialisation des citoyens. Quant à 1'État libéral lui-même, les premiers libéraux s'entendirent pour lui confier le domaine des relations internationales et celui de la justice générale dans la société. Mais certains prévoyaient qu'il deviendrait de moins en moins utile et qu'il pourrait même être appelé à disparaître sous son aspect coercitif, tandis que d'autres, plus pratiques et prévoyants, cherchaient à mettre en place les institutions d'une démocratie représentative et parlementaire qui avaient été esquissées au moyen âge, et dont les protagonistes attendaient qu'elles sanctionneraient juridiquement les intérêts individuels, garantissant de la sorte la primauté des droits individuels sur les droits collectifs (Oakeshott, 1977 : 322). 

Toutefois les anticipations des libéraux furent déçues. L'espace privé, certes, gagna pendant un certain temps du terrain mais en l'absence d'un sentiment d'urgence qui eût maintenu en éveil l'esprit critique, l'espace public non étatique manqua de vigueur et l'autonomie des individus et des collectivités particulières fut mal assurée. 

Par ailleurs, dans le but d'éviter la diffusion de l'autorité politique parmi plusieurs centres de pouvoir rivaux comme c'était le cas au moyen âge, les libéraux choisirent de concentrer le gouvernement général de la société en un seul lieu : 1'État. Ils espéraient de la sorte qu'il serait plus facile de soumettre un gouvernement centralisé au contrôle des citoyens. 

En fin de compte ce fut le contraire qui se produisit. S'étant vu attribuer le monopole de l'exercice légitime du pouvoir sur l'ensemble de la communauté politique, 1'État en profita pour tenter d'accroître indéfiniment ce pouvoir. D'une part, il s'infiltra autant qu'il le put dans l'espace public non étatique et, d'autre part, il établit des contrôles de plus en plus étendus et serrés sur la sphère privée elle-même, et, dans plusieurs cas, par des nationalisations et autres procédés, il s'appropria même directement une partie substantielle de cette sphère. Loin donc de n'être que le reflet évanescent de la société civile comme le prévoyaient les premiers libéraux, l’État s'érigea graduellement en agent contrôleur de celle-ci. 

Comment rendre compte de cette "malencontre" -pour reprendre les termes d’Étienne de la Boétie dans le Discours sur la servitude volontaire-" [1] qui a peu tant dénaturé l'homme, seul né de vrai pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier estre, et le désir de le reprendre ? (Birnbaum, 1977). 

De nombreux facteurs ont été invoqués pour expliquer cette boulimie étatique dans la plupart des sociétés libérales. A peine mises en place la taille des institutions politiques libérales commença à croître, par suite notamment de l'expansion de la diplomatie internationale, des politiques colonialistes et des résistances des classes laborieuses au processus d'industrialisation. Pour nombre d'analystes, toutefois, c'est la première grande guerre qui infusa dans 1'État cette volonté de puissance dont les libéraux croyaient l'avoir privé. Dans les termes de A.J.P. Taylor : "Until August 1914 a sensible, law-abiding Englishman could pass through life and hardly notice the existence of the state, beyond the post-office and the policeman" (Taylor et Lukacs). La crise économique des années 1930 et la deuxième guerre mondiale continuèrent à assoupir les réticences des citoyens et stimulèrent encore la soif de pouvoir des États. Toutes ces circonstances, certes, ont créé des conditions favorisant I'accroissement des États mais n'ont pas causé à elles seules ces dernières. 

Un État capable d'imposer sa présence au reste de la société, sinon de la dominer, cela ni John Locke ni Marx n'en avaient jamais envisagé la possibilité. Pendant longtemps les libéraux comme les marxistes n'admirent pas cette réalité et se refusèrent a évaluer les conséquences au plan théorique et pratique de leur erreur. 

Pour bien apprécier les causes de cette évolution imprévue d'un État libéral qui tend constamment à étendre son champ d'intervention, c'est à des explications d'ordre structurel plutôt que simplement circonstanciel qu'il faut recourir. En effet, ce qui avait échappé à l'attention des architectes de 1'État libéral c'est le fait qu'ils avaient infusé dans ce dernier une rationalité politique axée sur la volonté de puissance qui allait graduellement s'affirmer à mesure que 1'État se verrait attribuer de nouveaux rôles et de nouvelles responsabilités. La rationalité politique allait devenir suffisamment autonome et attrayante pour lui permettre de concurrencer la rationalité économique sur son propre terrain et parvenir même parfois à se la subordonner. 

C'est au mode de structuration même de la société libérale que la "courbure" étatique (Lourau, 1978 : 33) de cette société doit être attribuée ; car elle résulte en réalité d'un véritable effet de système. 

