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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de texte de Gérard DION, “Les relations industrielles à l'Université Laval.” In Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec. Tome premier, Chapitre IV, pp. 65-86. Textes réunis par Georges-Henri Lévesque, Guy Rocher, Jacques Henripin, Richard Salisbury, Marc-Adélard Tremblay, Denis Szabo, Jean-Pierre Wallot, Paul Bernard et Claire-Emmanuelle Depocas. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1984, 310 pp. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée retraitée du Musée de La Pulperie de Chicoutimi. [Autorisation formelle accordée le 18 janvier 2016 par le directeur général des Presses de l’Université de Montréal, Monsieur Patrick Poirier, de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[65]

CONTINUITÉ ET RUPTURE.
Les sciences sociales au Québec.
TOME I

Première partie
L’histoire par ceux qui l’ont faite

Les relations industrielles
à l’Université Laval
.”

Gérard DION

Avant d'exécuter le pensum que l'on m'impose aujourd'hui, vous me permettrez de soumettre trois remarques.

Tout d'abord, j'avoue que j'éprouve une véritable allergie vis-à-vis des personnes qui font leur autobiographie ou qui rédigent leurs mémoires. Sans le vouloir probablement — mais je ne suis pas sûr que ce soit toujours vrai — à les écouter ou à les lire, ils donnent l'impression que toute la planète a gravité autour de leur personne et que rien n'aurait été accompli sans leur indispensable collaboration. De plus, ils ont la tendance à colorer les événements qu'ils ont vécus et le rôle qu'ils y ont joué à partir de connaissances qui leur sont venues postérieurement.

J'ai bien peur de sombrer dans les mêmes erreurs. Aussi, comme j'avais l'habitude de le faire au début de chaque année avec mes étudiants, je vous préviens immédiatement contre ce que je vous dirai. Je vous sais assez adultes pour exercer votre esprit critique et faire la part des choses.

En second lieu, il m'est arrivé à différents moments de ma vie de m'arrêter pour me demander qui j'étais, comment il se faisait que j'avais telle personnalité avec telle façon de penser ou de me comporter et quelles étaient les influences que j'avais subies pour devenir ce que je suis. Bien que je puisse identifier, ici et là à certaines périodes, des événements, des personnes et des circonstances qui ont eu des effets positifs ou négatifs, je dois admettre que je n'ai jamais été capable de me rendre jusqu'au bout d'un tel exercice. J'en ai pris mon parti. Et je me suis contenté de cheminer dans cette brume, de m'accepter tel que j'étais et simplement d'essayer d'être cohérent avec moi-même.

Et voilà que l'on me demande aujourd'hui de « retracer la maturation de ma pensée et de présenter une réflexion descriptive, mais critique de mes engagements ». C'est comme si on m'obligeait de faire un examen de conscience et une confession devant le public.

En troisième lieu, je constate que dans le clivage chronologique du programme, on m'a placé à l'intérieur de la période 1950-1960. Si je m'y conformais strictement, je me laisserais émasculer dix ans de vie active que peut-être à tort — je laisse cela à votre jugement — je [66] considère comme féconde, car j'ai été ordonné prêtre en 1939 et j'ai commencé à enseigner en relations industrielles en 1944. Évidemment, du coup, on passerait l'éponge sur un article virulent de mon ami François-Albert Angers dans l'Actualité économique [1] en 1949 alors qu'il me considérait avec l'abbé Paul-Émile Boité comme communiste à la suite de la publication de notre ouvrage Réformes de structure dans l'entreprise et sur la réponse que nous lui avions apportée.

Je prendrai donc une certaine liberté en ce qui regarde les années avant 1950, mais je m'arrêterai en 1960, bien que je ne vienne que d'être mis à la retraite.

Je suis né en 1912 dans un petit village du fond de la Beauce près de Lac Mégantic et non loin de la frontière américaine. Mon père, tout comme celui du père Lévesque, était employé de chemin de fer comme chef de gare. En raison de sa position, puisqu'il n'y a qu'un chef de gare par paroisse, chaque fois qu'il avait une promotion, il nous fallait déménager. C'est pourquoi nous avons vécu successivement à Sainte-Cécile-de-Frontenac, Saint-Anselme, East-Broughton et Vallée Jonction. Mes grands-pères n'étaient pas des agriculteurs, mais des commerçants.

Après avoir fréquenté l'école publique, j'ai été pensionnaire au Collège de Lévis où j'ai terminé mes études classiques en 1935. Contrairement aux légendes véhiculées encore aujourd'hui sur cette époque, je n'ai pas été poussé au collège par un curé et c'est mon père qui a payé mes études, comme il l'a fait pour mes huit sœurs et pour mon frère. J'ai sans doute été marqué par la grande crise économique survenue pendant mes études et le bouillonnement des divers mouvements sociaux de l'époque. Je n'étais pas allé au collège avec une vocation déterminée d'avance et à la fin de mes études, j'aurais pu choisir n'importe quelle profession. Je n'ai été directement influencé par personne lorsque j'ai décidé de m'orienter vers la prêtrise. Je l'ai fait parce que je croyais que c'était la meilleure voie pour m'épanouir personnellement, ainsi que pour rendre service à l'Église et à l'ensemble de la communauté à laquelle j'appartenais. Après avoir étudié au Grand séminaire de Québec et à l'Université Laval, j'ai été ordonné prêtre en 1939.

Le cardinal Villeneuve ne croyait pas à la science infuse chez les prêtres. Aussi, il tenait à avoir parmi son clergé un certain nombre d'individus bien préparés dans tous les domaines et à leur faire poursuivre des études avancées. Jusqu'ici, la plupart des prêtres du diocèse de Québec qui œuvraient dans l'action sociale étaient des hommes de bonne volonté qui avaient acquis leur compétence grâce à leur travail pratique.

Comme j'avais manifesté un intérêt particulier aux problèmes sociaux, sans nécessairement avoir en vue un champ précis, le cardinal, [67] avant mon ordination, m'avait dit qu'il m'enverrait étudier les sciences sociales et je devais commencer en septembre 1939. Au cours de l'été, un prêtre du Collège de Lévis meurt subitement et le supérieur de l'institution demande à l'archevêque de le remplacer. À cette époque, le ministère de l'enseignement dans les collèges avait une priorité immédiatement après le ministère paroissial et selon la coutume, on dirigeait vers chaque collège les nouveaux prêtres qui y avaient étudié. Étant en disponibilité, le cardinal m'assigne au Collège de Lévis d'une façon temporaire en me disant qu'il reportait à plus tard mes études en sciences sociales. Je devais donc normalement m'inscrire à l'université en septembre l'année suivante. Mais comme au mois de juin, je dus faire un séjour à l'hôpital et que, d'autre part, il fallait de toute urgence combler un poste de vicaire dans la paroisse de Sillery, le cardinal me fait venir pour m'annoncer qu'il avait décidé de m'envoyer dans le ministère paroissial pour un an, mais qu'il n'écartait pas du tout son intention de me faire poursuivre des études en sciences sociales. « Vous avez passé toute votre vie dans des maisons d'enseignement et les livres, me dit-il, ce contact direct avec la population va vous « dépoussiérer » l'esprit et vous sera une expérience profitable ».

