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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean-Paul Desbiens, JÉRUSALEM. TERRA DOLOROSA. JOURNAL. (1991)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir d'un livre de Jean-Paul Desbiens, JÉRUSALEM. TERRA DOLOROSA. JOURNAL. Les Éditions du Beffroi, 1991, 225 pp. Une édition numérique réalisée par ma grande amie Gemma Paquet, bénévole, professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l'auteur le 20 janvier 2005 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Avant-propos


Jérusalem, Saint-Augustin-de-Desmaures
septembre 1990 - mars 1991



En avril 1990, j'avais décidé de prendre une période sabbatique. La première depuis 1964. Assez rapidement, j'ai résolu de m'inscrire à une session de formation biblique, à Jérusalem, où je n'étais jamais allé. Pourquoi la Bible, pourquoi Jérusalem ? Je m'explique là-dessus dans le présent journal.

Je suis parti le 2 septembre. J'ai d'abord passé quelques jours à Paris et à Fribourg et je suis arrivé à Jérusalem le 16 septembre. La crise du Golfe avait commencé le 2 août. Je n'ai pas modifié mon projet, mais il s'est réalisé dans des circonstances que je n'avais évidemment pas prévues.

La crise du Golfe occupait les esprits. On sait combien la crise d'Oka a occupé nos esprits du 11 juillet au 27 septembre. Il est donc aisé de comprendre qu'on ne pouvait pas tourister à Paris, en pleine crise du Golfe, comme on aurait pu le faire un an ou six mois plus tôt. Même si le présent journal porte principalement sur le séjour à Jérusalem, j'y ai laissé quelques entrées notées durant la douzaine de jours passés à Paris et à Fribourg : îlots d'acclimatation entre un Québec familier et [8] confus, et un Proche-Orient inconnu, compliqué et, tout ensemble, tranché au couteau.

Pour l'essentiel, le présent journal retient des réflexions, des sentiments, des notes de lectures portant sur la foi et la politique. Au départ, j'avais l'intention de me limiter à la période de l'automne 1990. J'ai décidé ensuite d'y inclure les réflexions inspirées par la guerre du Golfe et l'immédiat après-guerre.

La foi.

Jérusalem est le haut lieu spirituel de la terre. Depuis plus de 3 000 ans, sur une superficie d'à peine un km2, des hommes y adorent et prient le Dieu unique, créateur des choses visibles et invisibles. C'est dans ses murs que Jésus a été crucifié. « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble sa couvée sous ses ailes... et vous n'avez pas voulu » (Lc13, 34).

C'est pour délivrer cette ville des mains des Sarrasins que l'Occident tout entier s'est ébranlé au temps des Croisades. C'est vers cette ville, que sont montés, depuis des siècles, et souvent au péril de leur vie, des millions de pèlerins. C'est cette ville que se disputent encore aujourd'hui les fidèles des trois religions monothéistes. Cette ville est le reliquaire du Saint-Sépulcre que se disputent, pied carré par pied carré, les catholiques, les Grecs orthodoxes, les chrétiens arméniens, syriens, coptes, éthiopiens. Le Soleil de l'Absolu diffracté par le cœur des hommes...

Jérusalem est aussi un des hauts lieux de l'histoire : l'histoire advenue et l'histoire qui advient. Pour un chrétien, [9] l'histoire des Juifs, depuis Abraham jusqu'à l'Apocalypse, c'est l'Histoire sainte, l'histoire du salut. C'est mon histoire.

Un historien, un anthropologue, un philosophe peut parler des Juifs comme il parlerait des Tibétains, des Grecs, des Romains. Et cela est bien. La géographie d'Israël relève de la science géographique ; l'histoire d'Israël relève de la science historique ; les poteries et les ruines israéliennes relèvent de l'archéologie. Et ainsi de suite. Mais pour un chrétien, Israël pose des questions qui débordent l'histoire des historiens, la géographie des géographes, la philosophie des philosophes. Et ainsi de suite. Le chrétien vient des Juifs. Et de deux façons. Premièrement, chrétien vient de Christ, et le Christ était Juif. Secondement, l'appellation même de chrétien vient des Juifs. Il aurait pu y en avoir une autre. Jésuite, par exemple.

Pour un chrétien, il est impossible de parler des Juifs en se tenant en dehors de la Révélation ; en dehors du Livre qu'ils ont transmis à l'humanité et que nous appelons l'Ancien Testament et qui est la caisse de résonance du Nouveau Testament. On peut parler longtemps d'un navire sans mentionner la mer, mais, au bout du compte, il faut y arriver. Il n'y a rien à comprendre à l'histoire des Juifs si l'on ne part pas du fait qu'ils sont le peuple élu. Le peuple que Dieu s'est choisi, à qui il s'est longuement révélé par les Patriarches et les Prophètes. Le peuple de qui est né Jésus, Notre-Seigneur, Abraham, Isaac, Jacob, David, Marie, Jésus, les Apôtres. Telle est la lignée de l'Incarnation et de la Rédemption.

