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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Monique Desroches et Ghyslaine Guertin, “MUSIQUE, AUTHENTICITÉ ET VALEUR”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle. Tome 3. Musiques et cultures, pp. 743-755. Traduit de l'Italien. Pour la traduction française : Actes Sud / Cité de la musique, 2005, 1166 pp. Titre original: Enciclopedia della musica. Musica e culture. Turin, Italie : Giulio Einaudi Editore s.p.a., 2003. [Avec l'autorisation de diffuser dans Les Classiques des sciences sociales accordée par Mme Desroches le 4 septembre 2007.]

Monique Desroches et Ghyslaine Guertin 

MUSIQUE, AUTHENTICITÉ ET VALEUR”. 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle. Tome 3. Musiques et cultures, pp. 743-755. Traduit de l'Italien. Pour la traduction française: Actes Sud / Cité de la musique, 2005, 1166 pp. Titre original: Enciclopedia della musica. Musica e culture. Turin, Italie: Giulio Einaudi Editore s.p.a., 2003.

1. Jugement d’authenticité et jugement de valeur
2. L'authenticité et le geste du musicien
3. Authenticité et système de valeurs
4. Authenticité et médiation
5. L'authenticité comme valeur sociale
6. L'authenticité comme valeur esthétique
 
Bibliographie

 

1. Jugement d'authenticité
et jugement de valeur

 

L'authenticité, avec ce qu'elle exige de sincérité et de fidélité à soi-même, est un concept qui appartient à la culture moderne (Taylor, 1991). Ses principaux fondements sont déjà présents dans l'esthétique du XVIIIe siècle où la sensibilité, l'imagination et l'originalité donnent sens à la création artistique. À cette époque, l'œuvre d'art ne relève plus ni du principe de l'imitation, ni de la conformité aux règles du classicisme. Elle s'explique par les stratégies de production et de réception d'un sujet qui découvre sa propre identité au sein d'une liberté créatrice. Chez Kant, cette esthétique de la subjectivité conduit à expliquer les critères qui déterminent la beauté d'une oeuvre d'art : ils proviennent de la relation établie entre un sujet individuel et un objet singulier. Le jugement esthétique est par conséquent toujours fondé sur l'attitude de plaisir ou de déplaisir, de satisfaction ou d'insatisfaction du sujet qui l'énonce. 

Au plan musical, l'avènement de nouveaux langages musicaux et de nouvelles sonorités, conjugué à la connaissance accrue des traditions musicales du monde, a bouleversé les a priori relatifs aux universaux (le beau, le bon, le vrai). Les notions de référence originelle, de fidélité, de norme sont, dans ce contexte, plus que jamais questionnées. C'est pourquoi la compréhension de l'enracinement anthropologique de l'expérience esthétique s'avère essentielle. Car sur quoi se fonde-t-on quand on affirme qu'une interprétation musicale est authentique et qu'une autre ne l'est pas ? Par rapport à quoi la musique interprétée est-elle perçue comme authentique ? Les paramètres purement musicaux (timbre, mode d'accordage, ornementation, etc.) ont-ils préséance sur d'autres dimensions comme les attentes du public ou les goûts de l'époque ? Et quelle place réserve-t-on à l'interprétation individuelle d'une tradition ? L'authenticité doit-elle résider dans des modalités précises de l'interprétation musicale, ou s'agit-il de faire "dans l'esprit de" ou "dans l'esprit du", comme on a pu l'observer dans l'interprétation des musiques anciennes et baroques (voir l'article de Jean-Jacques Nattiez, "Interprétation et authenticité", dans le deuxième volume de cette encyclopédie, p. 1128-1148) et lors de la folklorisation de certaines musiques traditionnelles (on lira dans ce volume l'article de Tullia Magrini, "Mutations des fêtes et rituels paysans au tournant du troisième millénaire" et, dans le volume V, celui de Sylvie Bolle consacré à la folklorisation) ? 

