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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierrette Paule Désy, “UN SECRET SENTIMENT. Les diables et les dieux en Nouvelle-France au XVIle siècle”. Un article publié dans le livre sous la direction de Francis Schmidt, L'impensable polythéisme. Études d'historiographie religieuse. Textes rassemblés et présentés par Francis Schmidt. Première partie “Amérique”, chapitre 2, pp. 123-176. Paris : Éditions des archives contemporaines, 1988, 486 pp. Collection : Ordres sociaux. [Avec l'autorisation formelle de l'auteure accordée le 8 septembre 2007.]

Pierrette Paule Désy

Spécialiste en histoire et en ethnologie
Professeure retraité du département d’histoire de l’UQÀM.
 

UN SECRET SENTIMENT.
Les diables et les dieux en Nouvelle-France
au XVIle siècle
”. 

Un article publié dans le livre sous la direction de Francis Schmidt, L'impensable polythéisme. Études d'historiographie religieuse. Textes rassemblés et présentés par Francis Schmidt. Première partie “Amérique”, chapitre 2, pp. 123-176. Paris : Éditions des archives contemporaines, 1988, 486 pp. Collection : Ordres sociaux.
 

Introduction
 
1.  Corruption de la monarchie
2.  Une totale ignorance
3.  Le singe de la divinité
4.  Mourir au monde
5.  Tertium quid ?
 
Bibliographie

Introduction

 

Afin de comprendre ce que la notion de polythéisme pouvait signifier au XVIle siècle, nous avons lu les chroniqueurs de cette époque et cherché ce qu'ils avaient à dire sur ce sujet. Désirant garder à notre propos une certaine unité, nous avons retenu une région, la Nouvelle-France et la côte est de l'Amérique du Nord. Nous avons eu parfois l'impression de mener une véritable enquête ethnohistorique auprès des chroniqueurs afin de découvrir la manière par laquelle ils avaient appréhendé la "religion superflue" (c'est-à-dire remplie de superstitions). L'aurions-nous voulu que nous n'aurions pu trouver inscrit le mot polythéisme, puisqu'il n'appartient pas au vocabulaire habituel des chroniqueurs du XVIle bien que ce qu'ils décrivent y corresponde souvent (voir à ce sujet, Schmidt, 1985 : 84-88). En revanche, ce qui ressort, sauf exception comme nous le verrons, c'est leur insistance à nier toute religion et toute croyance chez les Amérindiens. Comment une négation aussi totale est-elle possible ? Influencés par les préjugés du XVIe, marqués par une formule aussi lapidaire que "sans foi, sans roi, sans loi", qui a fini, avec le temps, par devenir un concept, nos chroniqueurs s'emploient, avec plus ou moins de bonheur, à démontrer, non pas ce qui est, mais ce qui n'est pas. Heureusement, la thèse est difficile à défendre et, à vouloir trop faire la preuve, nos chroniqueurs se contredisent constamment, allant jusqu'à donner de fort belles descriptions de la "fausse religion". 

Nous avons donc construit notre texte autour d'une interrogation fondamentale et fort ambiguë au XVIle siècle : les indiens ont-ils une religion, et, dans l'affirmative, à quelle(s) catégorie(s) appartient-elle ? Étant donné que Lafitau, dans son ouvrage, les Moeurs (1724), bâtit un véritable réquisitoire contre les jésuites du siècle précédent, nous commençons par cet auteur. Les parties suivantes sont consacrées à des thèmes récurrents et typiques au XVIle : les Indiens étant d'une totale ignorance, on pourra facilement, comme sur une tabula rasa, inscrire les préceptes de la Religion. Mais il y a des obstacles importants : le Diable n'agite-t-il pas toute la société amérindienne, et les Sorciers ne communiquent-ils pas avec lui ? Cette vision manichéenne du monde américain amène les chroniqueurs à osciller constamment entre les notions de Bien et de Mal, et à accorder au Diable une place capitale au point que toute manifestation religieuse serait inspirée directement par lui. Au fur et à mesure qu'on avance dans le siècle, et surtout après 1640 - moment qui, en France, correspond à une évolution des mentalités sur la question de la sorcellerie et du diable -, le doute finit par s'emparer de nos chroniqueurs qui n'osent plus avancer avec autant de superbe ce que, plus tôt, ils affirmaient péremptoirement. Bien qu'ils continuent de, répéter que les Indiens n'ont pas de religion, ils associent cette négation à des descriptions de rites détruisant l'effet premier recherché. Ils découvrent ainsi que les Indiens ne sont pas "irréligieux". Certains ont des croyances religieuses, d'autres une "fausse religion" ; en conséquence, la tabula rasa reste dans l'imaginaire des missionnaires. En fin de compte, ces derniers se Poseront un véritable problème de conscience : si les indiens ont pu se fabriquer différents dieux, pourquoi, entre tous, n'en choisiraient-ils pas un seul ? En vérité, l'idée que les Indiens, corrompus par la Chute, sont néanmoins issus du même limon que l'humanité tout entière, n'a jamais tout à fait abandonné l'esprit des chroniqueurs. Les Indiens doivent nécessairement avoir la notion d'un Premier Principe, une idée innée de Dieu. À la réflexion, ces "gens misérables comme des gueux, mais superbes au possible" (Ragueneau) nourrissent un "secret sentiment". 

Notre conclusion s'inspire de Paul Radin, qui, pendant des années, s'est interrogé sur les religions amérindiennes, et sur la question plus précise de savoir si les Indiens étaient polythéistes. Radin (1915, 1924, 1937, 1954) ne tirera pas ses conclusions à partir des chroniqueurs, mais de travaux ethnographiques du XIXe et du XXe siècles, dont les siens. Il finira (mais nous doutons qu'il ait jamais trouvé une réponse définitive), par proposer un tertium quid : les indiens seraient monolâtres ou hénothéistes, sorte de solution moyenne entre le monothéisme et le polythéisme puisqu'elle emprunte aux deux. 

Nous avons volontairement exclu toute analyse ethnographique afin de nous concentrer sur l'historiographie des idées au XVIIe siècle. En effet, il nous aurait semblé trop facile, empruntant au discours ethnologique moderne, d'occulter la pensée des chroniqueurs en répondant à leur place. Après tout, il existe des textes sur ce sujet. Nous n'avons pas retenu les écrits du XVIlle siècle. De même avons-nous dû rejeter certaines chroniques de la fin du XVIle qui concernent les expéditions de La Salle, Jolliet, Marquette et Hennepin dans la vallée du Mississippi : nous devions limiter notre propos. Un dernier mot, les chroniques du XVIle ne se lisent pas nécessairement en termes d'évolution constante d'une ou plusieurs idées. De Biard, Champlain, Lescaroot en passant par Sagard, Le jeune, Lalemant à Le Clercq, Allouez et Ragueneau les mêmes idées reviennent souvent. Cependant, une lecture attentive permet d'en extirper la trame principale et d'en suivre le déroulement.

 

1. Corruption de la monarchie

 

Outre l'idée du premier Etre qu'ont les Sauvages, & qu'ils confondent avec le Soleil, ils reconnaissent encore plusieurs Esprits ou Génies (...) ainsi, ils sont véritablement Idolâtres (Lafitau, 1724 : 145-146).

 

Dans son ouvrage, Moeurs des Sauvages amériquains, comparées aux moeurs des premiers temps, François-Joseph Lafitau va tenter de démontrer ce qui, pour lui, est une vérité évidente : "Il faut une religion aux hommes" (1724 : 108). À juste titre, il reproche à ses collègues jésuites du XVIle siècle de s'être contredits au sujet des "Barbares" américains, affirmant que tantôt ils étaient sans culte et sans divinité et tantôt avec une divinité et un culte réglé, ajoutant que même "M. Bayle l'a observé" (5-6). 

En conséquence des erreurs du passé, Lafitau voudrait bien détruire enfin "la fausse idée que ces auteurs ont donnée des Sauvages", et "prouver cette unanimité de sentiments dans toutes les Nations, en montrant qu'en effet il n'en est de si barbare qui n'ait une Religion et qui n'ait des moeurs" (6-7). Pour Lafitau, la nature humaine et les sentiments religieux sont les mêmes partout dans le monde. Monogéniste et diffusioniste convaincu, il avance l'hypothèse que les Américains sont venus d'Asie. Ainsi, initialement, tous les hommes partageaient les mêmes croyances, mais après qu'ils eurent longtemps voyagé et qu'ils furent parvenus aux confins de la terre, leurs idées originales ont fini par dégénérer au point qu'ils en ont oublié le vrai Dieu (93). 

Au XVIlle siècle, l'idée de la corruption et de la chute est déjà ancienne. Pendant la Renaissance, nombreux sont les auteurs qui ont essayé de résoudre le problème de l'origine des Indiens, et qui se sont opposés sur la question du monogénisme et du polygénisme (cf. Gliozzi, 1977 : 331-347) quand ils ne discutaient pas de savoir si la notion, aristotélicienne, de sauvagerie était antérieure à celle de civilisé (cf. Hodgen, 1971 : 308). Urbain Chauveton, par exemple, dont Montaigne fut un lecteur assidu, (Chinard, 1978 : 197-201) écrivait, en 1579, dans sa préface à l'Histoire du Nouveau-Monde de Benzoni : "Ainsi, la Malédiction, de laquelle ces nations-là sont enveloppées n'est autre chose que la malédiction commune, dans laquelle tout le genre humain s'est précipité premièrement par la transgression d'Adam, puis par les péchés que chacun y a ajoutés quand les Hommes ayant achevé d'éteindre ce peu de lumière naturelle qui leur restait, ont refusé de reconnaître et de glorifier Dieu, encore qu'il se manifestait à eux... C'est la malédiction générale dans laquelle demeurent tous ceux qui ne croient point à I'Évangile..." (1579 : iij) [1]. 

Quant à l'origine des Américains, on peut dire qu'elle est basée sur un imbroglio géographique : alors que Colomb croit avoir découvert Cathay, et que cette erreur est plus tard reconnue, Bartolomé de Las Casas, au début de son Historia de las Indias (1527), écrit que les terres américaines font partie de l'Orient (Scaliogne, 1976 : 65). De là à affirmer que ces peuples sont venus d'Orient, il n'y a qu'un pas que Chauveton, en précurseur, n'hésitera pas à, franchir : "Il y a bien plus d'apparence, s'il faut en prendre les conjectures pour vraies raisons, que ces peuples-là font partie de l'Inde orientale, que je suppose être contiguë et jointe d'un tenant avec l'Inde occidentale... Car c'est chose bien certaine que la terre n'a point été peuplée ni habitée tout d'un coup ni devant le Déluge ni depuis, mais qu'à mesure que le monde est allé croissant et multipliant, les peuples se sont poussés et avancés peu à peu jusqu'à ce que toute la face de la terre a été couverte d'hommes" (1579 : ij). 

Les prédécesseurs de Lafitau au Canada ont été moins volubiles à ce' sujet qu'un Chauveton, et leurs hypothèses sont conformes aux idées de leur temps. Ce n'est pas le lieu de les citer tous, mais on pourra rappeler ce que Marc Lescarbot, avocat au Parlement de Paris, écrit à la suite de son exil volontaire en Acadie (1606-07). Dans son chapitre sur les "Conjectures sur le peuplement des Indes occidentales & conséquemment de la Nouvelle-France comprise sous icelles", il rappelle que plusieurs auteurs ont voulu "exercer leur esprit à rechercher le moyen par lequel (les Indes occidentales) ont pu être peuplées après le Déluge" (livre I, 1617 : 236). Selon Lescarbot qui aime à citer le Livre de la Sapience de Salomon (bien qu'il ne fût pas huguenot, Lescarbot emprunte à la Bible de Genève), les Indiens descendent d'une race de Cham venue en ces contrées par punition de Dieu. Il en veut pour preuve que les Chananéens étaient autrefois anthropophages comme le sont certains peuples d'Amérique. Et il ajoute : "... si bien qu'ores auparavant ils eussent quelques connaissances de Dieu, cela peu à peu s'est évanoui, faute d'instructeurs, comme nous voyons qu'il est arrivé en tout le monde de deçà peu après le Déluge" (237). 