Pour tout le monde, chrétien ou pas, « l'histoire des Juifs barre l'histoire du genre humain, comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau » (Léon Bloy, Le Salut par les Juifs). Notre siècle, en particulier, en aura fait la terrible expérience. La guerre de 1914-1918 a engendré celle de 1939-1945. [10] La guerre de 1939-1945, via l'Holocauste et la création de l'État d'Israël, a engendré la guerre du Golfe. Saddam Hussein a très bien vu qu'il pouvait souder son aventure à celle d'Israël. Le cynisme de Saddam Hussein importe peu dans l'affaire. Ce qui importe, c'est qu'il a rapproché les deux pôles d'un arc, et fait éclater de nouveau la fulgurance d'une histoire qui remonte à Ismaël contre Isaac, Ésaü contre Jacob. Il n'est pas dit que Dieu n'utilise pas Saddam Hussein comme, en un autre temps, il avait utilisé son lointain prédécesseur de Bagdad (Babylone, comme on disait à l'époque) : « Présentement, j'ai remis tous ces pays aux mains de Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur » (Jr 27,6). Dieu l'appelle : « mon serviteur ».

Babel, Babylone, Damas, Égypte, Jérusalem, Jéricho, ces noms, et cent autres, me sont connus depuis mon enfance. J'ai appris l'histoire sainte avant l'histoire du Canada.

La liturgie catholique a entretenu cette formation initiale, l'a nourrie et développée. Il n'y a pas de jour où je ne prononce le nom de Jérusalem ou celui d'un personnage de la Bible. En dehors de toute piété, en dehors même de toute foi, nos esprits, notre mémoire, notre langue sont imprégnés de la Bible. J'oserais dire qu'il s'agit là de la référence la plus commune, la plus répandue, du moins pour les hommes de ma génération.

Une inclination personnelle a renforcé ces influences culturelles et religieuses. Je me suis donné une connaissance de la Bible que la pratique de l'écriture a contribué à développer. Il va de soi que je ne suis pas un bibliste pour autant, c'est-à-dire un spécialiste de l'Écriture sainte. Je suis tout au plus un amateur éclairé, au sens où l'on parle d'un amateur éclairé en peinture. Et encore ! Les cours que j'ai suivis à Jérusalem [11] m'ont révélé que j'en étais au ba-ba en matière d'Écriture sainte.

Jérusalem, ville intense. La chaleur est intense, les convictions sont intenses, les débats sont intenses, les conflits sont intenses. Y avoir séjourné, ne fût-ce que trois mois, est une expérience intense. Il va de soi qu'une bonne partie du présent journal en porte la trace.

La politique

J'ai accédé à l'âge adulte au moment où le monde commençait à découvrir les horreurs de l'Holocauste. Il y a longtemps qu'Israël m'occupe. Une autre partie du journal reflète donc le problème politique israélo-palestinien, porté à son paroxysme par la crise du Golfe. Depuis des années, et singulièrement depuis la guerre du Golfe, nous avons été inondés d'informations, de commentaires, d'analyses sur cette question. Il n'entre pas dans mon propos de refaire l'historique du conflit entre les Israéliens et les Palestiniens. Quiconque a voulu s'en donner la peine possède les éléments du problème. Le plus difficile, c'est de se former une opinion.

Depuis le début du siècle, les Juifs avaient cherché à s'établir en Palestine, malgré l'opposition violente des Arabes, et, après 1919, malgré l'opposition des Britanniques qui avaient obtenu le protectorat de la Palestine. Après l'Holocauste, les Juifs résolurent de fonder leur État. L'histoire et la religion désignaient la Palestine. La terre est grande, mais on ne peut pas imaginer qu'ils auraient pu se bâtir un pays ailleurs qu'en Palestine, même s'ils l'avaient voulu. Qui aurait accepté de leur concéder 50,000 km2 ? Le Manitoba aurait-il accepté ? Le Québec aurait-il accepté de leur céder l'Abitibi ou le Lac-Saint-Jean ? Poser la question, c'est y répondre. D'un autre côté, il est facile de s'imaginer que les Juifs ne pouvaient plus [12] se fier à personne après le génocide dont ils avaient failli périr comme peuple, après avoir été abandonnés par tous.

Dans les officines des grandes puissances, il fut question, un moment, de « donner » l'Ouganda ou une partie de l'Argentine aux Juifs, pour qu'ils y établissent leur « foyer national ». Les grandes puissances se considèrent comme les notaires du testament d'Adam.

Faites le tour de tous les pays : vous n'en trouverez aucun qui aurait accepté de faire une place aux Juifs. Qui leur aurait concédé ne fût-ce que les quelque 27,817 km2 qui forment la superficie actuelle d'Israël ? L'équivalent de la Gaspésie. L'image me vient : collons-y quelques minutes. La Gaspésie pourrait loger et nourrir les quelque cinq millions d'Israéliens. Quand on a un peu vu la géographie israélienne, on peut s'avancer à dire ce que je dis ici. Bien ! Mais, encore une fois, les Gaspésiens n'auraient pas accepté, et ils auraient eu raison. Les Arabes non plus n'ont pas accepté l'établissement massif des Juifs en Palestine. On les comprend. Eux aussi avaient acquis des droits sur cette terre. En 1919, il y avait en Palestine 574,000 musulmans ; 70,000 chrétiens et seulement 56,000 juifs. Quant aux Juifs, ils estiment avoir des droits encore plus forts et plus anciens sur la même terre. Et alors ? Sommes-nous dans une impasse indéfonçable ? La solution serait peut-être plus facile à trouver si les deux interlocuteurs étaient laissés seuls, face à face. Ils ne l'ont jamais été. Toujours les grandes puissances successives ont imposé leur volonté à l'une ou l'autre partie. Les États arabes, qui regroupent présentement plus de 200 millions d'habitants, refusent l'existence même de l'Etat israélien. On ne peut pas négocier son existence. « Suicide-toi ou je te tue. » Tel est le choix que les États arabes offrent à Israël. Les États-Unis, par ailleurs, soutiennent Israël. Ils l'entretiennent. C'est leur police régionale. La France, [13] l'Angleterre, l'U.R.S.S. en font autant, successivement et parallèlement, vis-à-vis des États arabes. Quand on pense que le Koweït n'existe, comme État indépendant, que depuis 1961, on mesure le caractère artificiel de ce découpage.

