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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Dominique Desplats, “Faisabilité de l’installation de médecins privés communautaires en Afrique et à Madagascar.” Un article publié dans la revue Facts reports. Accès aux soins, financement de la santé et performance. No spécial 8, 2012, coordonné par Martine Audibert. Paris: L’Institut Veolia Environment. [L'auteur nous a accordé, le 8 mars 2018, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[55]

Dominique DESPLATS
Médecin généraliste, conseiller projets
ONG SANTÉ SUD
Marseille – France
www.santesud.org


Faisabilité de l’installation
de médecins privés communautaires
en Afrique et à Madagascar
.”

Un article publié dans la revue Facts reports. Accès aux soins, financement de la santé et performance. No spécial 8, 2012, coordonné par Martine Audibert. Paris : L’Institut Veolia Environment.

Résumé [55]
Introduction [55]

Recherche pragmatique d'une solution [56]
Élaboration d'un concept et d'un dispositif professionnel [56]
Concept [57]
Dispositif professionnel [57]

Résultats [58]
Mali, Madagascar, Bénin [59]
Les points positifs les plus soulignés [59]
Des incertitudes et des risques à ne pas négliger [60]
Principales difficultés rencontrées [60]

Discussion [61]

Impact [61]
Coûts financiers [62]
Appropriation et l'extension du dispositif professionnel [62]

Conclusion [63]
Remerciements [64]
Références [64]

Résumé

Malgré un nombre de plus en plus important de médecins formés dans les Facultés en Afrique francophone et à Madagascar, le déficit en médecins généralistes exerçant dans les zones rurales et périurbaines reste préoccupant alors que les jeunes diplômés sans emploi se multiplient. L'ONG Santé Sud, depuis plus de 20 ans, a mis au point un concept - la médecine générale communautaire - ainsi qu'un dispositif professionnel qui a permis l'installation de plus de 200 médecins au Mali, à Madagascar et au Bénin. Cinq évaluations externes permettent aujourd'hui d'analyser la pertinence et la faisabilité de cette nouvelle offre de soins de proximité et de déterminer les conditions qui permettraient son intégration/extension dans les systèmes de santé. La création d'organismes mixtes privé/public, avec un budget alloué dans le cadre du Partenariat International pour la santé (IHP+), est proposée comme solution souhaitable pour permettre le développement de cette expérience.

Mots clés

Médicalisation, Santé communautaire, Médecine de famille, Systèmes de santé

Introduction

Dans les pays en développement, l'OMS évalue à 76% le nombre de médecins qui exercent leur métier dans les zones urbaines alors que les populations rurales sont encore les plus nombreuses. En Afrique subsaharienne et à Madagascar, cette proportion est encore plus élevée : la profession médicale reste concentrée dans les capitales et les plus grandes villes régionales alors que les zones rurales, qui représentent 60 à 80% de la population selon les pays, restent aujourd'hui encore des déserts médicaux.

Cette disparité s'est longtemps justifiée - durant les vingt années qui ont suivi les indépendances (1960-1980) - en raison du nombre limité de médecins nationaux. Mais elle ne se justifie plus, ces pays ayant fait des efforts considérables pour ouvrir leurs propres Facultés dans l'intention de former suffisamment de docteurs en médecine pour satisfaire progressivement l'ensemble de leurs populations. Chaque année, selon les pays, on peut estimer entre 100 et 300 le nombre de nouveaux diplômés qui sortent de ces Facultés. Au Mali, par exemple, les effectifs sont passés de 75 au moment de son indépendance à plus de 2 000 médecins en 2010. Ainsi on compte aujourd'hui 1 médecin pour 6 500 habitants au Mali, 1 médecin pour 3 000 habitants à Madagascar, 1 médecin pour 7 500 habitants au Bénin. Les politiques de santé, initiées par les organisations internationales, n'ont pas tenu compte de cette évolution prévisible. Depuis Alma Ata, en 1978, la responsabilité diagnostique et thérapeutique a été confiée à des non-médecins. Ainsi que nous le disait la représentante de l'OMS à Yaoundé, le Dr Hélène Mambu-Ma-Disu : « les médecins praticiens ont été les grands oubliés des Soins de Santé Primaires ».

