RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'une entrevue de Jean-Paul Desbiens, “Entrevue. Fierté et liberté se conditionent mutuellement”. Un article publié dans REVUE NOTRE-DAME, no 4, avril 1999, pp. 16-28. [Autorisation accordée par l'auteur le 20 janvier 2005 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean-Paul Desbiens (1927-2006)

Entrevue.
Fierté et liberté se conditionnent
mutuellement
.”

Un article publié dans REVUE NOTRE DAME, Québec, avril 1999, pp. 16-28.


Si nous avons demandé à Jean-Paul Desbiens une entrevue sur la fierté, c’est qu’il est lui-même un homme fier, un « homme farouche », pour reprendre le titre du deuxième tome de son journal. Le premier chapitre de son livre Sous le soleil de la pitié est un hymne à la fierté de la génération fondatrice du Lac-Saint-Jean. Jean-Paul Desbiens a fait ses études supérieures à l’Université Laval, à l’Université du Latran (Rome) et à l’Université de Fribourg (Suisse) pour un doctorat en philosophie. De 1964 à 1970, il a été directeur du service des programmes de l’enseignement collégial puis directeur de l’enseignement primaire et secondaire au ministère de l’Éducation. De 1970 à 1972, il a été éditorialiste en chef à La Presse. À deux reprises, il a occupé le poste de directeur général du Campus Notre-Dame-de-Foy, de 1972 à 1978 et de 1986 à 1990. Élu provincial des Frères Maristes en 1978, il l’est demeuré jusqu’en 1983. Jean-Paul Desbiens est chevalier de l’Ordre national du Québec et médaillé de l’Ordre du mérite de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec.

Photo par P. DESAULNIERS


RND. Vous avez publié une tranche importante de votre journal (1983-1992) sous le titre Journal d’un homme farouche. Or le mot « farouche » est de la même racine que « fier ». Comment décririez-vous la fierté ? Quelle est l’importance que vous accordez à cette qualité… qui peut aussi être un défaut ?

Je pense que ce n’est pas tourner autour du pot que de faire le tour du mot « fierté ». Les mots « fier » et « fierté » viennent d’un mot latin qui signifie sauvage, farouche. Par opposition, à : apprivoisé, domestiqué. On pense tout de suite à la fable Le Loup et le Chien de La Fontaine. Dans les dictionnaires, on donne comme synonymes à « fier » et « fierté » des mots comme « courage », « audace », « intrépidité », «æ dignité », « grandeur d’âme ». Et comme on éclaire toujours le sens et la compréhension d’un mot par son contraire, il est intéressant de relever les mots que l’on donne comme des contraires de la fierté. On parle alors de « bassesse », de « honte », de « vilenie », de « lâcheté ».

À partir de ce qu’en disent les dictionnaires, on voit aisément que le mot « fierté » signifie une qualité, mais qu’il signifie aussi un défaut. Le mot « fierté » prête donc à une certaine ambiguïté. Le mot « fier » peut désigner celui qui a un vif sentiment de sa dignité, de son indépendance, de son honneur, mais il peut aussi désigner celui qui est hautain, arrogant, distant, méprisant, prétentieux. À tel point que si l’on dit de quelqu’un qu’il n’est pas fier, on peut vouloir dire qu’il est affable et modeste, qu’il est simple dans ses manières, dans son langage, dans son attitude, qu’il est facile d’accès. Dire de quelqu’un qu’il n’est pas fier en ce sens-là est un compliment. Mais à l’inverse, si l’on dit de quelqu’un qu’il n’est pas fier, qu’il n’a pas de fierté, cela peut vouloir dire qu’il manque de dignité, de noblesse, d’indépendance, de liberté. Dire de quelqu’un qu’il n’est pas fier devient alors un blâme. D’une façon générale, dans le langage courant, le contexte indique assez clairement la connotation positive ou négative que l’on donne aux mots « fier » et « fierté ». En somme, le mot « fier » signifie noble, courageux, magnanime tout autant que prétentieux, orgueilleux ou même vaniteux.

