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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Sous le soleil de la pitié. 2e édition. (1973)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-Paul Desbiens (philosophe et essayiste québécois), Sous le soleil de la pitié. 2e édition. Montréal: Les Éditions du Jour, 1973, 2e édition, 122 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 20 janvier 2005 de diffuser la totalité de ses publications.]

Préface

Ainsi donc, on remet le Soleil au Jour. Pas d'objection, puisqu'il existe. Mais le refaire me serait difficile. Voilà huit ans que ce petit livre fut publié.

Huit ans : le temps, pour la « révolution tranquille », de parvenir, à bout de souffle, à bout de pistes ; le temps de trois gouvernements, quatre si l'on compte le fédéral. Au milieu, l'assassinat de Pierre Laporte.

Il y a huit ans, j'écrivais :

« Nous ne fûmes point heureux et pourtant, nous n'avons point connu de tourmentes collectives. Faut-il qu'une nation, comme un individu, connaisse des tourmentes pour mûrir ? J'espère toujours que nous ferons l'économie des grandes secousses. Suis-je pessimiste ou optimiste ? Ni l'un ni l'autre, n'étant ni un imbécile triste ni un imbécile heureux. Trop vieux pour être malheureux, encore trop jeune pour douter sérieusement de l'action, je me sens parieur. Je parie pour nous : ce n'est pas scientifique, c'est détaché. Pourtant, on ne parie pas sans vibrer. »

 [10] Le plus près que nous soyons passés d'une secousse majeure, c'est en octobre 70. On en reparle ces temps-ci. Quoi que l'on puisse révéler a ce sujet ne changera pas le fait que nous fûmes tous plongés dans une profonde angoisse et littéralement stupéfaits : changés en pierre, durant ces jours. Comme vaccin politique, ce fut une dose de cheval.

Ce que l'on pourra établir de nouveau ne changera pas non plus le fait que le pouvoir fédéral n'a pas hésité longtemps à envoyer l'armée. Il y a là un terrible précédent. L'armée, cette fois-là, fut discrète et silencieuse ; mais elle y était. A quoi donc pensais-je, dès 1960, quand j'écrivais :

« De tous les peuples occidentaux, nous sommes parmi les seuls à n'avoir point connu de révolution politique ni de crise religieuse majeure. Nous n'aurons pas de révolution : la proximité des Anglo-Canadiens est une garantie. Ils ne nous laisseraient pas faire de dégât. Peut-être même que le 22e Régiment s'y opposerait lui aussi, commandé en anglais. »

Mais remettons-nous au Soleil. J'y disais, dès le début « Je rêve d'un inconnu qui me lirait dans un train. »

Cela m'était venu à la suite d'une lettre que j'avais écrite, de Fribourg, à Simone de Beauvoir, après avoir lu un de ses livres. Voici la lettre :

« Permettez que je me présente : je suis Canadien français, étudiant en Europe depuis bientôt trois ans. J'ai passé neuf mois en Italie, à Rome ; quelques semaines en Espagne ; deux mois à Paris, et je suis en Suisse depuis un an et demi.

[11] Je viens de lire La Force des choses. Je l'ai lu dans le train Fribourg-Berlin-Fribourg. Pendant quatre jours, j'ai vécu avec vous ; il faut maintenant que je vous parle un peu.

Je n'avais jamais rien lu de vous ; je dois même dire que j'avais contre vous des préjugés faciles. Ce qui m'a donné le goût de lire votre dernier ouvrage, c'est que je venais de terminer Les Mots, de Sartre. Je ne l'aimais guère, lui non plus. Je suis sorti de cette lecture avec une sympathie toute neuve. Cet homme-là n'était pas méprisable. Je le connais encore mieux, maintenant que j'ai lu votre livre, et mon estime se confirme. Ce qui me frappe d'abord, c'est l'immense labeur que vous avez accompli tous deux. Deux êtres qui travaillent avec cet acharnement méritent respect. Surtout s'ils travaillent pour l'homme, contre les Pouvoirs, contre leur milieu, souvent contre leurs amitiés. Ce que je vous dis là est bien banal ; pendant que je formais le projet de vous écrire, dans le train, il me semble que j'étais plus brillant.

Ce que je comprends le moins, c'est que vous terminez en disant que vous avez été flouée. Vous reconnaissez pourtant que vous avez été privilégiée ; vous avez la santé, la gloire, la culture, l'argent. Et vous vous dites flouée. Qu'est-ce alors des millions d'êtres humains qui n'ont rien connu de ce que vous avez connu ? Certes, que les autres soient encore plus floués que vous n'arrange rien, mais alors, il est impossible que floué soit le dernier mot de la vie humaine. À supposer même qu'un jour personne ne soit plus floué, il resterait à justifier la souffrance qui a eu lieu. Je n'ai pas a vous la détailler : vous en savez plus long que [12] moi sur ce chapitre. Remarquez d'ailleurs que cela ne me gêne pas (intellectuellement) que vous terminiez votre ouvrage par un constat aussi désespéré. Nous parlions de vous et de Sartre, l'autre jour, quelques amis et moi. Quelqu'un disait : ils sont désespérés. Dans son esprit, cela jugeait vos vies, vos oeuvres, votre philosophie. Pas pour moi. Mourir désespéré ne préjuge pas de la valeur d'une vie. Quelques-uns parmi les hommes que j'aime le plus sont morts désespérés. Je suis un peu mal à l'aise de vous en nommer, parce que je sais que ces hommes ne doivent pas compter gros pour vous, mais enfin, je nomme des hommes comme Jérémie, le prophète d'Israël, Elie, tant d'autres.

J'ai passé quatre jours avec vous, vous lisant dans un train, discutant avec vous, plus réelle que les paysages, que les autres voyageurs. C'est ça la gloire : être porté dans le coeur d'un inconnu. J'ai toujours rêvé d'écrire un jour quelque chose de beau, qu'un inconnu lirait dans un train, et qui en serait aidé à vivre un peu plus loin. Car il n'y a que ça : aider les hommes à vivre ; non pas les amuser, mais les aider. Je sais que cela vous mettrait en rogne si je moralisais. Je ne veux ni moraliser ni vous proposer des consolations de mouche du coche. Je vous dis seulement ceci, parce que je le crois profondément : toute souffrance se réveillera un jour sur l'épaule de Jésus-Christ. L'idée est de Bernanos ; je cite de mémoire. Beaucoup d'entre nous avons sorti Jésus-Christ de nos amours, mais Jésus-Christ ne nous a pas sortis de son amour. On peut bafouer un amour humain, mais l'amour du Christ déborde nos [13] petites catégories. Jésus-Christ n'est pas « fier ». A ma mort, j'essaierai de me demander à moi-même : crois-tu, oui ou non que Jésus-Christ t'aime ? Malgré que je sois un couillon, si je réponds oui, je suis sauvé. Ce que je vous dis maintenant doit vous paraître ridiculement facile. Ca le serait si je me reposais là-dessus pour vivre n'importe comment. Mais je n'ai pas renoncé à la cohérence. Je sais que l'amour est d'abord une exigence. Quelques-uns parmi ceux dont je me réclame l'ont Prouvé. Je ne vous parle pas ici de ma vie, je vous parle de la vérité à laquelle je crois.

J'ai été frappé en lisant Les Mots de constater que ce que Sartre a vomi, en croyant rejeter Dieu, c'était une caricature de Dieu. Vomir cette caricature ce n'est pas vomir Dieu. Saint Augustin disait que « l'Église compte beaucoup d'enfants parmi ses ennemis et beaucoup d'ennemis parmi ses enfants. » Êtes-vous des ennemis de l'Église ? Je n'en sais rien. Faudrait voir. En tout cas, il se trouve que vous avez passé votre vie à travailler pour l'homme. Quand le Christ a voulu nous donner un exemple concret de la charité, il a choisi de l'incarner dans un Samaritain. Or, les Samaritains, pour les Juifs, c'étaient des « communistes ». Partout où un homme réel est réellement aimé, le Christ est aimé. Vous qui poussez la solidarité humaine jusqu'à interrompre un andante de Beethoven un soir de massacre, une surprise vous attend peut-être. Et cette surprise ne sera pas un « flouement ». (Y a-t-il un substantif pour « flouer » ?)

