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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article Amélie Descheneau-Guay et Maxime Ouellet [Respectivement doctorante en sociologie à l’UQÀM et doctorant en études politiques à l’Université d’Ottawa.], “L’économie du savoir décryptée par Marx. L’aliénation et l’exploitation existent toujours au sein de la «nouvelle économie»”. Un article publié dans Le Devoir, Montréal, édition du samedi 6 octobre 2007, page C6 — Le devoir de philo. [Autorisation accordée par les deux auteurs de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales le 8 octobre 2007.]

Amélie Descheneau-Guay et Maxime Ouellet

[Respectivement doctorante en sociologie à l’UQÀM
et doctorant en études politiques à l’Université d’Ottawa.]
 

L’économie du savoir décryptée par Marx.
L’aliénation et l’exploitation existent toujours
au sein de la «nouvelle économie»
. 

Un article publié dans Le Devoir, Montréal, édition du samedi 6 octobre 2007, page C6 — Le devoir de philo.

 

 

Introduction
 
Qu’est-ce que le capitalisme ?
Fin de l’aliénation, vraiment ?
La marchandisation du savoir
Une véritable forme d’«accumulation primitive» ?
(Re)lire Marx

 

Introduction

 

La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel: tel est un des arguments les plus souvent invoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Il y a près de deux ans maintenant, Le Devoir leur a lancé le défi, non seulement à eux, professeurs, mais aussi à d'autres auteurs, de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand philosophe. 

 

Économie... du savoir, de l'information, des connaissances: tels sont les nouveaux slogans prisés par nos politiciens et des dirigeants universitaires pour qualifier le contexte dans lequel baigneraient les sociétés contemporaines. 

Dans la bouche d'un ministre de l'Éducation comme Jean-Marc Fournier, le savoir devenait «un puissant levier de développement économique, social et culturel». Pour cette raison, évidemment, «le gouvernement du Québec a placé l'éducation au sommet de ses priorités». Les phrases du type: «Nous passons d'une société industrielle à une société du savoir»; «Nous sommes au début de la révolution du savoir et nous devons faire cette transition» (Robert Poupart, principal de l'université Bishop), sont si courantes qu'on ne les entend presque plus.

 

 

Texte de la photo : Amélie Descheneau-Guay et Maxime Ouellet : «L’idée de valorisation du capital est centrale dans la conceptualisation du capitalisme chez Marx. Dans sa perspective, la valeur est une entité immatérielle mais néanmoins objective.» [Photo : Pedro Ruiz, Le Devoir.]  

En répétant ce leitmotiv, les promoteurs se convainquent que le savoir est aujourd'hui un facteur de production plus important que le travail physique. Que penserait Karl Marx (1818-1883) de la thèse d'une telle prémisse, maintenant convenue? En se fondant sur un facteur immatériel (le savoir) plutôt que sur le travail physique, la nouvelle économie transforme-t-elle vraiment le mode de production capitaliste jusqu'à invalider les théories de Marx?

 

Qu'est-ce que le capitalisme?

 

Selon Marx, le capitalisme est une formation historique particulière dans laquelle s'imbrique un «rapport social de production» précis, c'est-à-dire que sont induits des rapports particuliers entre les êtres humains. Contrairement aux économistes classiques (Smith et Ricardo), Marx rejette l'idée selon laquelle l'économie est un phénomène naturel obéissant à certaines lois immuables. 

Selon lui, il existe différents modes de production qui correspondent à des «structures» historiques particulières, découlant d'un rapport de classe spécifique. La caractéristique principale du mode de production capitaliste? Le rapport d'exploitation, bien sûr. Une classe détentrice des moyens de production s'approprie chez une autre classe le «surtravail», qualifié de plus-value. Au cours d'un cycle de valorisation (production, circulation, distribution), la plus-value est transformée en capital, qui pourra ensuite être réinvesti afin de maximiser les profits. Le processus d'accumulation est illimité. 

L'idée de valorisation du capital est centrale dans la conceptualisation du capitalisme chez Marx. Dans sa perspective, la valeur est une entité immatérielle mais néanmoins objective. Une «abstraction réelle», immatérielle en ce qu'elle résulte d'une «relation sociale» et qu'elle n'est pas une «chose». Ainsi, bien que Marx ait déjà fait référence au savoir comme force productive lorsqu'il soutient que «le savoir social en général, le "knowledge", devient la force de production immédiate» (Grundriss), le travail n'est pas rendu abstrait par le degré croissant d'immatérialité de la production, ni par son caractère «technique», mais bien par son caractère social.