J’ai demandé dernièrement à un ami quel est le contraire de la fierté. Spontanément, il m’a répondu : « La honte. » En réalité, ce n’est pas exactement cela. Car pour qu’il y ait de la honte, il faut que la fierté existe déjà, que l’on soit déjà fier, à ses propres yeux et aux yeux des autres. Quand on a honte d’un comportement, d’un mot qui nous a échappé, quand on a honte de soi-même, parce qu’on n’a pas été à la hauteur de soi-même, cela veut dire précisément qu’on a de la fierté. Pour avoir honte, il faut d’abord être fier de soi. La honte, c’est donc de la fierté, mais une fierté blessée. On peut être blessé dans sa fierté par sa propre faute. On parle alors d’une blessure d’amour propre. Et c’est la blessure la plus difficile à guérir ou à surmonter, parce qu’on est à la fois juge et accusé. On peut aussi être blessé dans sa fierté par les circonstances de la vie, par des accidents d’ordre professionnel, ou encore par les autres. La fierté permet alors de s’élever au-dessus de l’offense par le pardon et la magnanimité. Il est remarquable que dans toutes les cultures, on trouve l’éloge et le blâme. Déjà saint Paul, dans le chapitre deuxième de l’Épître aux Romains le note comme une évidence. Jean-Paul II dans son Encyclique La splendeur de la vérité fait allusion à ce phénomène vieux comme l’histoire de l’humanité. Les critères peuvent varier d’une culture à l’autre. Mais partout on trouve l’éloge et le blâme. Et l’éloge est source de fierté tandis que le blâme la blesse ou l’amoindrit.

Le contraire de la fierté, ce n’est donc pas la honte, mais la bassesse ou la servilité. C’est d’ailleurs un point sur lequel je reviendrai : la fierté a un lien avec la force, le courage et la liberté. À ce propos, il peut être révélateur de faire un peu d’anthropomorphisme. Ainsi, il ne viendrait à personne l’idée d’associer la fierté au lièvre ou à la gazelle. La gazelle peut être belle et gracieuse, elle n’évoque pas la fierté. Tandis que le lion y fait penser spontanément, et même le chat. Je sais bien qu’il s’agit là d’une projection de nos sentiments sur les animaux. Mais cela nous révèle quelque chose de ce que nous mettons sous le mot « fierté ». Et du coup, nous revenons à la fable Le Loup et le Chien. La fierté ne va pas sans une certaine indépendance, une certaine force.

Dans l’effort pour cerner le sens du mot « fierté », il y a enfin ce point qui n’est pas sans importance. L’idée de fierté connote l’idée d’accomplissement et de satisfaction. Par exemple, un père de famille peut être fier de ses enfants, parce qu’ils sont bien élevés, parce qu’en règle générale ils se comportent honorablement. Un cultivateur peut être fier de sa terre et de ses bêtes. Un menuisier peut être fier d’un meuble particulièrement réussi. On peut aussi éprouver de la fierté de sa fortune et même l’étaler. On a alors de la vanité ou de l’arrogance. C’est l’ambiguïté de la fierté. On peut être fier également de sa lignée, de sa famille. Sans doute, on n’a pas de mérite à être le fils de… mais on peut et on doit en tirer une forme de responsabilité. Comme dit le proverbe : « Noblesse oblige ».

Pour boucler ces remarques, je cite Diderot au mot « farouche » dans l’Encyclopédie : « Épithète que nous donnons aux animaux sauvages, pour exprimer cet excès de timidité qui les éloigne de notre présence ; qui les retient dans les antres au fond des forêts et dans les lieux déserts et qui les arme contre nous et contre eux-mêmes, lorsque nous en voulons à leur liberté. »


RND. Dans votre livre Sous le soleil de la pitié, vous dites en parlant de personnes que vous avez connues dans votre enfance : « Cette race d’hommes, il faudrait les chanter. C’étaient des seigneurs, et ils le savaient. »