[56]

Dans son rapport sur la santé dans le monde de 2008, l'OMS reconnaissait explicitement cette anomalie qui avait conduit à la mise en place de programmes « simplifiés excessivement et dangereusement là où les ressources sont limitées ». Ce constat, malheureusement, n'a pas entraîné de remise en question des modèles et des stratégies. La qualité des soins, surtout en zones rurales, reste médiocre avec une insatisfaction des populations marquée par un taux de fréquentation des structures de santé qui reste inférieure à 30% des besoins tandis que nombre de jeunes médecins, malgré des études longues et difficiles, souvent désemparés, ne parviennent pas à exercer leur métier dans des conditions satisfaisantes. Ceux qui cherchent à s'expatrier ou qui se reconvertissent dans une autre activité sont de plus en plus nombreux.

Recherche pragmatique d'une solution

Fin des années 1980 au Mali. Pour satisfaire les mesures d'ajustement structurelles préconisées par le FMI et la Banque Mondiale, le Mali organise le gel du recrutement dans la fonction publique qui était largement ouvert aux médecins. Le premier concours, en 1987, proposa 2 postes aux 60 nouveaux diplômés, ce qui entraîna un profond désarroi aussi bien chez les recalés que pour leurs professeurs, un expert de la BM ayant même recommandé de fermer cette jeune école de médecine pour ne pas en faire une « boîte à chômeurs » !... Que fallait-il faire ?

À l'initiative du directeur de l'Ecole et de certains professeurs, l'idée d'encourager les jeunes médecins à aller s'installer par eux-mêmes dans des villages pour y exercer la « médecine de famille » émergea à la suite d'une rencontre avec l'ONG française Santé Sud, une association humanitaire fondée par des médecins généralistes qui s'engageaient à soutenir leurs jeunes confrères qui feraient ce choix. L'hypothèse était, en effet, la suivante : des jeunes médecins étaient prêts à franchir le pas à condition d'être accompagnés et soutenus. C'est ainsi que le premier volontaire s'installa en privé en septembre 1989 dans un village situé à 370 km de Bamako, bientôt suivi par d'autres. En 1993, les 11 pionniers qui avaient décidé de pratiquer cette médecine rurale de proximité fondaient ensemble « l'Association des Médecins de Campagne (AMC) du Mali ».

Élaboration d'un concept
et d'un dispositif professionnel


Cette première expérience empirique au Mali fut encourageante et riche d'enseignements. Elle s'avérera rapidement exemplaire, permettant d'aborder une question récurrente qui concernait aussi d'autres pays africains : comment faire une place à ces jeunes qui sont l'avenir de leur pays et créer les conditions leur permettant, sans appartenir à la fonction publique, d'exercer leur métier et d'en vivre ? De contribuer à l'amélioration du niveau de santé des populations, en particulier les plus nombreuses et les plus vulnérables situées majoritairement en zones rurales ?

Durant les années 1990, convaincus de l'intérêt de cette nouvelle approche, nous avons multiplié les entretiens avec les thésards et les jeunes diplômés en organisant des « groupes de parole » (focus group) dans de nombreuses villes universitaires : Bamako, Dakar, Conakry, Ouagadougou, Abidjan, Cotonou et Parakou, Yaoundé, Tananarive et Mahajanga. Nous avons observé une grande convergence dans leurs réponses que l'on peut regrouper en quatre grands chapitres :

1. Notre formation, essentiellement hospitalière, ne nous prépare pas à exercer la médecine de proximité, surtout en première ligne loin des villes.

2. Il n'y a pas de conseils et aucune aide - ni d'accès au crédit - pour pouvoir s'installer par soi-même.

3. Les structures de santé de premier niveau sont mal équipées et souvent mal gérées, cela ne donne pas envie d'y aller.

4. Les conditions de vie à la campagne, l'isolement social et professionnel ainsi que les problèmes de sécurité, nous font peur. On va nous oublier !

