Francine Descarries,
“THÉORIES FÉMINISTES: ESSAI DE TYPOLOGIE” (1988)

Contexte de la recherche 

La démarche dont je veux rendre compte aujourd'hui s'inscrit dans le cadre de préoccupations théoriques et pédagogiques et vise à une meilleure compréhension du sens et des enjeux présents dans les débats de fond qui se sont développés au sein du mouvement des femmes, et à sa marge, au cours des dernières décennies [1]. 

Intentions théoriques 

Elle veut, notamment, démontrer la mouvance et la complexité de ces débats afin, non seulement, de les mieux situer dans leur environnement théorique, idéologique, politique et stratégique, mais encore de mettre en évidence les modèles d'interprétation et les modèles « action qui s'en dégagent.
 

Les autres typologies 

Les essais de catégorisation ne manquent pas dans la littérature et il est même assez périlleux de s'y risquer. Catégoriser - ou proposer un essai de typologie - peut, en effet, vouloir dire réduire... taire les nuances, sélectionner, voire même enfermer ou créer une impression de statisme. 

Néanmoins, dans la mesure OÙ catégoriser veut aussi dire comprendre, poser systématiquement les éléments d'une compréhension commune et préciser une multitude de notions et de perspectives, nous avons, malgré tout, décidé de mener l'exercice à terme. 

"Petite publicité" 

Les résultats de notre recherche ont maintenant été publiés dans la Série Document de l'ICREF (Institut canadien de recherches sur les femmes) [2]. 

Classification 

Quelques mots au sujet de notre modèle d'analyse. Les grilles d'interprétation proposées dans la littérature utilisent, en général, comme principe de classification un découpage axé sur les grands mouvements politiques contemporains (libéralisme, socialisme, marxisme, séparatisme/nationalisme, néo-conservatisme), ou encore axé sur les filiations théoriques et intellectuelles dominantes : freudisme, marxisme, existentialisme, essentialisme, etc. Pour notre part, et c'est là, l'originalité de notre démarche, nous avons décidé de ne pas proposer une telle lecture réactionnelle, mais bien d'adresser notre questionnement directement à la problématique de la division des sexes et à la problématique de l'action : cette dernière désignant les perspectives de luttes et d'actions portées par un cadre théorique donné. Autrement dit, nous avons cherché à cerner, les modèles d'interprétation proposés pour expliquer tant les réalités de l'oppression que celle de la libération, espace théorique, comme le disaient déjà Marks et Courtivron (1981), au sein duquel les différents courants de pensée du mouvement des femmes se départagent. 

Méthodologie 

Les résultats de notre recherche ont été consignés sous deux formes distinctes, niais complémentaires : La première est celle d'un essai de typologie présenté sous forme de tableaux qui, à partir d'une série de dimensions d'analyse [3], résument systématiquement, et toujours selon les mêmes principes, les grandes caractéristiques et les enjeux propres à chacun des neuf courants et tendances repérés- La seconde, est celle d'une cartographie des "best-sellers" de la littérature féministe européenne et américaine. Cette cartographie permet notamment de retracer la chronologie des débats, d'identifier les contributions déterminantes sur leur évolution et constitue également la bibliographie de notre recherche. 

Courants et tendances du féminisme contemporain 

Sans vouloir entrer dans le détail des résultats, puisque j'aimerais mieux partager avec vous quelques hypothèses et questionnements qui s'imposent au terme de notre recherche, je mentionnerai tout de même que nous avons identifié trois grands courants de pensée au sein du mouvement contemporain des femmes, soit celui du féminisme égalitaire - qui, naturellement est toujours très présent (notamment par le biais des réflexions sur l'éducation, le travail, l'entrepreneurship et le leadership) ; celui du féminisme radical, qui dans la foulée des grandes thèses collectivistes, occupera l'essentiel de l'espace discursif et théorique au cours des années 70 et, finalement, amorcé par les écrits des philosophes, psychanalystes, psychologues et femmes de lettres, le courant de la fémelléité [4] (réflexion plus métaphorique que matérialiste) qui occupe de plus en plus l'espace théorique de la réflexion sur les femmes au cours des années 80. 

De plus, au sein du féminisme radical, nous avons identifié et analysé trois tendances principales : 1) le féminisme radical matérialiste ; 2) le féminisme radical de la spécificité (Ou autonomiste) et 3) le féminisme radical lesbien. 

De manière à peut-être mieux saisir les différences de pensée entre les écoles européennes et les écoles américaines, il est vraisemblable que nous suggérerions maintenant aussi de distinguer entre le féminisme radical matérialiste (école française) et le féminisme radical socialiste (école américaine). De même, il est certain qu'avec le recul des années, il deviendra aussi nécessaire de distinguer, au sein du féminisme de la fémelléité, les différentes tendances qui se dessinent de Plus en plus clairement et de questionner ce qui se "cache" sous l'appellation "post-féminisme" que l'on voit utilisée de plus en plus souvent. Enfin, aux trois grands courants retenus, s'ajoutent le courant marxiste-féministe, que nous avons placé à la périphérie du mouvement des femmes, et les courants néo-conservateur féminin et séparatiste lesbien qui évoluent en marge de celui-ci. 