Au fait, combien de dizaines d'États sont apparus, depuis 1960, à la suite de découpages tout aussi artificiels ? Voyez l'Afrique. Le découpage post-colonialiste n'est pas le seul responsable. Les guerres tribales existaient et continuent d'exister par-dessus et par-dessous les découpages politiques. « Tout Etat porte la cicatrice de la violence originaire des tyrans faiseurs d'histoire » (Paul Ricoeur).

Au demeurant, la force crée des états de fait qui deviennent des états de droit. Le droit international est à la remorque des faits, et des faits de force. Quand Bismarck disait que la « force prime le droit », il ne faisait pas de morale. Il faisait de la politique. Par ailleurs, même si l'on disait que le fait de l'État israélien ne remonte qu'à 1948, on n'aurait rien réglé. À l'échelle historique du Proche-Orient, les 43 ans d'existence de l'État israélien peuvent se comparer à la durée de l'établissement des Blancs en Amérique du Nord. Or, que répondons-nous aux Amérindiens qui prétendent nous redemander leur terre ? Nous leur disons que nous ne leur remettrons pas Montréal, Québec, Chicoutimi. Et on voudrait que les Juifs remettent Tel-Aviv et Jérusalem aux Arabes ? Jérusalem a appartenu aux musulmans, arabes ou turcs, sans interruption, de 1500 jusqu'à 1967. Tout ce temps, quelques dizaines de milliers de Juifs y étaient tolérés. Vous voyez, ma comparaison avec la situation des Amérindiens peut se soutenir jusqu'à un certain point.

Que faire ? Il faut tirer un trait. Prendre acte des états de fait et à partir de là, chercher des arrangements. Si j'applique [14] cette règle au conflit israélo-palestinien, cela voudrait dire que la communauté mondiale se porte garante de l'existence de l'État d'Israël. Pour le reste, laisser les Israéliens et les Palestiniens négocier leur coexistence sur la terre où ils se trouvent. La terre en question est minuscule, mais elle peut loger les deux peuples. Je ne peux pas aller plus loin. En une matière aussi complexe, là où tous les experts intéressés ou désintéressés se sont cassé les dents ; là où les intéressés eux-mêmes, je veux dire les Israéliens et les Palestiniens, sont figés dans un affrontement dévastateur et stérile, je me sens interdit. Je n'ai pas le goût de répéter le coup du journaliste français qui écrit en trois semaines un volume sur le Québec, après un voyage de trois semaines au Québec.

Mais il y a pis : l'affrontement de deux religions exclusives l'une de l'autre. « We are a people apart, separated from the rest of humanity by our exclusive and excluding tradition » (Rabbi Mende Lewittes).

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'islamisme est autrement plus figé, écrasant, stérilisant que le judaïsme. Mustapha Kemal, le fondateur de la Turquie moderne, lui-même de souche musulmane, disait : « Cette théologie absurde, d'un Bédouin immoral, est un cadavre pétrifié qui empoisonne nos vies. » On sait un peu que ses efforts et sa réussite politique des années 20 n'ont pas transformé en profondeur la culture et le comportement des masses turques. La montée récente du fondamentalisme musulman partout dans le monde (et il y a près d'un milliard de musulmans) n'augure rien de bon.

L'État israélien, lui aussi, est un État religieux. Mais, au contraire des États arabes (l'Égypte mise à part), Israël est un Etat démocratique. Certes, le sabbat est une obligation religieuse renforcée par la loi, mais nul n'est tenu de pratiquer la [15] religion juive, d'y adhérer sous peine de mort. L'opposition politique est permise et elle s'exprime, même en matière religieuse. Songez qu'il n'y a pas si longtemps, au Québec, beaucoup de fêtes religieuses étaient des fêtes d'obligation, non seulement pour les catholiques, mais pour toute la société. Ce qui en reste n'est pas le fait de l'Église, mais des conventions collectives de travail. Noël et le Vendredi Saint sont des jours chômés ; tout le monde s'en trouve bien, mais ce n'est pas une imposition religieuse. Sous la coupe de l'islam, même si vous n'êtes pas musulman, vous êtes soumis à la règle islamique.

L'Occident a connu ses guerres de religion. Et il s'agissait de deux conceptions d'une même religion. Le judaïsme et l'islamisme s'opposent de façon autrement plus radicale. Advenant une victoire militaire des Arabes, je ne donnerais pas cher de l'État d'Israël. Je ne donnerais pas cher non plus de l'Etat d'Israël advenant une solution politique imposée sur le dos d'Israël. Il reste, je le disais plus haut, à laisser les Israéliens et les Palestiniens négocier leur coexistence, sous la garantie de la communauté mondiale. Cela n'exclurait pas l'usage de la force, mais alors il s'agirait d'une force de police et non d'une force d'extermination réciproque.