En fin de compte, je moralise. Et puis, qu'est-ce qui me pousse à vous écrire. Il faut [14] que le besoin de parler aux êtres soit fort. Vous en savez quelque chose, vous qui avez écrit des milliers de pages.

Je vous laisse, Madame, en vous assurant de mon respect. »

Fribourg, le 16 février 1964.

Simone de Beauvoir me répondait :

« Merci de votre très sympathique lettre.

J'aime beaucoup ce que vous dites sur le désespoir. Sartre a écrit dans Les Mouches que la vraie vie commence de l'autre côté du désespoir. N'avoir plus d'illusions ne signifie pas que vivre a perdu son intérêt. Les gens qui nous traitent de désespérés sont en deçà de l'espoir et du désespoir, ils ne se posent aucune question, c'est ça qu'ils appellent sagesse.

J'aime aussi la manière dont vous envisagez le christianisme. Nous sommes sûrement plus proches, vous et mot, que je ne le suis de la plupart des athées et vous de la plupart des croyants.

J'aimerais que vous listez mes autres ouvrages et savoir ce que vous en pensez.

Et je vous souhaite d'écrire un beau livre que quelqu'un lirait dans un train.
Très chaleureusement. »
Simone de Beauvoir

J'ai pu vérifier moi aussi que le Soleil avait rejoint profondément des centaines de personnes. Ce n'est pas une petite joie ; mais c'est engageant. Le genre d'écriture que je pratique ne laisse pas beaucoup de place à l'interprétation ; c'est trop direct.

[15] On écrit quand même. Parce qu'on la naïveté de croire, de croire que ça vaut la peine. On a déjà écrit et on a été reçu. La gloire, je l'ai déjà dit, c'est d'être porté dans le coeur des inconnus. Cette gloire-là, on y a goûté. Elle prend la forme d'un homme qui vous dit à l'angle d'une rue, à Montréal. « Vous ne me connaissez pas, mais je vous connais ; continuez. » Et vous avez le coeur chaud pour quelques heures. Elle prend la forme d'une jeune fille qui vous a reconnu, au Buffet de la Gare Centrale, et qui vient vous dire bonjour et aussi, qu'elle n'est pas d'accord avec vous. Elle prend la forme d'une vieille femme qui vous dit : « Je vous suis », voulant dire : je vous lis, je lis ce qu'on écrit de vous. Elle prend la forme d'une lettre comme celle que je reproduis ici, qui vous arrive tout d'un coup, qui n'est pas signée, qui est gratuité pure ; une lettre qui vient d'un être qui n'attend rien de vous, qui ne vous demande rien, qui veut seulement vous saluer :

« D'abord, je veux souhaiter un beau Noël au jeune garçon de quinze ans qui, un soir de réveillon, sentit fondre sur lui un immense besoin de tendresse, de chaleur humaine ; au grand monsieur qu'il est devenu et qui garde peut-être au fond de lui-même la nostalgie des joies rêvées. (...)
Comme vous avez raison de crier aux jeunes de bien bâtir leur avenir. J'ai quarante ans. Les filles de ma génération (pour beaucoup) allaient au couvent, mais n'étaient pas préparées à choisir une carrière. Quand la vie vous secoue brutalement, le travail extérieur peut devenir une sorte de planche de salut. »

Une jeune fille m'écrivait :

[16]
« Je viens de lire Sous le Soleil de la pitié. Vous savez, je ne sais pas dire les choses (papa dirait : « À quoi cela sert-il de te payer des études ? »), mais je les sens.

« Quand on est jeune, on joue souvent les durs, on voudrait bien être invulnérable. On croit que c'est normal parce que tout le monde a sa petite armure derrière laquelle il se cache. C'était mon idéal à moi aussi, un bon petit bouclier.