[57]

C'est ainsi que nous avons compris peu à peu qu'il fallait, pour répondre correctement à la question posée, prendre en compte l'ensemble des problèmes soulevés avec une méthodologie cohérente et globale. Les expériences d'installation de médecins privés communautaires dans d'autres pays, en particulier à Madagascar depuis 1996 et au Bénin depuis 2009, sont maintenant suffisamment concluantes pour présenter ici un concept et un dispositif professionnel qui ont fait leur preuve.

Concept

Le concept est né d'une double problématique à laquelle cette médecine de proximité est confrontée sur le terrain : répondre à une demande de soins individuels - soigner la personne et sa famille - tout en gardant une vision globale des problèmes de santé d'une collectivité. Cette double fonction, celle du clinicien et celle de responsable d'une aire de santé en termes de santé publique devait, en effet, pouvoir s'intégrer dans une même pratique (voir schéma).

C'est cette stratégie combinée Médecine de Famille/Soins de Santé Primaires que nous avons appelé la Médecine Générale Communautaire (MGC), avec une définition validée par les médecins eux-mêmes : « le médecin généraliste communautaire exerce son métier de façon autonome dans un esprit de service public. Il vit en permanence sur son lieu d'installation, pratique une médecine de famille et prend en charge les problèmes de santé de son aire de responsabilité ».



Dispositif professionnel

Le processus d'installation des MGC se déroule en 4 étapes successives et interdépendantes. Il est mis en œuvre par une cellule technique ad hoc capable d'en garantir la qualité.

Ces 4 étapes peuvent être schématiquement décrites comme suit :

Première étape : mise en relation de l'offre et de la demande L'offre :

- sensibilisation des jeunes médecins  
- formation en médecine générale communautaire des candidats (formation avec 4 modules théoriques d'une semaine chacun + stage chez un aîné réfèrent MGC).

[58]

La demande :

- identification des demandes locales (communautés rurales, maires de communes, mutuelle de santé, etc.) ;
- avis du médecin-chef du district sanitaire.

Deuxième étape : étude de faisabilité par le candidat

- délimitation de l'aire de responsabilité et de la population de référence  
- étude de l'environnement socio-sanitaire, simulation des activités attendues et des résultats
financiers sur 3 ans 
- si nécessaire, identification d'un cabinet/centre médical et des conditions d'acquisition

Troisième étape : contractualisation et installation

- contrat privé avec les responsables de la structure de santé communautaire ou convention d'association au service public pour une installation privée stricte  
- mobilisation d'aides ciblées au cas par cas : kit médical, installation solaire, dotation initiale en médicaments essentiels, moyen de déplacement (moto)...

Quatrième étape : suivi et mise en réseau professionnel

- suivi-formatifs à raison de 4 suivis sur deux ans  
- vie associative : adhésion à l'association médicale représentative, échanges de pratiques en groupes de pairs, participation à des réseaux de recherche-action (par exemple sur les maladies chroniques : épilepsie, HTA, VIH-Sida, etc.).

Soulignons l'importance de la contractualisation qui doit permettre au nouveau MGC de s'intégrer dans le système de santé avec une place légitime et un rôle bien défini.

Résultats

À l'heure où nous écrivons, plus de 200 médecins sont en activité, installés avec ce dispositif d'accompagnement : 150 au Mali, 60 à Madagascar (un tiers sont des femmes) et 15 au Bénin. Chaque médecin généraliste communautaire ayant en moyenne 12 000 habitants dans son aire de responsabilité, le nombre de bénéficiaires peut être estimé à environ 2,7 millions de personnes.

Il s'agit des MGC en exercice, ce chiffre ne tenant pas compte des renouvellements d'anciens par des plus jeunes, le nombre total de médecins formés et installés se situant aux alentours de 300. Ce turnover a été, dans l'ensemble, correctement maîtrisé de façon à assurer la continuité médicale sur chaque site ayant bénéficié de la présence d'un médecin.

Les évaluations externes ont été au nombre de cinq :

- deux au Mali : ORSTOM, 1998 ;  OMS, 2008 ;
- trois à Madagascar : INSPC, 2007 ; COEF Ressources, 2008 ; AFD, 2010.