C'est alors qu'après un an d'enseignement dans un collège et un an de vicariat dans une paroisse j'aboutis à l'École des sciences sociales de Laval. Prêtre diocésain, n'appartenant à aucune institution d'enseignement pour me loger et payer mes cours — à cette époque, les bourses d'études étaient à peu près inexistantes et il était exclu qu'un prêtre puisse en bénéficier — ne recevant aucune aide du diocèse et ne pouvant compter sur ma famille, j'ai dû me débrouiller seul pendant la durée de mes études. C'est ainsi qu'au cours des vacances, j'allais faire du ministère aux États-Unis, ce qui m'a permis de me familiariser avec la langue anglaise et de m'enrichir de nombreux contacts avec des personnes qui œuvraient dans le domaine de l'action sociale et particulièrement dans le syndicalisme.

Ce n'est que plus tard que j'ai pu apprécier le degré de liberté et de latitude d'action que m'a procuré pour toute ma vie cette situation temporairement pénible, mais qui me rendait complètement indépendant puisque je ne devais rien à personne et que je n'étais rattaché à aucune institution religieuse. [2]

J'arrivais donc à l'École des sciences sociales plus âgé que mes confrères et possédant déjà une certaine formation avec une licence en théologie. L'École était alors un milieu formidable. Le nombre restreint d'étudiants et de professeurs partageant le même enthousiasme pour acquérir et développer la connaissance ainsi que pour servir la communauté favorisait entre nous l'existence d'une grande intimité dans le [68] respect de la personnalité de chacun. Tous, nous nous sentions embarqués dans une véritable aventure. Combien de fois avions-nous à répondre à cette question : « Qu'est-ce que vous allez faire plus tard pour gagner votre vie ? » Nous ne savions pas trop exactement ce que nous réservait l'avenir, mais nous avions confiance.

Le père Georges-Henri Lévesque qui, en plus de diriger l'École et de donner ses cours, menait parallèlement une activité débordante auprès d'une multitude de mouvements sociaux qui requéraient ses services, avait le don de mobiliser toutes les ressources humaines disponibles, même les étudiants de l'École. Il considérait que cela entrait dans notre formation. C'est ainsi qu'en plus des nombreuses retraites que je prêchais pour les groupements d'action catholique, je ne sais à combien de sessions d'étude pour la création de coopératives ou de caisses populaires j'ai participé soit avec le père Lévesque, soit seul. Au cours de ces années, nous avons ratissé presque toutes les paroisses de la côte de Beaupré, de l'île d'Orléans, des comtés de Beauce, Montmagny, Bellechasse, Dorchester et Lévis. Aujourd'hui encore, je me demande comment j'ai pu mener de front toutes ces activités. Il en sera d'ailleurs de même quand je reviendrai plus tard à l'université pour y enseigner.

En entrant à l'École des sciences sociales comme étudiant, il ne m'est jamais venu à l'esprit que j'y deviendrais professeur pour toute ma vie et pas davantage en relations industrielles. C'est bien simple, l'université était alors financée et dirigée par le Séminaire de Québec ; selon la tradition, des prêtres appartenant au diocèse de Québec, seuls ceux qui avaient fait leurs études au Séminaire pouvaient accéder à un poste de professeur à l'Université et moi, j'avais fait mon cours classique au Collège de Lévis [3].

L'École des sciences sociales avait à peine un an d'existence que la guerre est venue lui imposer des contraintes qui auront une influence sur son développement et son originalité. L'absence de relations avec l'Europe l’a momentanément empêchée de bénéficier de ressources professorales en provenance des universités européennes qui auraient pu lui être utiles, mais du même coup, elle l'a libérée du danger de voir transplanter ici des traditions qui auraient pu être stérilisantes. Elle l'a ensuite forcée à ne compter que sur le développement de ses propres ressources professorales à partir de ses anciens étudiants qui sont allés parfaire leurs études dans diverses universités canadiennes ou étatsuniennes.

C'est avec la volonté délibérée de ne pas voir la nouvelle institution devenir tributaire d'une seule université, si prestigieuse fût-elle, que le père Lévesque, de concert avec ceux qu'il avait choisis pour former [69] son futur corps professoral, a insisté pour qu'ils se dirigent vers des universités distinctes : Harvard, Chicago, Columbia, Université catholique de Washington, Toronto et Queen's.

Comme le père Lévesque entretenait de bonnes relations avec le cardinal Villeneuve et les autorités du Séminaire de Québec qui l'avaient toujours soutenu dans ses projets, il n'eut pas trop de peine, ayant reçu mon assentiment, à leur faire accepter que je me spécialise en relations industrielles en vue de revenir enseigner à l'Université. Après avoir pris des contacts avec Princeton et Yale, les seuls endroits aux États-Unis où il y avait des sections de relations industrielles, il fut décidé qu'il était préférable que j'étudie au Canada à l'Université Queen's à Kingston.

Avant d'être élevé au rang de faculté, l'École des sciences sociales fournissait à tous ses étudiants des cours communs dans toutes les disciplines. Pour répondre davantage aux exigences universitaires du développement des connaissances ainsi qu'aux besoins du milieu, comme le père Lévesque l'a expliqué, il a d'abord été projeté de créer des départements spécialisés axés sur des disciplines ou des champs d'action. La décision officielle a été prise par l'Université en décembre 1943. Ces départements ont commencé à fonctionner en septembre 1944.

On trouvera les raisons qui ont motivé la création du Département des relations industrielles dans une communication présentée par le père Lévesque au premier Congrès des relations industrielles de Laval en 1946 [4], ainsi que dans un article que je publiais moi-même en 1948 dans le Bulletin des relations industrielles de Laval [5].

S'il est vrai que les relations du travail sont un phénomène permanent et forment un champ d'étude extrêmement important, l'état de guerre dans lequel se trouvait le Canada leur avait donné une acuité particulière. Les exigences d'une production maximale, d'une protection contre l'inflation et d'une réduction des conflits du travail avaient amené le gouvernement à établir une multitude de réglementations. Du côté des entreprises, une meilleure utilisation des ressources humaines avait amorcé l'établissement de la gestion du personnel.

Du côté des syndicats, l'obligation de soumettre toutes leurs réclamations salariales au Conseil national du travail en temps de guerre pour approbation, nécessitait des dossiers bien préparés et du personnel possédant des connaissances appropriées. Enfin, les divers gouvernements avaient besoin de fonctionnaires spécialisés tant pour appliquer la législation déjà existante que pour en préparer de nouvelles.

Pour répondre à ces besoins, de même que pour développer les connaissances ad hoc et établir des politiques dans un champ aussi vital pour la société qu'ayant des répercussions dans tous les autres domaines, [70] nous considérions qu'aucune approche strictement disciplinaire n'était suffisante. « La sociologie, l'économique, la psychologie, le droit, la morale et les techniques industrielles, prises séparément ne peuvent embrasser qu'un aspect fragmentaire et incomplet de cet objet (les relations industrielles) si compliqué et si complexe [6] ».