 

Fin de l'aliénation, vraiment?

 

Or, selon la thèse de l'«économie du savoir», le développement technologique (Internet, biotechnologies) a engendré une transformation radicale dans le mode de production. La relation d'exploitation entre les propriétaires des moyens de production et les travailleurs n'existerait plus! 

Le travail industriel et le travail physique seraient remplacés par le travail dit «cognitif», effectué par des «manipulateurs de symboles». Ces derniers détiendraient désormais les moyens de production, grâce à leur savoir. Ils ne seraient plus dépossédés des fruits de leur travail. Marx serait caduc puisque les travailleurs peuvent emporter avec eux leur savoir là où ils le souhaitent. Leur travail ne serait donc plus «aliéné». 

 

 

Texte de la photo : Le philosophe et homme politique allemand Karl Marx, auteur en 1847, avec Friedrich Engels, du Manifeste du Parti communiste. [Photo : Archives, Agence France-Presse. 

 

Mais selon nous, le concept d'aliénation développé par le jeune Marx permet de déceler au sein même des économies du savoir une relation sociale de production typiquement capitaliste. Rappelons que Marx présente trois dimensions du travail aliéné. 

- Premièrement, le produit d'un travailleur devient une chose qui s'objectifie. Elle devient une réalité extérieure qui s'impose à lui, bien qu'il l'ait lui-même produite. 

- Deuxièmement, le concept d'aliénation renvoie à la perte d'autonomie du travailleur dans l'activité productive elle-même. Les conditions de travail (ce qu'il doit produire et comment il doit le produire) lui sont imposées par un agent extérieur. Le travail n'est plus ici une activité permettant à l'ouvrier de se réaliser en tant qu'individu autonome mais se transforme en une activité étrangère à lui, un «travail forcé» (Manuscrit de 1844). 

- Troisièmement, le travail aliéné maintient l'homme étranger à ce qui lui est possible, à ce qu'il «peut devenir». Les conditions du mode de production capitaliste sont marquées par une division sociale du travail et par la production de marchandises. Dans ce contexte, le travailleur se voit dans l'incapacité de mettre en oeuvre ses propres capacités et qualités, bref d'agir comme un individu véritablement libre et autonome. 

Selon plusieurs de ses laudateurs dans l'«économie du savoir», ce type de relation sociale (l'aliénation du travail) serait carrément disparu! Mais interrogeons-nous: dans ce nouveau contexte, le travailleur du savoir s'avère-t-il vraiment propriétaire des moyens de production? Aucunement, selon nous, principalement en raison de l'extension des droits de propriété au travail intellectuel.

 

La marchandisation du savoir

 

Analysons cette extension des droits de propriété avec deux concepts marxiens: la marchandisation (transformation de la valeur d'usage en valeur d'échange) et l'accumulation primitive du capital. 

Lorsqu'il analyse la marchandise, Marx distingue deux types de valeurs: la valeur d'usage et la valeur d'échange. La première est liée à l'utilité d'une chose. C'est la valeur qui lui est accordée par un individu au moment de sa consommation. La valeur d'échange accorde quant à elle un aspect quantitatif à une chose, ce qui permet de l'échanger dans le marché (Le Capital, livre premier, chapitre 1). 

Dans les sociétés contemporaines, les capitalistes cherchent à transformer le savoir en marchandise, laquelle possède alors une valeur d'échange. Afin que le savoir possède une valeur échangeable sur le marché, il est nécessaire de créer un processus de «raréfaction». En clair, il s'agit de transformer le savoir en une marchandise fictive, transformation permise notamment par les droits de propriété intellectuelle. Au fondement historique du capitalisme, c'est la terre, le travail et l'argent qui représentaient ce type de marchandises fictives. 

Il ne s'agit pas de biens tangibles au même titre que d'autres marchandises sur le marché. Sous le régime des droits de propriété intellectuelle, il en va de même du savoir. Par exemple, pensons aux négociations dans le cadre de l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle (APDIC) qui touche au commerce, sous l'égide de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). 