Comme on le constate, si les vues de Lafitau restent orthodoxes par rapport à la problématique de l'époque, voire de certains auteurs du XVIe et du XVIle (Hodgen, 1971 : 268), contrairement à ses prédécesseurs, il a le mérite, le premier, de construire un véritable système où les éléments comparatifs s'articulent les uns par rapport aux autres de manière logique (Fenton & Moore, 1974 : xlviî). Convaincu que Dieu a inscrit la vraie religion au coeur de tous les hommes, il cite Saint Augustin : "... ce n'est point des Gentils que nous avons pris l'opinion de la Monarchie (c'est-à-dire de l'unité de Dieu). mais... les Gentils ne se sont pas tellement livrés en leurs fausses Divinités, qu'ils en aient perdu la créance d'un Dieu unique et véritable, qui -est l'auteur de toute nature quelle qu'elle soit" (1724 : 119-120). Ainsi, pour Lafitau, la religion des Américains est le résultat d'une décadence : s'ils sont idolâtres aujourd'hui c'est que l'idée de la Monarchie n'a pas tant été oubliée qu'elle a été corrompue par d'autres croyances. C'est volontairement que nous donnons cette version simplifiée d'une pensée beaucoup plus complexe. Mais il n'en demeure pas moins que c'est ce que Lafitau pense avant la lettre : les indiens ont une notion de Dieu, car, au même titre que les Anciens, ils ont conservé des "vestiges", et ont des "expressions fortes & énergiques" pour désigner "le Grand Esprit, quelquefois le Maître et l'Auteur de la vie" (124), ce qui, par ailleurs, ne les empêche pas d'avoir erré, tout comme les Anciens (456), et de rendre hommage à des génies subalternes qu'ils ne confondent jamais, même s'ils peuvent leur donner le même nom, avec "cet Etre supérieur" (145). 

Si on lit attentivement la citation de Lafitau, donnée en exergue, on se rend compte que, pour cet auteur, l'idée de la corruption de la Monarchie n'est pas sans espoir d'être réformée. A ce sujet d'ailleurs, William Fenton et Elizabeth Moore, dans leur préface magistrale à l'édition américaine des Moeurs (1974), montrent comment Lafitau a été influencé par deux évêques théologiens du XVIle, Huet et Bossuet. Ils précisent encore que Bossuet, dans son Discours sur l'Histoire universelle (1681) (suivant lui-même le modèle de jean Bodin) a montré la voie à Lafitau : en effet, il divise l'histoire en trois périodes, dont celle des "premiers temps" qui précède le Déluge. Par ailleurs, l'évêque de Meaux a montré comment la corruption du monothéisme était due à plusieurs facteurs parmi lesquels "the spirit which corrupted the first man, the old theory of demonology, Sun Worship (Sabaism), and worship of the authors of inventions useful to human life (a utilitarian variant of Evhemerism)" (1974 : liv) [2]. 

Selon Lafitau, on trouve parmi les nations américaines, une innéité intrinsèque, c'est-à-dire une croyance innée en Dieu (1724 : 110), et malgré "l'ignorance, la superstition et la corruption... qu'elles conspiraient à détruire, l'article le plus essentiel, qui est le sentiment d'une Religion et d'un Etre supérieur, est toujours demeuré invariable" (109-110). Et Lafitau s'en prend alors aux déistes comme La Hontan "qui fait parler un Sauvage sur la Religion" (cf. La Hontan, 1705 et Roelens, 1973) de manière à "conclure contre la Religion" (111), un de ces libertins "qui voudraient que les autres n'eussent pas plus de Religion qu'eux" (ibid.), ou comme Bayle ou Locke [3] pour qui "les peuples barbares n'ont d'eux-mêmes aucun sentiment de Religion", car, selon eux, l'origine du culte divin se trouverait dans la législation (110). Il pense peut-être aussi à Lescarbot, à qui "rien n'échappe" (436), et qui a dit que la religion "maintient les peuples en concorde & est comme le pivot de l'État" (livre II, 1617 : 316), et répété encore qu'"elle est le plus solide fondement d'un État contenant en soi la justice, et conséquemment toutes les vertus" (324). 

Même si Lafitau subit des influences indéniables, il a aussi des raisons personnelles de croire que tous les hommes conçoivent l'idée première de l'existence de Dieu. De cela, il s'est convaincu lors de son séjour chez les Iroquois de Saint-Louis-du-Sault (près de Montréal) où il a découvert des cérémonials religieux dont les mythes fondateurs racontent comment les héros culturels ont apporté les bienfaits à l'humanité. De même sa lecture des Relations écrites pendant le XVIle siècle, et auxquelles il emprunte copieusement pour écrire les Moeurs, lui a permis de comparer les rituels religieux avec ceux d'autres nations amérindiennes. Il en a déduit que ces religions n'étaient que des formes dégénérées de la vraie Religion qui est tout aussi ancienne que Moïse et qui existait au temps du déluge universel dont le souvenir est resté gravé dans la mémoire collective. Du fait même qu'elles partagent des traits en commun, toutes les religions ont nécessairement la même origine d'autant que cela est dû à la volonté divine (Fenton & Moore, 1974 : lxxvi-lxxvii). L'une des idées majeures de Lafitau, idée que son séjour à Saint-Louis-du-Sault a sûrement inspirée, est que la Religion influe en tout (1724 : 17), puisqu'elle s'articule autour de tous les faits de la vie sociale et culturelle. On ne saurait, au début du XVIlle siècle, être aussi résolument moderne. C'est aussi pour cette raison que Lafitau s'élève vigoureusement contre le courant de négativisme à l'égard des Américains si puissant au XVIe et qui se perpétue fort avant dans le XVIIIe siècle. On peut affirmer sans se tromper que c'est ce courant de négativisme qui amène également Lafitau à écrire son ouvrage comme il s'en explique dans son "Dessein & Plan" : "J'ai vu avec une extrême peine que ceux qui ont écrit des moeurs des Peuples barbares, nous les ont peints comme gens qui n'avaient aucun sentiment de Religion, aucune connaissance de la Divinité, aucun objet à qui ils rendissent quelque culte : comme gens qui n'avaient ni lois, ni police extérieure, ni forme de gouvernement ; en un mot comme gens qui n'avaient presque de l'homme que la figure" *. 

C'est contre cette thèse que s'élève Lafitau d'autant qu'en son temps, beaucoup d'Indiens de l'Est du Canada, comme les Abénakis, sont déjà évangélisés (387). Cela laisse supposer, du point de vue de Lafitau, qu'il est urgent de parler des religions dans le monde. Et les éléments qu'il trouvera pour rédiger son oeuvre, côté américain, se trouvent pour la plupart dans les Relations des Jésuites. L'un des premiers aspects qui frappe à la lecture des chroniqueurs du XVIle est leur côté rationaliste : ils tentent de tout expliquer sur la foi de principes irrécusables et condamnent l'étrangeté comme relevant de la sensation et du manque.

 

2. Une totale ignorance

 

La cause en est d'autant que ces sauvages n'ont point de religion formée et point de magistrature ou police, point d'arts, ou libéraux ou mécaniques, point de commerce ou vie civile... (Le Père Biard au Père Balthazar, Prov., 31 janvier 1612 in Campeau, (doc. 78 1-5) 1967 : 230).

 

L'usage d'expressions négatives, déjà courant au XVIe siècle, continuera de marquer les chroniqueurs du siècle suivant, qui restent profondément européocentristes (cf. Hodgen, 1971 : 196-201) : les Indiens sont perçus d'abord par ce qu'ils n'ont pas par rapport aux Européens. 

En 1548, le jeune Étienne de La Boétie, dans le Discours de la Servitude volontaire, parle de ces "gens tous neufs" qui "vivent sans foi, sans roi, sans loi", ces peuples où l'homme est "sans loy, sans empereur et qui chacun de soy mesme est seigneur" (in Clastres, 1976 : 245). En 1580, dans son fameux Essai "Des Cannibales", Montaigne ira encore plus loin, démontrant dans une longue suite de formules négatives que les "Sauvages" partagent avec les Européens, même a contrario, l'"identité de l'esprit humain", pour reprendre une expression de Gilbert Chinard (1978 : 209) [4]. 

Mais Montaigne aura eu un prédécesseur en la personne de Chauveton qui, dans sa Préface à Benzoni et dans ses Discours qui parsèment le livre, ironise sur le supposé manque des Indiens [5] : "Comment, ils vont tout nus, et n'en ont point de honte ? C'est plutôt signe de simplicité et d'innocence que de malédiction... Ils sacrifient les hommes. Autant en faisaient jadis les Français et les Allemands, qui offraient des hosties humaines à leurs faux dieux élus et teutates... et autant en ferions-nous nous-mêmes si Dieu ne nous avait délivrés de la Tyrannie du Diable" (1579 : iij). Et Chauveton s'interroge encore en ajoutant : "Car que sommes-nous de nous-mêmes, sinon ce que ceux-là sont ? Poures (pauvres) aveugles, tout nus, idolâtres, dépourvus de tout bien et de tout vice" (iiij) ? Dans son "Discours sur le XXVIe chapitre", il n'hésitera pas à critiquer férocement l'attitude contemporaine des Chrétiens qui, au contraire des Indiens, ont reçu la Révélation et ne sauraient, comme eux, trouver d'excuses "d'adorer le Diable en forme visible" (305). Il s'empresse de dénoncer de "quelle manière de gens on souffre aujourd'hui en Chrétienté. Comme Empoisonneurs, Massacreurs, Blasphémateurs, Apostats, Athéistes, Naturalistes, Libertins, Lucianistes, Simoniaques, Pantagruélistes, Nécromanciens, Enchanteurs, Sodomites, Épicuriens, Sardanapalistes, Enfants sans souci, Pourceaux qui s'engraissent aux dépens de l'Église. Car quel Dieu est-ce, je vous prie, que toutes ces bonnes gens adorent, si ce n'est celui que saint Paul appelle le Dieu de ce Monde" (306) ? Cette longue citation à l'adresse exclusive des Européens n'est pas sans réveiller des échos familiers : en effet, outre celles qui ont trait aux "Athéistes et aux Pourceaux", on retrouve exactement les mêmes accusations ou les mêmes sentiments à l'endroit des Indiens dans les Relations au XVIle siècle. Étrange inversion et projection instinctive censées décrire l'humanité maudite. On verra plus loin comment les Indiens échappent aux soupçons qui pourraient en faire des athées : en effet, le contraire serait difficile puisqu'ils sont censés être sans Dieu et sans religion. Pourtant quand on se posera la question de savoir s'ils ont peut-être une fausse religion, ils continueront d'échapper aux accusations d'athéisme. 

L'exemple de Chauveton, qui a tendance à louer les Indiens pour mieux blâmer les Européens, ne sera pas forcément suivi par les chroniqueurs de son temps. Observons que Chauveton présente un cas spécial au sens où il s'est juré de défendre la mémoire des Huguenots de Floride et de dénoncer leur massacre par les Espagnols en 1565. Il abhorre les Espagnols coupables également à ses yeux de pillage et de meurtre parmi la population indienne. Dans son Brief Discours, il va même jusqu'à se moquer de moines espagnols qui ont fui la Floride parce que "ces Sauvages... étaient pires qu'Hérétiques,... ne faisant point de conscience de manger la chair en carême, voire de la chair d'un Religieux" (1579 : 35) ! Aussi, ce qui peut paraître blâmable chez les indiens, Chauveton s'empresse-t-il de le mettre au compte des Espagnols quand ce n'est pas, comme on le verra plus loin, sur le dos du Diable. Cependant, notre auteur conclut, sur la base des chroniques des Huguenots, que les Floridiens, même s'ils ont des prêtres, n'ont aucune religion ni de connaissances de Dieu, sinon ce qui leur apparaît comme le Soleil et la Lune (1579 : 41). C'est bien ce que Laudonnière a écrit en 1564 (1958 : 43), bien qu'en 1566 il soit contredit par Le Challeux pour qui les Timucua ne sont pas "sans opinion de divinité" (1958 : 213). 

On le constate, l'usage de la formule négative est très populaire, et, ainsi que Margaret Hodgen l'a démontré, des auteurs comme Louis Le Roy, André Thevet, Johann Boemus, Samuel Purchas, Pierre d'Avity, Thomas Hobbes, etc., (1971 : 378) sont tous rompus à cet exercice. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les premiers chroniqueurs du Canada et de la côte est de l'Amérique (c'est-à-dire de la Floride à l'Acadie et Terre-Neuve) aient tenu un discours analogue à celui de leurs contemporains. 