« Aujourd'hui, je découvre un adulte qui ose se promener désarmé, amical, au milieu des « peureux » et des méfiants. Et je me demande si, à dix-huit ans, je ne vois pas un homme pour la première fois. Est-ce que la force serait d'être faible et ouvert ? »

En voici une troisième, d'un jeune homme :

« J'ai terminé Sous le Soleil de la pitié hier soir, à 11 h 30. N'ayant pas pris deux gin - je préfère d'ailleurs le cognac - et bien qu'il fût passé dix heures, je ne me sentais pas prophète. Mais je ne me sentais pas seul : je m'étais rencontré. En achetant votre livre à Montréal, la veille, j'avais consenti à un « blind date » (littéralement, un rendez-vous aveugle) comme on fait chaque fois que l'on achète un auteur inconnu, car J . e n'ai pas lu les Insolences. Et à ce rendez-vous, c'est moi que j'ai rencontré ! « L'histoire d'un homme, c'est l'histoire de tout homme. » Mais votre histoire, c'est la mienne... »

Des lettres comme ça, on en a reçu des centaines ; je cite celles-là à titre d'exemple ; on me fera l'honneur [17] de croire que je le fais sans complaisance envers moi-même ; je me connais assez pour mesurer ce qui me revient et laisser le reste.

On se dit : j'ai donc rejoint des êtres. Et on veut continuer ; continuer à en rejoindre ; continuer d'envoyer son signal, à tout hasard. On voudrait relayer ceux « qui font la chaîne, du fond de l'éternité, pour nous apporter un peu d'eau fraîche ». On a été tant aidé, soi, par les porteurs d'eau, de cette eau, que l'on ambitionne de se placer parmi eux.

Ce rappel de soi à soi, qui nous vient des autres, des inconnus qu'on a rejoints, sans le savoir et qui nous renvoient à nous-mêmes, comme un écho. On avait lancé un cri, on n'y pensait plus, et, tout à coup, ce cri vous revient et vous regarde.

Je t'aime d'avance et de loin, jeune homme au coeur sombre, qui me lira peut-être, peut-être dans vingt ans, dans cent ans. Je rêve, bien sûr. Tout de même, je lis bien, moi, Pascal et Socrate et Montaigne, et Bernanos, à deux mille, à trois cents ou à trente ans de distance. Et parfois, ils me réchauffent le coeur. Je ne veux pas m'écraser sous les comparaisons ; je dis seulement : le hasard d'une lecture... comme nous rejoint la lumière d'une étoile anonyme, depuis longtemps éteinte, comme nous émeut un moineau sur un fil, une fin d'après-midi d'hiver, parce qu'il est là, parce qu'il est courageux de vivre. Je t'aime d'avance, toi qui peut-être, comme moi, te ronges les ongles, par trop d'angoisse, par trop de peur ; toi qui ne crois peut-être pas qu'un jour tu seras utile. Je pense à toi.

Le Soleil n'a pas eu l'éclat des Insolences. La critique fut pourtant très bonne. Ainsi, Gérard Pelletier écrivait dans Le Devoir :

« (...) Ce qu'on trouve, dans ce Soleil de la pitié, et qui vous prend aux tripes, c'est le plus [18] extraordinaire témoignage encore rendu à la grande misère québécoise des années trente. Jean-Paul Desbiens, issu du Saguenay-Lac-Saint-Jean, nous raconte son enfance. « Je suis né deux ans avant la crise... Les plus clairs de mes souvenirs sont des souvenirs de pauvreté. »

« Comment vivait alors, dans un village isolé, un petit garçon dont le père ne savait pas lire ? Quel était son horizon, borné tout à la fois par la réclusion de ceux qui ne peuvent pas voyager et par un dénuement qui confinait à la misère ? A quoi rêvait-il ? Que lui racontaient les montagnes ? Que lui inspirait le fait de ne posséder ni bicyclette, ni même une Paire de souliers de cuir et de savoir ses parents aux prises avec la gêne, les dettes, les huissiers ?

« C'est tout cela qu'Untel nous raconte, avec une sincérité qui serre le coeur, une bonhomie qui ne le quitte jamais, un sens aigu de la compassion, et parfois des accents qui rappellent le meilleur de Maxime Gorki. Nous qui avons vécu cette époque et senti l'étreinte de la grande crise, l'auteur nous y replonge avec une efficacité totale. Pour nous, un récit existe désormais et nous ne sentirons plus le besoin lancinant de l'écrire. Quelqu'un a témoigné. Il y avait Bonheur d'occasion pour ceux que le cataclysme avait surpris dans les grandes villes ; il y a maintenant le livre de Jean-Paul Desbiens, pour ceux qui vécurent leur misère au fond de la province. (...)