Effectivement, dans mon enfance, j’ai connu des êtres fiers, même si dans beaucoup de cas ils n’étaient ni riches, ni instruits. Bien sûr, le mot « fier » ne me venait pas nécessairement à l’esprit à ce moment-là, en tout cas pas aussi clairement qu’aujourd’hui. Oui, j’ai connu des êtres fiers et qui étaient reconnus comme tels. Car on vit en société. Je pense ici à des menuisiers que j’ai connus, à des forgerons, à des cultivateurs. Des hommes – et c’est ça le point – qui n’auraient jamais accepté de bâcler ou de bousiller leur travail, de mal faire leur métier, qui auraient eu honte par exemple de labourer tout croche. Il me vient à l’esprit des forgerons que j’ai connus – il y en avait deux dans le village chez nous – qui auraient eu honte de refuser de ferrer un étalon pour la première fois. Parce que ferrer un étalon pour la première fois, c’est tout autre chose que de ferrer un vieux cheval de trait. Le vieux cheval, tu lui tires trois poils derrière le sabot et il lève la patte. J’ai assisté quelques fois au ferrage d’un étalon. J’étais à la fois fasciné et terrorisé. À certains moments, je quittais la boutique de forge parce que j’avais peur. Le forgeron, lui, restait et ferrait. J’ai connu aussi des êtres fiers au sens négatif. Je l’ai dit, le mot « fier » est ambivalent. J’ai connu des prétentieux, des petits notables imbus de leur importance, enflés par leur fonction de petits boss. C’est là un trait humain permanent. Qui, un jour ou l’autre, n’a pas été blessé dans sa fierté par l’arrogance, la prétention ou l’irrespect d’un petit boss, d’un fonctionnaire, d’un guichetier ?

À ce moment-ci, je voudrais donner deux exemples de fierté « à l’ancienne », si je peux ainsi dire. Sixte Bouchard était l’oncle de ma mère. Lui et sa femme avaient adopté une fillette alors qu’ils étaient assez avancés en âge. Or, à un moment donné, la jeune fille est devenue enceinte, « fille-mère » comme on disait alors. Au début des années 30, dans un petit village. Vous vous rendez compte de tout ce que cela pouvait impliquer. Comme l’oncle ne se rendait compte de rien, ma mère l’avait fait venir à la maison pour lui dire ce qu’il en était. Sixte Bouchard qui était un homme fier et qui se trouvait blessé dans sa fierté, refusait de l’admettre. « Ce n’est pas possible, la fille que j’ai adoptée ne peut pas être enceinte. » Et il avait donné un tel coup de poing sur le bras de la chaise berçante qu’il l’avait brisé. Le lendemain, il est venu réparer la chaise. J’ai passé mon enfance à voir cette chaise et à m’y bercer. Et périodiquement, notre mère nous racontait l’histoire de l’oncle Sixte. L’autre exemple de fierté « à l’ancienne » que je voudrais donner me vient d’un ami de la région de Joliette : il avait connu un vieux cultivateur de sa région qui avait refusé de toucher sa pension de vieillesse quand les pensions ont été instaurées. Il disait : « Ma terre est faite, mes enfants sont élevés, j’ai tout ce qu’il me faut. » Je ne donne pas ça comme un exemple à suivre mais certainement comme un exemple de fierté.

Dans l’Ô Canada, qu’on ne chante plus guère, la deuxième strophe dit : « Sous l’oeil de Dieu, près du fleuve géant, le Canadien grandit en espérant. Il est né d’une race fière… » La race fière dont nous sommes nés, c’est clair dans le contexte, c’est la France. Il y a donc chez nous une certaine continuité dans la fierté. Mais peut-on parler d’une véritable tradition de fierté, toujours vivante ? C’est une question sur laquelle j’aurai à revenir plus loin.

RND. La fierté d’un peuple suppose qu’il est fier de son histoire, de son passé. Est-ce que nous savons discerner les grandeurs de notre histoire ? Quelle relations entretenons-nous avec notre passé ?