C'est donc dans une perspective essentiellement interdisciplinaire qu'a été établi le Département des relations industrielles de Laval.

Il n'est pas superflu de noter que le père Lévesque et ses collaborateurs estimaient que, à l'encontre de ce qui se passait dans les universités étatsuniennes où s'enseignaient les relations industrielles et à Queen's ici au Canada, un tel département devait être intégré au sein de la Faculté des sciences sociales et non être rattaché à une école de commerce ou d'administration. Ils voulaient ainsi éviter le biais d'une vision affairiste ou déshumanisée pour bien marquer que les relations du travail étaient foncièrement des relations humaines et sociales.

L'enseignement des relations industrielles était quelque chose de complètement nouveau, il ne fallait pas s'attendre à trouver plusieurs diplômés en relations industrielles pour former le corps professoral. D'ailleurs, une autre raison s'ajoutait : l'université, ne recevant pas de subvention de l'État comme aujourd'hui, n'avait pas les moyens financiers de verser des traitements concurrentiels avec l'entreprise privée pour attirer un grand nombre de personnes se consacrant exclusivement à l'enseignement universitaire.

Aussi, pendant quelques années, j'étais donc le seul professeur à plein temps au Département étant sur place pour m'occuper de tout. Les autres étaient des chargés de cours qui venaient de l'extérieur.

Le père Lévesque avait eu la main heureuse en allant chercher comme premier directeur un homme remarquable dans la personne de Gérard Tremblay, sous-ministre du Travail. Bien connu de tous les milieux des relations industrielles au Québec, il y jouissait d'un grand prestige et de beaucoup d'autorité. Il possédait une longue expérience en ce domaine. Après avoir été journaliste au Devoir, il avait occupé le poste de secrétaire du Conseil central de la CTCC à Montréal où le gouvernement était allé le chercher pour devenir sous-ministre au ministère du Travail créé en 1931.

Le premier secrétaire du Département a été Jean-Pierre Després, qui, pendant ses études à l'École, avait été le secrétaire du père Lévesque. Lui aussi était alors fonctionnaire au ministère du Travail en tant que directeur général des services. Après un an, cependant, celui-ci a quitté le Canada pour aller faire carrière au Bureau international du travail à Genève. Jean-Pierre Després avait une capacité de travail extraordinaire, [71] un esprit à la fois imaginatif et pratique ; il était enfin un organisateur hors pair.

Bien que n'étant à l'Université qu'à temps partiel, on ne saurait jamais dire assez comment ces deux personnes ont contribué à intégrer le Département naissant dans le monde des relations du travail au Québec et lui ont imprimé une impulsion et un dynamisme qui, par la suite, exigeront beaucoup d'efforts pour être soutenus.

Les autres membres du corps professoral avaient été recrutés parmi des personnes possédant déjà une formation universitaire et travaillant dans le domaine des relations industrielles pour le compte des entreprises, des syndicats ou dans des services des gouvernements fédéral et provincial. Tous ces chargés de cours, dont quelques-uns détenaient un doctorat dans leur matière, avaient une expérience pratique. Je ne peux m'empêcher de souligner la présence et l'apport de deux juristes de grande expérience dont la compétence était déjà reconnue en matière de législation du travail. Ils enseignaient déjà tous deux à l'École des sciences sociales avant la création des départements. Il s'agit de Me Marie-Louis Beaulieu et de Me Louis-Philippe Pigeon. Le premier avait été membre de la Commission pour la réforme de la Loi relative à l'extension des conventions collectives (L.Q., 1934, c. 56) et avait rédigé la Loi des conventions collectives de travail (L.Q. 1938, c. 52) ; il deviendra plus tard professeur de carrière à la Faculté de droit de Laval. Le second, sous le gouvernement Godbout, sans en avoir le titre, avait en pratique joué le rôle de ministre du Travail. Il avait été l'instigateur et le rédacteur en 1944 de la Loi des relations ouvrières (L.Q. 1944, c. 30) et deviendra plus tard juge de la Cour suprême du Canada.

C'est avec le concours de ces ressources humaines qu'a été entreprise la réalisation des objectifs du Département : enseignement, recherches, diffusion de la connaissance et service à la communauté.

L'enseignement était réparti sur quatre ans. Durant la première année, cependant, ainsi que cela se passait dans les autres départements, les cours étaient communs à tous les étudiants de la Faculté. Il en avait été décidé ainsi dans la pensée qu'en donnant une base commune à tous, on éviterait les cloisonnements et on favoriserait l'interdisciplinarité. Ces cours comprenaient les éléments nécessaires à une culture générale en sciences sociales : économique, sociologie, philosophie sociale, encycliques, économie politique, statistiques, méthodes de recherches, hygiène sociale, droit civil, etc.

Durant les trois années de spécialisation, en plus d'un cours d'introduction aux relations du travail, le programme comprenait les matières suivantes : sociologie du travail, économique du travail, législation du travail et de sécurité sociale, psychologie du travail, histoire [72] du syndicalisme, hygiène industrielle, techniques de direction du personnel, d'analyse, d'évaluation et de rationalisation des tâches, organisation syndicale, patronale et ouvrière, négociation collective et enfin application de la législation du travail.

Ainsi que l'on peut s'en rendre compte, c'était un programme vaste et ambitieux. Il n'était pas question, à cette époque, de cours facultatifs. Nous estimions que nos diplômés, quelle que soit l'orientation future où ils auraient à défendre les intérêts des institutions pour lesquelles ils travailleraient, devaient avoir reçu le même bagage de connaissances. Nous ne voulions pas que les clivages qui se rencontrent nécessairement dans la vie professionnelle se retrouvent à l'université. Je me permets de souligner que l'enseignement du droit du travail à l'Université Laval s'est donné d'abord au Département des relations industrielles avant de trouver place à la Faculté de droit. De plus, alors que l'on vient de redécouvrir l'hygiène industrielle, cette matière était dans notre programme dès 1944.

Il serait souverainement injuste de porter un jugement sur la qualité de l'enseignement qui s'y donnait à partir des critères que nous pouvons utiliser aujourd'hui. D'ailleurs, elle était fonction de l'avancement des connaissances en chaque matière et de la compétence des professeurs.

De toute façon, cet enseignement a contribué pour une bonne part à une diffusion des connaissances et a été un point de départ pour leur développement en notre milieu.

Il va sans dire qu'avec la pénurie de ressources humaines et matérielles, la recherche a mis un certain temps avant de démarrer bien que dès 1945, eût été constitué un Office de recherches en relations industrielles dont j'étais responsable et qui était rattaché au Centre commun de la Faculté.

À ces contraintes s'ajoutaient d'autres difficultés que nous avons eu à surmonter qui tenaient à la nature même des relations industrielles et à l'attitude du milieu.