L'analyse comparée de ces cinq évaluations montre une assez grande homogénéité des résultats observés malgré les spécificités de chaque pays (encadré)

[59]

Mali, Madagascar, Bénin

Cette expérience de la médecine générale communautaire a été initiée au Mali où elle a accompagné la réforme du système de santé malien qui a, dans les années 1990, confié les structures de santé de premier niveau aux communautés. Ces Centres de Santé Communautaires (CSCOM), gérés par des Associations de Santé Communautaire (ASACO) ont une autonomie de gestion tout en étant supervisées par l'équipe du district sanitaire (cercle) dont elles font partie. Les ASACOs peuvent recruter le personnel de leur choix avec un infirmier diplômé ou un médecin pour diriger le CSCOM. Une majorité de médecins, accompagnés par Santé Sud, ont ainsi été recrutés par des ASACOs avec un contrat de droit privé, tandis qu'une minorité (10%) a choisi de s'installer de façon indépendante. À Madagascar, où les CSCOMs n'existent pas, les MGC sont des médecins privés liés à l'État par une convention d'association au service public. Au Bénin, ce sont des médecins privés communautaires installés, avec le même dispositif d'accompagnement, dans le cadre d'une convention de partenariat validée par le Ministère de la santé. Le concept de MGC a ainsi pu s'adapter à des contextes différents.


Les points positifs les plus soulignés

La pertinence de cette approche fait l'unanimité des évaluateurs :

- « le médecin généraliste communautaire est un concept qui renouvelle et renforce les soins de santé primaires » (INSPC d'Antananarivo, 2007)

- « la médicalisation est une réponse pertinente aux besoins de santé des populations rurales isolées » (OMS, 2008).

La satisfaction des populations bénéficiaires est confirmée ainsi que celle des médecins, les nouveaux comme les moins jeunes car un nombre significatif d'anciens sont toujours installés sur leurs sites. Ils ont apprécié l'opportunité d'un projet qui leur a permis d'exercer leur métier, de bénéficier d'un dispositif d'accompagnement qui leur a donné confiance en eux-mêmes et d'être intégrés dans un réseau de solidarité professionnelle. La majorité d'entre eux se sentent valorisés par le fait de pouvoir gagner leur vie avec le sentiment d'être utiles, de rendre service à leur communauté d'accueil dont ils se sentent proches.

La durée moyenne d'installation a été évaluée à 4 ans et huit mois au Mali (OMS) et à plus de 5 ans à Madagascar (COEF Ressources). Ce taux de fidélisation est multiplié par deux comparé à la moyenne des autres médecins (publics ou privés) qui exercent en zones périphériques.

Sur le plan financier, la rémunération des MGC provient exclusivement de la participation financière communautaire, soit de façon directe lorsque le médecin s'installe à son propre compte, soit de façon indirecte lorsqu'il s'installe dans un centre de santé géré par une association communautaire (le cas des CSCOMs du Mali). Pour ces derniers, le contrat type prévoit un minimum garanti (100 000 FCFA en moyenne par mois) auquel s'ajoute une part variable sur les recettes du centre (25%), hors médicaments.

Les médecins privés stricts appliquent une tarification proche de celle des centres de santé communautaires, accessibles à la grande majorité de la population (consultation à 0,60€ à Madagascar et à 1,5€ au Mali et au Bénin ; moyenne de l'ordonnance : 1,2€ à Madagascar et 2€ au Mali et au Bénin). La pratique du crédit (impossible dans les centres de soins publics) est appréciée par la population, particulièrement dans les périodes de soudure.

Globalement les évaluations confirment que les MGC sont relativement satisfaits du niveau de leurs revenus qui s'échelonnent de 1 à 3 par rapport au salaire d'un médecin fonctionnaire en début de carrière. Les variations sont importantes, le « coefficient personnel » du médecin étant déterminant : ses qualités, son empathie, son goût du métier restent des facteurs essentiels qui influent sur le niveau d'activité.