Aussi loin que l'on peut remonter dans l'histoire, on découvre que cette bande de terre a toujours été disputée par ce qu'on appelle maintenant les grandes puissances. L'Assyrie, la Perse, la Grèce, Rome, l'Égypte ont toujours voulu se rendre maîtres de ce passage, de ce carrefour entre l'Orient, l'Afrique, l'Europe.

Les peuples qui s'y trouvaient (Philistins, Cananéens, Amalécites, Moabites) faisaient alliance avec l'une ou l'autre des grandes puissances afin de renforcer leur propre position vis-à-vis les uns des autres. Parler de peuples ici, c'est parler [16] de quelques villes, et des territoires plus ou moins soumis à ces villes.

On ne peut pas s'expliquer pourquoi on s'est tant battu, et depuis toujours, pour ces quelques milliers de kilomètres carrés. Il est facile de dire cela de loin, dans le temps et dans l'espace. Voltaire disait la même chose, à notre sujet, en parlant de nos arpents de neige. Arpents de neige, arpents de sable. C'est une manière légère de se débarrasser de ce qu'on est incapable de comprendre.

Voici, en tout cas, ce que pensait là-dessus Chesterton :

Le malheur de la Palestine est d'avoir des divisions politiques et théologiques aussi bien que géologiques. La ligne de division est horizontale au lieu d'être verticale. La frontière ne s'étend pas entre des États, mais entre des couches stratifiées. Le Juif n'est pas à côté du Cananéen, mais sur lui ; le Grec n'est pas à côté du Juif, mais sur lui ; le musulman n'est pas à côté du Chrétien, mais sur lui. Ce n'est pas une maison contre elle-même, mais à travers elle-même. C'est une maison où le premier étage se bat avec le second, le sous-sol est opprimé par le rez-de-chaussée, et le grenier assiégé par dessous.

La vérité est qu'on voit aujourd'hui, à Jérusalem, ce que le monde a vu de plus grand. Si ce n'est pas important, rien sur terre n'importe et encore moins les impressions de ceux qui en ont éprouvé de l'ennui. Mais, pour comprendre, il faut avoir ce qui est plus courant à Jérusalem qu'à Oxford ou à Boston : l'histoire vivante que nous appelons tradition.

Par exemple, la critique commence par écarter ces conflits, sous prétexte qu'ils étaient causés par de petits points de théologie. Je n'admets pas que la théologie ait de petits points. La théologie est la pensée appliquée à la religion, et ceux qui préfèrent une religion sans pensée n'ont pas besoin de dédaigner ceux qui ont des goûts plus rationalistes. La [17] vieille plaisanterie disant que les sectes grecques ne différaient que d'une lettre est la plus mauvaise et la plus illogique du monde. L'athéisme et le théisme ne diffèrent que d'une lettre ; cependant, les théologiens sont assez subtils pour faire une grande distinction entre les deux. Mais bien que je n'admette en aucun cas la futilité de la théologie, ces querelles ne sont pas seulement théologiques. Elles sont historiques. Elles se rapportent au seul genre d'histoire qui soit humaine : grands souvenirs des grands hommes, grandes batailles pour de grandes idées, amour des peuples vaillants pour les beaux pays, foi qui conserve la vie aux morts. Il est vrai qu'avec ce sentiment historique, les hommes reçoivent un lourd héritage de responsabilités, de vengeances, de fureur, de chagrin et de honte. Il est vrai aussi que sans lui les hommes meurent et que personne ne creuse leur tombe.

(G. K. Chesterton,
La nouvelle Jérusalem,
Perrin, 1926.)

La guerre

« Militia est vita hominis super terrant : la vie de l'homme sur la terre est une guerre continuelle » (Jb 7, 1). On se bat pour des épices, on se bat pour du pétrole. On se bat pour des droits acquis, même si ces droits ont été arrachés par ruse ou par force. La guerre fait partie de la réalité, et pas seulement de la réalité humaine. Les maringouins et les hirondelles sont en guerre perpétuelle. La vache et l'herbe également, sans oublier la truite et le pêcheur.

Une autre réalité est prophétisée depuis longtemps. Isaïe voyait le temps où :

« la justice sera la ceinture de ses reins, et la sincérité, la ceinture de ses flancs. Le loup séjournera avec l'agneau, le léopard avec le chevreau ; le veau et le lionceau pâtureront ensemble, et un petit garçon les conduira ; la vache et l'ourse lieront amitié, ensemble gîteront leurs petits, et le lion, [18] comme le bœuf, mangera de la paille. Le nourrisson jouera près du repaire de l'aspic, et dans le trou de la vipère, l'enfant à peine  sevré avancera la main. On ne commettra ni mal ni perversité sur toute la montagne sainte, car la connaissance de Yahvé remplira la terre, comme les eaux recouvrent la mer » (Is 11, 9).

Nous ne vivons pas, sinon en espérance, dans cette réalité-là.

Les pacifistes me paraissent dans une situation bien ambiguë. La guerre, bien davantage que la paix, fait partie de la réalité. Les colonels syndicaux sont en première ligne dans les manifestations pacifistes. Ils seront en première ligne lors d'une grève dans les écoles et les hôpitaux, pour défendre des droits acquis ou en arracher d'autres. Et votre voisin pacifiste vous traînera en cour si votre clôture empiète de deux pouces sur son terrain. L'amour, l'amour même, ne se vérifie que dans l'opposition et la souffrance.