Je viens de rappeler, en citant l’Ô Canada, que la France est un peuple fier. Et cela ne fait aucun doute. Mais il y a d’autres peuples qui sont fiers. Le peuple espagnol est fier. Les peuples allemand, anglais, portugais aussi. Je pourrais nommer bien d’autres peuples, sans oublier les Montagnais, même s’ils vivent une fierté blessée. Mais cela n’enlève rien au fait que les Français sont reconnus comme un peuple fier. En fait, de quoi un peuple peut-il être fier quand il se mêle d’être fier de son passé ? J’aligne ici un certain nombre de motifs de fierté. Un peuple peut être fier de son histoire militaire. Il peut être fier de sa littérature et de ses monuments. Il peut être fier de ceux et celles qui ont forgé sa destinée, de ses saints et de ses saintes aussi. Pour prendre l’exemple de la France, Jeanne d’Arc est une référence dans l’histoire de ce pays, qu’importe que l’on soit catholique ou non. Un peuple peut aussi être fier de sa peinture, de sa musique, de son théâtre et même de sa cuisine. Quand on est reçu par des amis, en France ou en Espagne, ils nous amènent visiter un musée, voir une grande pièce et, bien sûr, ils nous font goûter à leur cuisine. Ou encore, ils nous feront admirer un paysage ou une réussite technique. Je me rappelle qu’étant allé chez des amis en Normandie, ceux-ci m’avaient amené voir le pont de Tancarville qu’on venait d’achever et qui est un ouvrage fort élégant.

Par association d’idée, je fais état de l’émotion que j’ai eue, au juvénat de Lévis, en 1941 (j’avais alors 14 ans), quand un camarade me fit observer que l’on voyait le pont de Québec de la cour de récréation. Quelques jours plus tard, nous y alliions en pique-nique. Nous traversâmes à pied le fameux pont dont j’avais tellement entendu parler, dont j’avais vu tant de photos. J’éprouvais un mélange de fierté et d’émerveillement, qui ne s’est d’ailleurs pas émoussé avec le temps. La civilisation du « jetable » permet-elle encore la lente construction de la fierté ?

Remarquez bien qu’il n’y a aucun mérite pour un Suisse à faire admirer les Alpes. Mais il en est fier quand même. Il n’y a aucun mérite, quand on est Québécois, à regarder le Fleuve du haut de la Citadelle. Mais on en est fier quand même. Il n’y a aucun mérite à admirer le Lac Saint-Jean du haut de Chambord, mais quand on reçoit un visiteur, on s’empresse de l’amener voir ce spectacle et on en tire de la satisfaction.

Quand on parle des relations des peuples avec leur passé, il faut noter que les rapports des peuples à leur histoire sont des rapports mouvants et parfois ambivalents. Prenons encore une fois l’exemple de la France, qui nous est mieux connu. La France est fière de sa victoire lors de la guerre de 14-18. Par contre, ses guerres au Viêtnam et en Algérie ne suscitent pas le même sentiment de fierté. Tout comme la déroute devant l’armée allemande en 1940, et le régime de Vichy. La France n’en finit plus de « s’expliquer » à ce sujet. On peut faire une remarque semblable à propos des États-Unis. Leur contribution a été déterminante à l’occasion des deux guerres mondiales, celle de 14-18 et celle de 39-45. Par contre, les États-Unis ont encore le Viêtnam de travers dans la gorge.

Quand nous considérons notre histoire à nous, il faut d’abord noter que c’est une histoire courte. Notre histoire n’est pas longue. Sans doute, l’histoire des Américains est aussi courte, mais elle est autrement dense et dramatique. Je reprends les motifs de fierté que j’ai énumérés à l’instant. Notre fierté ne peut guère se nourrir de notre histoire militaire. Les Américains, les Français, les Espagnols peuvent nourrir leur fierté de leurs exploits militaires. Ce n’est pas notre cas. On ne peut pas s’exciter indéfiniment sur la victoire de Carillon, chantée par Crémazie, ou sur la bataille de Dollard des Ormeaux, qui a été une défaite. Bien plus, notre histoire qui est courte est aussi une histoire coupée en deux. Avec son régime français et son régime d’après la Conquête. Dans cette histoire, il y a des grands noms. J’en fais une énumération qui n’est pas exhaustive. Jacques Cartier, Champlain, Maisonneuve, Talon, Frontenac, Mgr de Laval, Marie de l’Incarnation, Jeanne Mance, Marguerite d’Youville. Ce sont des noms dont on peut être fier. Des figures d’une incontestable grandeur. Des personnes, dans certains cas, dont l’oeuvre survit jusqu’à nous. Je pense à Marie de l’Incarnation, à Marguerite Bourgeois, à Mgr de Laval. Il y a dans notre histoire, à n’en pas douter, matière à fierté et même à grande fierté.

