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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir d'un article de Jean-Paul Desbiens, “La pédagogie du régime”. Campus Notre-Dame-de-Foy, novembre 1972. [Autorisation accordée par l'auteur le 20 janvier 2005 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean-Paul Desbiens ( - 2006)

La pédagogie du régime.”

Jean-Paul Desbiens défend le premier régime pédagogique.

Cet article est disponible sur le site Portail du réseau collégial du Québec, à l’adresse suivante : http://www.lescegeps.com/.

I. Le régime pédagogique actuel
II. Le projet de révision
Nécessité de donner force de règlement à une simple pratique
Volonté de suivre de plus près les recommandations du Rapport Parent
Volonté d'équilibrer la charge de travail des étudiants
Préoccupations administrative et disciplinaire
L'évaluation
Le cas de la philosophie
III. La culture générale

L'éducation, c'est comme l'hiver : toutes les bonnes réflexions à son sujet sont faites. Aristote, Montaigne et le frère Untel ont épuisé la question. Tout ce qui resterait à faire, ce serait justement de faire de l'école. Je pourrais bien arrêter ici, ce qui ne manquerait pas de profondeur. Mais il faut entretenir sa réputation.

Disons pour commencer que les remous créés dans la république scolaire par le projet de révision du régime pédagogique des cégeps constituent un phénomène réjouissant ; c'est un signe, parmi d'autres, que des objectifs de la réforme scolaire ont été atteints. L'un de ces objectifs, en effet, était de rendre publique la chose scolaire.

Ni le ministère de l'Éducation, ni les fonctionnaires ne sont propriétaires du système scolaire. Ils n'en sont que les gardiens et les serviteurs généraux. Du temps que l'on proposait les cégeps à la population, on disait volontiers que les cégeps seraient les partenaires de l'État. On ne se conduit pas avec des partenaires comme on peut se conduire avec des sujets démunis et apeurés.

LE RÉGIME PÉDAGOGIQUE ACTUEL

Cela dit, il peut être utile de situer le régime pédagogique actuel afin de pouvoir mesurer le projet de révision. Plaçons-nous en 1967. La Commission Parent, à l'automne 64, recommandait la création d'Instituts. Cela s'est su. Très rapidement, des comités provisoires régionaux se sont mis à en réclamer. On en voulait partout, et sans délai. Durant l'été 67, on brûlait Bertrand en effigie, à Amos, parce qu'il ne voulait pas créer un cégep à cet endroit.

En septembre 67, douze cégeps commençaient de fonctionner. Ils étaient soumis à une espèce de règlement élaboré par le ministère de l'Éducation, en collaboration avec des représentants du milieu, et qu'on avait appelé : régime pédagogique. Cette appellation parut commode et elle n'était pas fausse.

Le document comprenait des dispositions d'ordre administratif et disciplinaire. Sur ces sujets, il suivait d'assez près la pratique des facultés des Arts pour le niveau d'enseignement en cause.

L'essentiel du document toutefois portait sur l'arrangement des cours en programmes. Ces programmes devaient réaliser le modèle abstrait proposé par le Rapport Parent tout en respectant les exigences concrètes des universités et du marché du travail. Enfin, les programmes qui existaient déjà dans les divers réseaux d'institutions dont les cégeps prenaient la relève possédaient des droits de « premier occupant » dont il fallait également tenir compte. C'est dans ces conditions que le régime pédagogique actuel prit corps, toutes révérences gardées au Rapport Parent, aux universités, aux divers corps professoraux, au Bill 21, au Conseil supérieur de l'éducation, à P. G.-L. et à Monsieur Arthur. Somme toute, il fut à peu près ce qu'il pouvait et il put beaucoup. Après chaque année d'usage, l'assemblée des directeurs des services pédagogiques, de concert avec le ministère de l'Éducation, apportait des retouches mineures. Mineures, les retouches, on le voit bien en comparant la version de septembre 1967 à celle de septembre 1972.

Ajoutons que l'on prit grand soin d'assurer le plus d'uniformité possible dans les cours et dans les programmes afin de permettre la mobilité géographique des étudiants. On avait assez déploré l'étanchéité entre les facultés des Arts et la diversité des cours ou des programmes qu'on voulait, à tout prix, permettre aux étudiants, le cas échéant, de changer de collège ou de se réorienter à l'intérieur d'un même collège, sans devoir remâcher le même menu ou attendre que le bon plat soit représenté.