Les artisans de la société libérale se devaient de résoudre le problème fondamental suivant : comment faire en sorte que cette dernière comporte une cohérence axiologique et une cohésion organisationnelle suffisantes pour permettre la poursuite de certains buts généraux communs, notamment la persistance dans le temps et la garantie d'un degré optimum de sécurité individuelle et collective ? La foi dans les automatismes du marché libre était grande, certes, mais ces derniers se révélaient rapidement insuffisants pour réaliser à eux seuls certains objectifs d'ordre sociétal jugés essentiels. C'est ainsi que graduellement et sans prendre pleine conscience des effets cumulatifs des concessions consenties, ce fut à 1'État libéral qu'on s'en remit pour garantir la légitimité et maintenir l'unité d'ensemble de la société, et cela non seulement au plan des relations internationales, où cela pouvait aller de soi, mais également au sein même de chaque société, ce qui constituait une admission de l'imperfection du fonctionnement des rouages institutionnels automatiques. C'est ainsi que graduellement 1'État devint le pôle "intégrateur de tous les éléments analytiques du système social et non pas seulement l'un de ses éléments particuliers" (Parsons, 1951 : 126), qu'il se vit confier des responsabilités sans cesse croissantes de régulation des activités socio-économiques, de redistribution des richesses, de pourvoyeur du bien-être social, d'agent d'innovation sociale et de planificateur autoritaire. Bref, plutôt que le simple rôle subsidiaire qu'il devait remplir, 1'État libéral se retrouva graduellement au centre de toutes les activités sociales et économiques et il étendit son emprise jusqu'au plus profond de la vie des individus et des collectivités (Beneton, 1983 : 99,278-279 ; Maheu, 1983 : 32-35 ; Nisbet, 1977 : 175, 1986 ; Lourau, 1978 : 26). 

Face aux conflits et aux demandes contradictoires des groupes sociaux, 1'État fut érigé en grand pacificateur, en arbitre universel ; on finit par estimer que nombre de fonctions assumées par les organisations privées seraient mieux remplies par des fonctionnaires publics qui, aux yeux de nombreux critiques, s'érigèrent en un gouvernement invisible ou en un pouvoir parallèle (Nisbet : 171 ; Simard, 1985). Les politiciens et les gens d'affaires eux-mêmes prirent conscience du profit qu'ils étaient susceptibles de retirer de la croissance de 1'État et nombre d'entre eux en devinrent les protagonistes tandis que d'autres l'endossaient en silence chaque fois qu'elle favorisait leurs intérêts immédiats (Morley : 62). Tous s'ingénièrent à doter ce nouveau "Leviathan" que 1'État libéral était en train de devenir de symbolismes dont la force d'attraction populaire se comparait à la ferveur que suscitait le culte royal au moyen âge et dans l'Ancien régime. Bref, plusieurs succombèrent a l'illusion de la rédemption par la politique, alors que les pères fondateurs, bien loin d'estimer que cette dernière offrait des solutions générales aux problèmes sociaux avaient plutôt conclu qu'elle ne permettait que des compromis imparfaits et temporaires, les vraies solutions devant émaner du fonctionnement général de la société libérale elle-même, notamment des lois du marché libre. 

Toutefois, cette évolution vers la croissance de I'État, même si elle fut imputable en grande partie à des facteurs systémiques, ne se serait probablement pas effectuée de la même manière ni au même rythme n'eut été du fait que la mise en oeuvre du projet de société libéral secrétait la contrefaçon de l'individu, c'est-à-dire l'anti-individu ou l'homme de masse. C'est de lui que se réclamèrent les despotes "éclairés" du XVIIIe siècle et c'est pour alléger son sort que le Statute of Laborers élisabethain fut adopté. Bientôt des réformateurs zélés firent prendre conscience à cette masse de gens, que la disparition des structures sociales traditionnelles avait laissé déracinés et que l'industrialisation multipliait, qu'ils constituaient non pas une minorité dispersée mais bien plutôt la vaste majorité et que, s'ils parvenaient à se regrouper et à s'unir, ils seraient en mesure de concevoir et d'imposer un contre-projet de société répondant à leurs besoins. De nombreux réformateurs découvrirent dans les institutions de la démocratie libérale des armes qu'il retournèrent contre cette dernière : c'est ainsi qu'ils exploitèrent au profit de leur cause la règle de majorité et qu'ils réclamèrent et finirent par obtenir le suffrage universel. 

Une opinion publique volatile et complice permit aux parlements, constitués de députés qui étaient redevables au grand nombre de leur élection mais dont plusieurs continuaient à croire aux principes du libéralisme, d'adopter des mesures contradictoires, lesquelles, tantôt apaisaient les masses et tantôt profitaient aux plus favorisés. C'est ainsi que furent adoptés à la fois des impôts progressifs protégeant les plus pauvres et des abris fiscaux favorisant les plus fortunés. C'est ainsi également que furent adoptées de nombreuses politiques sociales garantissant un minimum de sécurité aux plus démunis tout en laissant intactes les structures permettant aux plus entreprenants de s'approprier la plus grande partie des richesses. 