Pour nous, dans le contexte des musiques traditionnelles, l'authenticité apparaît comme le critère dominant qui permet de déterminer la réussite ou la beauté d'une pratique musicale, ce critère étant néanmoins porteur d'interprétations et de représentations multiples (Desroches et Guertin, 1997). Et derrière cette considération d'ordre esthétique, se profile, comme en écho, la problématique de l'identité culturelle. Les critères sur lesquels reposent le jugement d'authenticité - pour reprendre l'expression proposée par Jean-Jacques Nattiez (1993, chap. IV) - se nourrissent, en effet, d'éléments qui relèvent d'habitus et de pratiques choisis et partagés par un ensemble d'individus pendant un certain laps de temps. Ainsi met-on déjà le doigt sur l'aspect à la fois relatif et culturel inhérent au concept d'authenticité qui renvoie à des référents multiples : il ne faut pas confondre l'authentique et le vrai. 

Notre propos, ici, est de souligner que le discours sur l'authenticité d'une interprétation musicale ne porte pas seulement sur les paramètres d'un objet, mais aussi sur les sujets en relation avec cet objet, au niveau de la création, de l'interprétation ou de l'écoute. Concevoir le jugement d'authenticité comme une forme de jugement de valeur, c'est non seulement reconnaître la part relative et subjective qui sous-tend l'émission de tout jugement (Dahlhaus, 1970), mais c'est aussi, selon nous, le situer dans la dynamique d'une construction symbolique. Dans cette perspective, la réalité de l'authenticité est tout aussi éclatée que celle du beau. 

Un Inuk du Nouveau-Québec apprécie un jeu de gorge (un katajjaq) sur la base, notamment, de l'endurance des deux chanteuses (Beaudry, 1978 ; Nattiez et al., 1989), alors que la qualité vocale des interprètes venus d'Ukraine réside dans la force d'émission du chant ; cette puissance vocale peut être également lue à un niveau symbolique, comme une stratégie musicale spécifique pour contrecarrer les tentatives de contrôle des dirigeants au pouvoir (Berthiaume-Zavada, 1994). Ailleurs, dans les musiques caractérisées par l'mprovisation, par exemple, l'accent est mis sur la capacité d'ornementation, la créativité et l'inventivité de l'interprète, en d'autres termes, sur le jeu transcendant à partir d'un matériau de base. Les musiciens de cérémonies religieuses et rituelles sont au contraire, quant à eux, appréciés en raison de leur qualité de médiateurs entre les dieux et les hommes, ce qui induit un jeu homogène et clair, souvent fondé sur la répétition de motifs, où la part d'interprétation individuelle est réduite à sa plus mince expression (Desroches, 1996). Là, c'est la fonction et l'efficacité de la musique dans le rituel qui gouvernent l'expérience esthétique. Signalons enfin les balafonistes, ces joueurs de xylophone de l'Afrique de l'Ouest, pour qui la qualité essentielle réside dans la virtuosité du musicien. C'est elle qui est la preuve tangible de sa compétence musicale et le gage du secret de son art (Panneton, 1987). La vitesse d'exécution est alors vue comme une forme de "droit d'auteur" du musicien, comme une technique particulière pour asseoir son pouvoir et maintenir son statut privilégié au sein de la communauté. Tous ces exemples montrent combien les fondements de cette construction symbolique qu'est le jugement d'authenticité musicale sont ancrés dans des époques, des mentalités et des cultures. 

En ethnomusicologie, la question de l'authenticité est assez récente. Sa problématique s'est développée au gré des connaissances musicales, sociales et historiques des cultures étudiées. Elle s'inscrit dans le prolongement des études sur l'acculturation et l'identité culturelle. Un des premiers à avoir posé en ces termes la question de l'authenticité en ethnomusicologie est sans doute Alan P. Merriam, dans ses ouvrages The Anthropology of Music (1964) et Ethnomusicology of the Flathead Indians (1967) où deux chapitres sont consacrés à cette problématique. Merriam s'intéresse à une tradition (celle des Amérindiens) qui rencontre la modernité, et par là, connaît des transformations volontaires ou involontaires. Il tente de comprendre la pérennité ou les transformations d'une pratique musicale sur la base de prémisses agissant comme normes. On retrouve ici une conception de l'authenticité de la musique tournée vers l'objet, vers la "lettre" de la musique. Dans ce courant de recherche, l'authenticité est conçue comme le respect le plus absolu des modalités de réalisation des traditions, c'est-à-dire comme la répétition et l'imitation du geste ancestral. Tout se passe comme si la modification d'une règle établie conduisait ipso facto à une forme d'acculturation. Dans cette perspective, la tradition et la fidélité à l'ancien sont seules garantes de l'authenticité. 