Telles sont, brièvement présentées, on en conviendra, la genèse, la description et les limites du régime pédagogique actuel. Ce document ne codifie pas toute la réalité des cégeps. La loi des collèges (Bill 21) et les règlements généraux de chaque cégep contribuent également à définir ce niveau d'enseignement. Cependant, il serait prétentieux de parler de « modèle culturel » au sujet de l'un ou l'autre de ces documents ou même des trois pris ensemble.


LE PROJET DE RÉVISION


Le projet de révision ne représente pas un changement radical par rapport au régime actuel. Il serait inutile et surtout fastidieux de comparer, article par article, les deux documents. Il y faudrait les moeurs d'un négociateur de convention collective amoureux de la clause grand-père. Voyons plutôt les intentions avouées du projet.

Nécessité de donner force de règlement
à une simple pratique


Le régime actuel n'a pas valeur de règlement. Il a été conçu et reçu à titre expérimental et, en ce sens, il est plutôt une entente de bonne foi qu'un règlement. Les dispositions qu'il contient, si elles ne sont pas déjà assumées par la loi des collèges, ne sont pas contraignantes aux yeux de la loi. On comprend dès lors que le ministère de l'Éducation ait voulu régulariser cette situation. Là-dessus, on ne peut qu'être d'accord.

Volonté de suivre de plus près
les recommandations du Rapport Parent


Pour fonder sa démarche, le ministère de l'Éducation fait le raisonnement suivant : « Le Rapport Parent recommandait la création d'un nouveau niveau d'enseignement. Tel qu'ils existent présentement, les cégeps ne réalisent pas le modèle abstrait proposé par le Rapport Parent. Par exemple, ils imposent plus de philosophie et plus de français que n'en proposait le Rapport Parent. De plus, ils imposent au double titre d'obligatoires et de communs, des cours que le Rapport Parent voulait communs quant à la discipline seulement. Et encore, le régime pédagogique actuel ne respecte pas le dosage souhaité entre les cours de concentration et les cours de formation générale. »

Ces scrupules me paraissent mignons. L'autorité du Rapport Parent n'est pas plus respectable, à dix ans de distance, que l'expérience vécue depuis cinq ans par les cégeps. Et si l'on veut tant s'abreuver à la pureté du Rapport Parent, que ne s'avise-t-on de considérer les indications du même Rapport touchant les dimensions des institutions, tant au niveau secondaire qu'au niveau collégial.

Bref, si on n'avait que cette invocation pour justifier une révision, il ne faudrait pas la pousser trop fort.

Volonté d'équilibrer la charge de travail des étudiants

On sait que dans la situation présente, la charge de travail varie considérablement selon que le menu des étudiants est composé de cours dans les sciences humaines (histoire, philosophie, géographie, sciences sociales) ou de cours dans les sciences où la méthode expérimentale est maîtresse (physique, chimie, biologie, à quoi il faut ajouter la mathématique).

La charge de travail des étudiants varie aussi selon que le programme suivi mène à l'université, ou directement au marché du travail.

Pour égaliser le « poids » des divers programmes, on entend utiliser la technique (car ce n'est qu'une technique et rien d'autre) du crédit comme unité de mesure.

Là-dessus, on peut être d'accord, non pas par fétichisme comptable, mais parce qu'on espère que l'application de cette technique forcera les arpenteurs des disciplines libérales à cadastrer un peu mieux leur volatile province.

Préoccupations administrative et disciplinaire

Le projet de révision contient plusieurs clauses d'inspiration purement administrative ou disciplinaire. Ces préoccupations sont nécessaires. On peut penser, cependant, qu'elles devraient trouver leur place ailleurs que dans un régime pédagogique.

Les deux clauses qui ont soulevé le plus d'opposition sont celle qui prévoit la réinscription et celle qui veut contrer la délectation morose de certains étudiants vis-à-vis de l'instruction.