Un autre processus fut également responsable de l'agrandissement de 1'État libéral : il s'est agi de l'institutionnalisation étatique d'une partie de plus en plus étendue du secteur de la société civile désigné sous le nom d'espace public non étatique. Outre les opinions publiques, ce secteur comprend la multitude des associations libres qui ont vu le jour au fur et à mesure du développement de la société libérale et dont Alexis de Tocqueville avait compris toute la portée pour l'avenir de la démocratie américaine. Se substituant aux anciennes hiérarchies de rang, de parenté ou de corps, les associations libres permettent un encadrement social d'une somme innombrable d'intérêts particuliers et, de la sorte, servent de façon admirable la cause de l'autonomie individuelle. Toutefois pour accomplir adéquatement les fonctions qui leur sont assignées, les associations libres s'engagent graduellement dans la voie de l'institutionnalisation : elles se dotent de structures d'action plus ou moins hiérarchiques et autoritaires, c'est-à-dire elles se bureaucratisent graduellement (Meister, 1957, 1964). Suivant Lourau "l'institution possède le pouvoir de matérialiser dans des formes apparemment neutres et universelles, au service de tous, des forces économiques et politiques qui nous dominent, tout en feignant de nous aider et de nous défendre" (Lourau : 136). Cette mise en tutelle éventuelle de leurs membres par les associations libres est particulièrement évidente parmi les associations de forte taille qui agissent régulièrement comme groupes de pression politique, tels les syndicats ouvriers, les associations patronales, professionnelles, agricoles, etc. Les membres étant devenus trop nombreux ou trop peu motivés pour agir par eux-mêmes, les dirigeants en viennent à prendre seuls les décisions, un minimum de consultations et des assemblées générales symboliques suffisant à légitimer leurs interventions. 

En outre, 1'État intervient lui-même de façon fort active dans ce processus d'institutionnalisation. Il le fait chaque fois qu'il garantit juridiquement ou politiquement l'existence des associations libres ou qu'il s'engage à assurer l'équivalence des bénéfices résultant de leur action (Lourau : 137). C'est ainsi que, dans le but d'interposer un palier intermédiaire jugé indispensable entre les citoyens et les parlementaires, les partis politiques furent institués et soumis à des réglementations dictées par les gouvernements eux-mêmes. Par ailleurs, ces derniers élaborèrent des codes du travail établissant les modalités des conventions collectives entre employeurs et employés dans le secteur privé aussi bien que dans le secteur public et ils conçurent également des codes régissant les professions. Les gouvernements encouragèrent des formes de plus en plus nombreuses et variées de participation politique pour toutes les catégories de citoyens. Sous le couvert de permettre aux individus plus d'information, d'initiative et d'influence, ces formes de participation encadrent de façon souvent rigide leurs chances d'intervention sur 1'État. Les gouvernements ont eux-mêmes suscité la formation de nombreux comités, conseils et commissions comprenant des ministres, des fonctionnaires et des délégués d'associations afin de maintenir un dialogue constant mais non toujours symétrique avec leurs clientèles et, en nombre d'occasions, dans le but de s'assurer de répondants sociaux, ils sont allés jusqu'à créer eux-mêmes des organismes, comme ce fut le cas de la Chambre de commerce aux État-Unis et de l'association générale des étudiants d'universités au Québec en 1963. Les Conseils socio-économiques, les sommets tripartites, souvent désignés sous le nom de "corporatisme libéral", constituent d'autres pas vers l'institutionnalisation proprement étatique des associations libres et des groupes sociaux. 

Le cas des groupes de base et des mouvements sociaux éclaire fort bien la nature du processus d'étatisation des institutions sociales. Ces groupes se fondent sur la revendication d'une différence considérée comme une source injustifiée d'inégalité et de discrimination sociale (les autochtones, les femmes, les jeunes, les personnes âgées, les groupes culturels, les handicapés, etc.) ou encore sur l'identification d'une condition jugée alarmante (la pollution de l'environnement, les menaces contre la paix, etc.). Et plus les sociétés deviennent complexes et fragiles, plus ces groupes et mouvements pullulent. 

Tout comme les associations libres, les mouvements sociaux visent à un réaménagement non étatique de l'organisation sociale, mais, contrairement aux premiers, ils préconisent souvent une appropriation collective - par exemple sous une forme autogestionnaire - plutôt qu'individuelle de la partie de l'espace public qui les concerne ou même de tout l'espace public (Maheu : 36 ; Lourau : 186). Dans leurs rapports avec 1'État ils se révèlent d'autant plus antagonistes et contestataires que, contrairement aux associations libres, ils ne jouissent pas d'une pleine reconnaissance de la part de ce dernier et, la plupart du temps, ne sont pas perçus par lui comme organiques, c'est-à-dire comme constituant un rouage régulier de son fonctionnement. 

Toutefois, de part et d'autre, on parvient à découvrir qu'une certaine collaboration peut comporter des avantages et il arrive souvent qu'un terrain d'entente au moins tactique et provisoire soit trouvé. Ces groupes et mouvements sont la plupart du temps constitués de clientèles mouvantes et dispersées et ils éprouvent d'énormes difficultés à se doter d'organisations stables et efficaces. Deux choix se présentent a eux : ou ils s'en remettent pour les représenter à des spécialistes et alors aliènent une bonne part de leur autonomie au profit de ces derniers ; ou ils troquent la désobéissance civile pour le lobbying et réclament l'aide de 1'État qui accepte de les subventionner sinon de les encadrer. (Création au Québec des centres locaux de services communautaires (CLSC), du Conseil du statut de la femme, etc.) Dans l'un et l'autre cas, ils perdent en autonomie ce qu'ils gagnent en efficacité et les avantages souvent modestes dont ils peuvent se targuer ont pour prix une récupération étatique au moins partielle de leurs objectifs (Maheu : 28-32 ; Lipset : 20). 