On ne peut oublier que dans le domaine des relations du travail où la poursuite d'intérêts divergents, la concurrence et le conflit font partie du cours normal des choses, employeurs et syndicats entretiennent indistinctement une appréhension vis-à-vis de ceux qu'ils considèrent comme des « étrangers venant se mêler de leurs affaires ». Déformés aussi par une longue tradition de contacts avec des procureurs et des avocats chez qui il est normal de trouver des associés pour la défense d'une cause ou la promotion d'intérêts, ils sont portés à ne considérer la recherche que sous son aspect d'utilité immédiate. Avides d'obtenir des recettes ou des arguments pouvant leur servir dans la poursuite [73] d'objectifs intéressés, ils sont, en général, assez suspects vis-à-vis des recherches fondamentales et parfois même, vis-à-vis de ceux qui les exécutent. On préfère se fier à ses propres intuitions ou se réfugier dans des idéologies plutôt que d'avoir une vision nette. Quant à la recherche empirique, qui requiert l'acceptation et la collaboration des institutions et des personnes engagées dans ce domaine, il n'était pas facile de vaincre leur résistance instinctive à fournir de l'information et même, lorsqu'on réussissait à l'obtenir, de pouvoir l'utiliser. C'est ainsi qu'une étude très importante effectuée au Département par mon collègue Émile Gosselin sur les travailleurs en forêt n'a jamais pu être rendue publique.

Malgré les difficultés, grâce à notre détermination et à notre enthousiasme de néophytes, nous nous sommes attaqués à quelques questions qui faisaient alors l'objet de bien des controverses, comme la sécurité syndicale et la réforme de l'entreprise. À la suite d'une enquête auprès des employeurs qui avaient des clauses de sécurité syndicale dans leurs entreprises, je pouvais en 1946 publier les résultats dans notre Bulletin [7].

La même année, Jean-Pierre Després publiait aussi le Mouvement ouvrier canadien [8] avec une préface d'Édouard Montpetit, qui pendant longtemps a été chez nous le seul ouvrage en langue française sur le syndicalisme. En 1949, paraissait encore dans une édition bilingue l'étude Réformes de structure dans l'entreprise à laquelle j'ai fait allusion plus haut [9].

C'est à cette époque encore que, pour fins d'enseignement, puisque nous n'avions que des ouvrages de référence en langue anglaise, et pour aider à écarter les querelles de mots qui empoisonnent souvent les relations du travail, je formulai le projet d'un lexique des termes utilisés en relations industrielles. Bien longtemps avant que le français-langue-de-travail devienne l'objet d'enjeu politique, j'étais convaincu qu'il était d'abord indispensable de fournir aux personnes engagées dans le domaine un instrument qui leur permettrait de connaître leur vocabulaire. J'accumulai alors des matériaux et publiai de temps en temps des articles dans le Bulletin. Ce n'est cependant que vingt-six ans plus tard, en 1972, que j'ai pu publier la première édition du Vocabulaire français-anglais des relations professionnelles /Glossary of Terms Used in Industrial Relations [10]. Et mon Dictionnaire canadien des relations du travail a paru en 1976 [11].

Avec une grande naïveté, je ne savais pas dans quelle aventure je m'étais lancé, car je n'aurais jamais eu le courage de m'attaquer à une pareille entreprise ! Maintenant que cela est réalisé, je ne le regrette pas, mais je ne recommencerais pas.

[74]

J'ai déjà eu l'occasion de m'exprimer sur les problèmes de la recherche en relations industrielles lors d'un colloque de la Société royale du Canada à Calgary en 1968 [12]

Il est bon de se rappeler qu'à l'époque visée ici, il n'existait pas d'organismes subventionnaires pour fins de recherche. Le Département ne pouvait compter que sur ses propres ressources et, à voir ce qui se passe encore aujourd'hui, on peut facilement s'imaginer que les professeurs, écrasés par des charges d'enseignement ou d'encadrement des étudiants pouvaient difficilement se livrer à des grands travaux de recherche.

Dès la fin de la première année académique, en 1945, le Département organisait une session intensive générale d'une semaine qui réunissait 75 personnes venant des milieux patronaux, syndicaux et gouvernementaux, non seulement des environs de Québec mais de toute la province. Ce fut un succès, mais par la suite, on décida de tenir des sessions intensives plus spécialisées, soit à la demande de groupes particuliers, soit de notre propre initiative, mais toujours en collaboration avec eux. Nous cherchions à répondre aux besoins de toutes les catégories de personnes engagées dans les relations du travail : dirigeants syndicaux, dirigeants d'entreprises, directeurs du personnel, contremaîtres, agents d'administration au ministère du Travail ou dans les services fédéraux, etc. C'est ainsi que pendant de nombreuses années, aux vacances d'été, en collaboration avec la Corporation des instituteurs, une soixantaine d'enseignants venaient à Laval faire un séjour de quinze jours.

Une de ces sessions spéciales que j'avais organisée, à la suite de la grève de l'amiante, en novembre 1949, a connu un certain retentissement dans le public. Elle portait sur « The Social Teaching of the Church and Social Changes ». Elle avait réuni, sur invitation personnelle, près d'une cinquantaine de hauts dirigeants de grandes entreprises. Le président de la compagnie John's Manville, Lewis H. Brown, avait pris la peine de venir de New York pour y participer. Elle avait duré trois jours à l'hôtel Kent House, les séances se tenant à huit clos pour permettre plus de liberté dans la discussion. Suite à une indiscrétion commise par le consul américain à Québec qui rapporta d'ailleurs faussement mes propos, le Premier ministre m'a violemment dénoncé dans tous les journaux comme un fauteur de désordre responsable de détourner le capital américain de venir investir au Québec.

L'organisation de pareilles sessions intensives tout comme les cours du soir que nous assumions pour un public plus large s'est continuée jusqu'à ce que les groupements, mieux équipés, puissent mettre sur pied leur propre service d'éducation. Alors les professeurs, [75] à titre individuel, étaient appelés à fournir leur collaboration en donnant des cours ou en servant de personnes ressources.

Parmi les initiatives du Département des relations industrielles qui ont contribué à l'intégrer aux milieux du travail, il faut compter l'organisation et la tenue d'un congrès annuel. L'objectif que nous poursuivions était d'abord double : donner aux employeurs, aux dirigeants syndicaux et agents gouvernementaux l'occasion de se rencontrer et de provoquer un éclairage et des échanges sur des sujets importants controversés et d'actualité brûlante. Il s'en est ajouté bien vite un autre par la publication des rapports : celui de mettre à la disposition d'un public plus vaste des ouvrages en langue française.

Lorsqu'en 1946, nous avons organisé le premier Congrès des relations industrielles, nous avons fait œuvre de pionniers. Les centrales syndicales, chacune de son côté, et les groupements patronaux réunissaient bien leurs membres. Dirigeants syndicaux et employeurs se rencontraient à l'occasion de négociations collectives, souvent dans un climat de conflit, pour régler des problèmes immédiats. Tous avaient bien trop de méfiance vis-à-vis des hommes politiques pour répondre à une invitation que le ministère du Travail leur aurait faite. Seule une institution universitaire, croyions-nous, possédait une autorité morale et des garanties d'objectivité pouvant inspirer confiance à tous ces antagonistes qui avaient pourtant des intérêts communs.