« Je me relis, avant de terminer cet article, et me rends compte que je n'ai rien dit du style particulier, déjà vivant dans les Insolences, plus efficace encore dans ce second ouvrage, et [19] qui mêle avec un instinct sûr les faits objectifs, les commentaires farfelus ou profonds, l'autocritique, l'humour, et ce qu'il faut bien appeler une philosophie du quotidien à nulle autre pareille.

Il est grand temps que les « Canayens » se racontent. Après vingt ans d'introspection collective, le récit personnel et décontracté du Frère Untel ouvre une issue vers la santé. »

Ainsi, Gilles Marcotte :

« (...) ce livre plein de bonds et de sauts, de contre-pèteries, d'éclats de paroles, est surtout un livre grave. Un livre qui est un risque personnel. « Ma façon à moi de me protéger, écrit Jean-Paul Desbiens, c'est de me mettre à découvert. » Avec une bonne claque dans le dos... La sincérité n'est pas une chose simple, et l'auteur de Sous le Soleil de la pitié le sait mieux que personne, pour avoir connu en même temps, avec Les Insolences, le plaisir de dire ce qu'il avait sur le coeur, la surprise de la gloire et les petites misères du désaveu. Mais, encore un coup, il a décidé de plonger. Et s'il n'est pas un écrivain de premier rang, il est assurément, parmi ceux qui s'expriment actuellement au Canada français, l'un des hommes les plus fraternels qui soient. »

Enfin, et pour la cocasserie de la chose, je rapporte des extraits d'une critique de Jean Marcel, parue dans L'Action Nationale :

« La littérature risque de commencer là où l'homme s'explique, se déplie, s'expose. Voilà ce que vient de faire Jean-Paul Desbiens dans son livre, Sous le Soleil de la pitié. Et, bien qu'il [20] s'en défende formellement, l'auteur vient aussi de faire oeuvre éminemment importante pour notre littérature. C'est le livre que tout Québécois aurait pu écrire s'il en avait eu le talent, comme tout Français du XVIe siècle aurait dû écrire les Essais. Ce rapprochement d'ailleurs entre Montaigne et Jean-Paul Desbiens est saisissant. Tous deux oeuvrent au moment d'une renaissance, mettent leur âme à nu, se préoccupent d'éducation et se font tous deux les arbitres patients et habiles des querelles nationales de leur pays. Par leur style de même bonhomie, de même franchise, ils sont frères.

(...) les Essais de Montaigne constituaient le premier roman autobiographique ; ainsi en est-il, ici, de Sous le Soleil de la pitié. C'est, dans la première partie, l'histoire du petit Desbiens, de sa famille, de la Crise, du noviciat, de la tuberculose ; une vraie histoire québécoise, quoi ! Tous les personnages que l'auteur met en scène, nous les avons déjà rencontrés dans nos romans ; mais ici ils mijotent dans la marmite de l'essai ; c'est direct, sans fard. Sous le Soleil de la pitié, ç'aurait pu être un roman ; il eût été mauvais. C'est un essai ; sans médiation, il touche davantage. Le roman est combinatoire ; il renvoie à une organisation d'unités distinctes et précises. L'essai est sélectif, il implique qu'une multitude de termes a déjà présidé à l'élaboration du discours et créé, de là, un certain mystère. Entre la maxime et la fable, l'essai interroge l'ambiguïté du réel. Montaigne écrit d'ailleurs pour expliquer le mot essai : « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours [21] en apprentissage et en épreuve. » (III, ch. II) Voilà pourquoi l'essai circonscrit mieux notre être d'ici, être de tentative, de projet et non de résolution. Le Québécois installé dans l'essai est intéressant ; sitôt qu'il se fait personnage de roman, affublé du discours anecdotique, il devient sans mystère. Nous le connaissons trop, nous le rendons mal c'est-à-dire avec beaucoup de fard, que ce soit la pommade du réalisme ou le rouge à lèvres de la poétisation.