Bien entendu, 1'État peut également chercher à réprimer au nom de l'intérêt public les mouvements qui le contestent radicalement et alors il parvient parfois à les réduire. Mais il arrive que ceux-ci se transforment en contre-pouvoirs et qu'ils réussissent à s'ériger en un État parallèle et révolutionnaire. Dans d'autres cas, comme au Zaïre et à Madagascar, c'est plutôt par l'institutionnalisation de mouvements sociaux révolutionnaires ou anticolonialistes que l'État, du moins en bonne partie, se forme (Lourau : 24). Le plus souvent 1'État feint de se résigner à pactiser avec les groupes de base et les mouvements radicaux. Toutefois, en les pacifiant il se trouve à faire une démonstration supplémentaire de la nécessité de son existence, sinon de sa puissance. 

Le processus d'institutionnalisation étatique n'a pas épargné les entreprises économiques et le monde des affaires en général. Eux également ont succombé aux appâts de 1'État-providence mais les soutiens sous diverses formes qu'ils ont obtenus (subventions directes, exemptions de taxes, financement des infrastructures, abandon à 1'État des secteurs économiques jugés non rentables, etc.) se sont soldés par une diminution notable de leur autonomie par suite des réglementations de toute nature auxquelles ils ont dû se soumettre et qu'ils dénoncent d'ailleurs avec véhémence. 

La conséquence la plus notable de ce processus d'institutionnalisation étatique d'une grande partie de l'espace public relevant théoriquement de la société civile fut, sinon d'entraîner toujours un transfert net vers 1'État de pouvoirs relevant des associations libres et des entreprises privées, du moins de provoquer la neutralisation ou le report vers lui d'une grande partie de l'immense somme d'énergies humaines et matérielles captées par ces associations et ces entreprises (Nisbet : 175, 181). 

Contrairement aux attentes de ses premiers bâtisseurs, la société libérale s'est donc profondément politisée. La politisation comprend plusieurs dimensions : une implication marquée, et à de nombreux titres, des individus dans le processus politique ; l'agrandissement de l'espace public étatique et surtout l'intégration à celui-ci d'une grande partie du domaine public de la société civile ; le présupposé que de nombreux faits sociaux "anarchiques" peuvent être réduits a des actes intentionnels et bénéfiques sous l'égide de 1'État ; enfin, une pénétration profonde des considérations politiques dans les esprits, notamment par l'action de l'opinion publique, mais aussi par suite des conflits, des grèves et des crises que cette confrontation incessante de 1'État et de la société civile entraîne et qu'on espère parvenir à résoudre par des solutions politiques (Halper et Hartwig, 1975 : 73 ; Beneton, 1983 : 15). 

Pour mesurer l'importance du processus de politisation, il est instructif certes de faire état de la croissance des dépenses sociales des États au cours des années : ainsi aux États-Unis, de 1960 a 1980, les dépenses sociales ont doublé alors que durant la même période les dépenses militaires chutaient de moitié (Beneton, 1983 : 99). (Ces tendances ont du évoluer sous l'administration Reagan.) 

Mais la politisation des sociétés implique bien davantage que le seul interventionnisme de 1'État dans l'économie. Elle signifie également que toutes les questions sociales revêtent une dimension politique (Hartwell, 1977 : 15), que les bénéfices et les coûts ne sont pas seulement économiques mais aussi humains et sociaux et que la "crise" elle-même devient un phénomène politique sinon une institution étatique (Lourau, 1978 : 205 ; Halper et Hartwig, 1975 : 76). 

Quant a la portée du processus de politisation sur l'ensemble du pouvoir sociétal, les points de vue divergent : les uns estiment qu'en s'accaparant d'une partie substantielle du domaine public et en accroissant ses interventions dans la société civile, l'État, non seulement s'agrandit, mais se renforce par la multiplication des contrôles qu'il établit sur les associations, les entreprises, les collectivités particulières et les individus eux-mêmes ; d'autres opinent au contraire qu'en se diffusant de la sorte a travers la société, 1'État s'affaiblit plutôt en devenant la cible des collectivités organisées. Et les arguments ne manquent pas pour étayer la cause de 1'État de plus en plus contrôleur de même que celle de 1'État toujours plus captif. 

La question toutefois se pose : la distinction jugée si fondamentale par les premiers grands théoriciens de la société postféodale entre la société civile et 1'État est-elle toujours pertinente dans le contexte des sociétés industrielles avancées ou postindustrielles qui se révèlent, au plan économique comme au plan politique, si fondamentalement différentes du modèle libéral de société qu'ils concevaient ? Suivant la théorie de la technostructure exposée par Galbraith "le modèle classique du marché cache la vérité d'un pouvoir, celui de la grande entreprise moderne qui acquiert la capacité d'imposer de plus en plus Sa volonté au corps social"(Galbraith, 1985). De son côté, Jean-Jacques Simard conclut que les technocrates publics sont en mesure de dominer et 1'État et la société civile (Simard, 1979). 

Georges Lavau tire des nombreuses analyses de cette nature la conclusion que la distinction entre société civile et 1'État n'est plus pertinente : "Depuis longtemps, écrit-il, les deux sont mêlés, interpénétrés, contaminés, traversés par des idéologies communes au point où il y a partout de 1'État dans les sociétés civiles et du civil dans 1'État" (Lavau, 1980 : 410). 

Pour ma part, j'estime nécessaire de conserver cette distinction, ne serait-ce que pour des raisons de méthode. Mais une raison supplémentaire, plus fondamentale, m'incite à ne pas mettre au rancart cette distinction qui est à la base des fondements normatifs de la société libérale. En effet, s'il est vrai que la différenciation entre la société civile et 1'État est moins nette que naguère, j'estime qu'il est encore possible de la retracer dans la réalité et, de la sorte, de légitimer la distinction entre droits privés et droits publics. 

En effet, toute problématique valable d'une étude des rapports entre droits privés et droits publics continue à reposer sur les bases établies dans l'ère postféodale : la reconnaissance préalable de l'individu comme personne autonome, la persistance d'un espace public sous contrôle de la société civile et le maintien d'un espace public étatique, dont l'expansion pourrait être stoppée ou même amputée, qui s'impose comme pouvoir général sur la société mais que les citoyens maintiennent sous contrôle en réajustant les institutions de la démocratie libérale et en tirant profit des erreurs de parcours commises au cours du XXe siècle. 

 

INCONGRUITÉS ET INCOHÉRENCES CONCERNANT
LES DROITS PRIVÉS ET LES DROITS SOCIAUX
DANS LE WELFARE STATE 

 

Depuis Auguste Comte la science politique est devenue une science positive. Toutefois, nul ne doit ignorer que les fondements de la politique sont normatifs, qu'ils relèvent de l'ordre des valeurs et que les questions ultimes de la politique sont d'ordre métaphysique. Il y a donc toujours place pour une philosophie politique relevant à la fois d'une démarche ontologique et éthique (Beneton, 1983 : 278). Les questions relatives à la justice, au bien commun, au bonheur humain, à l'égalité et à la liberté, les anciens philosophes se les ont posées et elles ont constamment été reprises depuis lors sans que les réponses proposées par les uns et par les autres n'aient jamais été jugées complètement satisfaisantes, tant les points de vue ont été et demeurent divergents. Si pour Platon ce sont les valeurs et la morale qui doivent dicter la politique, pour les idéologues fascistes c'est bien plutôt la politique qui décide des valeurs et de la moralité, tandis que ceux qui, à la façon de Machiavel, privilégient la raison d'État comme ressort ultime de la politique, affirment que cette dernière ne relève en rien ni des valeurs ni de la morale (Hartwell, 1977 : 23 ; Ellul, 1977 ; Benton, 1983 : 278). 

Une conclusion paraît s'imposer : la relation de la politique aux valeurs est ambivalente, voire ambiguë. Cette condition ressort du fait que la rationalité propre de la politique est la recherche et la conquête du pouvoir. Le rapport essentiel de la politique avec les valeurs, du fait qu'elle est censée correspondre aux besoins reliés à un ordre de préférence au plan normatif, risque d'être constamment masqué par d'autres besoins ancrés dans les intérêts utilitaires des individus et des collectivités particulières. Ces derniers se tournent vers la politique pour revendiquer et promouvoir leurs intérêts et trouvent audience auprès des législateurs dont un des soucis majeurs est leur réélection (Albou, 1975, 1976). 

Dans leur recherche d'un modèle de société qui ne puisse aboutir aux abus de l'absolutisme royal, les premiers libéraux cherchèrent à concevoir un type d'État qui serait dans l'impossibilité de freiner les libertés personnelles et de sanctionner des inégalités de rang. C'est ainsi qu'ils fondèrent leur projet sociétal sur les postulats de la primauté des libertés individuelles dans tous les domaines d'activité de même que sur l'égalité de tous les citoyens devant la loi (Hartwell, 1977 : 7 ; Macpherson, 1985). Ce qui distingue la philosophie politique des théoriciens libéraux de celle des anciens, c'est avant tout leur prémisse que la légitimité de 1'État découle de l'individu comme personne autonome, donc capable d'autodétermination et capable d'assumer pleinement ses responsabilités. Hobbes, Spinoza, Kant érigèrent en principe philosophique le postulat de la primauté absolue de l'individu (Oakeshott, 1977 : 319-322). Emmanuel Kant en fit même un impératif catégorique : "Quant tu agis, écrit-il, fais en sorte que ton action puisse servir de principe à tous les hommes." Lorsque les philosophes stoïciens affirment qu'il n'y a pas de maîtres ni d'esclaves devant la loi naturelle mais seulement des êtres humains libres et égaux, que la déclaration américaine de l'indépendance stipule que tous les hommes sont nés égaux et que la déclaration universelle des droits de l'homme de la France révolutionnaire intercale l'égalité entre la liberté et la fraternité, c'est dans tous les cas de l'égalité fondamentale de l'être humain dans sa nature essentielle dont il s'agit et non pas de toutes les formes accessoires de conditions résultant de l'effort, de l'éducation et de l'exercice d'une profession. La traduction politique de ces formules initiales sera l'égalité de tous devant la loi. 

Pour les théoriciens libéraux, il revenait non à 1'État mais à la société civile, telle qu'ils estimaient qu'il était du ressort de l'individu de l'aménager, de sauvegarder les libertés individuelles de même que de maintenir les conditions propres à garantir l'égalité fondamentale des individus. Toutefois, à mesure que sous l'effet des conditions historiques et des contraintes du cadre systémique des sociétés libérales ces dernières se politisèrent, les réformateurs, porte-parole de l'anti-individu ou de l'homme de masse, parvinrent, non pas à supprimer les valeurs de liberté et d'égalité, mais à modifier profondément le sens que les premiers libéraux avaient donné à ces notions. 

Une conception collectiviste de la société se porta à l'assaut de l'individualisme originel et de plus en plus nombreux furent ceux qui affirmèrent que la démocratie, assise sur les principes du libéralisme, n'était en réalité que le reflet de cadres sociaux antagonistes aux valeurs de liberté et d'égalité qu'il s'imposait de rectifier. Ils s'en prirent au mode de production capitaliste qu'ils jugeaient responsable des inégalités et de servitudes imposées au grand nombre. D'autres estimèrent qu'il était possible, sans trahir les principes de la démocratie, de confier à 1'État la responsabilité de corriger les accrocs à la liberté et à l'égalité résultant du fonctionnement inadéquat de la société civile de sorte que la condition des individus puisse redevenir égalitaire, ce qu'elle aurait dû ne jamais cesser d'être. C'est ainsi que naquit le Welfare State ou 1'État-providence et que ce type de régime politique s'imposa graduellement dans la plupart des sociétés libérales. 

Dans les démocraties libérales, une décision politique est considérée comme légitime dès lors qu'elle découle de la règle de majorité. Or, à mesure que la grande masse put faire jouer à son profit la règle de majorité grâce à l'extension graduelle du suffrage, la valeur d'égalité devint l'objet d'une préoccupation prépondérante et cette valeur prima sur celle de liberté. Exploitant habilement la mauvaise conscience de la minorité plus favorisée, des majorités assoiffées de sécurité cherchèrent dans 1'État le moyen de rectifier le fonctionnement général de la société, non seulement en économie mais également en politique, qu'elles jugeaient discriminatoire à leur endroit. C'est ainsi que, s'agissant de la liberté et de l'égalité, une formulation nouvelle s'accrédita. Même dans les cercles libéraux, mais évidemment surtout dans les mouvements socialistes, les idéologues affirmèrent que la liberté constitue pour le grand nombre une illusion si les conditions socioéconomiques et le fonctionnement de 1'État secrètent des inégalités de fortune et de statut. La justice, proclamaient-ils, exige l'égalité sociopolitique. Une société qui ne poursuit pas cet objectif est foncièrement injuste. Or, cette revendication s'attaquait directement au principe de la libre entreprise qui requiert le marché libre, la libre concurrence et la légitimité du profit personnel, mécanismes auxquels les réformateurs imputèrent précisément les inégalités socio-politiques. 

Ces idéologues considéraient l'initiative individuelle et la recherche personnelle de l'excellence comme des formules élitistes, permettant aux plus nantis d'accroître leur fortune mais laissant pour compte les plus démunis. Cette revendication s'en prenait même, au moins de façon indirecte, au principe démocratique tenu pour intangible de l'égalité de tous devant la loi. Tout au moins, au nom de la justice, allaient-ils requérir des lois qui, dans la poursuite de la justice sociale, auraient des conséquences discriminatoires à l'avantage des plus démunis et donc au détriment des mieux nantis. 

On devine aisément l'ampleur de l'évolution dans la notion même d'égalité survenue au cours de la transformation, dans la pratique sinon en théorie, de la démocratie libérale à la démocratie sociale. La poursuite de l'égalité dans tous les aspects de la vie et à tout prix devint le leitmotiv de notre temps, l'objectif absolu, de même que le principe d'une philosophie ou d'une idéologie nouvelle sous le nom d'égalitarisme. 

L'égalité a tout prix ou l'égalitarisme : telle pourrait bien être l'orientation aujourd'hui, non seulement chez les théoriciens socialistes, mais parmi de nombreux politiciens libéraux eux-mêmes et la grande masse des électeurs (Nisbet, 177). Les conséquences d'une pareille évolution sur les notions de droit privé et de droit public que les architectes libéraux avaient élaborées au long de trois siècles (du XVIe au XIXe siècles) furent incommensurables. 

La définition de droits collectifs de plus en plus nombreux, devant bénéficier virtuellement à toutes les catégories de citoyens en tant que démunies ou minoritaires, de même que l'affirmation de leur primauté sur les droits individuels proclamée dans des Chartes des droits soi-disant de la personne eurent pour conséquence l'affaissement de la notion de droit universel de l'être humain et la segmentation de ce droit en une multitude de droits collectifs particuliers (touchant les autochtones, les femmes, les jeunes, les personnes âgées, les handicapés, les chômeurs et les assistés sociaux, certaines catégories de travailleurs, les militants de nombreuses causes louables en soi, certaines catégories d'entreprises, etc. bref, virtuellement tous les individus en tant que membres de minorités) (Beneton, 1983 : 285 ; Simard, 1985 : 81 ; Maheu, 1983 : 42). 

Dans le régime politique tel qu'il est devenu, je vois bien, en effet, une foule de militants de toute nature poursuivant tous avec zèle, sinon avec hargne, leurs droits particuliers respectifs, mais le citoyen oeuvrant à identifier l'intérêt général de la société, je le cherche. Il semble s'être évanoui et je me demande comment le législateur peut le retracer, face aux pressions multiples et contradictoires auquel il est soumis. Dans ces conditions, comment reste-t-il possible de distinguer pratiquement des droits privés et des droits publics ? Les droits publics paraissent être devenus des prérequis pour les droits privés ou encore peser d'un poids social beaucoup plus lourd qu'eux, comme dans le cas, par exemple, de la loi du zonage des terres agricoles au Québec. 