Dès le début, le succès dépassa nos attentes. Nous attendions une assistance de cinquante ou soixante personnes. Nous avons eu cent cinquante participants. Ils furent tellement satisfaits de cette première expérience qu'ils exprimèrent illico le vœu d'être convoqués l'année suivante et celui de recevoir le texte des communications déjà présentées.

En 1955, dans la préface de l'ouvrage Problèmes d'autorité au sein de l’entreprise, je pouvais écrire ce qui suit :

Les Congrès des relations industrielles de Laval sont désormais une institution bien établie dans la province de Québec. Quand, il y a dix ans, le Département des relations industrielles de Laval prenait cette initiative de convoquer à l'université les représentants du monde ouvrier et patronal ainsi que ceux des milieux administratifs, nous étions loin de prévoir une collaboration qui ne s'est Ras démentie avec les années, [on seulement nous avons fourni aux personnes engagées dans les relations du travail l'occasion de se rencontrer sur un terrain neutre pour discuter de leurs problèmes dans des perspectives empreintes d'objectivité, mais avec la publication de ce dixième rapport intitulé « Problèmes d'autorité au sein de l'entreprise », nous nous rendons compte que nous avons contribué à constituer au Canada une littérature française en relations industrielles. Dans un pays où les institutions et les techniques de production sont [76] de type américain, les ouvrages européens, malgré leur valeur réelle, sont peu adaptés à notre milieu et l’on est obligé de recourir presque exclusivement à des travaux publiés en langue anglaise. On ne saurait trop souligner l'œuvre de pionnier accomplie par le Département des relations industrielles de Laval avec sa revue trimestrielle bilingue « Relations industrielles » et les rapports de ses congrès annuels [13].

Le Congrès des relations industrielles est devenu avec le temps le rendez-vous annuel de tous ceux qui œuvrent dans les relations du travail. Il se tient, chaque année, à une date fixe que tout le monde connaît (le lundi qui suit le lundi de Pâques) et peut noter un an d'avance dans son agenda. Il serait aujourd'hui impossible de mettre sur pied une entreprise du genre. Nous avons réussi à la maintenir parce que nous avons été fidèles à l'orientation qui lui avait été donnée à l'origine. Ainsi, tout en étant un congrès de Laval, nous avons mis de côté tout chauvinisme et invité presque chaque fois des collègues d'autres universités à présenter des communications. Nous avons aussi pris le soin particulier de permettre à divers courants de pensée et d'intérêts à défendre de pouvoir s'exprimer.

En 1981, a été tenu le 36e Congrès avec une assistance de plus de cinq cents participants. Trente-six ouvrages forment la collection des Congrès des relations industrielles de Laval.

En septembre 1945, paraissait le premier numéro de Bulletin des relations industrielles de Laval. C'était une publication mensuelle bilingue bien modeste à l'origine. Elle venait cependant combler un vide, car il n'existait alors rien du genre au Canada. Elle visait la diffusion des connaissances en relations du travail. Nous avons tenu à en faire une publication bilingue pour atteindre les milieux anglais. Puisqu'ils ne comprenaient pas le français et que nous avions quelque chose à leur communiquer, nous avons voulu les rejoindre en nous exprimant dans leur langue.

Ce n'était pas un mince défi. Et pour avoir été responsable de cette publication depuis sa fondation jusqu'à aujourd'hui, je crois que personne ne saura jamais mesurer l'aventure dans laquelle nous nous étions engagés et le fardeau que nous nous sommes imposé. Nous avons tenu le coup.

Les échéances de publication étant trop rapprochées, le Bulletin est devenu après cinq ans un périodique trimestriel et a pris le nom de Relations industrielles. Comme la traduction intégrale de tous les articles équivalait, en somme, à un travail de publication de deux revues, il a été décidé, trois ans plus tard, en 1953, de faire paraître les articles simplement dans leur langue originale avec un résumé substantiel dans [77] l'autre langue. Nous en sommes arrivés à cette solution après avoir constaté que le monde universitaire avait une connaissance suffisante du français et que les grandes entreprises, voyant dans son résumé l'importance et l'utilité d'un texte, pouvaient le faire traduire entièrement en anglais par leur propre service de traduction. C'est la politique qui existe encore aujourd'hui.

Avec le temps, la qualité de la revue et sa pénétration dans les milieux patronaux, syndicaux, gouvernementaux et universitaires ont attiré de toute part une collaboration scientifique. Je ne crois pas qu'il existe un seul universitaire canadien voué à l'enseignement des relations industrielles qui n'ait à un moment ou l'autre publié dans la revue Relations industrielles.

Il y a une quinzaine d'années, nos collègues des universités anglaises du Canada ont songé à créer une revue en langue anglaise. Ils ont mis de côté leur projet en constatant que l'entreprise ne serait pas viable parce que le marché était déjà occupé et qu'ils ne pouvaient faire mieux. Par la suite, l'Association canadienne de relations industrielles nous a suppliés d'accepter que notre publication soit considérée comme la revue officielle de l'Association tout en continuant d'être exclusivement sous la direction de notre Département. N'y a-t-il pas là quelque chose d'unique en notre pays ! Elle a jeté un pont entre les deux solitudes et facilité les échanges entre deux mondes qui s'ignoraient.

Relations industrielles, qui compte 37 années de publication, est la doyenne des revues universitaires spécialisées en relations du travail. Elle a vu le jour un an avant celle de Cornell et huit ans avant celle de la London School of Economies. Elle est honorablement classée parmi la huitaine de grandes revues de calibre international. Elle est largement pillée, souvent sans autorisation, par des professeurs, dans beaucoup d'universités, pour constituer des « Anthologies » ou « Readings » à l'usage de leurs étudiants.

Comme je m'occupais de la publication du Bulletin des relations industrielles, en 1947, je décidai — à titre de service aux prêtres déjà abonnés et aussi pour inciter les autres à souscrire — de joindre à l'envoi un supplément spécial sous le nom d'Ad Usum Sacerdotum. À cette époque, il y avait à travers le Québec une centaine de prêtres qui, d'une façon ou l'autre, s'occupaient d'action sociale et particulièrement du syndicalisme. La quasi-totalité d'entre eux n'avaient pas eu l'avantage de s'initier aux questions sociales sauf au contact des groupements avec lesquels ils travaillaient. En 1946, à la demande de l'Episcopat, un petit groupe d'entre eux (8), diplômés en sciences sociales, avait été chargé d'organiser des journées sacerdotales d'études sociales pour permettre les échanges et favoriser la concertation. Ce groupe dont je [78] faisais partie, après une première réunion, a été constitué officiellement par l'Épiscopat sous le nom de Commission sacerdotale d'études sociales. On lui donna comme mission de conseiller les évêques sur tous les problèmes sociaux. La Commission jouera un rôle important par ses prises de position lors du retrait du projet de Code du travail (Bill 5) de Duplessis et de la grève de l'amiante. C'est elle aussi qui rédigera la fameuse Lettre pastorale collective sur les problèmes ouvriers, parue en 1950.