Qu'est-ce que ce pacifisme qui ne coûte rien, qui ne risque rien ? Pendant qu'un soldat de mon pays risque sa vie, je n'ai pas le droit de dire, sans risque, qu'il se bat dans une guerre injuste. Si je juge que la guerre où il est engagé est injuste, je dois faire la grève de la faim ou me taire.

Récemment, Louis O'Neil faisait état de la « tradition pacifiste » des Québécois. En ce qui concerne la guerre de 19391945, en tout cas, l'attitude des leaders nationalistes québécois, André Laurendeau en tête, fut une honte. Refuser de combattre le nazisme, sous prétexte qu'on n'avait pas d'affaire à défendre l'Empire britannique, était un sophisme et une lâcheté. Il n'y a pas lieu d'en être fier, surtout pas cinquante ans plus tard.

[19] Il est faux de dire que les « négociations » et autres moyens de dissuasion doux peuvent régler tous les conflits. La force sera toujours l'ultime moyen de permettre, précisément, la vie en société. Et cet ultime moyen n'est jamais très éloigné, même en temps de paix. On est vite refoulé à une frontière ou fourré en prison si l'on n'est pas de la bonne couleur ou si l'on ne paye pas ses impôts. Chacun défend sa morue. Ni le Canada ni le Québec ne sont les derniers à le faire.

On est contre la guerre comme on est contre le cancer. Vienne le temps où il n'y aura plus de cancer ! En attendant, il ne sert à rien d'être contre. Il faut lui faire la guerre. Il fallait faire la guerre à Hitler et il fallait faire la guerre à Saddam Hussein.

Certes, on sait que la guerre de 1939-1945 est sortie tout droit du traité de Versailles. Mais le nazisme est une « valeur ajoutée » par la malice de Hitler. On a eu l'Holocauste en prime. La guerre du Golfe sort tout droit du découpage intéressé qui a résulté de la guerre de 1914-1918. Et on a Saddam Hussein en prime. Il ne sert à rien de dénoncer les injustices du traité de Versailles ou les injustices du découpage du Proche-Orient. La haine de l'Islam contre l'Occident est vieille d'au moins mille ans. Quand elle s'incarne dans un Saddam Hussein, il faut la contrer.

Je pense que pour le monde arabo-musulman le problème essentiel est de réhabiliter l'histoire, ou plus exactement la chronologie de l'histoire : il n'y a pas de coupure nette entre le passé et le présent. On ne veut pas savoir comment se sont déroulées exactement les Croisades, par exemple, on ne retient que le mythe de Saladin victorieux. L'histoire n'existe pas. Pourquoi ce refus ? Parce que toutes les références valorisantes de l'islam sont situées dans le passé. On ne peut donc pas se permettre de dire que le passé est révolu, sinon il ne [20] reste rien pour se valoriser soi-même aujourd'hui. Chez vous, Godefroy de Bouillon est anecdotique parce que les Occidentaux trouvent dans la vie quotidienne mille raisons d'être fiers d'eux-mêmes, mille raisons d'exister à leurs propres yeux. Chez les musulmans, quand on veut des références culturelles, on est obligé de retourner mille ans en arrière, d'aller chercher Avicenne pour les sciences, l'Andalousie pour la musique et les arts, Omar Khayyam pour la poésie, Saladin pour la gloire militaire. Or mille ans, c'est trop lorsqu'il s'agit d'affirmer une identité et de la vivre concrètement aujourd'hui.

(Amin Maalouf, Nouvel Observateur, 24-01-91.
Amin Maalouf a publié Les Croisades vues par les Arabes,
Éditions Jean-Claude Lattès, 1983.)

Et après ? Après, on est tenté de dire, avec Céline : « Il y a eu ceci, il y a eu cela, et ce sera pareil. » Les hommes se haïssent naturellement les uns les autres. Toute conscience veut la mort de l'autre. « Je mets en fait que, si les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde » (Pascal). Vous avez beau faire l'indigné ou le vertueux, c'est ainsi. Si vous ne le voyez pas, c'est parce que vous ne vous écoutez pas, que vous ne vous voyez pas vous-même.

En vérité, nous ne savons pas ce que nous faisons. Ça a été dit, ça. Ça a été dit par Jésus, juste avant de mourir : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. » Jésus a refusé la violence. Il en est mort. Nous sommes pardonnés, parce que c'est lui qui l'a demandé et qu'il est éternellement exaucé.

Les Juifs ne pardonnent pas l'Holocauste. Les Arabes ne pardonnent pas leur écrasement, écrasement qu'ils se sont largement imposé eux-mêmes à eux-mêmes. Ils adoraient Saddam Hussein, ces derniers mois. Je serais bien prêt à le leur laisser. Mais lui, il ne nous laisserait pas. Et on peut être sûr [21] qu'il ne laisserait pas les Juifs non plus. Pas plus que Hafez al-Assad a laissé les chrétiens libanais tranquilles. Personne ne s'est occupé du Liban. Les chrétiens pas plus que les autres. D'où vient donc la sympathie chrétienne envers les Palestiniens ? Elle vient de la haine des Juifs. L'antisémitisme larvé chez les catholiques est un puissant sentiment.