[60]

Des incertitudes et des risques à ne pas négliger

Si l'évaluation de l'OMS au Mali indique que « l'introduction de médecins dans les centres de santé ruraux redonne confiance aux populations et restaurent une crédibilité au système de santé », elle constate également qu'il est difficile d'en mesurer l'impact au niveau des taux de fréquentation et des indicateurs de santé. On retrouve cette constatation dans toutes les évaluations par manque de données statistiques fiables, les relevés des centres médicalisés étant amalgamés avec ceux de l'ensemble des districts sanitaires puis réinterprétés au niveau régional avant de parvenir à l'échelle nationale. Une évaluation comparative entre structures médicalisées et non médicalisées nécessiterait un protocole long et coûteux qui, jusqu'à présent, n'a pas pu être réalisé de façon rigoureuse.

Par ailleurs, malgré l'intérêt que suscite cette médicalisation progressive des zones rurales, on n'assiste pas encore à un vrai mouvement d'adhésion au niveau institutionnel, ministériel comme universitaire (avec cependant des différences selon les pays sur lesquelles nous reviendrons). Les évaluations soulignent ce manque d'appropriation d'une stratégie dépendante d'une ONG et des financements aléatoires qu'elle parvient difficilement à lever. Un véritable « passage à l'échelle » nécessiterait une stratégie politique plus affirmée dans le prolongement des réformes administratives de décentralisation, en lien avec la création des communes et dans un cadre privé-public avec des fonds attribués.

Cette situation explique le sentiment d'insécurité des médecins qui, pour la plupart, envisagent ce mode d'exercice pour acquérir une expérience en attendant d'autres opportunités, considérant qu'il n'offre aucune perspective faute de reconnaissance effective (pas de formation diplômante, pas d'équivalence pour l'accès à des spécialités ou à des concours comme celui de la fonction publique). Leur engagement pour assurer les activités de santé publique dans l'aire de santé, sans allocation financière de l'État jusqu'à ce jour, génère un doute légitime vis-à-vis des pouvoirs publics. Les conditions d'exercice de la médecine privée communautaire n'étant pas suffisamment reconnues sur le plan institutionnel, sa pérennité n'est pas garantie au-delà de l'encadrement des installations assurées actuellement par les équipes locales de Santé Sud.

Principales difficultés rencontrées

Au départ, un certain scepticisme a prévalu, basé sur deux arguments :

1. les médecins n'iront pas ou ne resteront pas en milieu rural en raison des conditions de vie et de l'isolement;

2. les populations rurales ne pourront pas payer leurs prestations car elles ne sont pas solvables.

Ces deux affirmations ne se sont pas confirmées et l'hypothèse que nous avions faite s'est effectivement vérifiée :

- un nombre significatif de jeunes médecins est prêt à exercer dans des zones déshéritées si un certain nombre de conditions sont réunies;

- les populations rurales ont des ressources qu'elles savent mobiliser lorsque l'offre est appréciée et correspond à leur attente.

Les principales difficultés sont venues du service public de santé administré par l'État : les premiers médecins privés communautaires ont été considérés comme des concurrents qui s'installaient uniquement dans un but lucratif. Ils remettaient en cause la vision hiérarchique et la fonction exécutante du soignant. Des conflits sérieux ont eu lieu mais les relations ont évolué au fil du temps. Dans certains districts sanitaires, au Mali comme à Madagascar, la collaboration est devenue [61] confiante au point que certains médecins responsables de district sollicitent l'installation de jeunes médecins privés communautaires pour améliorer la couverture sanitaire du niveau primaire. An Bénin, l'expérience est encore récente mais résulte d'une demande explicite du Ministère de la santé et de la nouvelle Faculté de médecine de Parakou créée pour désenclaver le Nord Bénin. Cet engagement institutionnel devrait faciliter l'appropriation du concept et du dispositif d'installation des MGC.