Ce débat n'est pas sans rappeler les discussions qui entourent l'interprétation des musiques anciennes et baroques pour lesquelles le respect des sources écrites (la partition), de l'instrumentarium et des conditions de production de l'époque sont, pour les défenseurs d'une vraie interprétation, les seuls facteurs d'authenticité.

 

2. L'authenticité et le geste du musicien

 

Si Merriam a été, probablement, le premier ethnomusicologue à poser la question de l'authenticité dans les musiques de tradition orale, les études ultérieures se sont attachées à des conceptions de l'authenticité musicale qui reposent sur les contextes d'émergence. C'est ce que révèlent notamment les recherches de Bong-Ray Liu (1983) en Chine, During (1987, 1990 et 1994) en Orient islamique, de Lortat-Jacob (1990) en Sardaigne, de Defrance (1991) en Bretagne, de Hennion (1993) sur les musiques populaires, pour ne citer que ceux-là. Ces chercheurs questionnent l'authenticité comme processus ou comme relation entre un objet et un sujet. Ils confèrent à l'écoute, parallèlement à la production, une place privilégiée. On est ici en présence non seulement d'une subjectivisation du monde par la musique mais aussi d'un relativisme culturel et individuel, celui des représentations, des mentalités, des affects, des idéologies. 

On assiste alors à un virage conceptuel et méthodologique où la tradition ne saurait être perçue comme un bloc immuable et objectif, mais au contraire comme une source d'inspiration et d'innovations pour le sujet interprète. Par conséquent, l'authenticité se fonde ici non seulement sur la "lettre" musicale, mais aussi sur l'esprit dans lequel elle est abordée. Le musicien, tout en respectant les normes et les règles de la tradition, s'en inspire et se l'approprie pour ensuite la transformer et l'enrichir par son style personnel. Dans cette conception de l'authenticité, le geste artistique du musicien devient fondamental. 

Cette conception est admirablement bien décrite par During dans ses travaux sur le Moyen-Orient (Orient islamique). S'attachant plus précisément à la tradition persane, il écrit : "La musique doit impérativement être assimilée, ce qui implique non seulement de la connaître par coeur, mais de la faire sienne au point de pouvoir la modifier à son gré par l'ornementation, les variations de tempo, les broderies, etc. jouer une musique ne signifie pas qu'on l'ait comprise. [...] Ce n'est que lorsqu'on parvient à paraphraser le texte ou à construire de nouvelles sentences qu'on a assimilé le texte. [...] Ce stade correspond à celui de la création." (During, 1990, p. 59.) Dans certaines cultures musicales, l'improvisation se confond avec une forme d'innovation. Dans cet esprit, l'interprète est souvent fort estimé du public en raison de sa capacité de dépassement du matériau de base et de son habileté à instaurer un contact privilégié avec les auditeurs. C'est dans le prolongement de ces conduites de production (celles du musicien) et d'attente (celles du public) qu'une interprétation sera considérée authentique. 

Ce point de vue soutenu par During met en jeu le concept de style tel que nous le connaissons à propos de la musique occidentale, dans la mesure où le style émane de choix et de sélections opérés par l'interprète. Dans la problématique plus spécifique de l'authenticité, le style demeure un des référents majeurs de ce jugement de valeur. Et cette même valeur suppose non seulement la maîtrise d'un art de la part de l'interprète, mais aussi une compétence de la part de celui qui écoute et qui saura ainsi reconnaître chez l'interprète l'authenticité stylistique dont il témoigne. 

L'authenticité, on le voit, s'inscrit au sein d'une expérience singulière qui implique non seulement le respect de l'œuvre, de la pièce et du style, mais aussi la sincérité et l'engagement du musicien dans l'interprétation. Plus encore, l'authenticité se rattache non seulement au lien inséparable entre le sujet, l'objet et l'interprétation, mais à une forme d'adéquation entre le geste, la forme et l'idée musicales, condition sine qua non de l'authenticité de la performance musicale (ibid., p. 59).

 

3. Authenticité et système de valeurs

 

Jusqu'à maintenant, nous avons soulevé l'importance de l'individu, de sa créativité, de sa subjectivité, de son appropriation du matériau sonore dans la quête de l'authenticité. Mais qu'advient-il dans les musiques rituelles à caractère fonctionnel, où la part de l'individu et l'autonomie de la pratique musicale sont évacuées au profit d'une communication codée dans laquelle la subjectivité de l'interprétation n'intervient pas ? Ici, les musiques rituelles remettent en question la primauté de l'individu comme acteur central de l'expérience esthétique. Où se logent alors les critères de l'authenticité ? 