Pendant quatre ans, chaque mois, je rédigeais seul Ad Usum Sacerdotum qui comprenait de l'information, de la documentation et des commentaires. Lorsque le Bulletin des relations industrielles modifiera sa périodicité pour devenir revue trimestrielle, mon supplément pouvait difficilement accomplir son rôle d'une façon efficace. Il en a donc été dissocié pour continuer à être publié mensuellement comme bulletin indépendant. En 1960, le nom en a été changé pour celui de Perspectives sociales. Sans aucune publicité, la circulation s'est élargie pour atteindre environ mille abonnés. Son caractère non pas clandestin, mais plutôt discret, n'était pas étranger à cette diffusion qui rejoignait sans doute surtout le clergé mais aussi un certain nombre de personnes dans le monde de l'information. À partir de 1949, après la publication de chaque numéro, il était rare de ne pas retrouver ici ou là la reproduction d'un ou deux articles qui y avaient paru. Un de ces articles que j'avais écrit avec Louis O'Neill et intitulé « Lendemains d'élections » a connu à travers toute la province un retentissement aussi inattendu qu'imprévu sur lequel il est inutile de s'étendre. Seul pendant de nombreuses années, et ensuite avec un très petit nombre de collaborateurs occasionnels, j'ai maintenu cette publication sous ma responsabilité personnelle, non celle de l'Université. Au total, durant vingt-trois ans, c'est-à-dire jusqu'à la fin de 1970.

Il est important de noter que le Département des relations industrielles, tel qu'il a été conçu et tel qu'il a essayé d'être, tout en visant à l'objectivité dans son enseignement et dans les recherches qui y étaient conduites, s'inspirait d'une certaine philosophie.

Rejetant tout dogmatisme, car il n'y a pas de vérité absolue en un tel domaine, nous partions cependant de certains postulats implicites, qui n'ont d'ailleurs jamais été formulés officiellement, touchant la nature des relations du travail, l'industrialisation, le syndicalisme, et nous visions à une humanisation des rapports du travail.

Ainsi, nous concevions les relations industrielles comme l'ensemble des rapports sociaux et économiques qui naissent à l'occasion de la production des biens économiques. Il existe toujours et partout un régime des relations du travail, mais celui-ci n'est qu'un sous-régime [79] à l'intérieur du régime économique, social et politique. Il n'est pas un champ clos imperméable à toute influence extérieure de l'ensemble du milieu. L'aménagement des rapports du travail est essentiellement dynamique. Il s'effectue dans un cadre général qui tient à la fois de la coutume, des conventions et de la législation. Ses principaux agents, — les syndicats, les employeurs et l'État — mus par la logique de leur situation respective et par la poursuite d'intérêts divergents, sont en recherche constante d'accommodements et d'ajustements.

Le conflit est au cœur même des relations du travail tout autant que la collaboration. Évidemment, l'harmonie pure n'est qu'une utopie mais il faut quand même chercher à civiliser ces rapports dans le respect des personnes et de la société.

Notre second postulat se rapportait aux libertés fondamentales sur lesquelles devait s'édifier et fonctionner le régime des relations du travail : liberté d'initiative, liberté d'entreprise, liberté d'expression, liberté d'association, démocratie politique, droit de chacun par l'intermédiaire de ses représentants d'avoir son mot à dire dans les choses qui l'affectent.

Nous acceptions en outre le phénomène de l'industrialisation ; nous nous refusions à tout retour en arrière et nous souhaitions que celle-ci se fît dans un développement humanisé et équilibré dont tous pourraient équitablement bénéficier grâce à une réforme des esprits et des institutions.

Enfin, nous acceptions le syndicalisme comme une institution normale et indispensable dans une économie industrielle et une société démocratique avec une double fonction : celle d'être agent de négociation collective et instrument de transformation sociale.

C'était là la philosophie du Département. Elle était bien connue de tous.

Notre pleine acceptation du syndicalisme et le fait que plusieurs de nos anciens étudiants soient allés travailler dans des organisations syndicales ont contribué à donner au Département en certains milieux patronaux et politiques la réputation d'être prosyndical. Naturellement, dans les milieux syndicaux, on aurait désiré que notre programme d'étude soit davantage axé sur la formation et la préparation de futurs agents syndicaux. Ce que nous avons toujours refusé de faire.

Pour ma part, j'ai toujours fermement tenu à veiller avec soin à l'indépendance du Département, tout particulièrement à ce qu'il ne devienne l'annexe ou l'antichambre du ministère du Travail (danger d'autant plus grand que mon prédécesseur à la direction était sous-ministre du Travail), ni ne soit à la remorque des intérêts patronaux, des syndicats, des formations politiques et même de l'Église (en raison de mon état sacerdotal).

[80]

Le Département, comme institution, avait son esprit mais il était ouvert à toutes les tendances. Il ne prenait pas de positions partisanes. Cette règle visait à lui conserver son caractère universitaire comme à respecter la liberté des professeurs en même temps que celle des étudiants. Le Département fournissait cependant à ses professeurs et à ses collaborateurs l'occasion d'exprimer leur opinion en toute liberté dans la revue et à l'occasion des congrès. Ceux-ci ne manquaient pas d'analyser les problèmes, de mettre en cause les institutions et leur fonctionnement sans craindre la controverse, en évitant toutefois la polémique. Comme il est normal, le Département ne s'immisçait pas dans les activités extra-universitaires de ses membres. Chacun pouvait prendre les engagements personnels qu'il désirait. Cependant, nous avons toujours essayé d'éviter que le Département soit identifié à un individu. Malheureusement, je ne suis pas sûr que nous y ayions réussi.

Si l'on veut avoir une illustration de cette préoccupation, on n'aura qu'à comparer, sur un même sujet, les articles que je publiais dans Relations industrielles avec ceux que je préparais pour les journaux ou autres publications [14]. Et je peux le dire aujourd'hui, pendant de nombreuses années, j'ai régulièrement collaboré au journal le Travail, publié parla CTCC, sous le pseudonyme de Maurice Ladouceur. Seul le directeur (Gérard Pelletier d'abord et ensuite Fernand Jolicœur) connaissait mon identité.

Je suis un prêtre, je n'en ai pas honte et je n'ai pas à m'en excuser devant qui que ce soit. Opposé au cléricalisme comme à l'anticléricalisme, je n'ai jamais voulu que l'on accepte ou rejette mes positions à cause de ma condition sacerdotale. Je considérais qu'elles devaient être appréciées à leur valeur propre. C'est pourquoi, dans mes activités professionnelles, je me suis toujours présenté tout simplement comme professeur et que, dans la revue Relations industrielles, je n'ai jamais signé un article avec d'autre qualification.