Touchant la réinscription en cours d'année, cela peut être la seule façon, les jours de grands vents, de permettre aux étudiants d'exprimer librement leur volonté de poursuivre leurs études. Quand on a vu comme il est facile d'enrayer la fragile mécanique d'un collège et quand on sait comme il est facile à quelques individus, souvent soutenus par des professionnels de l'extérieur, d'imposer leur volonté à une majorité terrorisée et prise par surprise (ce qui est tout un), on ne voit pas quel mal il y a à demander à chacun d'exprimer sa volonté selon une procédure connue de tous et la même pour tous. À moins de beaucoup mépriser les autres, il faut être drôlement sûr de soi pour décréter qu'on les exprime tous. Mon sentiment là-dessus, c'est qu'il est toujours bon de prévoir des mécanismes pour empêcher la confiscation des groupes par l'État, par les syndicats, par les colonels, par les papes.

Touchant la clause qui vise à déterminer une durée maximum de séjour dans un collège, j'en vois également la nécessité. On peut discuter sur le nombre maximum de sessions autorisées, mais on doit convenir qu'il faut fixer une limite. À qui s'objecte, je dirais : préconisez-vous une durée indéfinie ? Même les tavernes ont des heures de fermeture.

L'évaluation

Liée au projet de révision, se pose la question de l'évaluation des études. Là-dessus, les créditistes de la pédagogie se font aller. Les arriérés parlent de coévaluation ; les contemporains ne veulent rien entendre en deçà de l'auto-évaluation. Pour surmonter une fois pour toutes ces problèmes, il suffirait d'appliquer une mesure fort simple : la collation des diplômes se ferait le jour de la rentrée. Chaque étudiant n'aurait qu'à demander le titre de son choix après quoi il sortirait dehors ouvrir boutique ou offrir ses services. Dès qu'il s'apercevrait d'une lacune dans sa formation, il n'aurait qu'à venir la combler au collège émetteur de son diplôme. Hormis la politique, on ne voit guère de domaines où cette solution est praticable.

Un diplôme, en effet, c'est une monnaie. « La société donnera au porteur, sur demande, la fonction de. » Ou, plus simplement, comme on voit maintenant sur les dollars : « ce billet a cours légal ». Les billets sont garantis par l'État ; leur circulation est réglée par l'État émetteur et les autres États.

De même, un diplôme doit être garanti ; son émission doit respecter certaines règles. Sinon, que chacun frappe sa monnaie et coure ses risques. Le génie, celui qui exploite sa petite mine d'or portative, trouvera toujours preneur. Mozart n'est point passé par le conservatoire. Mais Einstein, qui était non moins Mozart, a passé par les écoles. C'est pour dire.

Il faut des écoles, des programmes, des contrôles. Les créditistes de la pédagogie voudraient changer tout cela : ils voudraient que chacun fasse ce qu'il veut, à peu près quand il veut et s'imprime un bonus, l'État devant se contenter de signer la tapisserie.

S'agissant de philosophie, d'histoire, de littérature, de sociologie et d'autres disciplines, le mal serait négligeable. Mais pour les ponts et les viscères, je veux qu'on y regarde de plus près. Je ne confierais pas l'exploration de mon ventre ou de mes molaires à quelqu'un qui n'aurait d'autre titre pour ce faire que celui qu'il se serait donné lui-même à lui-même.

Et vous lui confieriez votre esprit ? Remarquez que je me dis vous : je suis un des derniers à le faire. Et l'interprétation de votre histoire ? Et la lecture contemporaine de votre société ? À bien y penser, non plus. Certes, à l'âge que j'ai, je peux choisir mes lectures et être, jusqu'à un certain point, mon propre historien, mon propre sociologue, etc., alors que je ne peux toujours pas être mon propre dentiste ou mon propre ingénieur. Mais il a fallu que j'apprenne à lire. Je m'alourdis jusqu'à préciser que lire, ici, signifie que j'ai dû apprendre de quoi construire ma part de culture générale.

La construction en question est ce qu'elle est ; le matériau est abondant. La solidité et les dimensions de la maison dépendent de moi. Encore fallait-il que l'on m'apprit le maniement des outils et que l'on m'indiquât quelques sources.