Pour le sociologue Fernand Dumont, "les peuples archaïques partaient résolument de la signification [...], seul monde véritable, seule histoire qui méritait d'être racontée et d'être vécue : l'action n'avait d'autres raisons que de s'y rapporter. Elle ne devait pas être autonome." (Dumont, in Langlois et Martin, 1995, p. 75). Au plan strictement musical, l'enjeu est donc de re-connaître le sens d'une pratique. C'est le cas notamment des musiques rituelles à caractère sacré. Chez les Tamouls de l'île de la Réunion (Océan indien), et il en va de même aux Antilles françaises (Desroches, 1996), on distingue différents niveaux de musique rituelle, avec leur répertoire, leur instrumentarium et leurs procédés stylistiques d'exécution spécifiques, qui varient selon leur contexte particulier d'insertion : dans les plantations en milieu rural ou en milieu urbain. 

En milieu rural, la musique rituelle se caractérise par la prédominance de membranophones aux rythmes cycliques et répétitifs, où la fonction première est d'appeler, voire d'interpeller les divinités. Cette musique émane directement d'une Inde villageoise aux couches sociales inférieures. En milieu urbain, au contraire, ces mêmes descendants des Tamouls tournent aujourd'hui le dos aux valeurs mises de l'avant par les groupes résidant en milieux ruraux, pour privilégier un culte et une musique inspirés d'une Inde brahmanique moderne et ouverte. Cet esprit d'ouverture est d'ailleurs vu par les ruraux comme trop permissif et distant de l'authenticité du culte ancestral villageois. Aux rythmes répétitifs et aux sonorités homogènes des cultes de plantation se substituent des improvisations solistes et des ensembles instrumentaux diversifiés. Ces musiciens accordent une importance accrue à la créativité individuelle. L'enjeu rituel n'est pas ici d'invoquer les dieux mais de les honorer. On a donc installé en milieu urbain un nouveau type de rapports entre le monde terrestre et le panthéon indien. L'authenticité prend, dans ce nouveau contexte, une autre saveur, même si, rappelons-le, l'origine sociale des deux groupes émane de la même Inde. Tout se passe comme si chacun des deux groupes édifiait une cohérence de comportements culturels allant du social au religieux et au musical, afin de témoigner de leurs systèmes de valeurs respectifs. 

Les deux contextes fonctionnent comme des espaces normalisés et hiérarchisés qui renvoient aux valeurs propres de ces deux espaces sociaux (Desroches et Benoist, 1991 et 1997). C'est pourquoi on observe, dans cette île, un discours autour de l'identité et de l'authenticité à travers les pratiques musicales et, plus spécifiquement, autour des musiques rituelles. 

Sur la base de cet exemple, la problématique de l'authenticité, même s'il s'agit ici de contexte religieux, ne saurait être conçue comme statique, figée, immuable. Elle met au contraire en évidence la démultiplication des cadres de référence au sein d'un même groupe ethnique, ici, les descendants des Tamouls de La Réunion. À un niveau collectif, elle induit des ruptures, des fissures, des innovations par rapport à une tradition de référence. D'une culture donnée, on peut ainsi passer à la création de nouveaux réseaux de significations et de valeurs, en harmonie avec la société contemporaine, sans pour autant évacuer la préoccupation d'une recherche axée sur l'authenticité musicale. Vue sous cet angle, l'authenticité passe par le geste herméneutique - individuel ou collectif - d'une tradition à interpréter.

 

4. Authenticité et médiation

 

On a vu précédemment que During situait le fondement de l'authenticité dans l'adéquation au sein de la performance, ou plus précisément entre le geste, la forme et l'idée musicales. Sans remettre en question la pertinence de son affirmation, nous proposons de pousser plus loin cette réflexion afin de voir si l'authenticité recherchée peut, dans d'autres contextes, inclure des éléments à la fois musicaux et extramusicaux. Car toute tradition est ancrée dans du social, comme l'est aussi le sujet interprète. Et ce social participe à son tour d'une historicité résultant de choix, de valeurs, de trajectoires, de parcours empruntés. En intégrant cette historicité à la problématique de l'authenticité, l'enjeu est alors de cerner quels types de rapport les traditions entretiennent avec les contextes d'insertion. L'authenticité rime-t-elle avec une forme de cohérence alliant la musique, sa pratique, ses modalités de transmission et sa contextualisation ? Quelle place doit-on accorder au pôle de la réception ? 

Car le discours sur l'authenticité de l'interprétation musicale émane aussi de l'auditeur et, plus spécifiquement, de ses conduites d'écoute. Cette dimension est d'autant plus importante que certaines musiques sont évaluées ou appréciées selon l'effet qu'elles produisent sur l'auditeur (extase, transe, transcendance...). Les modalités de production ne garantissent plus seules l'authenticité, comme on l'a montré précédemment ; les effets suscités auprès de l'auditeur le font aussi. Et ces effets ne peuvent être ressentis que si l'auditeur reconnaît l'interprétation de l'œuvre et s'il se reconnaît dans celle-ci. 

La musique met donc en relation une oeuvre (objet), ses modalités de réalisation (interprétation), un auditoire, un contexte et une historicité. Cette chaîne forme un tout cohérent et fait sens. Toute modification ou rupture au sein de cette chaîne entraîne une remise en question, et l'on peut alors assister à la création d'un nouveau paradigme d'authenticité. 

Nous partageons ici avec Antoine Hennion l'idée qu'il n'y a jamais dans cette chaîne cohérente "un sujet avec un grand S et un objet avec un grand O" (1993, p. 72). On assiste plutôt à une "procession hétéroclite de médiations [C'est nous qui soulignons.] [...], toutes situées dans Pentredeux qui va des humains aux choses" (ibid., p. 73). Cette notion de médiation avancée par Hennion se rapproche de notre concept d'historicité sociale présenté antérieurement. En effet, la médiation, à l'instar de l'historicité, vient ancrer la musique dans un système de valeurs et de comportements, transformant la musique en une pratique sociale définie par des réseaux, des institutions, des milieux d'appartenance, des marchés économiques qui rejoignent parfois ou la mondialisation ou le culte patrimonial. L'authenticité ne peut alors se réduire à une relation exclusive à un objet ou à un sujet, en faisant abstraction du contexte social d'où émane cette relation. En accord avec Hennion, nous affirmons qu'elle réside dans la médiation, c'est-à-dire dans la relation dynamique entre ces trois éléments. Cette dernière conditionne les attentes et les conduites d'écoute des auditeurs comme les critères des jugements de valeur. En tant que valeur négociée et valeur marchande, l'authenticité relève de la sociologie de l'art. De ce fait, la dimension esthétique de l'authenticité se transforme en valeur d'objet, souvent à caractère économique. La musique rock demeure un exemple révélateur de ce phénomène. Les attentes du public sont orientées non seulement vers les modalités vocales du chanteur, mais aussi vers la scénographie, la tenue vestimentaire, la gestuelle, l'éclairage, les lieux de représentation, bref toute une série d'éléments extra-musicaux qui relèvent directement de la médiation. 

Ce que l'on appelle parfois le "phénomène Céline Dion" s'inscrit selon nous dans ce paradigme. Alors que dans les années 1960, il était fréquent d'assister à des concerts intimes aux effets et aux instruments acoustiques limités, et où le répertoire était souvent créé au moment même de la performance, le processus s'est inversé. Le public s'attend désormais à ce que l'artiste - Céline Dion comme bien d'autres -reproduise le plus fidèlement possible non seulement le répertoire déjà connu par le biais d'enregistrements livrés sur le marché, mais aussi tous les effets musicaux et extra-musicaux gravés sur les enregistrements audio et vidéo préalables. Le disque ou le vidéo se transforme ainsi en dépositaire de l'authenticité de l'artiste. 

On est ici à l'opposé de l'expérience esthétique décrite par During où le sujet interprète, par souci d'authenticité, se devait d'innover à partir d'une tradition connue. De même en est-il, mais à un autre niveau, des nombreuses tentatives de retour aux sources en musique traditionnelle, ainsi que de la prolifération d'enregistrements commerciaux portant les titres Racines, Musique du terroir ou encore du label "musique traditionnelle vivante". Si les musiques dites "folkloriques" se retrouvent très souvent dans les spectacles touristiques mettant de l'avant une réification des genres, où la musique est conçue comme valeur d'objet, les musiques traditionnelles vivantes cherchent au contraire une interprétation qui aille dans le sens d'une re-création de la tradition musicale. Ces deux volets viennent questionner à leur tour la problématique de l'authenticité.