Il y a plus encore : on affirme que, dans des conditions telles qu'un concours de recrutement, un choix s'impose entre le droit d'une personne faisant partie d'une collectivité "normale" ou majoritaire et celui d'une personne pouvant se réclamer d'une collectivité minoritaire ou jugée injustement traitée. A mérite égal ou simplement en raison des contingentements requis, il faudrait choisir cette dernière. Ce principe, connu sous le nom d'affirmation ou de discrimination positive, va directement à l'encontre de la primauté des droits individuels, et pourtant des protagonistes libéraux s'en font les propagandistes (Beneton, 1983 : 19-28). C'est ainsi qu'un régime politique dont la légitimité repose sur la règle de majorité risque de finir par devenir la proie de minorités multiples et contradictoires dans leurs objectifs mais qui, dans leur agrégat, forment et défont les majorités et que la crainte qu'elles suscitent chez les législateurs ainsi que les connivences qu'elles entretiennent avec certaines catégories de fonctionnaires rendent illusoire la recherche de l'intérêt général ou du bien commun de la communauté politique dans son ensemble. 

 

EN GUISE DE CONCLUSION ...
LES TENDANCES EVOLUTIVES

 

Par comparaison aux mille ans du moyen âge les deux cents ans qu'a durés jusqu'ici la société libérale paraissent bien courts ; en outre, cependant que l'apogée de la féodalité couvrit deux siècles et trois quarts (de l'an 1000 a 1275) celle de la société libérale n'excède guère le 19e siècle. D'une relative brève durée dans le temps, l'expansion de la société libérale dans l'espace fut également limitée par rapport a la vassalité et à la féodalité, du moins si l'on s'en tient au monde connu d'alors. 

Une première explication de la modeste performance de la société libérale dans le temps et l'espace pourrait résulter du fait que la vassalité et la féodalité furent largement des constructions sociales empiriques mises graduellement en place en réponse aux problèmes créés par la chute de l'Empire romain et l'invasion des barbares, tandis que la société libérale s'inspire largement d'un modèle théorique élaboré entre le 16e et le 18e siècles par une intelligentsia opposée aux monarchies absolues et s'inspirant du code de vie de la bourgeoisie pour instaurer un nouvel ordre social. 

Les mérites de la société libérale sont néanmoins loin d'être négligeables. Grâce à la variété et à la grande faculté d'adaptation de ses mécanismes organisationnels -associations volontaires, partis politiques et institutions parlementaires démocratiques - et grâce à un esprit de tolérance probablement unique dans l'histoire, la société libérale s'est caractérisée par une grande capacité d'intégration sociale, au point où de nombreuses oppositions radicales furent éventuellement banalisées ou même absorbées. À mesure que les associations volontaires se multipliaient, par la transformation de nombre d'entre elles en groupes d'intérêts politiques, elles devenaient des appareils pour ainsi dire organiques du fonctionnement de 1'État libéral. À mesure également qu'associations volontaires, groupes de base et mouvements sociaux furent attirés dans l'orbite de l'État, 1'“anti-individu” ou 1'“homme de masse” se transformait en homme "ordinaire" ("common man"). Ce dernier devenait, comme déjà de Tocqueville l'avait prévu, un ferme pilier de la société libérale et démocratique. 

Toutefois, au cours de ce processus d'ajustement les sociétés devenaient de plus en plus complexes et mouvantes et elles subirent de profondes mutations, dont la politisation généralisée est l'une des caractéristiques les plus évidentes. 

Le Welfare State, qui fut la forme politique de ce processus d'ajustement des sociétés est aujourd'hui pris à partie et plusieurs proclament sa faillite. Les politiques de bien-être n'ont pas produit les résultats escomptés : les pauvres sont restés pauvres, les riches ont maintenu leur position, les catégories moyennes ont vu leur situation se détériorer. Pour l'ensemble, la société en fut-elle appauvrie ou enrichie ? Ce n'est pas de mon propos de trancher ce point. 

C'est au plan normatif que l'échec me paraît le plus évident. Le Welfare State cherchait à concilier les valeurs de liberté et d'égalité. Toutefois il a versé dans l'égalitarisme, cette sorte de volonté d'égalité à tout prix qui, dans ses résultats, érode, brime, suspend ou même abolit les libertés individuelles. Si ces dernières périclitent, les collectivités particulières ou les sociétés dans leur ensemble deviennent-elles plus libres ou, au contraire, se trouvent-elles engagées sur une pente qui les conduirait subrepticement vers de nouveaux collectivismes ? 

J'émets à ce sujet l'hypothèse suivante qui ne fait que prolonger l'une des prévisions de Joseph Schumpeter concernant l'avenir des sociétés capitalistes et démocratiques. Le régime de démocratie libérale, fondé sur la règle de majorité et l'intégration des différences dans le contexte du pluralisme, est susceptible de devenir la proie de minorités agressives, nombreuses et contradictoires dans leurs revendications et parvenant, par collusion ou cooptation, à constituer des majorités électorales. Dans ces conditions, il ne serait plus possible de discerner cet intérêt général qui devait résulter du fonctionnement naturel de la société civile, et que devait traduire à coup sûr la somme des intérêts particuliers, suivant la théorie de Bentham. L'éclatement ou l'émiettement des administrations publiques constituerait un aspect majeur de cette évolution (Dupuy et Thoenig, 1985). 