Sur cette question, il y a bien deux choses et peut-être trois à retenir. La première, c'est que les techniques — médecine ou électronique — sont indiscutables. Faut savoir ce qu'il faut. La deuxième, c'est que, outre les techniques, il existe des domaines qu'on ne peut explorer sans instruments. À la rigueur, un seul instrument suffit : la lecture. La troisième chose, c'est que l'État doit garantir que l'apprentissage a eu lieu.

Le cas de la philosophie

Le projet de révision supprime la moitié du temps présentement affecté à l'enseignement de la philosophie. On a dit, à ce sujet, que le ministère de l'Éducation voulait réduire l'espace contestataire. Je n'en crois rien. La philosophie, au collégial, a toujours fait problème. Dès avant la création des premiers cégeps, on contestait son imposition à tous les étudiants : les professeurs du secteur professionnel, parce qu'on décidait d'avance que les étudiants en cause n'étaient pas doués pour cette discipline ; les universités, parce qu'on jugeait cette discipline trop difficile ; le Conseil supérieur de l'Éducation, parce que son président était un sociologue ; quelques hauts fonctionnaires du ministère de l'Éducation, parce qu'ils étaient amis avec quelques sociologues ; les Anglais, parce qu'ils sont Anglais.

Mais alors, pourquoi lui a-t-on accordé, d'office, la place qu'elle occupe présentement ?

On, c'est qui ? C'est le Rapport Parent, consignataire de la tradition en la matière ; c'est quelques fonctionnaires ; c'est le corps des directeurs des services pédagogiques de l'époque. La raison, c'est que l'on jugeait la philosophie particulièrement apte, avec la langue maternelle, à remplir l'espace pédagogique commun que l'on voulait ménager à des étudiants, dispersés, quant au reste, dans diverses directions.

Cette décision était ambitieuse. J'en dirai un peu plus tout à l'heure à ce sujet. Précisons tout de suite, cependant, que cette décision était ambitieuse en ceci qu'elle conscrivait la totalité des étudiants du niveau collégial à une drill pour laquelle les sergents eux-mêmes manquaient de maîtrise. On présentait sur un plateau la totalité d'une clientèle à un corps professoral décrété de philosophie. Même durant l'âge d'or du cours classique, jamais tant d'étudiants n'avaient été soumis en même temps aux charmes de Sophie.

Et cela se produisait au moment où, partout en Occident, la philosophie devenait un discours hors de régime comme on dit d'un moteur. En juillet dernier, j'écrivais ceci à un professeur de philosophie d'un cégep : « (...) Quant à la question fondamentale, c'est-à-dire l'enseignement de la philosophie au collégial, mon idée est faite : cet enseignement est nécessaire et menacé. Je n'explique pas le premier point. Quant à la menace, elle vient de partout. De l'hésitation de la DIGEC, d'abord : Rapport Roquet, hypothèse C, et quoi encore ? Je ne veux pas aller trop loin dans l'indication des causes de cette hésitation. Le mal est provisoirement sans remède efficace. Il s'agit d'entretenir la mèche qui fume encore. Le comité de coordination peut jouer là un rôle important : assurer le passage au petit reste.

“La menace vient aussi du corps professoral. Je me demande s'il a les épaules assez fortes pour porter la responsabilité de l'enseignement de la philosophie au Québec. Chacun se hâte de raconter son dernier rêve métaphysique ou sa dernière petite émotion politique. On s'épuise vite à ce jeu et on n'a guère d'autorité. Je dis : autorité, au sens étymologique du terme. En philosophie, le seul bon commencement, c'est le commencement, c'est-à-dire les Grecs. Peut-être votre comité retrouverait-il une certaine initiative s'il recommandait une solide introduction à la philosophie qui consisterait bien sûr dans l'enseignement de la logique qui est un acquis indépassé de l'esprit humain. On y passerait bien deux cours profitablement. On pourrait ensuite balbutier quelques remarques sur la philosophie des sciences. Le reste viendrait de lui-même, étant supposé que les professeurs de philosophie se prennent pour ce qu'ils sont : des professeurs et non des philosophes, chose qui exige de l'âge.”

Mais justement, l'expérience aidant, un commencement de tradition se dessinait. Ce commencement lui-même constituait une reprise originale de la tradition, un renouvellement de la tradition pédagogique du Québec. Non plus l'enseignement d'un système unique ; non plus l'occupation d'une large partie de l'horaire, mais l'occasion de faire une reconnaissance des 4 ou 5 questions que l'homme se pose depuis qu'il existe.