 

5. L'authenticité comme valeur sociale

 

Nous avons insisté au début sur le processus de construction symbolique inhérent à l'émission du jugement sur l'authenticité. Il importe également de considérer la création de nouveaux genres, l'arrivée de nouvelles pratiques résultant de rencontres culturelles, d'échanges, de fusion tant au niveau des genres des styles que des procédés d'exécution. Parallèlement à ce processus de création en synchronie, où la fidélité, l'historicité ou l'ancienneté servent rarement de points d'ancrage à l'émission de jugements de valeur, on assiste à une démultiplication des cadres de références et des sources d'inspiration. Ce sont alors les interprètes qui, par leurs parcours choisis, donnent sens à la pratique musicale. Toutefois, la seule authenticité de l'interprète n'est pas garante de l'authenticité de l'oeuvre. Pour ce faire, on doit impérativement s'en remettre à la communauté des auditeurs qui, par le truchement d'un processus d'identification et de partage des valeurs avec l'interprète, en reconnaîtra l'authenticité. 

C'est le cas notamment du rap, du hip-hop et du raggamuffin. Avec ces nouvelles musiques nées dans les ghettos noirs des mégapoles américaines et françaises, de nouveaux styles voient le jour. Car au-delà des modalités stylistiques de ces musiques, les interprètes adoptent et partagent un système de valeurs à partir duquel se dégagera le degré de l'authenticité. Parmi ces valeurs se retrouvent la dénonciation économique des Noirs, l'exclusion sociale, le sexisme, la violence. L'authenticité de ces musiques se construit moins dans le prolongement d'une filiation à caractère ethnique qu'au travers d'une fidélité, d'une croyance, voire d'une certaine attitude dogmatique envers ces valeurs, sources ultimes d'inspiration et d'expression musicales. 

On ne saurait donc, pour ces raisons, cerner l'authenticité dans sa globalité que par la prise en compte de la relation objet-sujet. Dans cet esprit, on peut comprendre la réaction exprimée par le compositeur et musicien haïtien Eval Manigat à l'issue d'une question que nous lui avions posée lors d'un séminaire : "Comment savez-vous si votre musique plait au public ?" Étonné par la question, il répondit rapidement : "C'est très simple, c'est quand ils bougent, c'est quand ils dansent." Un musicien occidental de tradition classique aurait pu répondre à l'inverse : "C'est quand ils écoutent, c'est quand ils ne bougent pas." La réponse fort intéressante de ce compositeur montre combien le relativisme culturel se profile dans la construction du jugement de valeur où l'intentionnalité du compositeur tente de rejoindre l'“attentionalité” du public. Par ailleurs, si Manigat a privilégié ici la réaction du public comme valeur centrale de l'appréciation de l'authenticité de sa musique, c'est parce que, selon lui, le public s'est reconnu entièrement ou partiellement dans son oeuvre. Une musique, à l'instar d'une culture, ne peut ainsi être comprise, appréciée et évaluée en dehors de ses prémisses contextuelles.

 

6. L'authenticité comme valeur esthétique

 

Disons d'emblée qu'à titre de valeur esthétique, nous accorderions indéniablement à l'authenticité une place que l'esthéticien Étienne Souriau n'avait pas intégrée aux côtés des autres valeurs esthétiques dans ses Catégories esthétiques (1963). L'esthétique moderne reconnaît la vérité de l'oeuvre d'art dans le prolongement de l'individu et questionne pour cette raison la qualité de son engagement (sincérité) à travers sa conduite "morale", voire éthique (Trilling, 1972). L'authenticité ne conduit donc pas seulement à interroger le beau, l'harmonie, le vrai, mais aussi les valeurs du laid, de la dissonance, de la négation, telles qu'exprimées notamment dans les œuvres d'une avant-garde radicale (Kellner, 1989). Dans cette foulée, les oeuvres de Schoenberg et de Berg, en rendant possible la critique d'une société dominée par les industries de la culture, représentent-elles des modèles d'art authentique (Adorno, 1949). L'esthétique adornienne conduit ainsi à questionner l'inauthenticité de nos produits culturels, c'est-à-dire de ceux qui écartent la singularité et la sincérité du sujet et dont les produits sont souvent qualifiés de "faux", de "bidons", &"artificiels", de "truqués", de "fumistes", etc. On jugera comme "manipulateurs, hypocrites et escrocs" les créateurs de ces produits et tous ceux qui en font la promotion (Newman, 1997). De ce fait, Adorno situe l'authenticité dans un prolongement éthique et moral, et place, dans une perspective sociologique, la problématique de l'authenticité autour du vrai. 