À l'heure qu'il est, le Vatican reconnaît de facto l'État d'Israël, mais il n'y a toujours pas de reconnaissance diplomatique. La politique du Vatican doit tenir compte des quelque 12 à 15 millions de chrétiens qui vivent dans les États musulmans du Proche-Orient, y compris les 900,000 catholiques irakiens. Quand Jésus a dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », il a confondu les pharisiens qui lui tendaient un piège. Il les a confondus, mais il ne s'en est pas fait des amis. Et la mère Eglise, aujourd'hui, a bien de la peine à démêler la querelle entre Ésaü et Jacob. Il ne s'agit plus d'une pièce de monnaie à l'effigie de César ; il s'agit d'une piécette de terre réclamée par deux peuples.

L'Église catholique et la guerre

Dès lors que la guerre fait partie de la réalité humaine, l'Eglise catholique est bien obligée d'en tenir compte. De saint Augustin à Jean-Paul II, en passant par saint Thomas d'Aquin, l'Église a pensé la guerre ; elle a théologisé sur la guerre. Sa position a évolué, pour dire le moins. Cela se comprend : « Le temps est consubstantiel au catholicisme » (Guitton). L'Église accompagne les hommes tels qu'ils sont, comme un pianiste de party accompagne des ivrognes. Il y a longtemps qu'elle connaît la chanson !

Durant les Croisades, par exemple, les papes et plusieurs saints considérables prêchaient la guerre contre les Sarrasins, [22] comme on disait à l'époque. L'Église prêchait alors la guerre avec une bonne conscience étanche.

Beaucoup plus près de nous, la guerre d'Espagne, la guerre de 1939-1945, la guerre du Viêt-nam ont trouvé les épiscopats fort divisés. En matière politique, il n'y a pas d'évidence. Et la guerre est l'action politique par excellence : ultima ratio regum, le dernier argument des rois, comme disait Louis XIV, qui avait fait graver cet aphorisme sur ses canons. Avec ou sans évidence, on est bien obligé de vivre et de mourir. Et les responsables politiques sont bien obligés de décider l'action. Décider et diviser ont la même racine : omnis decisio est divisio

La guerre du Golfe nous a tous enfermés devant un choix. Après le fait, les choix deviennent évidents. Le possible, une fois réalisé, devient nécessaire. Je n'ai pas été beaucoup aidé par mon Église à propos de la guerre du Golfe. Je n'attends d'ailleurs pas de l'Église qu'elle me dicte tous mes choix. Qu'elle m'inspire et qu'elle m'endure !

Le Christ n'a jamais répondu aux questions d'ordre politique. « Faut-il payer tribut à César ? » lui demande un pharisien. Jésus répond : « J'ai comme l'idée que vous commercez avec César. Tenez ! N'avez-vous pas une pièce de monnaie à l'effigie de la reine Elizabeth sur la fesse droite ? D'un autre côté, si vous êtes capables de battre César, essayez-vous. Je bénis tout autant l'obscur légionnaire de Titus (qui rasera bientôt Jérusalem, je vous l'annonce) que je bénis les assiégés de Massada qui s'égorgeront les uns les autres, un peu plus tard, plutôt que de se rendre aux obscurs légionnaires de Flavius Silva. Tous connus de mon Père seul. Je ne suis pas venu pour décider du partage de vos héritages. Je laisse cela aux politiciens. Il y aura toujours des politiciens parmi vous. Et il y aura toujours des pauvres. Et c'est pour la même raison. Toi, pharisien, [23] qui me questionne à propos du tribut de César, qu'as-tu fait à ta femme, ce matin, ou à ton frère ? Mon Père ne divise pas entre les Occidentaux, les Juifs, les catholiques, les musulmans, les Anglais, les Palestiniens. Je ne suis pas venu pour décider du partage de vos frontières. La terre est bien petite, croyez-moi, et je ne comprends pas pourquoi vous la morcelez à ce point. Mais enfin, c'est votre affaire. C'est l'affaire de vos chefs. Je suis venu pour vous unir. Et j'ai le pressentiment que vous allez me tuer pour cette raison même ». Ainsi parlait Jésus de façon diachronique.

L'opinion hâtive de l'épiscopat sur le budget Wilson, édition 1991, ne me lie pas davantage que celle des syndicats. Plutôt moins. Si je fume, je paye. Tout le monde fume. Je veux dire : tout le monde s'accroche au niveau de vie nord-américaine.

Dieu sait - et quand j'écris : Dieu sait, c'est une invocation et non pas un cliché - Dieu sait que je veux me laisser coloniser par l'Évangile. Mes « zones de dissidences » sont plus grandes que les zones sous contrôle évangélique. Aussi bien, le discours des épiscopats américains et canadiens (le discours de l'épiscopat français n'était pas univoque) sur la guerre du Golfe m'a agacé. Je n'en suis pas mort et eux non plus.

La chrétienté des Croisades voulait peut-être et avant tout défendre sa civilisation, sa culture et, pourquoi pas, son économie. Les évêques parlent avec un certain mépris de ceux « qui se réclament du droit international mais qui défendent en même temps leurs intérêts économiques ». Faut-il souhaiter l'appauvrissement économique de l'Amérique du Nord ? Quand on fait profession d'aimer les pauvres, il faut se douter que le coût du pétrole est un sacré facteur économique. Ou [24] alors, parler carrément d'une réduction du niveau de vie. En fait, la division Nord/Sud, dont on parle tant, ne sera pas comblée si le Nord ne décroche pas de son niveau de vie. On n'entend guère ce discours.