Les solutions fasciste et staliniste, lesquelles proclament la priorité de l'intérêt collectif sur l'intérêt individuel et font miroiter le recouvrement complet de la liberté dans un futur paradis terrestre illusoire, ont tristement démontré qu'elles doivent être rejetées de façon absolue. Elles ont abouti a une forme démentielle de totalitarisme : une dictature masquée par une autorité personnalisée et charismatique, un parti politique unique, une idéologie doctrinale et moniste, une répression brutale, militaire et policière, de la dissidence, des prisons politiques et des camps de concentration, le nivellement des hiérarchies sociales réduisant les individus et les collectivités en une masse uniforme et, finalement, la pratique généralisée d'une thérapie sociale à l'endroit des dissidents (hôpitaux psychiatriques, etc.). 

Certains indices de l'évolution récente dans quelques sociétés libérales pointent vers un retour à un certain néo-libéralisme, ou néo-conservatisme. J'estime toutefois que ceux qui pensent qu'il s'agit là d'une véritable revalorisation des droits individuels parmi les grandes masses pourraient bien s'illusionner. La notion de service public est appelée à changer mais non pas a disparaître (Pisier-Kouchner, 1983). Malgré certaines dénationalisations des entreprises publiques et en dépit du discrédit dont les appareils d'État sont la cible en ce qui concerne leur efficacité et leur rentabilité, le grand nombre, constitue de toutes les minorités revendicatrices, continuera à considérer les biens et les services publics comme "gratuits," à les réclamer et à les utiliser à profusion, même si les théoriciens et les politiciens s'efforcent de leur démontrer que tous ces biens et services publics ont un coût économique et social exorbitant et qu'ils seraient produits à bien meilleur compte par l'entreprise privée. Le problème est le suivant : dans de telles conditions, ces biens et ces services auraient un coût direct et immédiat pour eux. Même si ce coût était finalement moindre, pourraient-ils se l'offrir aussi aisément que sous le régime actuel de 1'État-providence ? Ils n'hésitent même pas à répondre : ils sont convaincus qu'ils ne le pourraient pas. 

Une autre solution proposée consiste dans une autogestion sociétale. La collectivité veillerait à l'accomplissement des fonctions générales aujourd'hui remplies par 1'État et la société civile, pleinement restaurée dans ses attributions originelles, vaquerait, notamment par des formes de coopération inédites, aux tâches économiques et de soutien aux collectivités naturelles. C'est vers ce type de solution que se sont tournés depuis plus de vingt ans de nombreux théoriciens, dont C.-B. Macpherson, qui est l'un des principaux protagonistes de la démocratie de participation. L'autogestion sociétale entraînerait l'entière disparition de l'homme de masse et l'avènement, enfin, de l'individu pleinement autonome. Est-ce là une solution viable et réaliste ? 

Une véritable autogestion sociétale, malgré toutes les décentralisations et les déconcentrations imaginables, exigerait néanmoins une organisation collective énorme pour rendre possible un fonctionnement acceptable d'ensembles aussi complexes que les sociétés industrielles avancées ou post-industrielles. Elle supposerait également un haut degré d'enthousiasme et de foi dans le régime pour que puisse émerger et surtout persister un consensus général et spontané sur les problèmes théoriques et les solutions pratiques. Pareil unanimisme dans les fins et les moyens, s'il a déjà prévalu dans certaines communautés archaïques, est presque impensable aujourd'hui sans l'existence d'une organisation autoritaire, telle que l'est 1'État contemporain. La prévision de Lénine suivant laquelle la dictature du prolétariat déboucherait sur une forme supérieure du communisme qui ne requerrait plus de gouvernement coercitif n'est qu'une chimère qui a conduit bien des peuples à devoir se soumettre à de nouveaux et terribles esclavages. 

Une société sans État, sans gouverne générale sur la société civile, apparaît aujourd'hui comme une impossibilité. Une formule autogestionnaire qui chercherait à s'élaborer et à persister sans 1'État serait susceptible de verser dans une sorte de totalitarisme mécaniste. Elle serait parfaite en un sens peut-être, mais à la façon des colonies d'insectes hyménoptères plutôt que sous le signe de personnes libres. Il est plus probable, toutefois, qu'un régime d'autogestion qui chercherait à "dépasser" le pluralisme, par manque de consensus spontané sur les fins et les moyens, aboutirait au rejet de la "société ouverte" si chère à Karl Popper et serait rapidement contrainte de recourir à la dictature, au parti unique et à une doctrine imposée d'en haut suivant le modèle classique des sociétés totalitaires. 

 

LISTE DES OUVRAGES CITÉS

 

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*    Léon Dion est professeur de science politique à l'université Laval. Il est l'auteur de Fondements de lu société libérale (1971) et Dynamique de la société libérale (1972), et de nombreuses études sur la culture politique. Adresse : Département de science politique, Université Laval, Québec, P. Q. G1K 7P4.

[1]    [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]



Retour au texte de l'auteur: Léon Dion, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 mai 2008 16:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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