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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
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Pierrette Paule Désy, Le Cabinet des estampes: lettre à un ami mohawk (1990)
Introduction

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierrette Paule Désy, Le Cabinet des estampes: lettre à un ami mohawk”. Un article publié dans la revue Culture, vol. X, no 1, 1990, pp. 75-92. Société canadienne d'anthropologie. [Avec l'autorisation formelle de l'auteure accordée le 8 septembre 2007.]

Introduction

The Mohawk friend exists. I have never met him : we exchange letters, and occasionally we telephone one another - that is all. In my text, I attempt to perceive several levels of analysis. I question the symbolic and historical nature of the rapport to the Other. I attempt to identify the place of the anthropologist's discourse. I follow the complex series of events which henceforth will never cease to unfold. I try to understand the nature of the troubled relations between anglophones. and francophones, and show how these affect native peoples. 

Time passes ; where will we go ? Like the hero in Carpentier's novel, Los Passos perdidos, we cannot cope with the excesses of our society ; and we flee them, but are mocked only to discover that they are everywhere. The world which we imagined in ideal terms and through the magic of ideology exists nowhere. Standing on the watershed, we hesitate, uncertain of where we should go from here. Time races by The door which opens unto the other universe about which we have dreamt is closing evermore. 

L'ami mohawk existe. le ne l'ai jamais rencontré. Nous nous écrivons et, parfois, parlons au téléphone. C'est tout. Dans mon texte, je cherche à appréhender plusieurs niveaux d'analyse. Interroger la nature symbolique et historique du rapport à l'Autre. Montrer le lieu du discours de l'anthropologue. Suivre le fil complexe d'événements qui n'en finiront plus désormais de surgir. Saisir la nature des relations troubles que nous entretenons, francophones et anglophones. Montrer comment elle exerce un effet dévastateur sur les autochtones. 

Le temps passe. Où irons-nous ? Tel le héros du roman de Carpentier. [1] Le partage des eaux, nous supportons mal la démesure de notre société, et nous fuyons pour découvrir, ô dérision, qu'elle s'est insinuée partout. Le monde que nous imaginions dans l'idéal et par la magie de l'idéologie n'existe nulle part. Debout sur la ligne de partage des eaux, nous hésitons, ignorant où diriger nos pas. Le temps presse. La porte qui s'ouvre sur l'autre univers que nous avions rêvé se fait de plus en plus étroite.
 

Nous sommes nés libres. Nous ne dépendons d'Onnontio non plus que de Corlar [2]. Il nous est permis d'aller où nous voulons, d'y conduire qui bon nous semble, d'acheter et vendre ce qui nous plaît. [...] Écoute, Onnontio ! Prends garde à l'avenir qu'un aussi grand nombre de guerriers que celui qui paraît ici se trouvant dans un si petit fort n'étouffe cet arbre [3]... 
(Garangula, chef iroquois, 1684)

 

À la suite de sa visite dans un village iroquois, Chateaubriand écrit cette phrase mélodieuse : « Le sachem des Onondagas me reçut bien et me fit asseoir sur une natte. Il parlait anglais et entendait le français ; mon guide savait l'iroquois : la conversation fut facile » [4]. Lisant ces propos, et ceux rapportés par La Hontan (supra), à plusieurs siècles de distance, je me demande à quelle loi de régression et à quel principe de glissement de discours nous avons obéis pour avoir, avec le temps, dérivé hors du champ de l'entendement. 

Mais, tout de suite, j'ai un doute, vous n'aimerez peut-être pas ma lettre. En effet, bien que mon analyse de la situation rejoigne la vôtre pour l'essentiel, je crains d'écrire ici un certain nombre de choses qui pourraient vous déplaire. Toutefois, cela ne serait pas dans mon caractère de vous les cacher je crois que nous nous entendons sur ce sujet. Voyez-vous, j'ai suivi tous les jours le déroulement des événements à Kanesatake et à Kahnawake, j'achetais tous les journaux, j'essayais tant bien que mal de tout faire : regarder les chaînes de télévision, écouter les stations de radio et lire. Encore abasourdie de découvrir que c'était ici, au Québec, que cette bombe à retardement nous tombait sur la tête, je voulais tout savoir. « Voilà, ça y est, me disais-je, nous sommes sur la sellette comme les autres » [5]. 