L’histoire, ce n’est pas seulement ce qui s’est passé dans le temps. C’est aussi une matière scolaire. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que l’histoire qu’on enseignait dans nos écoles jusque vers 1960 était davantage une hagiographie qu’une véritable histoire. Je n’ai qu’à relire le manuel que j’ai eu moi-même entre les mains comme écolier, et qui est demeuré au programme bien des années après. Il faut aussi se rappeler les représentations de notre histoire que nous nous donnions à nous-mêmes lors des manifestations de la Saint-Jean-Baptiste ou d’autres manifestations semblables. J’ai l’âge aujourd’hui de juger de la pauvreté et du caractère sommaire de ces représentations. Depuis, un redressement s’est opéré grâce au travail de chercheurs et d’historiens comme Séguin, Frégault, Trudel, Brunet, Vaugeois, Lacoursière etc. Ce redressement était nécessaire et il a été libérateur. Il se reflète dans des manuels d’histoire auxquels les jeunes pourraient avoir accès. Mais cela m’amène à une autre constatation. Pendant que les historiens opéraient le redressement de notre histoire, il est arrivé que l’enseignement de l’histoire, à toutes fins utiles, a été abandonné dans les écoles. En sorte que la mémoire des jeunes, actuellement, est faite de trous beaucoup plus que de pleins. Un des résultats de cet abandon de l’enseignement de l’histoire, c’est que nous vivons, depuis une bonne vingtaine d’années, dans ce que j’appelle la culture de la dérision, face à notre passé et même face à notre passé le plus récent. Cette culture de la dérision occulte ce fait incontestable : notre histoire nous fournit des motifs d’être fiers des réussites que nous pouvons revendiquer comme nôtres. Je pense par exemple à ce fait d’histoire sur lequel nous n’insistons pas suffisamment : quatorze ans après la Conquête, nous avions récupéré trois libertés fondamentales : la liberté de religion, la liberté de la langue et l’exercice de notre droit civil. Quatorze ans seulement après la Conquête. Et sans tirer un seul coup de feu. Nous avons fait cela. Je veux dire que nos pères ont fait cela. C’est un fait de notre histoire dont il y a lieu d’être fier, car c’est une réussite. Ce qui m’amène d’ailleurs à dire qu’il y a peu de peuples qui comptent dans leur histoire aussi peu de morts que dans la nôtre pour des raisons politiques et idéologiques. Chez nous, nous avons les douze pendus de la Rébellion de 1837, Louis Riel et, plus récemment, Pierre Laporte. Il n’y a pas beaucoup de peuples qui peuvent se vanter d’un tel bilan. C’est certainement là une source de fierté en regard de notre histoire.

Quels sont nos autres motifs « historiques » de fierté ? À ce temps-ci de l’année, on peut rappeler que nous avons vaincu l’hiver. Ce n’est pas rien. Sans doute, d’autres peuples l’ont fait aussi : les Finlandais, les Suédois, etc. Mais cela ne diminue aucunement notre réussite. Pouvons-nous être fiers de notre littérature, comme les Français, les Espagnols ou les Russes le sont ? Il faut redire ici que notre histoire est courte, et qu’il faut sortir du bois avant de s’adonner au roman et au théâtre. Si l’on compare notre littérature à la littérature américaine qui, elle aussi, est courte, car ici il faut comparer, le moins que l’on puisse dire, c’est que la nôtre n’apparaît pas comme transcendante. Notre peinture non plus. Bien sûr, nous avons des peintres remarquables qui ont une notoriété internationale. Mais il faut être réaliste. On ne peut pas se réclamer d’un Velasquez, d’un Rubens, d’un Greco, d’un Rembrant ou d’un Monet. Côté musique, c’est la même chose. Il faut bien reconnaître que nous n’avons rien inventé de comparable au jazz des Américains qui a marqué la musique mondiale. En architecture, je pense que nous marquons des points. Sans doute, nous n’avons rien de comparable à Chartres, Tolède ou Reims. Depuis une quinzaine d’années, j’ai entrepris, avec des amis, de visiter systématiquement nos églises de l’Est du Québec. Nos églises paroissiales, cela compte parmi ce que nous avons fait de mieux. Je pense à Saint-Jean Port-Joli, à Sainte-Hénédine, à Saint-Roch des Aulnaies, à Trois-Pistoles. Nous avons de quoi être fiers de ces réalisations. En dépit du fait que notre histoire est brève, et que nous étions un peuple pauvre, nous avons réussi là quelque chose de remarquable. Bien sûr, ce n’est pas Notre-Dame de Paris. Mais Notre-Dame de Paris s’est bâtie sur 500 ans. Le Lac-St-Jean n’est ouvert que depuis 150 ans. Et quand on va à Saint-Félicien, à Métabetchouan, quand on fait le tour du Lac, on éprouve un sentiment d’étonnement et de fierté en constatant comment des populations petites et pauvres ont su se donner des monuments aussi considérables.