(...) Si dans une génération ce petit livre ne figure pas au programme des lettres québécoises et ne tient pas ici le lieu et la place des Essais de Montaigne, quelque chose aura mal fonctionné dans la IBM de notre culture, et je crains qu'il faudra alors un autre Frère Untel pour « insolencer » à nouveau ».

Se faire comparer à Montaigne, ça mange pas de pain. Je veux dire : ça peut pas nuire. Ce que je trouve de cocasse dans la critique de Jean Marcel, c'est que le même homme, récemment [1], m'a fait perdre quelques plumes de corneille. Comme quoi faut pas se fier aux intellectuels. Ce que je n'ai pas aimé dans les Pétilles de M. Jean Marcel, c'est qu'il ne trouve pas moyen de parler de mon aimable personne autrement qu'en m'appelant « le p'tit frère. »

Cela ne m'atteint pas dans ma personne, vu que mes bûcherons d'ancêtres et quelques protéines m'ont légué en héritage six pieds et quelque de fémurs, de tibias et de vertèbres.

Mais cela m'atteint dans mon appartenance, car j'y vois cet incurable mépris des frères enseignants que la plupart des intellectuels ne cessent de nous servir. Je ne [22] connais guère que Fernand Dumont et Pierre Perrault qui fassent exception. je mêle beaucoup de personnes à mes petites histoires pour la raison que je suis mêlé à beaucoup de personnes.

Je terminerai en citant la lettre que j'écrivais à Laurendeau en juin 1964, et qui se rapporte directement à ce petit livre.

Fribourg, le 28 juin 1964.

« Le temps est immobilisé. Les quelque vingt jours qui me séparent du pays ne finiront jamais. Ma thèse est terminée et j'attends le verdict. Il me reste encore l'oral, qui aura lieu dans la première semaine de juillet ou au début de la seconde.

« Mais au lieu de bûcher mon oral, je ni 9 occupe à autre chose. Je n'arrive pas à me concentrer sur Duns Scot ou Parménide, sans parler d'Avicenne. Je m'occupe à ce projet d'autobiographie dont je vous ai déjà parlé, que vous m'aviez encouragé à entreprendre, et que je n'ai jamais abandonné complètement. Ces jours-ci, j'ai poussé un peu là-dessus. Le projet, tel que je le vois présentement, comprendrait deux parties :

- la première partie consisterait dans le récit autobiographique proprement dit. Cette partie est presque complètement rédigée.
- la seconde partie serait réflexive et se diviserait en deux sections : réflexion sur la condition de frère enseignant ; réflexion sur la condition de Canadien français.

« Dans une lettre que vous m'écriviez à la fin de juillet 61, vous disiez ceci, je cite : [23] « J'aimerais lire votre autobiographie dans votre style, avec toutes sortes d'embardées à gauche et à droite, mais avec l'intention de vider le sac, de rejoindre, de saisir le fond. (...) S'il vous faut des interlocuteurs, je ne saurais vous offrir que mon audience, mais tout entière. »

« Je pose que vous êtes toujours dans ces dispositions, malgré le biculturalisme. Je vous envoie donc, sous pli séparé, la soixantaine de pages que j'ai déjà rédigées. Dites-moi si ça va, signalez-moi les lacunes, indiquez les trous. (...)

Touchant la partie autobiographique, je veux surtout savoir si ça vaut la peine de raconter ces petites choses, si ça peut être utile, et aussi, si je peux livrer tout ce que j'y livre, qui est parfois assez secret. Enfin, vous verrez.
« Touchant la seconde partie, je ne vous donne maintenant que des extraits non organises, juste pour vous donner une idée de ce que je veux faire.

« Je compte rentrer en avion : vol direct Zurich-Montréal. J'ai plus hâte de revoir la famille et les amis que je n'ai l'envie d'ajouter quelques capitales à ma collection. »


Jean-Paul Desbiens,
Cap-Rouge,
été 1973.


[1] Le joual de Troye, Édition (lu Jour, 1973.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Paul Desbiens, philosophe et essayiste Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 septembre 2010 18:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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