Avec le temps, prenant conscience des problèmes d'adaptation que rencontraient les jeunes diplômés sur le terrain, il apparut évident qu'une formation complémentaire était nécessaire pour mieux les préparer à leur futur métier de clinicien en zones isolées afin qu'ils soient capables de planifier les activités préventives et curatives, d'organiser le travail en équipe, de gérer l'approvisionnement en médicaments essentiels, d'utiliser le système d'information sanitaire, de communiquer avec les autorités sanitaires, les élus des collectivités locales, les communautés, ... toutes choses qui n'étaient pas enseignées dans leur cursus universitaire. C'est à ce moment-là, en 2003 au Mali puis en 2007 à Madagascar, que nous avons pris conscience des difficultés pour mettre en place ce type de formation compte tenu du hiatus existant entre la formation universitaire hospitalo-centrée sur les spécialités et les besoins réels du système de soins du pays. La conception d'une formation préalable avant l'installation a pu se concrétiser grâce à la collaboration de l'Institut de Médecine Tropicale d'Anvers au Mali, puis à celle de l'INSPC d'Antananarivo à Madagascar, avec la participation de quelques universitaires nationaux intéressés par cette problématique de terrain. Mais les universités restent dubitatives, avec des cursus dans l'ensemble calqués sur ceux des pays du Nord. Seule la Faculté de Parakou manifeste le souhait d'intégrer la médecine générale communautaire pour en faire une filière spécifique.

Discussion

Trois aspects concernant la faisabilité de l'installation de médecins privés communautaires méritent, au vu des expériences existantes, d'être discutés. Ils concernent l'impact, les coûts financiers et l'appropriation du dispositif professionnel.

Impact

Si l'impact réel, en terme d'indicateurs quantifiés, n'est pas suffisamment documenté, un certain nombre de données indirectes permettent d'affirmer que la présence d'un médecin praticien en première ligne augmente la fréquentation des centres de santé et l'utilisation du paquet curatif et préventif, telles que :

- des soins curatifs mieux réalisés s'élargissant à « la prise en charge des maladies chroniques dans un continuum prévention/soins/suivi, réalisation des activités promotionnelles et de prévention » (évaluation OMS) ;

- l'attraction des centres avec médecins, souvent observée, qui reçoivent de nombreux patients extérieurs à l'aire de santé ;

- les témoignages des chefs de villages qui constatent moins de décès (particulièrement chez les enfants) depuis la présence d'un médecin (évaluation INSPC) ;

- l'augmentation des recettes et l'embauche de personnels additionnels dans les centres de santé médicalisés (évaluation OMS).

Par ailleurs, les nombreuses missions de compagnonnage réalisées par des médecins généralistes français dans les trois pays concernés pour initier les MGC à la pratique de la « médecine de famille » (44 à ce jour) ont également confirmé une activité soutenue : file d'attente, permanence et continuité des soins, polyvalence, stratégie avancée, visite à domicile, etc. Le rôle social du médecin communautaire doit être également souligné : seul lettré d'un niveau universitaire dans bien des [62] localités, nombre d'entre eux jouent un rôle important auprès des autorités, des élus et des acteurs du développement.

Ceci étant, le fait de favoriser l'installation de médecins en périphérie ne suffit pas en soi. Le profil individuel reste essentiel et certains, surtout si les mesures d'accompagnement s'avèrent défectueuses, peuvent se satisfaire de pratiques routinières peu satisfaisantes à l'instar de celles qui ont été bien documentées par les anthropologues.

Coûts financiers

Le coût d'installation varie selon les modalités d'installation, peu élevé en cas de reprise d'un cabinet communautaire d'un aîné ou dans les situations relevant d'une contractualisation avec une structure type CSCOM, et nettement plus onéreux dans tous les cas où le MGC va s'installer par lui-même, en indépendant ou dans un cadre négocié avec une communauté. Dans ce deuxième cas de figure (Madagascar, Bénin), l'ensemble de l'équipement (matériel médical, mobilier, dotation initiale en médicaments, installation solaire, moto) s'élève à environ 12 000 euros. La réhabilitation d'un bâtiment existant ou la construction d'un centre de santé villageois avec la participation communautaire nécessite un financement complémentaire variable selon les situations, de 10 000 euros en moyenne.