LA CULTURE GÉNÉRALE

J'ai entendu de mes oreilles, faisant le kangourou en Afrique francophone, des attachés culturels français déplorer la volonté des Africains d'africaniser leur système scolaire, sous prétexte que l'ivoirisation ou la gabonisation des systèmes scolaires entraînerait la disparition de l'élite transversale ; la disparition des trois ou quatre milliers d'Africains capables de saluer au passage une morale de La Fontaine, un vers de Baudelaire et deux citations de Pascal.

Certes, cela représentait une force, une connivence, bref une commune mesure. Mais c'était la mesure à l'étalon étranger. Et les avantages de cette communauté ne me paraissaient pas équilibrer la nécessité d'ajuster les programmes gabonais ou dahoméens à la réalité gabonaise, dahoméenne ou malgache. Disons cela.

Disons aussi que parler de culture générale me gêne. Parlons-en quand même, puisque c'est paradoxalement pour favoriser la culture générale, que le ministère de l'Éducation envisage de réduire le temps consacré à la philosophie.

Ce qu'il faut bien voir, c'est que nous n'avons plus de régime pédagogique, de modèle culturel, depuis l'éclatement du cours classique. Précisons que nous disons ici “cours classique” pour désigner une certaine organisation des études et non pas les institutions avec lesquelles le cours classique était identifié.

Le cours classique a commencé d'éclater selon l'horizontale vers les années 30, avec l'introduction d'un enseignement plus poussé des sciences expérimentales. Ce fut ensuite l'introduction d'une première alternative : le cours classique se divisait en deux : la voie latin-grec et la voie latin-sciences. Qu'il y ait eu, peu après, une troisième voie (dite humanités modernes) ne présente, en fait, aucune surprise. C'est la logique de la décomposition ; j'emploie ce mot au sens qu'il a en chimie ou en algèbre.

Ensuite, l'éclatement s'est fait selon la verticale : pendant que Laval décomposait les huit ans du cours en tronçons de 5 ans et de 3 ans, Montréal découpait deux tronçons de 4 ans chacun.

Pendant ce temps, des réseaux parallèles se construisaient : Instituts techniques, Écoles normales, Instituts familiaux, chacun ignorant l'autre. Pour les mêmes groupes d'âge, on pratiquait diverses pédagogies, on appliquait divers régimes.

C'est à ce moment qu'apparurent les cégeps. Une nation voulait se donner un type d'institutions communes pour tous les citoyens des mêmes âges. Ambition démesurée ? Utopie promise à l'éclatement ? Vue de l'esprit ? Je ne sais pas encore. En tout cas, c'est bien ça qu'on voulait. Lisons le Rapport Parent : “(...) C'est la préoccupation d'un système d'enseignement plus riche et plus large, plus souple et plus simple, plus généreux et plus démocratique qui nous a menés à proposer cette étape polyvalente entre le cours secondaire et les études supérieures. Nous savons qu'il faudra briser des habitudes acquises, opérer des regroupements parfois complexes, modifier les programmes et la pédagogie ; bref, il faudra mettre sur pied une structure nouvelle en utilisant les ressources existantes et en en créant d'autres.” (paragraphe 269)

Mais on n'avait toujours pas de pédagogie. Personne n'en a. Il n'y en a plus depuis la disparition du cours classique.

— Dites-le donc que vous voulez refaire le cours classique.

— Ça ne me gênerait pas énormément, car enfin, un cours classique démocratisé, c'est-à-dire financièrement, géographiquement et matériellement accessible à tous se défendrait assez bien.

— Avec grec et latin ?

— Non. Avec du français, du russe et du chinois.

— Mais alors, ce n'est plus le cours classique.

— Ça serait le cours classique du monde tel qu'il est devenu, et non plus tel qu'il était à la Renaissance.

— Ce n'est pas tout le monde qui peut faire un cours classique.

— On le dit, et c'est sans doute vrai. Et non seulement tous ne peuvent pas, mais ceux qui peuvent ne le veulent pas tous.