Examinons brièvement le cas de Verrazano et de Cartier. En 1524, Giovanni da Verrazano, qui explore la côte nord-est de l'Amérique pour le compte de François 1er, a peu à dire sur la religion des peuples qu'il rencontre. Il l'avoue lui-même, ce qui ne sera pas toujours le cas de ses successeurs, de par l'ignorance de la langue, il ne peut en apprendre beaucoup. Cependant, ayant observé que les Indiens ne font ni prières ni sacrifices, et qu'ils ne possèdent aucun temple, il constate qu'ils n'ont "aucune loi, aucune croyance... ni cause première (...) aucune religion et qu'ils vivent en toute liberté par suite de leur totale ignorance" (1946 : 71-72). Lors de son deuxième voyage au Canada, en 1535-36, Jacques Cartier, chargé d'apporter le christianisme eh cette contrée, rapporte que les Indiens n'ont "aucune créance de Dieu qui vaille" (1946 : 156). Pourtant, les indiens affirment avoir un "Dieu", Coudouagny, mais pour Cartier, comme pour tous les chroniqueurs, il n'y a qu'un seul Dieu "qui vaille", et toute ressemblance avec lui ne peut être que l'oeuvre du Diable. 

Cette façon de penser la religion amérindienne (on devrait dire plutôt les religions amérindiennes), en la niant d'abord pour ensuite la comparer à la religion chrétienne, on la retrouve, au Canada, tout au long du XVIIe siècle. Rares sont les voix qui s'élèvent pour s'interroger sur le bien-fondé de cette opinion ou pour en dénoncer la simplicité. Même si La Hontan fait exception, c'est un homme qui appartient déjà au Siècle des Lumières et qui aura peu d'influence sur ses contemporains immédiats. Bien que Lescarbot, et à un moindre égard Sagard et Le Clercq, aient tenté de faire des comparaisons entre les religions des Amérindiens et celles d'autres peuples, il faudra vraiment attendre Lafitau pour qu'une analyse méthodique soit poussée au point d'être érigée en système. D'où la difficulté de penser les religions amérindiennes avec l'aide des chroniqueurs. 

Nous allons donner quelques exemples sur l'usage d'expressions négatives au XVIle siècle pour montrer à quel point elles marquent les explorateurs ou les missionnaires, et les empêchent de réfléchir autrement. Ainsi en va-t-il de Samuel Champlain, qui lors de ses voyages d'exploration, pensera de manière similaire. Si, en 1613, les "Sauvages" du Massachusetts ne semblent avoir "ni police, ni gouvernement et Créance" (1951 : 108), en 1618, les Hurons "meurent sans avoir la connaissance de Dieu, et même sans aucune Religion, ni Loi, soit divine, Politique, ou Civile, établie parmi eux. Car ils n'adorent et ne prient aucune chose, du moins en ce que j'ai pu reconnaître en leur conversation" (1951 : 192). Et comme s'il voulait s'assurer qu'il ne s'est pas trompé, Champlain récidive un peu plus loin répétant à peu de chose près : ils "ne reconnaissent aucune Divinité, ils n'adorent et ne croient en aucun Dieu... : ils vivent comme bêtes brutes, ils ont bien quelque respect au Diable" (232). 

Lescarbot, un esprit cultivé, qui connaissait le latin et l'hébreu, et qui a "fui une Europe corrompue pour observer le Nouveau-Monde de ses propres yeux" (Biggar, 1907 : xi), fait une analyse beaucoup plus nuancée, même s'il conclut de la même façon que ses contemporains. Ainsi, les Souriquois (Micmacs) d'Acadie Il& autres de leurs voisins, (les Malécites)... sont destitués de toute connaissance de Dieu, n'ont aucune adoration, & ne font aucun service divin, vivant en une pitoyable ignorance", (livre VI, 1617 : 353). Cependant, et c'est là une nouveauté, Lescarbot tente d'expliquer pourquoi Micmacs et Malécites n'ont pas de religion. Après avoir lu certains chroniqueurs de Virginie (dont Thomas Hariot), il écrit que, contrairement aux Souriquois, les Virginiens "croient plusieurs Dieux.. un seul est principal et grand (qui) fit premièrement d'autres Dieux (...). Puis après le soleil, la lune et les étoiles comme demi-dieux" (355). Ce faisant, il oppose les habitants de Virginie à ceux d'Acadie montrant que si les premiers sont "idolâtres", les seconds "n'ont aucun vestige de religion, (car je n'appelle point Religion s'il n'y a quelque latrie et office divin) ni la culture de la terre" (c'est nous qui soulignons) (354). En conséquence, Lescarbot ne nie pas tant la religion des Micmacs et des Malécites qu'il ne peut en rendre compte dans la mesure ou seul le culte de latrie sanctionnerait une religion digne de ce nom. il essaie aussi de rationaliser en opposant les peuples chasseurs (sans latrie) aux peuples "laboureurs" (avec latrie) comme s'ils relevaient de stades culturels différents : même si ce raisonnement n'est pas nécessairement nouveau - on en a discuté au XVIe - il n'en reste pas moins que Lescarbot anticipe sur les théories de l'évolutionnisme culturel au XIXe siècle [6]. 

Observons également que ce courant de négativisme se double, chez nos chroniqueurs, d'un zèle religieux. Ainsi, Lescarbot verra dans la supposée absence de religion des Souriquois une raison d'en faire d'autant plus facilement des chrétiens. De même que l'avocat de Paris croit qu'il est simple de faire d'une infidèle une chrétienne (livre II, 1617 : 317), le Père Biard est persuadé qu'il parviendra à inculquer aux Micmacs des notions élémentaires de christianisme pour la bonne raison qu'ils n'ont rien comme il l'a écrit (supra), et répété en des termes un peu différents : Templa, aedesvé sacras, ritus, caeremonias, disciplinam nullam habent, uti nec leges aut artificia politiamvé ullam, praeter certos mores & consuetudinem, quorum sunt retinentissimi (J.R., vol. 2, 1612-14 : 74). 

Pourtant, les Micmacs, du moins ceux de la Gaspésie, ne se convertissent pas si aisément puisqu'aussi tard que 1691, le récollet Chrestien Le Clercq aura d'eux une opinion analogue à celle du Père Biard. Les Gaspésiens "n'ont jamais connu aucune divinité, puisqu'ils ont vécu jusqu'aujourd'hui sans Temples, sans Prêtres, sans sacrifices & sans aucune marque de Religion" (1910 : 362). Le Clercq note cependant qu'ils adorent le Soleil, "l'objet constant de leur culte, de leurs hommages & de leur adoration" (ibid.). De plus, du fait que les Gaspésiens connaissent la croix, il y voit la preuve que la voix des Apôtres s'est fait entendre en ce pays. Notons que le symbole de la croix n'était pas inconnu en Amérique du Nord même s'il n'avait pas forcément de signification chrétienne. Dans le cas des Gaspésiens qui le connaissaient, il n'est guère difficile de supposer qu'ils ont pu l'emprunter soit à Jacques Cartier qui, en 1534, érigea une croix à Gaspé, soit à João Alvares Fagundes, qui, dans les années 1520, établit une colonie portugaise au Cap-Breton. Quoi qu'il en soit, Le Clercq est bien l'un des rares chroniqueurs du Canada, sinon le seul, à croire en la venue des Apôtres. Lescarbot, pour sa part, rapporte que les Apôtres sont sans doute allés au Brésil, mais jamais au Canada (livre VI, 1617 : 358). Néanmoins, Le Clercq fait preuve de curiosité et d'intérêt en comparant les Micmacs aux Romains qui "ont voulu retenir chez eux les Idoles de tous les peuples qu'ils avaient vaincus, auxquelles ils rendaient leurs hommages et leurs adorations" (1910 : 393). Le récollet laisse ainsi supposer que les "Sauvages", en adoptant des croyances étrangères aussi bien d'autres nations américaines qu'européennes, pourraient bien faire la même chose, même s'il leur arrive d'en oublier l'origine. 

De l'ensemble des auteurs du XVIle et début XVIlle se dégage une figure, La Hontan, un libre-penseur qui soulève l'opprobre chez certains de ses contemporains [7]. Si Lafitau écrit en 1724 qu'"il faut une religion aux hommes", La Hontan affirmait déjà, en 1703, que "tous les Sauvages soutiennent qu'il faut qu'il y ait un Dieu" (1974a : 114). Et avant Lafitau, La Hontan s'est servi de descriptions contradictoires des récollets et des jésuites (Roelens, 1973 : 52), pour porter ses propres jugements. Déiste lui-même, il s'empresse de projeter une image analogue sur les Indiens qu'il a connus (des Algonquins et des Hurons). Ainsi La Hontan, dans les Conversations ou Dialogues, fait-il parler Adario (dans la vie, le chef huron Kondarionk), développant avec lui des arguments contre les jésuites ou contre la vérité révélée. Selon Adario, la religion est un phénomène naturel et la croyance en Dieu une vérité universelle : "Ignores-tu que nous reconnaissons le Créateur de l'Univers sous le titre de Grand Esprit ou de Maître de la Vie, qui est en tout & que rien ne borne" (1974b : 199) ? Il en va de même dans ses Mémoires où La Hontan tente de faire la preuve de l'existence d'un Premier Principe chez les Amérindiens pour qui la révélation est superflue et qui trouvent dans la Nature les guides nécessaires. C'est pourquoi ils adorent "ce Dieu en tout ce qui paraît au Monde" (1974a : 115), et choisissent le Soleil comme étant "la plus belle chose qui soit dans la Nature" (118). Rappelons que le soleil, dont le culte est quasi universel, est un symbole que les déistes adopteront (cf. Atkinson, 1971 : 126). 

En passant, notons que les ennemis de La Hontan avaient beau jeu de mettre en évidence ses opinions anticléricales, car, ce faisant, ils cachaient d'autant mieux ses connaissances ethnographiques pourtant bien réelles. Aujourd'hui encore, comme le souligne W. Washburn, il est injuste de continuer d'ignorer "his favorable view of the American Indian because he sought consciously to use it in the service of his political views" (1976 : 339). Il n'empêche que le Père Charlevoix - dont l'Histoire ne sera publiée qu'en 1744, et qui était au Canada dans les années 1705 - n'est pas si loin de La Hontan quand il écrit : "Rien n'est plus certain, mais rien en même temps n'est plus obscur que l'idée que les Sauvages de ce continent ont d'un premier Etre" (tome III : 343). 

Pourtant, ce n'est pas par hasard si le baron de La Hontan écrit de cette façon à la fin du XVIIe siècle. Il a lu, lui aussi, les Relations et s'est rendu compte que l'opinion des jésuites à propos des Indiens trouvait bien plus encore ses sources en Europe qu'en Amérique. Au début du siècle surtout, l'influence ibérique et italienne (dont les sources viennent d'Amérique du Sud) est encore forte en France (cf. Gilmore, 1976 : 519-527). Et c'est de cette opinion que seront tributaires les premiers missionnaires et chroniqueurs : corrompu par la chute, barbare, ignorant de l'existence de Dieu, l'Indien n'en est pas moins le jouet par excellence du Diable. Malgré la logique apparente de cette image superficielle et préconçue, et transportée en Europe ; malgré la formule discursive et répétitive de "sans foi, sans roi, sans loi", qui finira par lui conférer l'apparence inéluctable de la vérité, il y aura, tout au long du siècle, des modifications. Ces modifications, on peut sans doute les expliquer par le fait que, loin des influences européennes, les chroniqueurs "font du terrain" au sens moderne du terme. 