Il y a des pauvres en Amérique du Nord, mais c'est quand même dans les économies prospères que les pauvres sont le moins malheureux.

L'Occident n'est pas sans péché, on s'en doute. On y vit et on y pèche. L'Islam non plus n'est pas sans péché, sans ambition, sans cruauté. Il y a quelque chose d'obscène à vider les États-Unis de toute valeur morale, de tout attachement à des principes qui sont (idéalement) nôtres, pour investir Saddam Hussein ou l'Islam ou les Palestiniens de toutes les vertus.

Les anticommunistes ont fait rire d'eux par toutes les gauches pendant 60 ans. On est plutôt content, aujourd'hui, qu'ils aient fini par avoir raison. On devrait dire qu'ils se sont fait donner raison par le communisme lui-même.

Le pape est contre la guerre. Que n'a-t-il commencé par ordonner à tous les catholiques trois jours de jeûne strict ? C'est pas tous les catholiques qui auraient jeûné trois jours ; c'est pas tous les catholiques, non plus, qui prient pour la paix. De toute façon, prier pour la paix est un peu trop facile. Jeûner pour la paix, c'est déjà plus sérieux. Et celui qui jeûne pour la paix n'aura pas sa photo à la télévision. Il est bizarre que les théologiens catholiques ne pensent plus à ça. Du temps de Jonas, le roi de Ninive ordonnait un jeûne de trois jours pour tous les sujets du royaume, y compris le bétail. Et Ninive fut sauvée. En dehors de toute foi religieuse, il est bien évident que quiconque jeûnerait pendant trois jours pour la paix se donnerait l'occasion : a) de souffrir un peu, très peu, par rapport aux souffrances de ceux qui sont sous les bombes ou par [25] rapport à ceux qui les lancent. Un soldat, de quelque bord qu'il soit, risque toujours sa vie. Et voilà pourquoi un soldat est toujours honorable ; b) d'intérioriser son pacifisme. Trois jours de jeûne, ça ferait du bien à tous les Occidentaux.

Prier pour les autres, prier pour la paix, qu'est-ce que ça veut dire ? 1) Si je prie pour les soldats du Golfe et les victimes innocentes, je passe directement par Dieu. Je ne peux rien faire de concret pour aider ceux pour qui je prie. 2) Si je prie pour un ami qui souffre, je dois ajouter un geste à ma prière : lui écrire, s'il est loin ; le visiter ; lui téléphoner, à tout le moins ; lui rendre un service bien concret. 3) Si je prie pour quelqu'un a qui j'ai fait du mal, je dois absolument accompagner ma prière d'une demande de pardon. 4) Si je prie  pour quelqu'un qui m'a fait du mal, je dois, d'abord et avant tout, pardonner. D'ailleurs, il n'est pas sûr que mal il y ait eu. Une offense reçue n'est pas nécessairement une offense faite. 5) En toutes hypothèses - mais il s'agit là d'une retombée d'ordre psychologique et non surnaturelle - prier pour un autre nous dispose favorablement envers lui, ne fût-ce que d'une façon lointaine.

Si le pacifisme ne conduit pas à la mort, il ne veut rien dire : la mort politique, la mort sociale (la marginalisation), la mort tout court. C'est toujours du même bord que l'on peut être pacifiste sans risque. Il n'y a pas eu beaucoup de manifestations pacifistes dans les États arabes pendant la guerre du Golfe. On applaudissait le bombardement de Tel-Aviv par Saddam Hussein.

Paul VI disait à l'O.N.U. : « Plus jamais la guerre ! » Il reçut une ovation. A standing ovation, pour être bien clair. L'assemblée était entièrement composée de chefs d'État ou assimilés. Castro était peut-être là, Mobutu, Gromyko, qui encore ? Tout [26] ce monde-là était d'accord avec le pape. Quand je vous dis que tout le monde est contre le cancer.

Il me semble que le pape aurait dû dire, dans la même foulée : « Plus jamais d'armes, plus jamais une seule balle, plus jamais un seul blindé, plus jamais un seul avion de chasse, plus jamais un seul sous-marin atomique ! » On aurait vu la face des représentants américains, soviétiques, français, canadiens, zaïrois et continuez.

Il est sans exemple qu'une arme ne finisse pas par  être utilisée. On aurait sûrement répondu : « Très Saint Père, accordez-nous au moins le droit de fabriquer quelques balles de 38mm pour nos polices, pour combattre les bandits. » Le pape aurait bien été obligé d'accorder ce peu. Dès lors, le pape aurait reconnu la guerre. Car  enfin, faut-il ou ne faut-il pas arrêter par la force des hommes comme Pol Pot et ses Khmers rouges ? Faut-il ou ne faut-il pas arrêter des hommes comme Saddam Hussein ?

Le pape et les épiscopats sont contre la guerre. Mon Dieu ! on ne s'attend pas à ce qu'ils soient pour. Encore que Jean-Baptiste n'a jamais demandé aux soldats romains qui occupaient la Palestine de déserter ou de se joindre aux résistants juifs. Il leur disait simplement : « Contentez-vous de votre solde » (Le 3, 14). Autrement dit, faites votre job de soldat, mais ne pillez pas, et ne violez pas les femmes.