En 1973, j'avais suivi d'abord de loin le siège de Wounded Knee, à la réserve de Pine Ridge, au Dakota du Sud, avant d'aller là-bas. En compagnie de militants de l'American Indian Movement, j'ai voyagé dans un camion « emprunté » à une compagnie de transports, parcourant l'Oklahoma, le Dakota du Sud jusqu'au Montana, assistant aux pow wow estivaux chez les Sioux et les Crow. Cet été-là, et ce fut un honneur étant donné les événements qui venaient de se produire, j'assistai au rituel de la danse du Soleil, ou plutôt la « danse qui regarde le Soleil ». Celle-ci se tint à la réserve de Rosebud, à Crow Dog's Paradise, du nom de son propriétaire, Henry Crow Dog, un pejuta wicasa (medicine man) du groupe brûlé appartenant aux Teton-Sioux. Au matin du premier jour, après le cérémonial de la pipe sacrée et des prières incantatoires, Henry dit aux participants de scruter le ciel, car un aigle y apparaîtrait. En effet, quelques instants plus tard, un point noir apparut au loin dans le firmament. Il grossit rapidement pour devenir un grand oiseau majestueux qui survola de larges coups d'ailes le campement. Les gens murmuraient que Henry était un homme de pouvoir. L'aigle du mythe, l'oiseau-tonnerre, donnait au cérémonial une intensité mystique qui ne me quitta guère les jours suivants. L'aigle, c'est celui qui vit dans les profondeurs des cieux à côté de Wakan Tanka, le « Grand Mystère » [6]. 

Des années plus tard, j'ai lu dans Akwesasne Notes un article annonçant la mort de Henry Crow Dog. Il y avait une photo de lui avec, à ses pieds, un aigle apprivoisé... Qu'importe, l'apparition de l'aigle dans le ciel restera toujours gravée dans ma mémoire comme un instant de pure joie.

 

Ô Pouvoir ailé !
Purificateur de la terre
des êtres
de tout ce qui est impur
[...]
Ô toi qui vis près du soleil levant !
Ô toi qui dispenses la connaissance !
Ô toi gardien de l'aube du jour [7] !

 

Leonard Crow Dog, un pejuta wicasa comme Henry, son père, et guide spirituel de A.I.M., allait payer très cher son rattachement à l'organisation : une nuit, des agents du F.B.I. vinrent l'arrêter en sa demeure ; ils le tirèrent de son lit, le jetèrent dehors quasi nu, détruisirent ses biens et sa maison. Ses séjours en prison finirent par le briser. On dit qu'il n'est jamais redevenu depuis le même. 

Inutile de vous préciser que j'avais épousé totalement la cause des Amérindiens, car grande a toujours été ma révolte devant l'injustice et l'iniquité. A cause de cela, je comprends mieux ceux qui, cet été, ont vécu derrière les barricades de Kanesatake, et fait corps et âme avec les militants. On ne peut être à la fois dedans et dehors. Tel est le dilemme qui se pose à beaucoup d'anthropologues. Les contradictions inhérentes à toute organisation qui s'inscrit de facto à la charnière du politique et du traditionnel valent nécessairement des déchirements intérieurs aux militants et à leurs sympathisants. Phénomène qu'on pourrait désigner de politique messianique. Je doute que ces deux concepts fassent toujours bon ménage, à preuve le fondamentalisme de Louis Hall et sa vision moderniste du chaos. 