À cause justement de leurs contradictions, les Relations montrent bien que les jésuites, une fois sur place, n'y voyaient plus aussi clair qu'en Europe. À les lire attentivement, on constate que bien souvent ce qu'ils décrivent, comme des formes perverties de la "vraie religion" n'en est peut-être pas si éloigné. Ainsi, Paul Le Jeune qu'on ne pourrait certes soupçonner de n'être animé d'un puissant prosélytisme, devancera timidement Lafitau, en écrivant en 1637 : "je ne sais pas bon gré à ceux qui ont cru qu'on ne remarquait aucun petit rayon de lumière, ni de connaissance touchant la divinité" (J.R., vol. 14, 1637-38 : 190), ou bien encore, en 1633 : "... je m'étonnais de cela en France, voyant que la nature avait donné ce sentiment à toutes les nations de la terre. je confesse que les Sauvages n'ont point de prières publiques et communes, ni aucun culte qu'ils rendent ordinairement à celui qu'ils tiennent pour Dieu... mais on ne peut nier qu'ils ne reconnaissent quelque nature supérieure à la nature de l'homme : comme ils n'ont ni lois ni Police, aussi n'ont-ils aucune ordonnance qui concerne le service de cette nature supérieure, chacun fait comme il l'entend" (R.J., tome I, 1633 : 16). Malgré les doutes qui assaillent Le jeune, il joindra le choeur des accusateurs qui prétendent que les Indiens communiquent avec le Diable. Et comme l'écrit à ce propos M. Hodgen, la décadence n'est pas seulement le produit du temps ; c'est aussi l'oeuvre du démon et de ses agents humains (1971 : 267).

 

3. Le singe de la divinité

 

Dieu vous garde, Monsieur le Diable !
(Chauveton 1579 : 294).

 

Missionnaires et chroniqueurs commencent leurs oeuvres au Canada par un malentendu et par un paradoxe. De même que Marc Lescarbot croit que les peuples de la Nouvelle-France sont semblables "à un tableau nu, lequel est prêt à recevoir telle couleur qu'on lui voudra bailler" (livre VI, 1617 : 352), de même, le Père Jérôme Lalemant avoue que les jésuites se sont trompés au sujet de ces peuples, car "ne voyant aucun culte qu'ils rendissent à quelque fausse Divinité", ils ont cru "comme sur une table rase (pouvoir) sans résistance y imprimer les idées d'un vrai Dieu" (J.R., vol. 23, 1642-43 : 151). Et Lalemant d'ajouter que rien n'est plus faux puisqu'ils sont remplis de "superstitions diaboliques" (ibid.). 

Premier paradoxe : puisque les Indiens n'ont pas de religion, on ne peut guère en décrire le contenu. D'où la nécessité d'interpréter les Relations et autres chroniques du XVIle à plusieurs niveaux d'analyse. L'une des premières impressions qui s'en dégage, c'est l'idée première et élémentaire d'une opposition entre le Bien et le mal, étant entendu que le Bien s'articule autour de la notion du Dieu des chrétiens (dont les missionnaires sont chargés d'apporter le nom), et le Mal autour de celle du Diable (qui se manifeste sous divers masques et sous divers agissements parmi les populations indiennes). Dans cette perspective, on pourrait dire que le mal est le non-bien, ou la réplique exacte et inversée du bien. Ce manichéisme, qui n'est pas seulement propre aux jésuites, mais aussi aux Puritains, fait que toutes les fois que des caractéristiques religieuses authentiques apparaissent, les missionnaires sont aveuglés au point de n'y voir qu'une manifestation du "Singe de la Divinité", pour parler comme Lafitau (1724 : 10) (lequel fait reproche aux chroniqueurs, et en particulier au père Acosta, d'avoir trop insisté sur cette affaire) (ibid.). 

Premier malentendu : lorsque les indiens parlent de leur Créateur (du Maître de la Vie ou du Grand Esprit), d'un de leurs héros culturels ou de leur décepteur (si importants l'un et l'autre dans la mythologie et sur tout le territoire américain), les chroniqueurs croient en un déguisement du "maudit cornu" d'Amérique (Biard, J.R., vol. 3, 1611-16 : 119-121). La Hontan s'élèvera contre cette confusion entre ce qu'il appelle la "Fatalité", le "Mauvais Destin & Infortune", "et non pas ce méchant Esprit qu'on représente en Europe sous la figure d'un homme à longue queue, à grandes cornes & avec des griffes" (1974a : 129). Les Indiens évoquent-ils leur Esprit-Gardien (notion qui renvoie à l'esprit bénéfique propre à un individu), que les missionnaires les soupçonnent d'être sous l'influence d'un "diable familier" (J. Lalemant, J.R., vol. 17, 1639-40 : 200). Bien que Satan communique moins avec les sorciers d'Amérique qu'avec les sorciers d'Europe (Le jeune, J.R., vol. 12, 1637 : 7), ils restent le véhicule idéal grâce auquel le "cruel tyran usurpateur" (J.R., vol. 17, 1639-40 : 200) se manifeste : à travers eux, il s'oppose au culte, à la vraie Religion et au vrai Dieu [8]. Si l'on s'arrête un instant pour réfléchir au fait que des expressions comme Manitou ou Oki déjà connues au XVIe siècle se déploient à plusieurs niveaux d'interprétation puisqu'elles peuvent être attribuées à des sujets, des objets ou à un Créateur - si c'est le cas -, on ne s'étonnera pas de la confusion que la signification de ces mots a pu provoquer chez nos observateurs. Notons ici qu'outre la connotation de Sacré rattachée à des termes comme manitou (algonquien) et wakanda (siouien), ils peuvent aussi signifier quelque chose d'"étrange", "remarquable", "merveilleux", "inusité" et "puissant" (Radin, 1972 : 277). Le terme oki (iroquoien) est en tous points semblable ; de plus, c'est une entité ou un esprit qui a le pouvoir de réaliser des exploits indignes d'un être ordinaire ; cependant, comme dans le cas de manitou ou de wakan, on appellera oki un individu qui possède des pouvoirs inusités (chamane, sorcier, guerrier, lunatique, etc.) ou un objet comme les charmes (Trigger, 1969 : 90). Observons que certains chroniqueurs n'ont pas forcément mésinterprété ces termes que Lafitau, soit dit en passant, expliquera fort clairement (1724 : 145-146). Néanmoins, on comprendra mieux l'ironie mordante d'Urbain Chauveton qui, tout aussi persuadé que ses contemporains que les Indiens en s’adressant à leur "Dieu" s'adressent d'abord au "Diable", rapporte le cas où "pensant bien faire (aux chrétiens) un grand honneur", ils les saluèrent du nom de leur Créateur. Et Chauveton d'ajouter : "Cependant c'est tout autant que qui dirait à un homme : "Dieu vous garde, Monsieur le Diable" (1579 : 294) ! Dans le même esprit, sinon à la lettre, Claude Allouez rapporte un cas analogue : alors qu'il était chez les Machkoutench (Potawatomi ou Illinois), le jésuite fut convié à un festin au cours duquel des prières lui furent adressées et où on l'appela "un Manitou". Le père Allouez en éprouva une grande horreur croyant qu'on l'appelait Dieu (R.J., vol. 6, 1670 : 99). On ne saurait mieux mesurer ici les sentiments d'incompréhension des chrétiens (protestants ou catholiques) à l'endroit des Indiens. 

Au fur et à mesure qu'on avance dans le XVIle siècle, la pensée des missionnaires se complique quand le doute ne s'empare pas d'eux. D'ailleurs, le sens premier et mystérieux d'expressions telles que manitou et oki finit par obliger nos chroniqueurs à reconnaître, par-delà l'antinomie Bien et Mal, que les Indiens ont des croyances. Sans vouloir contredire le Père Lafitau, il leur arrive relativement souvent de le noter d'autant qu'ils admettent que la plupart des nations croient en l'immortalité de l'âme et à l'après-vie. Ils rapportent d'ailleurs toutes sortes de croyances "superstitieuses" : ainsi, les Hurons croient en la transmigration de l'âme lorsque, par exemple, le nom d'un trépassé (ayant accompli des exploits exceptionnels) est transmis à un vivant, car le nom et l'âme étant inséparables, le mort revivra à travers le vivant (J.R., Bressani, vol. 39, 1653 : 33) ; ou les Outaoüacs (Ottawa) croient en la métempsycose des âmes des poissons morts qui repasseraient dans les corps des poissons vivants (J.R., Le Mercier, vol. 50, 1664 : 289). On trouve dans les Relations de nombreux exemples sur la transmigration des âmes des hommes et des animaux. Les Algonquins admettent communément que chaque espèce animale a un Maître avec lequel les chasseurs peuvent exceptionnellement communiquer. Bien entendu, le maître est un manitou, et les animaux ont une âme immortelle (J.R., vol. 8, 1635 : 119). Mais ne sont-ce pas là aussi des croyances qui persuadent nos chroniqueurs de la "barbarie" de leurs hôtes ? 

En dépit de croyances religieuses manifestes, en dépit de descriptions détaillées de nombreux rituels, la vision manichéenne continue de dominer chez les missionnaires. Cependant, peu à peu, ils devront abandonner l'idée, quelque séduisante qu'elle fût, de la tabula rasa, cette dernière étant beaucoup trop encombrée par toutes sortes de superstitions : la plus importante, à leurs yeux, qu'il faudra extirper à tout prix, est celle du diable. C'est ainsi que l'on trouve dans les Relations presque un précis de démonologie. Jérôme Lalemant, dans une relation envoyée à Paul Le jeune en 1639, consacrera même le dernier chapitre au "Règne de Satan en ces contrées..." (J.R., vol. 17, 1639-40 : 150). 

Ce n'est pas le lieu de s'étendre trop avant sur cette question, néanmoins, nous allons donner quelques exemples pour montrer l'importance et la place que Satan occupe dans la pensée des missionnaires, et comment ils projettent son image sur les populations amérindiennes. Tout d'abord, de la Patagonie au nord du Canada, la présence du Malin est rapportée avec une belle unanimité par tous les chroniqueurs. À les lire, le royaume de Satan est physiquement de ce Monde et, contrairement à Colomb qui croira, un moment, avoir trouvé le Paradis terrestre, nos chroniqueurs, quant à eux, découvrent que l’Amérique est la chasse gardée de ce "Loup infernal" pour parler comme Jérôme Lalemant. Par ailleurs, il se montre sous plusieurs déguisements, il est homme ou femme, il porte plusieurs noms (généralement celui qu'une nation donnée attribue à son Créateur ou Maître de la Vie, son Décepteur, ou simplement le "mauvais sort"), et il tourmente les "pauvres Indiens" quand il ne les bat pas cruellement. Le récollet Chrestien Le Clercq (1691) en est en tout cas convaincu en ce qui concerne les Micmacs : "Nos pauvres Gaspésiens étaient autrefois tourmentés du Diable, qui souvent les battait très cruellement & même les épouvantait par des spectres hideux & des fantômes horribles ; jusque-là qu'on a vu d'effroyables carcasses tomber au milieu de leurs cabanes, lesquelles causaient tant de terreur aux Sauvages, que quelquefois ils en tombaient morts sur place" (1910 : 397). Le Père Biard confirme que le Diable avait, en effet, l'habitude autrefois de battre les Souriquois (Micmacs) : "Les Sauvages m'ont bien souvent dit que du temps de leurs pères, et avant la venue des Français, le Diable les mâtinait fort", quand il ne leur apparaissait pas (J.R., vol. 3, 1611-16 : 132). 

Ailleurs, c'est la même histoire, selon George Alsop (1666), les Susquehannah (Iroquoiens) du Maryland ne sont guère épargnés par les manifestations diaboliques. Tout d'abord, leur religion, leurs cérémonials et leurs rites seraient si absurdes que c'est presque un péché d'en parler. Ils n'ont qu'une Déité : le Diable. Sa Grandeur infernale et diabolique leur inspire la terreur : "... he forcing them to their Obedience by his rough and rigid dealing with them, often appearing visibly among them to their terror, bastinadoing them (with cruel menaces) even until death, and burning their fields of corn and houses" (1910 : 369). 

En 1634, le Père Le jeune ne croit pas que le diable "communique visiblement et sensiblement à nos Sauvages", mais que cela semble différent en Amérique méridionale. Là "nos Européens ont ouï le bruit, la voix et les coups que rue le Diable sur ces pauvres esclaves", bien qu'il s'enfuie à toutes jambes à la vue d'un catholique et qu'il s'empresse de bastonner le calviniste à moins qu'il ne se convertisse sur-le-champ (J.R., vol. 6, 1633-34 : 200) ! Par contre, en 1637, après avoir assisté à certains rituels montagnais, il consacre le chapitre X de sa Relation aux "Sorciers, et s'ils ont communication avec le Diable" (J.R., vol. 12 : 6). Cette fois, il répondra dans l'affirmative. En effet, sa présence à un cérémonial destiné à consulter les "génies du jour", au cours duquel les Montagnais ont érigé un "Tabernacle" qui se mit à "branler" (il s'agit du rituel de la "tente tremblante", répandu chez les Algonquins), l'aura convaincu que le "Diable communique parfois sensiblement à ces pauvres barbares" (16-19). Le père Brébeuf, à l'occasion d'une relation faite au pays des Hurons, et envoyée deux ans plus tôt au père Le jeune, l'aura probablement fait changer d'avis. Dans ce texte, Brébeuf rapporte que les Arendiouane (médecins hurons) "sont vrais Sorciers, qui ont accès au Diable. Les uns ne font que juger du mal, savoir est par pyromancie, par hydromancie, négromancie, par festins, par danses et chansons ; les autres s’efforcent de guérir le mal par soufflements, breuvages et autres singeries ridicules..." (J.R., vol. 8, 1634-1636 : 124). 

Il arrive aussi au Diable de tenir "la main aux Sorciers" et de "s'ouvrir à eux pour quelque profit temporel et pour leur damnation éternelle" (J.R., vol. 10, 1636 : 194). Le jeune explique l'emprise du démon en ce que "la vie licencieuse et les débordements de ce peuple (les Hurons) l'empêchent de rencontrer Dieu" rendant la tâche d'autant plus facile au Diable "de s'ingérer et de lui offrir son service" (ibid.). 

Quand il ne les bastonne pas, quand il n'apparaît pas sous des traits affreux ou parle à travers eux, le Diable se sert des songes des indiens pour les commander. En somme, toutes les nations où oeuvrent les missionnaires sont littéralement sous le joug de Satan. Comme le confirme Jérôme Lalemant, "souvent ces démons ne se rendent que trop visibles" de sorte que les Hurons ne peuvent plus douter de leur existence (J.R., vol. 23, 1642-43 : 152). Il en va ainsi pour leur Dieu de la guerre, le "diable" ondoutaehte, qui "leur apparaît fort souvent, mais comme il est terrible, ce n'est jamais qu'avec effroi, empruntant quelquefois le visage d'un homme forcené de rage, d'autres fois d'une femme qui n'a que des traits de fureur" (ibid.). Dans l'une des dernières Relations à paraître, le Père Allouez rapporte comment il refusa à un chef de parti de guerre ottawa de prier Dieu pour le succès de son entreprise. En effet, ce chef de guerre avait auparavant "interprété le diable contrefaisant sa voix pour faire accroire qu'il parlait par sa bouche, et il avait fait des festins à son honneur" (J.R., vol. 57, 1672-73 : 279). On aura deviné ici que le chef de guerre, soucieux de mener son parti au succès, prie son dieu de la guerre avant de demander au Père Allouez d'en faire autant à son propre Dieu. 

Si le Diable est omniprésent dans la société amérindienne, les démons se glissent littéralement partout. Parfois, les démons sont décrits plutôt comme des génies, parfois comme une production directe du Diable quand ils ne sont pas confondus avec lui. Cette confusion est poussée, dans certains cas, jusqu'à l'absurde. En effet, à lire nos chroniqueurs, la définition qu'ils en donnent fait beaucoup plus penser à Dieu, à moins que le "Singe de la Divinité" ne se cache là-dessous ! Voyons ici ce que dit le Père Brébeuf au sujet de I'oki chez les Hurons : "... ils s'imaginent dans les Cieux un Oki, c'est-à-dire un Démon ou une puissance qui règle les saisons de l'année, qui tient en bride les vents et les flots de la mer, qui peut rendre favorable le cours de leurs navigations, et les assister en toutes leurs nécessités ; ils redoutent même son ire, et l'appellent à témoin pour rendre leur foi inviolable, quand ils font quelque promesse d'importance, ou passent quelque accord ou traité de paix avec l'ennemi" (J.R., vol. 10, 1636 : 160). Dans ce passage, on peut voir tout de suite comment les missionnaires se refusent à donner d'autre nom que Démon aux Etres supraterrestres que les Hurons ont créés. Ajoutons toutefois que Brébeuf y voit un signe favorable à la conversion des Hurons, puisqu'ils "honorent déjà si particulièrement une créature, qui en est une si parfaite image" (ibid.). Ce n'est ni la première ni la dernière fois qu'un jésuite paraît, dans un même paragraphe, contredire ce qu'il vient d'affirmer ! 

Un dernier extrait, tiré cette fois de la relation du Père Vimont, convaincra que ces prières et ces suppliques ressemblent étrangement à celles que les chrétiens adressent à leur Dieu : "... nous voyons que le Diable se mêle et ne leur prête aucun secours qui surpasse l'opération de la nature ; mais toutefois ils ont recours à lui, ils croient qu'il leur parle en songe, ils l'invoquent à leur aide, ils lui font des présents et sacrifices, tantôt pour l'apaiser, tantôt pour se le rendre favorable, ils lui réfèrent leur santé, leurs guérisons et tout le bonheur de leur vie..." (J.R., vol. 28, 1644-45 : 52). On mesure ici la distance qui sépare la pensée religieuse des nations indiennes de celle des chrétiens d'Europe, et on peut mieux comprendre l'obstination d'un baron de La Hontan à défendre la religion naturelle. 

On pourrait supposer que l'interprétation des rituels en termes diaboliques ne relève que des jésuites, et ne vaut que pour la Nouvelle-France du XVIle siècle. Or, rien ne serait plus faux : un examen rapide de la situation en Nouvelle-Angleterre, à la même époque, montre que les Puritains voient également les Indiens sous l'empire de Satan. Ils vont encore plus loin que les jésuites, considérant leur disparition comme un don du Ciel : ainsi la peste de 1620, qui élimina la majeure partie de la population algonquine, fut-elle perçue comme "merveilleuse" (Pearce, 1967 : 19) puisque le territoire, vidé de ses habitants, était également délivré de Satan. 

De plus, les Puritains, d'après Pearce, pensent selon une logique inexorable : "Wherever the Indian opposed the Puritan, there Satan opposed God" (22). En d'autres termes, les Puritains défendent la cause de Dieu tandis que les Indiens défendent celle de Satan. Corrompus, vivant en état de péché mortel, ils n'ont d'autre choix que de mourir ou de se convertir. Lorsqu'à partir des années 1630 apparaît la doctrine millénariste (qui annonce l'événement du "millenium", ou la période de mille ans prédite par l'Apocalypse, pendant laquelle le principe du Mal sera rendu impuissant), les Puritains pensent qu'il y a place pour les Indiens dans la grande théocratie qui s'annonce, c'est-à-dire la Cinquième Monarchie. Le vieux mythe du XVIe qui, en réalité, n'a jamais été oublié, et qui veut que les indiens soient descendants d'une des Tribus perdues d'Israël, ressort. Mais cette fois, la conversion des Indiens est directement liée à celle des juifs, puisqu'il est dit qu'aucun peuple ne pourra être converti avant que les juifs ne le soient (Maclear 1977 : 73-76). Cependant, dans les années 1650, ce grand projet eschatologique finira par disparaître. Quant aux Indiens, les guerres et les épidémies auront eu raison d'eux, à moins qu'ils n'aient été regroupés dans ces villages de convertis crées, par exemple, par un John Eliot (Bremer 1976 : 200-202). À partir de 1670, les survivants seront perçus comme étant beaucoup moins dangereux spirituellement que leurs pères et mères [9].

 

4. Mourir au monde

 

Qui perderent si unum colerent prudentiore compendio ?
(Saint Augustin in Bressani vol. 39, 1653 : 15).

 

Au milieu du XVIle siècle, le Père Paul Ragueneau croit prudent de servir une mise en garde à ceux qui comptent évangéliser les "Sauvages" ; il leur conseille de ne point se hâter "à condamner mille choses qui sont de leurs coutumes", bien qu'elles puissent heurter "des esprits élevés et nourris en un autre monde" (J.R., vol. 33, 1648-49 : 144). En effet, pour Ragueneau, il est trop facile d'accuser d'"irreligion ce qui n'est que sottise", et de prendre pour "opération diabolique ce qui n'a rien au-dessus de l'humain" (ibid.). Un tel raisonnement, d'après l'auteur, peut conduire à des abus où le premier venu confondra d'"impertinentes coutumes" avec des actes criminels (ibid.). Ragueneau continue en avouant que si, dans les commencements, il était peut-être nécessaire d'être sévères, "ainsi que le firent les Apôtres touchant l'usage des idolotythes" (146), cette rigueur et cette sévérité ne sont plus justifiées aujourd'hui. 

Que s'est-il donc passé pour qu'un esprit aussi raisonneur que Ragueneau en vienne à appeler ses contemporains à la tolérance ? Bien que ce changement soit sans doute lié à l'évolution des mentalités qui apparaît en France dans les années 1640 (cf. note 8), voyons de plus près ce qui se passe en Nouvelle-France. Après avoir affirmé sans appel que les "Sauvages" n'avaient pas de religion et que le Diable, le plus grand des Hérétiques, avait élu domicile parmi eux, les jésuites du moins, ceux qui oeuvrent chez les Iroquoiens se sont rendu compte que l'affaire était beaucoup plus compliquée qu'il n'y paraissait à première vue. Après tout, ces fameux démons, différents du Diable, qui agitent toute la société amérindienne, ne devraient-ils pas être plutôt pris au sens étymologique du terme, daemon, c'est-à-dire des génies protecteurs supérieurs aux hommes ? Certes, ce n'est pas très exactement le problème que pose le père Ragueneau, mais ce qu'il infère renvoie au contenu des Relations, et exige que l'on s'interroge là-dessus : y aurait-il, par hasard, une fausse Religion ? En termes plus précis, y a-t-il une "fausse et abominable religion, pareille en plusieurs choses, à celle de quelques anciens Païns", comme semble l'affirmer le Père Allouez, à propos des Outaoüacs (Ottawa) (in Le Mercier, J.R., vol. 50, 1664-67 : 284) ? 

Nous avons déjà, en partie, abordé cette question lorsque nous avons parlé des Virginiens lesquels selon Lescarbot, et contrairement aux Canadiens, possèdent un "culte avec latrie". On a vu l'enthousiasme d'un Thomas Hariot, qui, à la suite de ses voyages, écrivait en 1588 : "Les habitants de Virginie croient en un grand nombre de dieux - auxquels ils donnent le nom de Montac (manitou) -, mais qui diffèrent par leur rang et par leur puissance. Il y en a un auquel ils accordent la première place et qui aurait existé de toute éternité" (1889 : 350). De plus, Hariot montre qu'ils ont déjà une religion qui, bien qu'elle ne soit pas la bonne, pourrait être réformée. Il donne aussi un aperçu de l'évhémérisme en ajoutant que "ce peuple croit... que tous les dieux sont de nature humaine" (ibid.). 

Des années plus tard, en 1612, le capitaine Smith livrera encore plus de détails à propos des Powhatan (Algonquins), affirmant qu'on n'a pas encore découvert en Virginie un endroit si sauvage où les Sauvages n'ont pas de religion, de cerfs, d'arcs et de flèches (1930 : 108). Cependant, conforme à son temps, Smith ajoute que leur Dieu principal est le Diable : "Him they call oke (oki) and serve him more of fear than love" (109) [10]. Ils s'entretiennent avec lui et mettent dans leurs temples son image sculptée et ornée de chaînes, de cuivre, de perles et recouverte d'une peau. De plus, on trouve dans chaque division territoriale un temple et deux ou trois prêtres officiants. Ils édifient des autels sur lesquels ils font des offrandes, leur arrivant même de sacrifier un être humain (111). 

Quand, en 1634, le jésuite Andrew White établit une mission [11] chez les Patuxan (Algonquins) du Maryland, il aura l'occasion de vérifier que cette "idolâtrie aveugle", selon Smith, a été quelque peu modifiée : les Indiens ont adopté le Dieu des chrétiens, mais ils n'en continuent pas moins, dans leurs temples, à prier leur Oki ("un esprit frénétique"), et adorer des dieux bénéfiques comme le maïs et le feu (1910 : 44-45). Un bel exemple ici de syncrétisme religieux, qui se répétera à l'envi en bien des lieux où les missionnaires ont établi des missions. Il montre bien que les indiens, grâce à la hiérarchie supraterrestre qu'ils ont pensée, sont tout à fait disposés à adopter Dieu et à le placer à côté de leurs héros culturels, de leur Créateur, ou de ce qui en tient pour idée [12], sans pour cela abandonner leurs croyances. Le Clercq avait raison de faire une comparaison avec les Romains (supra). 