LE CONTINUUM 

Ceci dit, je tiens à mentionner, et j'insiste sur ce point, que cette typologie demeure une proposition ouverte de catégorisation et ne vise nullement à enfermer la parole des femmes dans "une gaine trop rigide". Au contraire, elle met en évidence la complexité de la réalité observée, mais surtout l'interdépendance et la continuité entre certains courants au point où les frontières entre les uns et les autres ne sont absolument pas étanches et où l'analyse des travaux d'une même auteure peut appartenir, dans un seul et même temps ou à des moments différents, à des tendances ou à des courants différents. 

Il va sans dire aussi, que les discours analysés ne partagent pas tous un même niveau de théorisation. Mais, tout le continuum considéré est, selon notre hypothèse, l'espace au sein duquel s'organisent et se pensent tant le discours que la pratique des femmes. 

Hypothèses ; et questions 

Dans la mesure où nous avons identifié près d'une dizaine de modèles d'interprétation, la pluralité et la multidimensionnalité de l'environnement théorique et politique du discours des femmes sont très nettement démontrées. Ce constat nous incite, d'une part, à rejeter systématiquement toute perception normative ou réductionniste du féminisme contemporain et de ses discours - qui associerait, par exemple, trop immédiatement celui-ci à un "égalitarisme mimétique" ou à un "radicalisme stérile (pour ne pas dire castrant) et à considérer, d'autre part, sous le vocable recherches féministes un ensemble très large de stratégies, de recherches et d'analyse qui intègrent la réalité quotidienne des femmes au coeur même de leur démarche. Par ailleurs, dans la mesure ou les discours élaborés au sein du mouvement des femmes constituent non seulement un modèle d'interprétation théorique, mais également une contrainte et une incitation par rapport auxquelles les femmes effectuent leurs choix existentiels et expérimentent la quotidienneté des rapports de sexes, le dynamisme, la vitalité -mais également l'essoufflement de certaines problématiques -doivent être interprétés à la lumière de l'analyse sociologique des conditions socio-économiques, politiques, idéologiques et intellectuelles qui président à leur émergence, à leur développement, voire à leur disparition. 

Ainsi, l'importance, la surdétermination de la problématique égalitaire comme modèle d'action peut se comprendre du fait qu'elle propose des stratégies de changements et d’accommodements, sans trop perturber l'ordre établi des sphères publique et privée. Si l'égalitarisme dénonce en priorité les conditions d'inégalités vécues par les femmes dans les domaines de l'éducation et du travail, il s'articule tout de même autour de la notion de complémentarité et entretient une certaine confiance à l'égard du système patriarcal et de ses capacités de changement. Quant au déclin relatif du féminisme radical à l'heure actuelle, il s'inscrit certes dans le processus de mise en veilleuse des grandes thèses collectivistes, mais il nous semble encore davantage lié au fait que le féminisme radical se heurte à l'implacable dynamique des incitations et des contraintes de la pratique quotidienne des rapport de sexes, du travail de maternage, de la conjugalité, de l'amour et de lit sexualité. 

Enfin, il apparaît clairement que c'est en réaction au mutisme des théories psychanalytiques traditionnelles au sujet du territoire du féminin et à l'incapacité (ou au refus) du féminisme radical de problématiser la différence, de saisir la place de l'ethos féminin qu'émerge, au cours des années '80, un discours néo-féministe "de la fémelléité". Ce discours, s'il montre à l'évidence qu'en s'éloignant trop du territoire de la maternité et du féminin les femmes risquent de perdre leur identité spécifique et leur espace de pouvoir, nous inquiète pourtant à plus d'un titre. D'une part, la problématique qui le sous-tend a trop souvent tendance à situer la réflexion à l'extérieur des rapports socio-politiques et du concret. D'autre part, il nous force à nous demander si la volonté des femmes de problématiser" le féminin, l'éthique féminine et l'expérience maternelle, en harmonie ou en continuité avec leur vécu individuel, porte en elle une vision nouvelle des rapports de sexes ou si, au contraire, elle ne représente pas plutôt un nouveau risque de re-sacralisation du féminin et de la mère nature ? D'ores et déjà, il apparaît donc que la recherche féministe des prochaines années devra parvenir à "concilier les refus intransigeants du féminisme radical et les élans poétiques d'une douce féminitude" (Descarries-Bélanger, Francine, et C. Corbeil, 1987) si elle ambitionne de proposer une théorie cohérente des rapports de sexes dans laquelle toutes les femmes - mères et non mères, femmes mariées et célibataires, hétérosexuelles et homosexuelles, blanches et noires, travailleuses rémunérées et ménagères - pourront se reconnaître et se "comprendre".

RÉFÉRENCES 

MARKS, Elaine et Isabelle DE COURTIVRON, dirs., New French Feminisms : An Anthology (1980), New York, Harper, 1981 

DESCARRIES-BÉLANGER, Francine. et Christine CORBEIL, "La maternité : Un défi pour les féministes", La revue internationale d'action communautaire. 18/58, automne 1987 : pp. 141-153