À propos du cléricalisme qui existait il y a une trentaine d'années, on est porté aujourd'hui à simplifier ce phénomène. À l'époque, sauf en certains milieux, on s'en accommodait assez facilement. Souvent, on recherchait l'appui et le patronage (au sens français) de l'Église et des prêtres. Il n'y avait pas seulement Duplessis qui tenait à la présence d'évêques pour bénir les ponts et inaugurer les écoles ou les hôpitaux ! Et cela n'était pas une particularité propre au Québec.

Qu'on me permette de dévoiler ici un fait qui n'a jamais fait la manchette des journaux, qui n'est pas très connu et que l'on ne trouvera pas dans l'histoire du syndicalisme au Québec. Devant le support que recevaient les syndicats catholiques de la part de l'Église, les autres syndicats ont à plusieurs reprises demandé à l'Épiscopat de mettre à [81] leur service des aumôniers. Pour de multiples motifs plus ou moins valables et particulièrement pour ne pas nuire à la CTCC, les évêques ont toujours refusé. Ces syndicats, dont les dirigeants et la grande majorité des membres étaient des catholiques, se sentaient ostracisés, non sans raison, d'autant plus qu'en dehors du Québec, lors de leurs congrès, ils pouvaient toujours compter sur la présence d'un évêque ou d'un prêtre pour faire officiellement la prière d'ouverture. C'est alors que mon double chapeau de professeur d'université et de prêtre est venu à leur secours.

Le Département des relations industrielles ne faisait pas de distinctions entre les syndicats et prêtait son concours à tous lors des sessions d'études qu'ils organisaient. En tant que professeur, je me devais d'accepter de leur fournir une collaboration constante. Aussi, étaient-ils contents d'avoir ma présence comme prêtre à l'ouverture de leurs congrès, au grand dam de certains aumôniers des syndicats catholiques (et de certains évêques) qui ironiquement me qualifiaient d'« aumônier des syndicats internationaux ». Surtout, cela était bien commode pour pouvoir obtenir la messe du dimanche sur les lieux même où se tenaient les sessions de fin de semaine. C'est très volontiers que je rendais ce service.

En plus de mon poste de professeur à l'université qui assurait ma subsistance (la première année, j'avais un traitement annuel de 500 $ et dans ma lettre de nomination, le secrétaire de l'Université avait pris la peine de dire : « Mgr le recteur ne doute pas que vous mettrez toute votre science et tout votre dévouement au service de nos élèves »), l'archevêque de Québec m'avait demandé d'être l'assistant de l'abbé Orner Garant comme conseiller moral auprès des associations patronales du diocèse de Québec. J'ai d'ailleurs remplacé celui-ci pendant quelques années quand il est devenu évêque. Dans ce rôle qui me mettait en contact permanent avec les employeurs, j'ai été mêlé à l'établissement de l'Association patronale des services hospitaliers (aujourd'hui, l'Association des hôpitaux du Québec) et des associations des commissions scolaires dans le Québec (aujourd'hui, la Fédération des commissions scolaires catholiques du Québec). Comme les employeurs de la région de Québec étaient assez progressistes par rapport à ceux d'ailleurs, il est arrivé que j'ai eu maille à partir avec mon collègue le P. Émile Bouvier qui jouait un rôle analogue auprès de l'Association professionnelle des industriels à Montréal [15].

Je ne peux cacher que certaines des positions que j'ai exprimées n'ont pas été sans embarrasser mon collègue Gérard Tremblay et même blesser ses convictions profondes. L'ancien secrétaire des syndicats catholiques à Montréal n'avait pas du tout prisé mes articles tant dans [82] les journaux que dans Relations industrielles touchant la confessionnalité syndicale dans notre régime juridique des relations du travail. Mais je dois lui rendre cet hommage que jamais il n'a essayé de mettre obstacle à ma plus entière liberté d'expression ou de mouvement.

Pendant toute la période que l’on m'a demandé de couvrir, c'est le gouvernement Duplessis qui était au pouvoir et je n'ai pas besoin de m'étendre longuement sur la conception qu'il avait des relations du travail et du syndicalisme ainsi que sur l'enseignement des sciences sociales.

Au début, le Département lui-même était inclus dans la méfiance et l'opposition que M. Duplessis entretenait vis-à-vis de la Faculté et de son doyen. Il avait une tendance fortement marquée à tout personnaliser. Ses attitudes envers les institutions étaient toujours conditionnées par son humeur à l'égard des individus qui les dirigeaient ou qui y jouaient un rôle.

Cependant, les relations entre le Département et le ministre du Travail, M. Antonio Barrette, étaient excellentes et c'est d'ailleurs avec son assentiment que Gérard Tremblay, son sous-ministre, et ensuite Jean-Pierre Després, ont pu assumer des responsabilités importantes au Département. Le Département n'a jamais reçu de subventions financières gouvernementales pour son organisation ni pour son fonctionnement, bien que nous ayons pu bénéficier d'une aide minime pour la publication des rapports des deux premiers congrès.

En janvier 1950, M. Duplessis déposait à l'Assemblée nationale au nom du ministre du Travail un projet de Code du travail (bill n° 5) dont la teneur était telle qu'il souleva la désapprobation unanime de tous ceux qui s'occupaient de relations professionnelles. Le Conseil supérieur du travail qui, depuis quelques années, avait travaillé à la préparation d'une refonte de la Loi des relations ouvrières et avait réussi à mettre d'accord les employeurs et les syndicats, voyait démolir toute son œuvre. Il démissionna en bloc en guise de protestation. La Commission sacerdotale d'études sociales fit également une déclaration contre le projet qui eut un grand retentissement et amena ultimement son retrait. M. Antonio Barrette, sans l'exprimer publiquement, fut très satisfait de ce résultat puisque le projet de loi non seulement ne répondait pas à ses vues mais avait été présenté à son insu. Il en allait différemment de M. Duplessis qui était furieux de perdre ainsi la face. Or, le père Lévesque, à titre personnel et non en tant que doyen de la Faculté, était vice-président du Conseil supérieur du travail et moi-même, j'étais membre de la Commission sacerdotale d'études sociales.

Depuis plusieurs années déjà, M. Duplessis ne me prisait guère. Nos conceptions sur la place et le rôle des syndicats dans notre société [83] ne concordaient pas. Même s'il n'était pas grand liseur, mes articles sur la sécurité syndicale parus quelques années auparavant lui avaient déplu et il avait été grandement agacé par ma contribution à l'organisation des commissions scolaires en association. Aussi, après le retrait du bill 5, il manqua rarement l'occasion de m'attaquer en public. À ses dires, le Département des relations industrielles de Laval formait des révolutionnaires alors que la Section des relations industrielles de Montréal, sous une direction qui correspondait à son orthodoxie, jouait un rôle positif et recevait tous ses encouragements.

Bien d'autres événements auxquels j'ai été mêlé par la suite, toujours sous ma propre responsabilité en dehors de l'Université, n'ont pas contribué à améliorer mes rapports avec le Premier ministre : l'affaire de Saint-Rémi d'Amherst, la grève de l'amiante, la lettre pastorale collective de l'Épiscopat sur les problèmes ouvriers, la grève de Louiseville, mon article dans Perspectives sociales au lendemain des élections de 1956, la grève de Murdochville, etc.