L'évaluation réalisée par l'INSPC à Madagascar a montré que ce coût d'investissement était 4 à 6 fois moins cher que celui d'une structure publique du même niveau (selon le type, CSB1 ou CSB2). Et d'ajouter qu'en plus, le fonctionnement étant à la charge du médecin ne coûtait rien à l'État ! On peut donc conclure que l'installation d'un médecin privé communautaire a un coût, mais ce coût est peu élevé en regard du service rendu comparé à celui d'une structure étatique de même niveau.

Une fois installé, le MGC vit de ses actes et assure la totalité de ses charges de fonctionnement. Des arrangements contractualisés avec la communauté peuvent alléger les frais, par exemple la prise en charge d'un gardien ou d'un aide-soignant par la mairie. Dans l'ensemble, la viabilité financière est mieux assurée si le médecin a su s'entendre avec la communauté d'accueil, sur la tarification ainsi que sur les modalités de fonctionnement de son centre/cabinet médical communautaire.

Appropriation et l'extension du dispositif professionnel

La question de l'appropriation est problématique car elle se pose dans des pays historiquement marqués par une culture administrative avec des systèmes publics de santé prestataires de soins où la fonction de médecin généraliste est dévolue à des non-médecins. De ce fait la médecine générale, pour les jeunes médecins et leurs familles, correspond à un déclassement, l'idéal type étant représenté par le spécialiste hospitalier ou le médecin qui fait carrière en santé publique dans l'administration. Une étude récente réalisée à Madagascar par l'Unité de santé internationale de l'université de Montréal a ainsi révélé que près d'un quart des médecins généralistes travaillaient dans les bureaux des services administratifs du Ministère de la santé.

L'exercice de la médecine générale telle que nous la présentons ici représente une réelle innovation qui interpelle aussi bien les médecins que l'administration. Les jeunes médecins parce qu'ils vont devoir s'investir dans une voie risquée, mal reconnue et à l'avenir incertain. L'administration parce qu'elle est confrontée à l'apparition d'un nouveau chaînon qui remet en cause le pyramide sanitaire, le dogme de l'infirmier-chef de poste et la vision hiérarchique quasi militaire du système de santé. L'université, quant à elle, reste dans une sorte de tour d'ivoire, submergée par la gestion de promotions devenues pléthoriques dont l'encadrement s'avère insurmontable avec des stages ruraux qui ont bien souvent disparu faute de moyens.

[63]

Le processus d'appropriation, dans ce contexte assez général, ne peut se produire que lentement car il relève d'une évolution des mentalités, seule capable d'induire des innovations stratégiques au niveau de la formation et de l'organisation des soins. Dans les pays cités, des changements sont perceptibles aux trois niveaux concernés par cette nouvelle offre de soins :

- celui des populations qui revendiquent de plus en plus l'accès à des soins de proximité de qualité : avec la décentralisation les élus et les maires, porteurs des doléances de leurs administrés, réclament la présence de médecins généralistes et cherchent à faciliter leur installation ;

- celui des médecins eux-mêmes : avec la création de leurs propres associations professionnelles, ils construisent progressivement une identité collective capable d'assurer la défense de leur statut et de prendre en charge un certain nombre d'activités promotionnelles tels que la participation à la formation initiale (maîtres de stage), la formation continue en réseau, la solidarité entre jeunes et anciens, etc. ;

- celui des pouvoirs publics confrontés aux limites de l'État prestataire exclusif des soins : avec l'obligation de maintenir des recrutements limités dans la fonction publique, la recherche de solutions alternatives devient une nécessité de plus en plus évidente. L'État malgache, par exemple, s'est engagé dans une politique de partenariat public/privé (les 3 P) qui a permis de créer un cadre d'exercice spécifique pour les médecins privés communautaires leur permettant d'être contractuellement associés au système de santé publique.

Ces évolutions devraient faciliter une appropriation du dispositif professionnel mis en œuvre par Santé Sud, d'autant que ses délégations locales sont toutes nationales. Un organisme mixte, qui laisserait la maîtrise du dispositif professionnel aux médecins eux-mêmes et le pouvoir de régulation à l'État dans le cadre de sa politique sectorielle, serait sans doute une solution satisfaisante avec un financement alloué pouvant relever du Partenariat International pour la Santé (IHP+).