Supposons un instant que le pape se fût arrangé pour se rendre à Bagdad incognito. La chose aurait été tout à fait faisable : utilisation de sosie, comme le général Montgomery l'a fait durant la guerre de 1939-1945 pour dérouter les Allemands ; déguisement, etc. Ou encore, et plus simplement, voici que le pape aurait annoncé qu'il se rend à Bagdad et qu'il y reste jusqu'à la reprise du dialogue. Il s'y rend ouvertement, [27] dans son avion blanc. Et alors, de deux choses l'une : a) les Alliés l'interceptent ; b) Saddam Hussein le descend purement et simplement. Dans les deux cas, l'ébranlement du monde aurait été le même. Et s'il était parvenu à se rendre à Bagdad, les Alliés n'auraient  plus osé bombarder la ville.

On dira : il se fût agi d'une forme de terrorisme. Du terrorisme blanc. Il y a bien d'autres lieux de conflit où le pape ne pourrait pas se rendre, à commencer par la Sicile : « Je partirai quand il n'y aura plus de mafia. » Ou la Colombie, tant qu'à faire : « Je partirai quand il n'y aura plus de drogue. »

Plus facilement, le pape aurait pu se rendre à Jérusalem, loger au patriarcat latin, avec Mgr Sabbah, dans la vieille ville, à 200 pieds de la porte de Jaffa.

Je rêve et je m'objecte à moi-même que  Notre-Seigneur a fait exactement cela : il s'est incarné pour réconcilier les hommes, les faire frères d'un même Père, dans l'unité d'un même Esprit. Ça n'a pas changé le cours des choses sous la lune. C'est bien ce qu’Abraham a répondu au mauvais riche qui lui demandait de descendre avertir ses frères de ce qui les attendait s'ils continuaient à faire ce que lui avait fait, et qui l'avait conduit en enfer. Abraham lui répondait : « Tes frères ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent. Même si quelqu'un des morts ressuscite, tes frères ne seront pas convaincus » (Lc 16, 24-31).

Justement, quelques jours après la fin des hostilités, le pape annonçait son intention de se rendre à Jérusalem sous condition du règlement « du statut de la ville ». Quel statut ? Celui de carrefour de paix et de dialogue entre les trois religions monothéistes *. Cela est-il compatible avec le statut actuel de Jérusalem, [28] capitale de l'État hébreu ? C'est un gros morceau à avaler pour les Israéliens.

« Il ne faut ni humilier ni punir personne » disent les patriarches des sept Églises orientales. Parmi eux se trouve le patriarche chaldéen, un ami personnel de Saddam Hussein, comme il le déclare lui-même.

Ni punir ni humilier personne. Fort bien ! Mais enfin, ce n'est pas Israël qui a déclaré la guerre à l'Irak.

Quand Jérémie annonce malheur sur malheur à Israël et à Juda, il parle au nom de Dieu. Les malheurs survinrent effectivement. Et ils survinrent sur tous : les grands et les petits, les justes et les injustes. Dieu fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. Le soleil de Dieu éclaire les justes et les injustes. Je trouve bizarre que l'on parle des « victimes innocentes » de la guerre. La guerre fait des victimes innocentes et elle châtie des coupables. Qui est juste, qui est injuste ? L'ouvrier, l'ingénieur, le savant, qui tous travaillent, chacun à sa façon, à fabriquer un missile et l'avion qui le lance, auraient-ils dû renoncer à leur emploi ou à leur savoir ? Quand on gagne sa vie dans une usine d'armement, c'est le cas de plusieurs dizaines de milliers de Québécois, on doit se douter qu'un obus, c'est fait pour tuer. On ne plante pas de carottes avec un obus. Quand on dit : « plus jamais la guerre », on dit, indivisiblement : « plus jamais de fabrication d'armes ». Combien de catholiques, je me limite à eux, auraient obéi à une interdiction du pape en ce sens ? De toute façon, même si tous les ouvriers, les ingénieurs, les savants catholiques avaient obéi, d'autres ouvriers, d'autres ingénieurs, d'autres savants en auraient fabriqué, des armes. Les musulmans, les Chinois, les Soviétiques échappent passablement à l'obéissance au pape. Il n'y a pas de pacifisme cohérent. Il faut être deux pour faire la paix.

[29] J'ai eu l'occasion de vivre la crise du Golfe d'un peu près ; j'ai vécu la guerre du Golfe par la médiation des médias, comme tout le monde ; j'ai vu de près le conflit israélo-palestinien. Je voudrais bien que cesse l'oppression des Palestiniens, mais j'ai éprouvé de l'indignation et de la pitié à les voir applaudir les Scuds irakiens sur Tel-Aviv. Je sais trop bien qu'ils rejetteraient les Israéliens à la mer s'ils en avaient le pouvoir. Je crois aussi savoir que l'humanité, la conscience des hommes, ne pourrait pas digérer un deuxième Holocauste en moins d'un demi-siècle. L'humanité, même si elle a bon estomac, se vomirait. Et alors ?

Je persiste à croire qu'il faut laisser les Israéliens et les Palestiniens face à face pour aménager leur coexistence sur la terre où l'histoire les a rassemblés.

Jérusalem, Saint-Augustin-de-Desmaures
septembre 1990 - mars 1991



* D'où le symbolisme du dessin de la couverture.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Paul Desbiens, philosophe et essayiste Dernière mise à jour de cette page le dimanche 14 novembre 2010 9:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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