— On est renvoyé aux sections, aux options, appelez ça comme vous voudrez, mais on n'a pas le cours univoque, uniforme, démocratique, à la portée de toutes les bourses et de tous les lobes.

— On n'a pas.

— Mais les jeunes, on les a.

La jeunesse est une création des adultes. La société donne une jeunesse aux jeunes et un lieu pour la passer : l'école. Tout allait assez bien, en apparence en tout cas, aussi longtemps qu'une petite partie seulement de la jeunesse signait le reçu : “Reçu ma jeunesse. Paierai en nature d'ici huit ou dix ans. Signé : un jeune reconnaissant.” Et ils devenaient médecins, prêtres, avocats, ingénieurs, époux et patriotes.

Maintenant que tous les jeunes sont obligés de l'être, ils ne veulent plus signer de reçu. Ça tombe mal, car, au même moment, la société est incapable de formuler une théorie pédagogique cohérente.

Parler de régime pédagogique en l'absence de toute théorie pédagogique, c'est coton. Quand le ministère parle de “modèle culturel” à propos du projet de révision, on se dit que le modèle n'est pas de l'année. On se dit aussi qu'en dehors de la Chine et de l'URSS, il n'existe guère de théorie pédagogique.

Et alors ? Et alors, allons-y modestement.

Prenons la peine de reconsidérer ce que sont ou ce que peuvent être les objectifs de l'enseignement collégial. Pour ce, il faut dégager les caractères propres à ce niveau. Qu'y a-t-il de spécifique au cégep ? Certes pas la polyvalence : elle existe au secondaire. Les structures administratives ? L'âge des étudiants ? Oui, bien sûr. Quoi encore ? Le fait qu'on y enseigne des langues, de la mathématique, des sciences ? On fait ça plus bas et plus haut. Les cours communs et obligatoires ? Ici, on touche un élément spécifique. L'organisation de la vie étudiante ? Le seul fait qu'on ait été acculé à distinguer la vie étudiante du reste est significatif. Du reste de quoi ? Hé ! On n'a pas de mots. Il faut dire : du reste de la vie étudiante.

On n'a pas tiré toutes les conséquences du fait que la population des cégeps est composée de jeunes barbares, c'est-à-dire d'êtres sans passé et sans projet défini. Sans passé : la question se pose de leur révéler leurs racines. À cette fin, il faudrait cesser de se réaligner, tous les six mois, sur une nouvelle méthode, le dernier gadget ou le plus récent volume. Sans projet : les moyens sont à inventer, non pas de rendre facile leur séjour dans l'École, mais de le rendre signifiant. C'est seulement en regard d'objectifs clairs qu'on sera en mesure de reconnaître (au sens de légitimer) les tentatives qu'ils font pour donner un sens à leur passage dans les collèges. Il faut bien se dire que la définition des objectifs de l'enseignement collégial ne peut pas se faire sans eux, sans leur participation.

Enfin, il faut savoir qu'un modèle culturel prend forme lentement et qu'il n'existe pas de définisseurs attitrés. Il faut beaucoup d'attention pour distinguer ce qui mûrit de ce qui pourrit. Certaines questions sont plus éclairantes que les affirmations hâtives. Par exemple : de quoi sommes-nous sûrs dont nous serons encore sûrs dans dix ans ? La réponse à cette question ne relève ni de la prédiction, ni de la transe pythique, ni d'un planificator magnificus ; elle doit être fournie chaque jour. S'engager à le faire empêche de dire plus qu'on ne sait et d'affirmer plus qu'on ne croit. Cette question ne paralyse pas l'action. Au contraire, obligeant chacun à identifier ses certitudes, elle le rend d'autant plus ouvert aux suggestions du présent.

Du présent, en effet. On est un peu fatigué de l'école de demain, de la maison de demain, de la liturgie de demain.

S'agissant d'école, en tout cas, on pourrait peut-être essayer d'en faire, même en l'absence de modèle culturel.

Jean-Paul Desbiens,
Directeur Général.
Collège Notre-Dame de Foy,
Cap-Rouge,
novembre 1972


Retour au texte de l'auteur: Jean-Paul Desbiens, philosophe et essayiste Dernière mise à jour de cette page le dimanche 18 octobre 2009 6:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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