Des exemples aussi détaillés d'"idolâtrie", s'ils sont plus rares, en la Nouvelle-France du XVIle siècle, n'en existent pas moins. À cet égard, certains peuples des Grands Lacs n'ont rien à envier aux Susquehannah, aux Patuxan et aux Powhatan, si l'on en croit le Père Allouez et l'explorateur Nicolas Perrot. Dans son Mémoire, Perrot, qui parle dans le passage cité des Outaoüacs [13], reprend l'argument communément admis selon lequel les indiens sont sans religion ; mais quelques lignes plus loin, il s'empresse de nous donner un bel exemple du contraire : "Les Sauvages ne connaissent pour divinités principales que le Grand Lièvre, le soleil et les diables... ils invoquent le plus souvent le Grand Lièvre, parce qu'ils le respectent et l'adorent comme le créateur de la terre, et le soleil comme l'auteur de la lumière... (...) Ils ont encore plusieurs autres divinités, qu'ils prient et qu'ils admettent dans l'air, sur la terre, et dans la terre" (1973 : 12-13). Ces créatures sont fort nombreuses puisqu'elles vont de l'air, au tonnerre et aux éclairs ; de la lune aux éclipses et au vent ; des serpents aux "tigres" et autres animaux, comme les ours, etc. 

Allouez, à l'instar de Perrot, avait déjà décrit la même chose : les "Outaoüacs" "ne reconnaissent aucun souverain maître du Ciel et de la Terre" (in Le Mercier, J.R., vol. 50, 1664-67 : 284), mais pourtant, ils croient en plusieurs génies, dont certains, comme le Soleil, la Lune, le Lac (il s’agit du Lac Huron), les Rivières et les Bois, sont bienfaisants, et d'autres, comme la couleuvre, le dragon (sic), le froid et les tempêtes, malfaisants. De plus, "tout ce qui leur semble ou avantageux ou nuisible, ils l'appellent un Manitou et leur rendent le culte et la vénération que nous ne rendons qu'au vrai Dieu" (ibid.). Pire encore, ces "Sauvages" honorent des idoles : le Père Allouez a été horrifié de voir "dans une bourgade, une idole à laquelle on avait sacrifié au moins dix chiens" (286). Ce peuple a des "prêtres", en général des vieillards, qui prient, exhortent, invoquent, "font des sacrifices, avec des cérémonies qui ne sont propres qu'aux Sacrificateurs" (284). 

Mais toutes ces manifestations ne suffisent pas à faire une vraie religion. On a vu qu'une religion existe à condition de compter des prêtres, des temples, des autels et des sacrifices rendus aux dieux (Lescarbot, 1617, Hariot, 1588, et Smith, 1612). Quant aux missionnaires, le seul peuple sur lequel ils s'accordent pour dire qu'il a un culte réglé concerne les Natchez de Louisiane (Le Petit, tome IV, 1819 : 260) [14]. De fausse religion, il y a bien quelques traces : le Père Allouez et Nicolas Perrot ont dépeint des rituels ottawa qui pourraient en être le reflet. Le Père Brébeuf confirme la même chose au sujet des Hurons : "Ils s'adressent à la Terre, aux Rivières, aux Lacs, aux Rochers dangereux, mais surtout au Ciel, et croient que tout cela est animé... Ils ne se contentent pas de former de simples voeux, ils les accompagnent souvent d'une espèce de sacrifice" (J.R., vol. 10, 1636 : 158) ; et il décrit des cérémonies de deux sortes, les premières pour se rendre les esprits favorables, et les autres pour les apaiser. 

Ces opinions diverses - dont les qualités répétitives ont une résonance similaire aux nombreuses variantes d'un mythe -devaient certainement donner lieu à des arguments casuistiques et dogmatiques, sans pour cela résoudre la question initiale de l'existence de Dieu chez les Indiens. Pour mémoire, on donnera les exemples suivants : les Indiens sont si "ignorants de toute sorte de Religion, qu'on ne saurait trouver un nom pour leur faire entendre Dieu" (Le jeune, J.R., vol. 8, 1634-36 : 186), "ils n'entendent pas bien notre théologie" (180), "la foi (n'est) pas naturelle à ces peuples, comme il semble qu'elle soit en France où on la suce avec le lait" (J. Lalemant in Vimont, J.R., vol. 28, 1645-46 : 54), ou ce n'est pas là "une petite fatigue (piccola fatica) que d'essayer de (les) convertir à Dieu dont ils ne connaissent ni le nom, ni le culte, ni les mystères" (Bressani, J.R., vol. 39, 1653 : 43). Mais ce faisant, les missionnaires ne finissent-ils pas par révéler une vérité essentielle ? Comme dans le cas d'un échange inégal, tout en recueillant quantité d'informations sur les croyances des indiens, ils semblent rencontrer d'énormes difficultés à communiquer les leurs. 

Dans un autre esprit, on remarquera que la notion d'innéité, chère à Lafitau, n'est pas absente des Relations. Elle ne signifie pas tant que les Européens cherchent à prouver que les peuples américains ont une notion innée de Dieu, qu'elle ne met en évidence le doute qui s'est emparé d'eux devant la complexité de ces religions. Gabriel Sagard, un récollet, ne rejette pas d'emblée - même s'il ne l'écrit pas textuellement - la possibilité que les peuples du Canada aient une notion d'un Dieu. Dans son chapitre intitulé "De la croyance des Sauvages au Créateur...", il écrit : "Cicéron dit, parlant de la nature des dieux, qu'il n'y a gent si sauvage, si brutale ni si barbare qui ne soit imbue de quelque opinion des dieux. Or comme il y a diverses nations et provinces barbares, aussi y a-t-il diversité d'opinions et de croyances, parce que chaque se forge un dieu à sa porte" (1632) (1969 : 147). 

Le frère Sagard fait une remarque intéressante qui vaut la peine d'être soulignée aussi tôt dans le XVIle siècle : il émet la possibilité que les "peuples barbares", dont les Indiens, peuvent avoir une notion non seulement de plusieurs dieux, mais qu'ils peuvent s'en créer un d'original. Vingt ans auparavant, le Père Biard, un esprit peu libéral, avait écrit que les Micmacs "croient en un Dieu.. mais ils ne savent le nommer que du nom du Soleil niscaminou" (J.R., vol. 3, 1611-16 : 132). En 1634, le Père Brébeuf, dans une relation sur les Hurons, ne contredira pas le frère Sagard : "Il est si clair et si évident qu'il est une Divinité qui a fait le Ciel et la terre, que nos Hurons ne peuvent entièrement méconnaître. (...) Mais ils se méprennent lourdement, et ayant la connaissance de Dieu, ils ne lui rendent pas l'honneur, ni l'amour, ni le service qu'il convient..." (J.R., vol. 87 1634 : 116-118). L'année suivante, dans une autre relation envoyée au père Le jeune, il précise : "Il y a quelque apparence qu'ils ont eu autrefois quelque connaissance du vrai Dieu par-dessus la nature, comme il se peut remarquer en quelques circonstances de leurs fables (...). Pour n'avoir pas voulu reconnaître Dieu en leurs moeurs et actions, ils en ont perdu la pensée, et sont devenus pires que bêtes pour son regard et l'estime qu'ils en ont" (J.R., vol. 10, 1636 : 124). Et d'ajouter plus loin, comme s'il voulait s'en convaincre encore plus : "Comme ces pauvres Sauvages pour être hommes n'ont pu méconnaître Dieu tout à fait, et pour être vicieux n'en ont su avoir que des conceptions indignes de sa grandeur, ils ne l'ont ni cherché ni reconnu qu'en la surface des créatures" (J.R., vol. 10, 1636 : 158). Le Père Brébeuf pense qu'il sera facile avec le temps d'évangéliser les Hurons puisque "c'est proprement Dieu qu'ils honorent quoiqu'à l'aveugle..." (160). Pourtant, quelques années plus tard, quand les jésuites exigeront de leurs prosélytes l'abandon de leurs us et coutumes, dont toutes ces "cérémonies diaboliques" célébrées en vue de s'assurer la prospérité des champs, la bonne fortune à la chasse ou à la pêche, en amour et à la guerre, les Hurons interpréteront la conversion au catholicisme comme équivalant littéralement à"mourir au monde" (Vimont, J.R., vol. 28, 1644-45 : 52). 

Voilà donc qui nous amène à découvrir un nouveau paradoxe : les indiens, s'ils n'ont pas de religion, sont gens de religiosité. Se pourrait-il alors qu'ils aient gardé en eux le souvenir de Dieu ? Quoi qu'il en soit, l'appel à la prudence lancé par Paul Ragueneau en 1647 cachait une arrière-pensée. Il s'en ouvrira l'année suivante, lorsqu'il écrit que "tous les peuples de ces contrées n'ont retenu de leurs ancêtres aucune connaissance de Dieu", mais qu'ils l'"invoquent sans le connaître" (J.R., vol. 33, 1648-49 : 225). Selon l'auteur, ces invocations sont mises sous la protection de différents dieux : "... dans le danger d'un naufrage, ils le nomment Aireskouy Sou danditenr... Dans leurs guerres et au milieu des combats, ils lui donnent le nom de Ondoutaeté... Très souvent, ils s'adressent au Ciel... dans les traités de paix et d'alliance... ils invoquent le Soleil et le Ciel comme arbitres de leur sincérité etc." (ibid.). Ragueneau en appelle même à Tertullien, un apologiste, pour rappeler qu'au milieu des dangers, les Nations les plus infidèles retrouvent une voix chrétienne (ibid. : 225-226). En dernière analyse, les Hurons et les Ottawa, bien que barbares, posséderaient "en leur coeur un secret sentiment de la Divinité et d'un premier Principe auteur de toutes choses" (ibid. : 224). 

Tel est aussi le paradoxe que Francesco Giovanni Bressani va entretenir. Dans un chapitre consacré à la "Conversion des Canadiens" (J.R., vol. 39, 1653 : 13), tour à tour, il pose la question de l'innéité, compare les sentiments des indiens avec ceux des libertins et des athéistes, conclut à leur différence, et décrit comment ils croient en de bons et mauvais esprits, reconnaissant ici des génies, et là un maître pour chaque espèce animale. Il montre que les Hurons et des peuples algonquins croient en l'immortalité de l'âme, en l'existence de deux demeures dans lesquelles on connaît le bonheur dans l'une et le malheur dans l'autre. De plus, ces peuples ont un instinct de la divinité et ils s'adressent au Ciel, prenant le soleil à témoin. Les Ondataouaouats invoquent le "créateur du Ciel" et reconnaissent sept autres génies qui habitent les airs, et soufflent les sept vents qui règnent dans ces contrées" [15]. 

Bien qu'il lui arrive d'emprunter à Ragueneau (cf. Ragueneau, J.R., vol. 33, 1648-49 et Bressani, vol. 39, 1653), Bressani n'en réfléchit pas moins de manière originale sur les religions amérindiennes et, plus particulièrement, sur celle des Ottawa et des Hurons. À sa manière, il avoue son regret de ne trouver aucun culte régulier et ordinaire de la Divinité, et, s'il doit conclure que les Indiens n'ont pas de religion au sens chrétien du terme, il ajoute qu'ils ne sont pas irréligieux pour autant puisqu'ils rendent hommage à des génies tutélaires (J.R., vol. 39, 1653 : 16). Mais il ne trouve pas pour autant paradoxal de parler de "religion superflue" alors qu'il vient d'écrire qu'il n'y en a pas [16]. En conséquence, et du point de vue de l'unité de Dieu, Bressani pose une question logique : qu'auraient donc les Indiens à perdre si, entre tous ces dieux, ils n'en choisissaient qu'Un seul (supra) ? 

