RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

JOURNAL D'UN HOMME FAROUCHE 1983-1992. (1993)
Avertissement


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-Paul Desbiens , JOURNAL D'UN HOMME FAROUCHE 1983-1992. Montréal: Les Éditions du Boréal, 1993, 363 pp. Une édition numérique réalisée par ma grande amie Gemma Paquet, bénévole, professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l'auteur le 20 janvier 2005 de diffuser la totalité de ses publications.]

Avertissement


Pourquoi écrire ? C'est le titre de la dernière page du dernier livre de Marcel Légaut : Vie spirituelle et Modernité (Le Centurion, 1992). Marcel Légaut est mort le 6 novembre 1990, à quatre-vingt-dix ans. À sa question, il répond : « Pour mieux penser. »

Mais quand on dit « écrire », on entend, automatiquement : publier. Alors, pourquoi publier ? Pourquoi publier un roman, un essai, un ouvrage scientifique, un poème, une pièce de théâtre, un article dans un journal ? Pour gagner sa vie ? Sauf pour les journalistes, ce serait un mauvais calcul. Et même pour les journalistes, le choix du métier d'écrire se fonde sur d'autres raisons.

Gide répondait que l'on écrit pour « mettre quelque chose à l'abri de la mort ». Job ne disait pas autre chose : « Ah ! que soient écrites mes paroles, qu'avec un burin de fer elles soient pour toujours sculptées sur le roc ! » (19, 23-24). Rilke pousse dans le même sens : « Cherchez le besoin qui vous fait écrire. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire ? » (Lettres à un jeune poète, Grasset, 1937.)

Avouez qu'on est dans le solennel ! Descendons à une sous-question : « Pourquoi publier son journal » ? On pourrait, en effet, tenir son journal, pour son profit personnel, pour se peigner l'âme, pour garnir le grenier où l'on ira se ravitailler pour d'autres travaux. Ces raisons demeurant, je publie mon journal pour la raison qui m'amène à lire le journal des autres, car je suis amateur de journaux. je fais fond sur la curiosité de l'homme pour l'homme. Dans la langue de Montaigne, « curieux » et « curiosité » signifiaient : soin, intérêt. Le mot « curé » conserve en partie cette acception, de même que le mot care, en anglais.

Nous voici maintenant devant la question de la vérité d'un journal, de son intégrité et de son intégralité. Est-ce que l'auteur dit tout ? Est-ce qu'il se livre tel qu'il s'est dit lui-même à lui-même, jour après jour, dans ses cahiers ? je réponds que l'entreprise est impossible. Nul ne peut fixer par écrit la totalité de la conversation qu'il soutient avec lui-même et ce, indépendamment de toute pudeur et de toute forme de secret. De plus, l'auteur n'est nullement tenu de retenir toutes les réflexions, tous les sentiments, tous les jugements qu'il a pu consigner au long des jours et des années. Dans certains cas, ces réflexions, ces sentiments, ces jugements sont devenus désuets ; dans d'autres cas, le respect des autres amène à supprimer des jugements ou des anecdotes ; dans d'autres cas encore, c'est l'auteur lui-même qui décide de garder par-devers soi des sentiments, des événements personnels, des jugements.

Il s'ensuit qu'un journal ne sort dans le monde qu'après avoir fait sa toilette. Un secret n'est pas un mensonge. L'important, c'est que ce qui est retenu soit conforme à ce qui a été noté en son temps. Autrement, il ne s'agit plus d'un journal ; il s'agit de mémoires ou d'un roman. Le journal d'un curé de campagne, de Bernanos, est une invention, une création. Ce n'est pas la transcription d'un journal qu'aurait effectivement tenu tel curé de France dans les années 30.

Bien avant Montaigne, saint Augustin a écrit ses Confessions et, par la suite, ses Rétractations, revue critique de son activité littéraire et qui « constituent le plus précieux examen de conscience d'un écrivain qu'il soit possible de découvrir » (Encyclopédie Catholicisme).

L'homme est curieux de l'homme ; cela est vieux comme l'homme. Des ragots de cordes à linge aux tribunes téléphoniques, en passant par les journaux à potins et les aménités que les « chers collègues » se croquent dans le dos les uns des autres, il s'agit toujours de chercher à savoir ce que l'autre a fait, fera ou ne fera pas ; de ce que l'autre a dit et de ce que l'autre a dit que l'autre avait dit.

On pourrait bien dire tout simplement que l'on écrit pour être lu. On n'écrit pas pour les arbres ou pour l'information des galaxies. Renversons la question initiale. Au lieu de « Pourquoi écrire ? », disons « Pourquoi lire ? » On lit pour se distraire, se divertir on lit pour s'informer, s'instruire. On lit pour se comprendre et comprendre le monde. On lit peut-être trop, d'ailleurs. Lire peut dispenser de penser, à moins qu'on ne lise le crayon à la main et qu'on ne consigne sa réflexion dans un cahier. « Aucun homme ne pense jamais que sur les pensées d'un autre » (Alain).

Je tiens journal depuis quarante ans. J'en ai détruit une bonne partie qui avait rempli son office thérapeutique. Durant tout ce temps, par ailleurs, je n'ai pas tenu mon journal de façon régulière. Pendant les années où j'étais plongé dans l'action, je me suis écarté de cette discipline et de cette ressource. Je le regrette. J'y retrouverais aujourd'hui quelque secourable ravitaillement.

Dans une culture donnée, les genres littéraires ne se développent pas simultanément. Il semble bien, toutefois, que la poésie soit première. « Au commencement était la fable » (Valéry). Dans la littérature française, l'essai apparaît très tôt. Montaigne est le créateur et l'archétype du genre. Il était contemporain de Jacques Cartier. Ses Essais tiennent du journal en ceci, du moins, que le JE est prédominant. Les Essais de Montaigne sont un journal écrit après coup. Des mémoires, si vous préférez. Et il les écrivait sous la certitude que « chaque homme porte entière la forme de l'humaine condition » (Essais, III, II). Curieusement, ce chapitre s'intitule : « Du repentir ». Montaigne se serait voulu autrement qu'il n'était. « Meshui (désormais), c'est fait ! » Quant à la peinture qu'il offre de lui-même, elle « ne fourvoie point, dit-il. Le monde n'est qu'une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Égypte, et du branle public et du leur. »

La décennie que couvre la présente tranche de mon journal aura été pour moi une décennie de transition. Transition géographique : du lac au fleuve ; transition professionnelle : du provincialat à la retraite. Dans le même temps, l'histoire aura « transité » de façon autrement chaotique. L'utilité d'un journal peut consister à montrer comment les craquements du monde trouvent leur écho dans une conscience individuelle.

Avril 1993


Retour au texte de l'auteur: Jean-Paul Desbiens, philosophe et essayiste Dernière mise à jour de cette page le mardi 29 septembre 2009 19:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref