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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Vincent Descombes, “Le pouvoir d’être soi. Paul Ricoeur. Soi-même comme un autre.” (1991)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Vincent Descombes, “Le pouvoir d’être soi. Paul Ricoeur. Soi-même comme un autre.” Un article publié dans la revue CRITIQUE, Paris, Revue générale des publications françaises et étrangères, tome 47, nos 529-530, juin-juillet 1991, pp. 545-576. [Autorisation formelle accordée, le 21 décembre 2005, par M. Vincent Descombes, directeur d’études, École des Hautes Études en Sciences sociales, [EHESS], Paris].
Introduction

Dans ce livre, Paul Ricoeur renouvelle les termes d'un débat entamé il y a une trentaine d'années. C'est la « querelle du Cogito » (p. 14). [1] En même temps, il récapitule une enquête philosophique dont les premiers résultats avaient été publiés en 1950. [2] Entre-temps, cette recherche s'est émancipée de son cadre initial, celui d'une phénoménologie de la volonté. Elle se définit aujourd'hui comme une philosophie pratique entendue au sens d'une « philosophie seconde » (p. 31). Autant dire : une philosophie destinée à remplacer la méditation de type cartésien et husserlien sur une donnée absolument radicale qui voulait servir de fondement à ce que Ricoeur appelait dans sa thèse « les structures ou les possibilités fondamentales de l'homme ». [3] 

Il m'est évidemment impossible de recenser ici toutes les positions prises dans un livre qui mobilise toutes les disciplines philosophiques, de la sémantique à l'éthique et de la philosophie de l'action à la métaphysique. Je m'en tiendrai donc à un seul point qui touche à l'idée principale annoncée ainsi : 

Le recours à l'analyse, au sens donné à ce terme par la philosophie analytique, est le prix à payer pour une herméneutique caractérisée par le statut indirect de la position du soi. (p. 28, italiques de l'auteur). 

De quelle analyse s'agit-il ? Qu'a-t-elle à faire avec une position indirecte de soi par le sujet ? En quoi une telle herméneutique se distingue-t-elle d'une philosophie réflexive classique ou d'une phénoménologie descriptive de la conscience ? Je rassemblerai mes remarques autour de quatre questions : 

1) Une question de grammaire philosophique : Quelles différences remarquables y a-t-il, du point de vue de l'emploi, entre ces mots que nous rangeons trop paresseusement dans une unique catégorie des pronoms personnels (et particulièrement ici je, il moi, lui, elle, soi). 

2) Une question de philosophie de l'action : Quel est le statut des intentions d'agir ? Sont-elles d'abord des propriétés de l'action ou des propriétés de l'agent ? 

3) Une question de métaphysique : Faut-il distinguer, comme le propose Ricœur, deux concepts d'identité, l'identité comme mêmeté (idem) et l'identité comme ipséité (ipse) ? 

4) Une question de philosophie de l'esprit : Quel est donc ce soi qui figure dans l'expression la conscience de soi ? 

Pour la clarté de mon propos, il convient d'adopter un lexique, dont j'espère qu'il fera ressortir équitablement la teneur des positions philosophiques discutées par Ricœur. On voudra bien entendre comme suit les termes que voici : 

PHILOSOPHIE DU SUJET : doctrine qui réclame qu'à la question Qui ?, posée à propos d'une action rapportée dans un récit ou d'une parole citée, ou d'une expérience invoquée, il soit répondu par la mention d'un sujet, ce sujet étant pris dans un sens spécial et philosophique. Le sujet véritable auquel rapporter l'action, la parole ou l'expérience ne peut jamais être présenté à la troisième personne : il doit se présenter soi-même à la première personne, ans ce que les philosophes appellent une « auto-position ». [4] 

PHILOSOPHIE DE L'EGO, ou EBOLOGIE : autre appellation de la philosophie du sujet Le sujet éprouve sa présence dans une présence à soi-même, ou cogitatio cartésienne. 

HERMÉNEUTIQUE DU SOI : titre que Ricœur donne à son propre projet, qui est d'exposer une philosophie pratique dans laquelle une place centrale est prévue pour le sujet d'action et de passion (« l'homme agissant et souffrant », p. 29). L'herméneutique pose un sujet, mais indirectement, en passant par les faits du langage, de l'action, du récit, du droit, des institutions justes et de l'éthique. Elle a l'ambition de libérer la question Qui ? des tentatives antagonistes d'une position directe de soi (le « cogito exalté ») et d'une déposition tout aussi immédiate (le « cogito humilié », l'« anti-cogito », p. 27). 

Enfin, il faut dire un mot des deux méthodes de description citées et appliquées dans le livre. Celle de Husserl : la phénoménologie comme description des formes de conscience. Celle de Frege : la philosophie analytique comme enquête sur la forme logique du langage de la pensée. 