On le constate, le regard que portent les chroniqueurs -religieux ou civils - sur les religions amérindiennes de l'Est du Canada au XVIle siècle se déploie sur plusieurs horizons dans le temps et dans l'espace, par définition, irréconciliables. Des jugements négatifs au questionnement théologique et à l'invitation à la prudence, toutes les nuances y passent. D'où le doute qui finit par s'installer dans l'esprit, d'où également la perplexité devant les contradictions d'apparence insurmontable, trop faciles sans doute à noter a posteriori, mais combien plus difficiles à cerner sur-le-champ. Tout cela donne aux Relations et aux autres chroniques une impression d'inconséquence, puisqu'on peut toujours démentir ce qu'on a plus tôt affirmé. On trouve un peu de tout chez nos auteurs. Mais il ne faut pas s'abuser en prétendant, pour autant, leur faire dire n'importe quoi. On l'a déjà vu, tantôt les indiens n'ont pas de religion -quand ils ne sont pas dénués de tout sentiment à ce sujet ; tantôt ils sont idolâtres - quand ils ne sont pas démonolâtres. Ils peuvent avoir un Créateur à qui ils rendent ou ne rendent pas hommage, bien que d'ordinaire ils adressent leurs prières au Soleil. En revanche, ils ont quantité de démons qui imprègnent leurs pensées et leurs rites, confondus avec leurs genii loci. Enfin, ils ne connaissent pas Dieu pour l'avoir depuis longtemps oublié, mais ils pourraient en avoir gardé un secret sentiment. 

Qu'en est-il des chroniqueurs eux-mêmes ? Observons, comme nous l'avons déjà signalé que, si les mêmes idées reviennent souvent, on peut tout de même en retracer le cours et la progression. Observons encore que les chroniqueurs ne sont pas issus d'un milieu analogue : en effet, un récollet ne pense pas comme un jésuite ; un explorateur comme un missionnaire. De plus, ces auteurs n'ont pas vécu aux mêmes moments même si, pour la plupart, ils sont venus au Canada au cours du XVIle siècle. De même que les Indiens, sujets de leurs réflexions, occupent des régions différentes, parlent des langues différentes et ont un mode de vie différent, de même les chroniqueurs, à un autre niveau d'analyse, sont marqués par la culture européenne : tandis que Biard et Champlain sont encore sous l'influence du XVIe siècle, Ragueneau ou Le jeune vivent de plain-pied avec le Grand Siècle et La Hontan se trouve déjà du côté du Siècle des Lumières. Quoi de commun d'ailleurs entre La Hontan, le baron, et Perrot, le coureur des bois, sinon le fait qu'ils ont vécu à la même époque dans la région des Grands Lacs ? Aussi ne faut-il pas trop se fier aux dates : Lescarbot, en 1606, parait être un esprit plus éclairé que Le Clercq en 1691. Tous ces facteurs obligent donc de tenir compte à la fois de l'originalité propre à chaque nation amérindienne et du niveau de discernement et d'entendement de chacun des auteurs. Alors, comment devons-nous conclure ?

 

5. Tertium quid ?

 

What we have is monolatry, and this is essentially merely a form of polytheism
(Radin, 1937 : 259).

 

Nous pourrions continuer d'interroger les chroniqueurs que nous ne serions guère plus avancés au regard des questions que nous avions à poser. Certes, les écrits et les discussions philosophiques du XVIlle siècle illumineraient d'un regard nouveau le sujet de la religion ; sa complexité irait croissante, si on devait consulter les sources qui concernent des peuples (comme ceux du Sud-Ouest, de la Californie ou de la côte Nord-Ouest) dont la richesse mythologique est du reste fort connue. Mais ce n'est pas là le but premier de notre travail. 

Qu'en est-il alors du polythéisme ? Cette question intéresse peu les chroniqueurs moins motivés de savoir si les Indiens ont des dieux que de trouver des traces de l'existence de Dieu. Leur mission initiale consiste à sortir les "Sauvages" des ténèbres de l'Idolâtrie. Aussi bien, seule une lecture attentive de leurs écrits peut révéler leurs impressions à ce sujet. D'ailleurs, en ce qui concerne plus particulièrement les Indiens d'Amérique du Nord, le vrai discours scientifique sur le polythéisme par rapport au monothéisme date du XIXe siècle. On sait que pendant ce siècle, Darwin élabore sa théorie de l'évolution, que Spencer, inspiré par Darwin, s'emploie à appliquer ce principe à la société humaine, et que Morgan, dans son ouvrage Ancient Society (1877) reprendra ces arguments. Telles sont posées, fort brièvement, les prémisses de l'évolutionnisme culturel qui divise l'humanité entre Sauvages, Barbares et Civilisés, et dont les influences se perpétuent jusqu'à nos jours. 

Si 1 'on remonte à la seconde moitié du XIXe siècle, moment qui marque les débuts de l'anthropologie américaine, on comprendra mieux comment la situation a évolué sur le plan dit scientifique. L'anthropologie est alors tributaire de la théorie évolutionniste culturelle. Curieusement, et sans que Morgan en soit directement responsable, cette théorie va conduire à une impasse sur la question de savoir si les peuples américains sont polythéistes ou monothéistes. En outre, dans cette perspective, le XIXe siècle est fortement empreint de la doctrine du Manifest Destiny laquelle, on le sait, prévoit à court terme la disparition des Indiens. D'où l'urgence d'une classification définitive. Pour conforter leur thèse, certains auteurs s'efforcent de reporter au domaine religieux la division morganienne. Un personnage puissant de l'époque, John Wesley Powell, directeur de la collection du Bureau of American Ethnology à la Smithsonian, donne le ton en 1877 en comparant la physiologie des "Sauvages" et la dégénérescence de leurs sens, pour tenter de prouver qu'ils ne peuvent avoir un Dieu. Les "Sauvages", d'après Powell, forment des peuples peu développés physiologiquement, dont la vie intellectuelle est en conséquence restreinte. Dans ces conditions, leurs croyances seraient à la mesure de leur primitivisme physique et social. On distinguera donc quatre étapes de la pensée "philosophique" : l'hécastothéisme (Dieu est contenu en toute chose) ; le zoothéisme (les hommes font des animaux l'objet de leur adoration) ; le physithéisme (les dieux sont anthropomorphes) ; enfin, le psychothéisme (bien que les dieux soient associés aux forces de la nature, ils possèdent des qualités psychologiques individuelles qui les distinguent les uns des autres). Le psychothéisme évolue dans deux directions : le monothéisme et le panthéisme (Powell, 1879-80 : 29-33). Quant aux Indiens d'Amérique, ils appartiendraient, pour la plupart, à la seconde catégorie, celle du zoothéisme, puisque leurs dieux suprêmes sont des ours ou des loups etc. (33). Powell ajoute que, par nécessité, toutes les civilisations ont parcouru auparavant les trois étapes précédentes. 

Héritier sans doute des "détracteurs" de l'Amérique au XVIIIe siècle, tels que William Robertson, l'abbé Raynal, l'abbé Corneille de Pauw, héritier aussi de la tradition puritaine qui tenait les Indiens pour les enfants de Satan, Powell, fortement influencé par Spencer, est un évolutionniste convaincu qui met au compte de la science ses convictions religieuses. Pendant qu'on s'emploie à discuter sur le sujet -Powell paraissant un des plus extrémistes - dans le milieu anthropologique américain, des ouvrages publiés en Europe font rebondir le débat. Alors qu'on admet généralement que les peuples dits primitifs sont animistes sinon polythéistes, on commence à se demander s'ils ne sont pas monothéistes. E.B. Tylor, l'anthropologue britannique, n'échappe pas lui-même à l'évolutionnisme culturel puisqu'il tente d'expliquer que l'animisme, le polydémonisme et le polythéisme précèdent le monothéisme. En 1871, il écrit que le polythéisme débouche inévitablement sur la doctrine d'un Créateur suprême ; "Among these races, Animisrn has its distinct and consistent outcome and Polytheism its distinct and consistent completion in the doctrine of a Supreme Deity" (vol. II, 1929 : 336). Quelques années plus tard, l'Écossais Andrew Lang ébranlera -sérieusement les convictions des tenants du polythéisme en écrivant ce qui suit : "On (the) point (of a primitive American monotheism) it must be said that, in a certain sense, probably any race of men may be called monotheistic, just as, in another sense, Christians who revere saints may be called polytheistic" (vol. II, 1887 : 42-43). Bien que Lang pose la question déjà ancienne (cf. Hume, 1757) de savoir si le monothéisme ne précède pas le polythéisme qui en serait une forme dégénérée, ses travaux ouvrent la voie à une nouvelle problématique dont le Père Schmidt sera l'un des principaux artisans : il poursuivra dans cette veine en s'efforçant de démontrer que tous les peuples primitifs sont monothéistes (voir Der Ursprung der Gottesides, 1912). 

Dans un autre ouvrage publié en 1898 (The Making of Religion), Lang ira encore plus loin en disant que l'école évolutionniste américaine a tort d'avancer que la croyance en un "Grand Esprit" n'a jamais existé parmi les peuples américains, et que les ethnologues se trompent en attribuant à l'influence du christianisme le culte d'un Etre supérieur. Lang poursuit un raisonnement, familier à Lafitau, en expliquant que si l'on trouve des traces de monothéisme chez les primitifs, c'est que ce monothéisme représente en quelque sorte les vestiges d'une croyance ancienne ; en d'autres mots, le monothéisme précède le polythéisme. Powell, même si son influence est de loin moins importante, avait déjà en 1879 prévenu le lecteur qu'on pouvait tomber dans un piège comme celui-ci : "Scholars, too, have come essentially to an agreement that physiteism is earlier and older than psychotheism. Perhaps there may be a "doubting Thomas" who believes that the highest stage of psychotheism -that is, monotheism - was the original basis for the philosophy of the world, and that all other forms are degeneracies from that primitive and perfect state. If there is such a man left, to him what I have to say about philosophy is blasphemy" (1879-80 : 32). Powell, dont nous ne voudrions pas exagérer le rôle qu'il a joué, pense néanmoins comme les Américains de son temps. Témoin, Francis Parkman, célèbre pour ses travaux, entre autres, sur les jésuites, qui ne croit pas un instant que les Indiens d'Amérique puissent avoir un Créateur. Il nhésitera pas à écrire : "The primitive Indian yielding his untutored homage to one all-pervading and omnipotent spirit is a dream of poets, rhetoricians and sentimentalists" (1910 : 87). 

Il apparaît donc que la théorie évolutionniste spencerienne et morganienne, élaborée de surcroît sur un terrain historique hostile aux Amérindiens, étouffe toute tentative objective d'analyse des religions d'Amérique du Nord. Paradoxalement, elle suscite d'abord une opposition entre monothéisme et polythéisme. Tout se passe comme si le fait de savoir de quel(s) dieu(x) dépendent les indiens relevait uniquement de la pensée scientifique, voire de l'idée de progrès. 

Dans la première partie du XXe siècle, Paul Radin va se distinguer en reprenant les théories du XIXe et en essayant de résoudre des questions restées sans réponse. Dans trois textes (1915, 1924 et 1937) et dans sa courte introduction à la réimpression en 1954 de Monotheism among Primitive Peoples, Radin tente de faire le point sur les écrits des théologiens et des ethnologues. Radin distingue d'abord les stades de croyances communément admises : le premier, l'animisme, est une religion caractérisée par la foi en des esprits innombrables et en la croyance que la nature est animée ; le second, beaucoup plus tardif, est marqué par l'adoration de déités anthropomorphes : c'est le polythéisme des anciens Égyptiens, Babyloniens, Grecs et Romains. Une catégorie spéciale devrait être assignée à la religion des Perses chez qui deux principes, celui du Bien et celui du Mal, se côtoyaient. Le dernier stade relève du monothéisme. Pour cet auteur, le monothéisme renvoie à la croyance en une Déité suprême, totalement bienveillante, omnipotente, omnisciente et omniprésente, croyance qui exige l'exclusion de tous les autres dieux. Si, par contre, Dieu agit par l'intermédiaire de déités inférieures, on a affaire à l'idolâtrie, étrangère, par essence, au monothéisme (Radin, 1954 : 5-6). 