Malgré cette antipathie et cette défaveur de M. Duplessis, qui rendait cependant difficile à nos diplômés l'entrée dans le fonctionnarisme provincial, le Département, fidèle à son orientation et à sa politique d'ouverture et d'indépendance vis-à-vis de qui que ce soit, a continué à faire son chemin en tant qu'institution universitaire. Les travaux que nous avons entrepris nous-mêmes, la collaboration que nous avons apportée aux divers groupements ont sûrement concouru à préparer les voies qui ont conduit aux réformes considérables effectuées dans le régime des relations du travail au Québec durant la « Révolution tranquille ». Plusieurs de nos anciens étudiants occupant différents postes, tant dans le secteur gouvernemental que dans le secteur privé, en ont été les artisans.

Dans le cadre de ce colloque, on m'a demandé d'exposer de façon personnelle l'origine de l'enseignement des relations industrielles à Laval, l'organisation et le fonctionnement de son Département en rappelant ma contribution dans ce domaine jusqu'à la fin des années cinquante.

En achevant ce texte, déjà trop long, mais par ailleurs trop court pour couvrir le sujet d'une façon exhaustive, il m'est difficile de dresser un bilan et encore davantage de porter un jugement.

En ce qui me regarde personnellement, je peux dire que j'ai été engagé dans l'une des aventures les plus merveilleuses que l'on puisse vivre. J'ai été très heureux dans mon travail. Par la force des circonstances, dans un milieu et à une époque où il y avait tant à faire, et peut-être aussi en raison d'un tempérament qui me portait à une constante disponibilité à répondre aux besoins qu'on me présentait, mon action a [84] probablement été trop dispersée pour avoir un impact aussi profond que je l'aurais désiré. Je suis seul à connaître le large fossé qui sépare ce que je voulais faire de ce que j'ai réussi à accomplir. Sans arrogance, mon discours a toujours été le même devant tout le monde. Gardant mes distances vis-à-vis des pouvoirs de quelque nature qu'ils soient, je n'ai jamais eu tendance à la flagornerie ni au rampage. J'ai toujours essayé d'être cohérent dans ma façon de penser et dans mes comportements en m'adaptant sans cesse au monde et à mon milieu pour essayer d'y instaurer plus de vérité, de justice, de fraternité et de liberté. Quant au développement de la discipline des relations industrielles à Laval où il nous a fallu partir de zéro, je ne peux pas dire que nous avons rien fait. Le Département est toujours là et il poursuit dans ses grandes lignes les objectifs que nous nous étions fixés.

Avons-nous réussi à satisfaire aux espoirs qui nous inspiraient et aux attentes que l'on nourrissait à notre endroit ? Le travail d'enseignement, de formation et de recherche est difficile et toujours à recommencer. Je préfère laisser à d'autres le soin de porter un jugement. Cependant, je crois que les instruments que nous avons créés à l'usage de tous ceux qui sont engagés dans les relations du travail sont un apport positif non négligeable. Enfin, que dire de la formation que nous avons donnée aux milliers de personnes que nous avons atteintes, soit comme étudiants, soit comme auditeurs ou lecteurs ? Tout ce que je sais, c'est qu'on les retrouve aujourd'hui un peu partout, même dans d'autres domaines, un bon nombre occupant des postes stratégiques. Nous avons aussi tenté de développer et de promouvoir une conception humaniste et interdisciplinaire des relations du travail, ainsi qu'il a été mentionné antérieurement. Il y a eu progrès de ce côté. Cependant, n'y en a-t-il pas encore trop qui pensent pouvoir tout régler avec une seule approche idéologique ou uniquement par la force ou les lois du marché ou par une intervention législative ?

De nombreux et profonds changements sont intervenus. Et je désire terminer sur une réflexion qui ne veut pas être un geste de nostalgie, mais une simple constatation.

Il y a une quarantaine d'années, nous nous sommes évertués à lutter contre le dogmatisme, le sectarisme, le cléricalisme et le paternalisme face à l'étude et à la pratique des relations du travail. C'était peut-être naïveté. Sur ce point, malgré nos efforts, le succès n'a pas été de longue durée. Le contenu des dogmes a changé, de nouveaux clercs se sont substitués à ceux d'autrefois, les pouvoirs sont passés en d'autres mains, la confessionnalité syndicale demeure toujours... mais avec une autre religion.

[85]

Pour répondre ironiquement à la question qui fait l'objet du colloque, je dirais que sous un revêtement différent, qui donne une apparence de rupture, subsiste encore une profonde continuité.


[1] François-Albert Angers, « Réforme de structure de l'entreprise », dans l'Actualité économique, vol. 25, n° 2 (juillet-septembre 1949), pp. 323-362.

[2] Paul-Emile Boité et Gérard Dion, « La morale et la participation aux bénéfices », dans l'Actualité économique, vol. 25, n° 4 (janvier-mars 1950), pp. 667-767.

[3] Pour être plus exact, les prêtres du diocèse de Sainte-Anne-de-la-Pocatière pouvaient devenir professeurs à l'École  d'agriculture pourtant rattachée à l'Université Laval ; cette École, fondée par les prêtres de ce collège, était à cette époque située à Sainte-Anne-de-la-Pocatière.

[4] « L'université et les relations industrielles », Rapport. Premier congrès des relations industrielles de Laval, Québec, Département des relations industrielles de Laval, 1946, pp. 1-10.

[5] « L'Université Laval et les relations industrielles », Bulletin des relations industrielles de Laval, vol. 4 (1948), n° 4, pp. 32-33.

[6] Dion, G., op. cit., p. 32.

[7] Bulletin des relations industrielles, vol. 2, n° 2, (octobre 1946), pp. 2-7.

[8] Jean-Pierre Després, le Mouvement ouvrier canadien, Bibliothèque économique et sociale, n° 3, Montréal, Fides, 1946, 205 pp.

[9] Paul-Émile Boité, Marcel Clément, Gérard Dion, Réformes de structures dans l'entreprise, Québec, Département des relations industrielles, 112 pp.

[10] Québec, Presses de l'Université Laval, 1972, 302 pp. 2e éd. rev. et augm., chez le même éditeur, 1975, 351 pp.

[11] Québec, Presses de l'Université Laval, 1976, 662 pp.

[12] Gérard Dion, « La recherche en relations industrielles dans les universités du Québec », in la Recherche au Canada français, textes présentés par Louis Beaudoin, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1968, pp. 71-86.

[13] Problèmes d'autorité au sein de l'entreprise, Québec, Presses de l'Université Laval, p. 3.

[14] Voir, par exemple, mes positions sur la confessionnalité de la CTCC.

[15] Au sujet des attitudes patronales de l'époque, cf. Gérard Dion. « La grève de l'amiante : trente ans après », Mémoires de la Société royale du Canada, 4e série, t. XVII, 1979, pp. 31-40.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 avril 2017 9:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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