Pour la PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, on pourrait proposer ceci : Tout examen et toute discussion philosophiques d'une proposition - d'une pensée exprimée - supposent qu'on ait saisi la complexité de la pensée en question. On a compris ce que quelqu'un dit, ce qu'il en est de son logos, si l'on sait comment le contredire, comment exprimer un anti-logos. Pour cela, on doit déterminer ce qu'il dit et de quoi. Or l'analyse logique qui dégage la complexité d'une pensée, de fait, se pratique sur le mode d'une analyse grammaticale et sémantique des formes de langage dans lesquelles la pensée est exprimée (philosophie du langage). Pour le philosophe analytique, il y a une bonne raison à ce fait : nous n'avons pas d'accès direct aux pensées. Aussi n'est-il de bonne analyse des pensées que portant sur les formes verbales qu'elles ont ou pourraient avoir. 

Pour définir la position de la PHÉNOMÉNOLOGIE, on peut se tourner vers des études plus anciennes de Ricœur. Voici une caractérisation de cette philosophie dans son intention descriptive : 

À un premier niveau au moins, la phénoménologie est une description qui procède par analyses ; elle interroge ainsi : que « veulent dire » vouloir, mouvoir, motif, situation, etc. ? [5] 

Toutefois, en raison d'une ambiguïté propre à ce « vouloir dire » (viser, signifier), cette définition pourrait aussi s'appliquer au propos d'une philosophie analytique de l'esprit. Et de fait, on observe entre phénoménologie et philosophie analytique une alliance naturelle contre d'autres conceptions (déductivistes, idéologiques), mais aussi une rivalité, chacune prétendant détenir l'art véritable de dégager les « significations » en question. il vaut mieux retenir une définition qui marque plus explicitement les prémisses cartésiennes de la phénoménologie. Ainsi : 

Une fonction [psychologique] quelconque se comprend par son type de visée ou, comme dit Husserl, par son intentionnalité ; on dira la même chose autrement : une conscience se comprend par le type d'objet dans lequel elle se dépasse [6] 

La perception se comprend par le perçu comme tel, puisqu'elle est définie ici comme conscience perceptive de l'objet. La volonté se comprend par le voulu comme tel, l'imagination par l'imaginé comme tel, etc. Autrement dit la phénoménologie ainsi définie reprend à son compte le concept cartésien, c'est-à-dire « élargi », de la pensée, ou cogitatio. 

L'attention dans la perception est seulement l'illustration la plus frappante de l'attention en général qui consiste à se tourner vers… ou à se détourner de L'acte de regarder doit être généralisé selon la double exigence d'une philosophie du sujet et d'une réflexion sur la forme de succession. D'un côté en effet l'attention est possible partout où règne le Cogito au sens large, conformément à l'énumération cartésienne : « non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la même chose ici que penser ». Elle est le mode actif selon lequel toutes les visées du Cogito sont opérées, de telle façon que sentir même puisse être en quelque façon une action (...) [7] 

Et cette fois, nous tenons ce que nous cherchions, à savoir, un concept distinctif de la phénoménologie. Car cette redéfinition de la pensée comme attention ou visée est justement l'innovation cartésienne. Aux yeux de la philosophie passée par l'école de Wittgenstein, cet élargissement de la cogitatio qui va couvrir jusqu'à la sensation est une invention désastreuse. Le fait incontestable qu'il y ait un pense partout où il y a une pensée, un voulu partout où il y a une volonté, etc., ce fait ne permet pas de donner à tout cela un statut homogène d'« acte » ou de « visée de la conscience », car : 1) ce serait faire de la conscience un suppôt de l'acte de voir (or c'est moi qui voit ce n'est pas ma conscience) ; 2) les verbes exprimant les opérations et les états de l'esprit n'ont pas la même grammaire (les uns se construisent avec le complément d'objet, d'autres avec la proposition complétive, d'autres avec l'infinitif, certains admettant plusieurs constructions). 

Les lecteurs de Ricoeur remarqueront que son itinéraire philosophique l'a conduit à abandonner de plus en plus la deuxième définition citée ci-dessus au profit de la première. Parti d'une phénoménologie ouvertement cartésienne dans sa détermination de la conscience, il en arrive à une herméneutique qui doit « payer le prix » d'un recours à l'analyse. Et si l'on demande ce qu'on obtient à ce prix-là, Ricoeur répond qu'au lieu de se fixer sur le sujet du pur acte de penser, on gagne la possibilité d'envisager l'être humain comme « locuteur, agent personnage de narration, sujet d'imputation morale, etc. » (p. 18).


[1] Les références au livre de Ricoeur sont données entre parenthèses dans le texte.

[2] Philosophie de la volonté, tome 1 : Le volontaire et l'involontaire, Paris, Aubier, 1950.

[3] Philosophie de la volonté, op. cit, p. 7.

[4] « Je tiens ici pour paradigmatique des philosophies du sujet que celui-ci y soit formulé en première personne - ego cogito -, que le « je » se définisse comme moi empirique ou comme je transcendantal, que le « je » soit posé absolument c'est-à-dire sans vis-à-vis, ou relativement, l'égologie requérant le complément intrinsèque de l'intersubjectivité. Dans tous ces cas de figure, le sujet c'est « je ». (Soi-même comme un autre, p. 14).

[5] « Méthode et tâche d'une phénoménologie de la volonté »(1951), dans : P. Ricoeur, À l'école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 61.

[6] Philosophie de la volonté, op. cit., p. 10.

[7] Op. cit., pp. 148-149. La citation de Descartes est tirée de : Principes de la philosophie, I, no 9.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 7 mars 2006 15:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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