Radin montre alors comment la conception d'un monothéisme "pur", conception tout à fait intellectuelle, a influencé les attitudes des théoriciens envers les croyances non-monothéistes. Selon le point de vue de ses contemporains ou de ceux du siècle précédent, le monothéisme est exclu dans les sociétés animistes ou polythéistes et inversement. Quelques années plus tard, dans son ouvrage Primitive Religion (1937), et, plus particulièrement, dans le chapitre "Monolatry and Monotheism", il s'en prend à Lang, à Tylor et surtout au Père Schmidt dont la thèse principale cherche à prouver l'antériorité du monothéisme sur le polythéisme. Radin conclura que la question de savoir si les peuples dits primitifs croient en un Dieu contient d'énormes difficultés. Par contre, on peut dire que s'ils ne sont pas forcément monothéistes, ils peuvent être monolâtres, c'est-à-dire croire en une Déité suprême associée à d'autres déités. Ainsi, si dans la religion chrétienne Dieu est Tout, le Créateur des Indiens n'est pas forcément identique, bien que dans certains cas, il puisse renvoyer à l'idée de l'Un. De plus, il peut être perçu de façon différente selon qu'on appartient à une société religieuse ou laïque, que l'on est chamane, etc. Radin revient constamment sur ce point, y compris dans son texte de 1915, "Religion of the North American Indians". Pour lui, le savoir religieux n'est pas homogène. La preuve, c'est que les informateurs se contredisent constamment, certains avouent ne pas avoir grand-chose à dire, d'autres rapportent des variantes selon qu'ils sont membres de telle ou telle société secrète. Radin rapporte ainsi l'exemple de Earth Maker des Winnebago qui tantôt est un Dieu lointain, tantôt un Créateur actif. On peut trouver des exemples similaires chez d'autres nations amérindiennes, ainsi Heammawiyo des Cheyennes qui est Pur Esprit ou Héros culturel selon les renseignements recueillis (notes 12 et 16). 

Tandis qu'en 1915, Radin affirmait que la croyance en un Etre suprême n'est pas très répandue en Amérique du Nord (292), en 1954, il ne doute plus qu'il y ait une forme de monothéisme primitif chez tous les peuples. La seule question est de savoir, comme il l'a montré dans son texte de 1937, si cette forme de monothéisme ne relève pas du domaine de l'hénothéisme ou de la monolâtrie. L'une des raisons pour lesquelles Radin s'est intéressé de si près à cette question tient au fait que, en dehors du champ même ethnographique, la théorie évolutionniste a longtemps bâillonné les anthropologues  : en effet, en rejetant la thèse du polythéisme au bénéfice de celle du monothéisme, ils auraient dû rejeter du même coup la thèse évolutionniste à laquelle ils adhéraient. C'est contre ce courant que Radin va se battre. 

Cette querelle des anthropologues du XIXe et début XXe, si elle paraît cohérente à la lumière des rapports entre "Sauvages et Civilisés" au siècle dernier, et plus précisément à ceux qu'entretiennent les Américains de l'époque, permet de dégager l'apport propre des chroniqueurs des siècles précédents, notamment ceux du XVIIe. En effet, les chroniqueurs de cette période, apparaissent, toutes proportions gardées, plus éclairés que certains de nos scientifiques du XIXe siècle. Quoi que l'on puisse en penser par ailleurs, ces chroniqueurs ont distingué très tôt des thèmes religieux ; en s'interrogeant sur l'idée d'un premier Principe chez les Indiens, ils ont montré, nolens volens, que ces derniers avaient inventé une Puissance supérieure céleste, à qui ils n'accordaient pas nécessairement la place que les chrétiens réservent à leur propre Dieu. 

Alors, devons-nous, à l'exemple de Radin, conclure par un tertium quid ? Il est probable que c'est là l'unique solution, si tant est qu'il faille systématiser. Il ne fait pas de doute que la question du polythéisme opposée à celle du monothéisme, tout en appartenant aux grandes discussions du XIXe et début XXe, a été éclipsée par la théorie de l'évolutionnisme culturel. On cherchera en vain le terme polythéisme dans les textes contemporains consacrés à l'ethnologie nord-amérindienne. De façon plus générale, l'anthropologie actuelle tend à expliquer les phénomènes religieux en les intégrant au système culturel proprement dit - ce que Lafitau prônait déjà au XVIIIe -, en les réduisant à des catégories particulières comme celles du chamanisme, du mythe, de la magie, ou en les ramenant au niveau d'un système symbolique. 

Pierrette DÉSY
Université du Québec à Montréal 

 

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[1]    Voir l'article de Keen consacré à Chauveton (1976 : 107-120).

[2]    Ce passage est tiré de Fenton & Moore (1974 : Iiii-liv). Ces auteurs rappellent également que, selon Frank Manuel (The Eighteenth Century confronts the Gods, 1951), la théorie de Bossuet sur la corruption de l'unité de Dieu contient certains éléments que les déistes, au XVIlle, emprunteront (liv).

[3]    Dans Essai sur l'Entendement humain (1690), Locke s'élève contre les idées innées, chères à Lafitau et qui sont également discutées par Ragueneau et Bressani ("désirs formés et désirs innés") dans les Relations (1648-49 et 1653).

*    Indien ou Amérindien : tout au long de notre texte nous utilisons indifféremment l'une ou l'autre expression. Nous évitons d'employer le mot "autochtone" parce qu'à l'époque, il signifie, comme le dit Lafitau, "moitié homme et moitié serpent" et qu'il est le symbole de "nos premiers Pères (sic) Adam & Ève", issus du limon de la terre (1724 : 233).

[4]    Montaigne écrit : "C'est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n'y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres nul nom de magistrat, ni de supériorité politique nuls usages de service, de richesse ou de pauvreté nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages nulles occupations qu'oisives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture, nul métal ; nul usage de vin ou de blé. (...) ... des hommes fraîchement formés par les dieux" (1965 : 305).

[5]    Indien ou Amérindien : tout au long de notre texte nous utilisons indifféremment l'une ou l'autre expression. Nous évitons d'employer le mot "autochtone" parce qu'à l'époque, il signifie, comme le dit Lafitau, "moitié homme et moitié serpent" et qu'il est le symbole de "nos premiers Pères (sic) Adam & Ève", issus du limon de la terre (1724 : 233).

[6]    Au XIXe et début XXe, la théorie évolutionniste posera de sérieux problèmes aux ethnologues qui s'intéressent aux religions amérindiennes. La question du monothéisme amènera aussi bien des discussions. Voir à ce sujet la dernière partie de notre texte.

[7]    Même s'il publie ses Voyages, mémoires et Dialogues pour la première fois en 1703, le baron de La Hontan avait bien avant (1683-1694) séjourné au Canada. il fera, en 1705, une seconde édition de ses oeuvres parce que la première édition "péchait par le style (e) qu'on y trouvait des phrases basses., des expressions vulgaires, des railleries froides" (1974a : *4).

[8]    Observons qu'en France au début du XVIle siècle, le sorcier est véritablement perçu comme un jeteur de sorts qui a communication avec le Diable. En 1619, l'évêque de Saint-Malo dira que "les sorciers et devins font paction expresse avec Satan", et il objurguera les chrétiens de ne pas craindre ceux qui ne sont que "vieilles masques puantes et insensées" (in Lebrun 1983 : 103). F. Lebrun rappelle que le discours sur le pacte de Satan avec les sorciers est très cohérent à cette époque. Ainsi que R. Mandrou l'a démontré (Magistrats et sorciers en France au 17e siècle, Paris, 1968), à partir de 1640, un changement dans les mentalités intervient dans la magistrature et la population plus éclairée. Cela n'empêche pas cependant que des jugements contradictoires au sujet de la sorcellerie continuent d'être émis, de façon tout à fait normale, au cours des décennies suivantes (in Lebrun, 1983 : 103-104). Ces faits ne sont pas sans lien avec la chronologie des Relations.

[9]    Il faut rappeler aussi que, contrairement à la Nouvelle-France catholique, le cas des colonies américaines est fort différent : tandis que le Maryland est catholique, la Virginie est anglicane et la Nouvelle-Angleterre puritaine. Mais encore, à partir de 1646, de plus en plus de cultes continuent de s'implanter de sorte qu'en 1681, dans les anciennes et nouvelles colonies, Luthériens, Mennonites, Baptistes, Quakers, Anglicans, Presbytériens, fidèles de l'Église réformée et de l'Église catholique finiront tant bien que mal par se côtoyer.

[10]   Les Powhatan et les Patuxan appartiennent au groupe linguistique des Algonquins ; en principe, ils devraient adresser leurs prières à Manitou et non à Oki. Si nos chroniqueurs ne sont pas dans l’erreur, il faut interpréter ce passage à un "Dieu" iroquoien à un emprunt, les iroquois ayant occupé des territoires limitrophes à ceux des Algonquins à l'époque où ces faits sont rapportés.

[11]   Les jésuites espagnols avaient déjà établi des missions en Virginie au XVIe siècle, et les jésuites anglais viendront au Maryland au siècle suivant.

[12]   On sait depuis longtemps que certaines sociétés amérindiennes ont dans leur panthéon un Créateur suprême. Il en va ainsi d'Olelbis chez les Wintun de California, d'Awonawinola chez les Zuñi du Sud-Ouest, de Tirawa chez les Pawnee des Plaines. D'autres ont élaboré de manière complexe la croyance dans le Grand Mystère, appelé Kitche Manitou chez les Algonquiens et Wakan Tanka chez les Siouiens, faussement appelé "Grand Esprit", et qui imprègne l'Univers. À cet égard, rien n'est moins certain que Kitche Manitou soit une invention des missionnaires, si on reconnaît, par exemple, l'existence précolombienne de sociétés comme celle du Midewiwin (société de la Grande Médecine) chez certains Algonquins, ou si on analyse les différentes composantes de Wakan Tanka dans le rituel dakota de la danse du Soleil (voir note 16). Dans cette perspective, le Grand mystère est une forme de rationalisation supraterrestre. Étranger au Dieu des chrétiens, c'est une invention de la cosmologie amérindienne. Ainsi, la croyance en un Créateur suprême est-elle secondaire dans la mesure où les dieux sont à l'oeuvre sous la forme de héros culturels, bienfaiteurs de la civilisation. Dans bien des cas, le Créateur agit de manière singulière puisqu'il délègue la plupart de ses tâches à des héros secondaires. Tout se passe comme s'il ne faisait rien ou si, à la limite, il s'ennuyait prodigieusement dans le Vide éternel. Mais il est changeant tantôt hiératique, tantôt actif (Désy, 1981 : 10-17).

[13]   Outaoüas, Outaüacs, Ondataouaouats il s'agit des Ottawa (ou Odawa), des Algonquins originaires de l'île Manitoulin (lac Huron). Les chroniqueurs orthographient leur nom de dizaines de manières, mais phonétiquement similaire. Champlain les appelait les "Cheveux-relevez".

[14]   Mais nous n'avons pas la place d'en parler ici, car cela nous entraînerait beaucoup trop loin géographiquement, et nous obligerait à poursuivre notre enquête jusque dans le Sud-Ouest et la Méso-Amérique.

[15]   Bressani écrit : "Parera un paradosso d'intendere parlare di superstitione, cioè di superflua religione, dove non ve ne era nessuna, ma non è nuovo di vedere, che si passi nelvitii ab extremo ad extremum sine medio" (J.R., vol. 39, 1653 : 16).

[16]   Les peuples amérindiens reconnaissent une hiérarchie céleste à leurs créations supraterrestres. Ainsi, chez les Iroquoiens, l'Etre placé le plus haut est Ciel qui serait le frère aîné des jumeaux Taiscaron et Djuskeha (eux-mêmes les fils de la fille de Ataentsic, la première femme des Iroquois, tombée de la voûte du firmament). Cette hiérarchie se retrouve également au cours des cérémonials. De même, les Pawnee reconnaissent des séries de cercles qui mènent au Créateur, Tirawa. Le cercle des visions atteint d'abord les nuages, ensuite le Soleil et enfin le Père-Ciel. Les Ojibwa reconnaissent une série de puissances dont la plus élevée est Kitche Manitou. D'autres peuples ont élaboré plusieurs univers, parfois chthoniens (les Hopi en ont sept, les Navajo cinq). Dans un article sur la Danse du Soleil (1917), Walker a montré la complexité de Wakan Tanka (le Grand Mystère). Wakan Tanka possède quatre natures (Chef-Dieu, Grand Esprit, Créateur, Exécutant) lesquelles sont à leur tour formées par quatre unités. Pourtant, Wakan Tanka qui réunit seize Unités spirituelles équivaut à l'Un. Les chamanes sioux l'appellent Tobtobkin, c'est-à-dire quatre fois quatre. Les mystères de Wakan Tanka sont plus accessibles aux chamanes qu'ils ne le sont par exemple à de simples individus. C'est dans ce sens que Radin a raison de souligner que les connaissances religieuses diffèrent selon les individus et que certaines données ne sont pas accessibles à tous (Radin, 1954 : 20 et passim).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 17 mai 2008 11:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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