Nous terminerons cette discussion par trois remarques :

- La première concerne les limites de l'extension : les médecins communautaires peuvent rendre de grands services dans nombre de zones sous-médicalisées ou enclavées mais c'est aux États de pourvoir aux soins des zones non viables (habitat très dispersé et/ou zones de grande pauvreté), soit dans le cadre de la fonction publique, soit en subventionnant des prestataires.

- La seconde concerne les politiques de gratuité des soins en vogue actuellement. Outre le fait que celles-ci entraînent de sérieux inconvénients (baisse de la qualité, sur-bureaucratisation, dépendance vis-à-vis de l'aide extérieure), elles représentent un risque réel pour la médecine privée communautaire qui ne pourra pas survivre ou qui abandonnera sa finalité éthique et sociale pour des pratiques lucratives réservées à une minorité insatisfaite et solvable.

- Enfin, notons que certains pays n'ont pas, pour diverses raisons, des ressources médicales suffisantes pour envisager une telle évolution. C'est le cas, par exemple, du Cameroun qui limite sa production de médecins au seul besoin de la fonction publique, raison pour laquelle sa diaspora étudiante est très importante dans les Facultés des pays voisins, confrontée à de sérieux problèmes d'avenir.


Conclusion

La faisabilité de l'installation de médecins privés communautaires auprès de nombreuses populations vulnérables, en milieu rural ou périurbain, est aujourd'hui démontrée. Elle est possible sous certaines conditions que nous avons décrite mais ne peut pas satisfaire les situations où l'État doit prendre ses responsabilités lorsque la médecine privée communautaire n'y est pas viable. Il convient de considérer cette médicalisation de la première ligne par des médecins non fonctionnaires dans un esprit de complémentarité avec le système public et non de concurrence avec [64] lui. Cet impératif nécessite une volonté claire des pouvoirs publics inscrite dans des modalités contractuelles adaptées.

Les jeunes médecins, quant à eux, s'engageront dans cette voie nouvelle s'ils trouvent un cadre d'exercice satisfaisant leur permettant de mettre leurs compétences professionnelles au service des malades et de leurs familles.

Remerciements

Nous remercions les médecins communautaires et leurs associations professionnelles, en particulier l'association des médecins de campagne du Mali et l'association des médecins de campagne de Madagascar, ainsi que les institutions qui ont contribué aux formations en médecine générale communautaire : l'Institut de Médecine Tropicale d'Anvers, l'Institut Nationale de Santé Publique et Communautaire d'Antananarivo et la Faculté de médecine de Parakou au Bénin.

Références

Increasing access to health workers in remote and rural areas through improved rétention : global policy recommendations. World Health Organization 2010.

WHO. 2009. The World Health Report 2008 - Primary health care (Now more than ever). World Health Organization.

Annaheim-Jamet I., Traore S., Balique H. 1997. Réinventer la médecine de campagne. In « BRUNET-JAILLY - Innover dans les systèmes de santé : expériences d'Afrique de l'Ouest ». 137-152. Ed. Karthala.

Desplats D., Kone Y., Razakarison C. 2004. Pour une médecine générale communautaire en première ligne. Médecine Tropicale, 64 (6) : 539-544.

Évaluation

- AFD. 2010. Projet d'appui au développement de la médecine générale communautaire à Madagascar ex-post des projets ONG financés par le MAEE France.

- OMS 2008. Evaluation du programme d'appui à la médicalisation des aires de santé rurales au Mali, www.who.int/hrh/resources/case_mali/fr/index.html

- Cabinet COEF Ressources. 2008. Etude sur l'appui à l'installation de médecins privés en zones rurales à Madagascar. For the Malagasy Health Ministry upon financial support. AFD.

- Institut National de Santé Publique et Communautaire (INSPC). 2007. Evaluation à mi-parcours du projet Santé Sud Madagascar.

- Balique H. 1998. L'expérience des médecins de campagne au Mali. Etude sur 32 installations. Report Santé Sud/ORSTOM.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 8 mars 2018 19:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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