Bien que les méthodes d'extraction de la valeur aient changé, la logique intrinsèque du capitalisme, soit la valorisation expansive du capital, reste fondamentalement la même dans l'«économie du savoir». Tout comme les rapports de propriété matérielle au temps de Marx, les rapports de propriété intellectuelles rendent les produits aliénables et, par conséquent, échangeables sur les marchés. En clair, les droits de propriété intellectuelle marchandisent le savoir produit par les travailleurs, et ce, au profit du capital.

 

Une nouvelle forme
d'«accumulation primitive»?

 

De plus, les formes de violence sur lesquelles se constitue cette privatisation doivent être examinées. Marx reprochait aux économistes libéraux de négliger la violence avec laquelle se réalisait le processus d'appropriation privée, qu'il nomme «accumulation primitive». Pour Marx, l'accumulation primitive est l'acte fondateur qui a produit historiquement le système capitaliste. Il repose sur une forme de violence parce qu'il vient «arracher» aux producteurs la propriété des moyens de production (Le Capital, livre premier, chapitre XXVI). 

La théorie de l'«économie du savoir» occulte aussi cet acte de violence constitutif, toujours présent dans les sociétés contemporaines. Les sociétés contemporaines ne sont donc pas si différentes des sociétés industrielles qu'il n'y paraît. Le processus de marchandisation et d'exploitation propre au capitalisme se poursuit. 

La nouveauté résiderait plutôt dans l'émergence de nouvelles formes de cette accumulation primitive. Cette manière violente d'arracher les moyens de production s'observe fréquemment dans nos sociétés, notamment quand des multinationales occidentales pillent le savoir traditionnel de communautés afin de le marchandiser et d'en récolter des profits. 

Le discours d'une économie fondée sur le savoir ferait sursauter Karl Marx pour une autre raison: l'économie y est conçue en tant qu'éléments parcellisés nationalement et non comme un tout à l'échelle mondiale. Or, de même que se perpétuent des rapports d'exploitation entre les pays riches et les pays pauvres, une division du travail persiste au sein même des premiers. 

Si la proportion des travailleurs «cognitifs» croît rapidement dans les pays développés, il reste que la masse des emplois créés se retrouve dans des domaines exigeant peu de qualifications. Les ouvriers des chaînes de production de semi-conducteurs, de téléviseurs et de photocopieurs Xerox sont-ils tous des travailleurs du savoir? Il faut s'interroger sur la nature de ces emplois propres à la «nouvelle économie». Le secteur des services, qui comprend des emplois précaires, notamment pour les femmes, en fait-il partie? Et la caissière du IGA? 

Au sein des pays pauvres, plusieurs travailleurs s'affairent à construire les «infrastructures» de production matérielles nécessaires à la circulation du savoir dans les pays riches, au premier chef l'équipement informatique. On assiste ainsi à ce que Marx nommerait un processus de prolétarisation croissant lorsqu'on observe l'actuel passage au salariat dans plusieurs pays du cheap labor. 

Partout, donc, le capitalisme continue de reposer sur un rapport de production et d'exploitation fondé sur le travail. De fait, pour échanger de l'information et faire communiquer le savoir, des ordinateurs, des câbles, des satellites, de l'énergie, des infrastructures matérielles sont encore indispensables. Celles-ci s'avèrent moins visibles compte tenu des multiples processus de délocalisation des dernières décennies.

 

(Re)lire Marx

 

En actualisant la pensée de Marx, on peut mettre en évidence le phénomène de dépolitisation des rapports sociaux que sous-tend le discours sur l'économie du savoir. La fin du travail, la fin de l'exploitation, la fin des relations de domination, la fin de la division du travail: tous ces constats qui en constituent l'édifice théorique participent au déploiement d'une vision d'une société sans classes, où les contradictions sont présentées comme étant résolues. 

Rappelons aux fétichistes de la nouveauté techno-économique -- à gauche comme à droite --, ceux-là mêmes qui entrevoient l'avènement d'un monde sans classes, les mots mêmes de Marx à propos de la tendance historique du capitalisme: «Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d'une caste s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont enfin forcés d'envisager leur situation sociale» (Manifeste du Parti communiste, section I). 

***

 

Vos suggestions et commentaires sont les bienvenus.
Écrivez à Antoine Robitaille: arobitaille@ledevoir.com. 



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 9 octobre 2007 8:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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