Mais ce vrai n'est pas seulement d'ordre social et collectif, il est aussi individualité et singularité. Cette double appartenance correspond à ce que Ferry (1998) nomme la double révolution de l'esthétique : "En passant du « génie » au goût, dit-il, l'œuvre artistique passe d'un microcosme en harmonie avec un ordre établi de l'univers (le cosmos) à une inspiration subjective et individualisée d'un monde sensible perçu par l'artiste lui-même. L'oeuvre n'est plus le reflet d'un monde supra-humain transcendant, elle est l'expression la plus achevée de la personnalité de l'auteur." (1998, p. 14.) Autant de points de vue, autant d'authenticités et, donc, de vérités. Toutefois, ces vérités demandent à être justifiées par la voie de l'argumentation afin d'éviter le piège d'un relativisme "absolu" : le point de vue individuel a un caractère unique, mais c'est cette singularité même qui devient universelle. Dans cette perspective, l'authenticité doit être comprise comme une représentation du vrai. 

À l'instar de l'identité, l'authenticité demeure une réalité mouvante puisqu'elle est construite sur la base de choix, de sélections, de lieux de mémoire et de cadres de référence. Esthétique et ethnomusicologie conduisent en définitive à reconnaître le caractère polysémique et ambigu du concept d'authenticité. On sait maintenant que l'oralité inhérente à de nombreuses traditions musicales induit une forme spécifique de temporalité et d'objectivation. En ce sens, l'objet musical naît souvent de l'interprétation comme pratique musicale, la plaçant ainsi au cœur de la problématique de l'authenticité. Cette dernière, en tant que valeur esthétique, a la capacité de provoquer le plaisir, à la condition de créer un cadre propice à la rencontre de l'interprète et de l'auditeur dans la multiplicité des trajectoires possibles. 

 

Bibliographie

 

ADORNO, T.W., 1949 : Philosophie der neuen Musik, Mohr, Tübingen ; trad. fr., Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962. 

BEAUDRY, N., 1978 : "Le katajjaq, un jeu inuit traditionnel", Études/Inuit/Studies, vol. II, no 1, p. 35-53. 

BERTHIAUME-ZAVADA, C., 1994 : Le Chant ukrainien : une puissance qui défie les pouvoirs, Université de Montréal, thèse de doctorat. 

BONG-RAY LIU, 1983 : "Aesthetic Principles and Ornemental Style in Chinese Classical Opera Kunqu", Selected Reports in Ethnomusicology, vol. IV (Essays in Honour of Peter Crossley-Holland on His Sixty-Firth Birthday), p. 29-43. 

COPLAN, D.B., 1991 : "Ethnomusicology and the Meaning of Tradition", in Ethnomusicology and Modern Music History, S. Blum, P.V. Bohlman et D.M. Neuman (éd.), Urbana-Chicago, University of Illinois Press, p. 35-48. 

DAHLHAUS, C., 1970 : Analyse und Weiturteil, Mayence, Schott ; trad. fr., "Analyse et jugement de valeur", Analyse musicale, no 19, avril 1990, p. 31-41, no 20, juin 1990, p. 70-80 et no 21, nov. 1990, p. 114-125. 

DEFRANCE, Y., 1992 : "Sonner et chanter en Bretagne. Le bien et le beau", in European Seminar in Etbnomusicology (SEEM) en Valencia : Encuentros del Mediterraneo. Comunicaciones, Valence (Espagne), Generalitat Valenciana, p. 121-127. 

DESROCHES, M., 1996 : Tambours des dieux, Montréal, L'Harmattan. 

DESROCHES, M., 1998 : "Musique, culte et identité culturelle à l'île de La Réunion", in Tropiques métis, F. Pizzorni (éd.), Paris, Réunion des musées nationaux, p. 78-81. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 28 juillet 2008 10:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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