RND. Peut-on dire qu’une des premières manifestations de la fierté d’un individu et d’un peuple, c’est le rapport qu’il entretient avec la langue ? Notre langue, telle que nous la parlons ou la considérons, indique-t-elle de la fierté chez nous ?

Il est clair que la fierté et l’estime de soi se reflètent dans le respect qu’on a pour sa langue. Car la langue, c’est ce qu’on a de plus proche de soi. C’est ce qui est le plus près de son être. La langue, c’est le sang de la pensée. C’est une patrie. Dans les Actes des Apôtres, cela me frappe depuis longtemps, on rapporte que la foule qui entendait le premier discours de Pierre était composée de plusieurs nations. Et on les énumère. Or, les auditeurs s’étonnaient de comprendre Pierre chacun dans sa propre langue. Le texte latin dit : « Linguam nostram in qua nati sumus. » « La langue dans laquelle nous sommes nés. » Au-delà du caractère mystérieux de l’événement, et comme il n’y a rien d’inutile dans l’Écriture, on peut remarquer que la langue est désignée comme une patrie.

Arrivons-en à la question : sommes-nous fiers de notre langue ? Je ne referai pas ici mon vieux numéro, qui date de 40 ans. Je note cependant que Georges Dor vient d’emboucher la même trompette avec deux volumes dont les titres sont écrits phonétiquement : Anna braillé une shot et Ta Mé tu-là ? On donne la traduction en sous-titre : Elle a beaucoup pleuré et Ta mère est-elle là ? Georges Dor reprend en plus élaboré ce que j’ai fait il y a un demi-siècle. En octobre 1994, j’ai rédigé le dossier de la revue RND et Gilles Vigneault donnait l’entrevue. Sans qu’il y ait eu aucune concertation, nous avons abordé le thème de la langue avec de nombreuses convergences. Dans le numéro en question, je donnais l’exemple de deux jeunes étudiants de l’université que j’avais rencontrés un après-midi d’été. Et je n’arrivais tout simplement pas à les comprendre. Ce n’est pas compliqué, je ne comprenais pas ces deux Québécois. Quand on est rendu là, on peut se poser des questions sur la fierté que nous entretenons vis-à-vis de notre langue. Récemment, ici même dans cette maison, la préposée à la réception informe une jeune fille, étudiante au cégep, qu’elle a reçu un message téléphonique. Et la jeune fille demande : « À ti di c’ta quoi ? » Je défie un Africain ou un Suisse francophone de comprendre quoi que ce soit à une telle phrase. On m’objectera qu’il y a des niveaux de langage. Cela va de soi. Je ne parle pas non plus d’accents. Il y a l’accent marseillais et l’accent parisien. L’accent beauceron n’est pas celui du Lac-Saint-Jean ni celui des Iles-de-la-Madeleine. Et tous sont légitimes. Mais quand moi, qui parle deux langues, c’est-à-dire le joual et le français, j’en suis à ne pas comprendre des étudiants de niveau universitaire, cela pose question. À ce propos, j’ai sous la main une grammaire française publiée ici, chez nous, en 1909, à l’usage de l’école élémentaire. Or je mets au défi n’importe quel étudiant de l’université de me démontrer qu’il maîtrise ce manuel, qui était un manuel du niveau élémentaire en 1909.