J'avais appris, entre autres, deux choses qui allaient produire une impression durable dans ma conscience : d'abord, les Indiens des États-Unis considéraient que ceux du Canada étaient « wild » - entendez par qu'ils leur prêtaient la réputation de ne pas se laisser faire -, ensuite, que le rêve de Louis Riel de créer un État dans l'État était encore vivant, que son funeste destin avait laissé dans les esprits des traces indélébiles. « Parle-moi de Riel », me demandait-on. Las ! à l'époque, que n'avais-je mieux appris mes leçons d'histoire. je les connaissais bien dans les grandes lignes, mais ce sont des Indiens qui me racontèrent des faits que seule la tradition orale véhicule. On écoutait « The Ballad of Crowfoot » de Willie Dunn, un Micmac, très populaire en ce temps-là. On écoutait encore les chansons de Floyd Westerman. Vous connaissez : « Here comes the anthro for another holiday, here comes the anthro better hide your past away... » Mais, comme on dit, c'est une autre histoire que je vous raconterai un jour si vous avez encore la bienveillance de me lire. En attendant, je vous conseille un ouvrage qui vient de paraître sur la répression de l'American Indian Movement [8]. Les auteurs expliquent très clairement comment, après l'occupation de Wounded Knee, les militants furent persécutés par le FB.I. ; ils montrent, preuves à l'appui, comment des agents provocateurs, immiscés dans le mouvement, le rongèrent de l'intérieur. Tandis que les membres fondateurs se soupçonnaient les uns les autres, Douglass Durham, un Blanc, déguisé en Indien - il prétendait être tantôt Chippewa, tantôt Minneconjou Lakota -, avait réussi à avoir l'oreille des leaders du mouvement. Devenu trésorier de l'organisation, il contrôlait de ce fait à peu près tout ce qui se passait : il détourna des fonds importants. En quelques mois, les soupçons et les rumeurs ruinèrent les fondements de l'organisation. Elle ne s'en est jamais totalement relevée. Une anecdote : à la même époque où ces événements se déroulaient, j'organisais à Paris, au Théâtre de Vincennes, un concert de musique pop pour venir en aide au mouvement. je reçus un télégramme me remerciant des recettes que j'avais envoyées. Mais quand je me rendis sur place, personne n'en avait jamais entendu parler. Cela m'avait toujours fort intriguée. Bref, cette initiative me valut bien des ennuis. C'est comme ça. 

Je raconte cela en passant, car il y a bien pire puisque plusieurs personnes perdirent la vie. Une Micmac de la Nouvelle-Écosse, Anna Mae Picsou-Aquash, victime de « bad-jacketing » sera trouvée assassinée dans un ravin de la réserve de Pine Ridge. [9] je regarde une de ses photos. Elle est belle, Anna Mae ; dans ses yeux, on lit la fatalité comme si elle sait qu'elle va mourir. Le « bad-jacketing » consiste à répandre la rumeur qu'un militant est en fait un agent provocateur. C'est l'équivalent de « mettre un chapeau sur la tête de quelqu'un », d'où l'expression « faire porter le chapeau » pour nuire à un individu. C'est, paraît-il, quelque chose de fort répandu dans les prisons et les mouvements politiques. Dans le second cas, le F.B.I. ou la G.R.C, par exemple, recrute un agent double, une taupe, qui s'insinue dans l'organisation et a tôt fait de semer le doute sur la loyauté de certains membres. Ils s'entre-déchirent très vite. Les organisations militantes y sont particulièrement sensibles, car le risque d'infiltration est relativement facile d'autant que l'inflation verbale joue un rôle non négligeable dans le recrutement. En effet, l'inflation verbale est une des formes privilégiées de la démagogie. Mieux on flatte les passions, plus vite on sera accepté.


[1]   Alejo Carpentier, Le partage des eaux, Gallimard, Paris, 1986. Tr. de l'espagnol, Los pasos perdidos. Le héros est un musicien qui fuit New York pour se réfugier chez les Indiens de la forêt vénézuélienne, où il connaît des aventures fabuleuses. Revenu de force à New York, il réussit à regagner la forêt pour se rendre compte qu'elle n'existe plus comme avant, que le chemin qu'il avait emprunté lui est désormais interdit.

[2]   Respectivement les gouverneurs français et anglais.

[3]   La Hontan, Voyages du baron de La Hontan dans l'Amérique septentrionale, tome 1, Éditions Élysée, Montréal, [1705], 1974, pp. 60-61

[4]   Mémoires d'outre-tombe, vol. 1, Flammarion, [1841] 1982, p. 298.

[5]   Une petite partie de ce texte a servi a une présentation devant les délégués du Parlement européen à Kahnawake en janvier 1991.

[6]   Pour une explication magistrale du principe de Wakan Tanka, voir J.R. Walker, « The Sun Dance and other Ceremonies of the Oglala Division of the Teton Dakota », Anthropological Papers, vol. XVI, part II, American Museum of Natural History, New York, 1917, pp. 51-221.

[7]   J. Epes Brown, ed., The Sacred Pipe, Penguin, New York, 1972, p. 77.

[8]   Ward Churchill & Jim Vander Wall, Agents of Repression, South End Press, Boston, 1990.

[9]   Ibid. et Johanna Brand, Life and Death of Anna Mae Aquash, Lorimer & Co, Toronto, 1978.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 17 mai 2008 11:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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