Malgré ces constats et ces lamentations que j’ai faits et que d’autres font, avec raison, il y a quand même ce fait que nous avons conservé notre langue. Elle est misérable, mal connue, mal écrite et mal parlée. Mais nous l’avons gardée, malgré la situation que l’histoire nous a faite. Il n’en reste pas moins que, personnellement, je ne suis pas fier du rapport que nous entretenons avec notre langue.

RND. Parmi les signes les plus traditionnels de la fierté, il y a le vêtement. Comment expliquer que des jeunes, notamment de milieu aisé, s’habillent comme des clochards ?

Dans le langage populaire, le mot « fier » désigne une personne qui aime s’habiller bien. Le dictionnaire Bélisle donne cet exemple et je cite : « Il marie une fille qui va lui coûter cher à habiller. » « Fier » signifie ici le goût pour la recherche et l’élégance dans le vêtement. Comme toujours, le mot « fier » peut se prendre en bonne ou mauvaise part. Quelqu’un de fier, c’est quelqu’un qui s’habille comme du monde. En mauvaise part, on a le mot « fierpet », qui est dans le Bélisle et dans le Glossaire du parler français au Canada et qui désigne quelqu’un de fat, qui fait le fier.

Dans l’histoire du costume, il y a toujours eu un lien entre le vêtement et la condition sociale. Je ne parle pas ici seulement de la richesse. Un lien aussi entre la manière de s’habiller et la considération qu’on a pour les autres. On s’habille pour marquer son respect envers un visiteur. Autrefois, on s’habillait différemment le dimanche du reste de la semaine. On disait d’ailleurs « s’endimancher ». Mais depuis une vingtaine d’années, la mode est au débraillé. Je dis bien la mode. On s’habille n’importe comment, et surtout les jeunes. On achète à prix fort des pantalons qu’on s’empresse de déchirer aux genoux ou aux fesses. On porte des pantalons dont la fourche descend jusqu’aux genoux. Des chemises ou des chandails délibérément trop grands. On fait exprès pour avoir l’air d’un clochard. Je ne comprends pas très bien ce phénomène. Il faudrait demander à un anthropologue ou à un sociologue. Il y a certainement du conformisme là-dedans. On sait que beaucoup de modes viennent de la télévision. Comme la mode de « la barbe de deux jours » qui donne un air salaud. Autrefois, on ne serait même pas sorti comme cela. Personnellement, il me semble que cette façon de s’habiller revient à dire : « Je m’importe peu à moi-même, je n’ai pas tellement de respect pour moi et vous m’importez peu. » Car il y a un lien entre vêtement et fierté, comme il y en a un entre fierté et langue. Il y a là une façon de se considérer soi-même et de considérer les autres. Je ne demande pas qu’un évêque soit toujours mitré et habillé comme pour une confirmation. Mais je n’ai pas le goût de rencontrer un évêque en col roulé. Ce n’est pas un débardeur. Le vêtement, comme la langue, a rapport à soi et à l’autre. Entre les deux, il y a des points communs et des significations communes.

RND. Autant sur le plan individuel que collectif, la fierté ne va pas sans liberté. Mais pour être libre, il y a un prix à payer.

La fable Le Loup et le Chien fournit une description contrastée de ce que j’appelle la liberté maigre en regard de la servitude grasse. Vous connaissez la fable. Le Chien est gras, mais il a le cou râpé. Le Loup lui dit : « C’est bien beau tout ça. Tu manges bien et moi j’ai les flancs collés… » Et le Chien finit par avouer qu’il est attaché. Le Loup préfère être maigre et libre. Il y a un prix à payer pour la liberté, pour la fierté. Pour la fierté du Loup. Dans le poème fameux intitulé « If », où Kipling dit : « Si tu peux voir détruire l’ouvrage de ta vie sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir… » et qu’André Maurois a traduit en français sous le titre « Si tu peux… », on trouve ce que j’appellerais le portrait d’un homme libre. Et donc d’un homme fier. Fierté et liberté se conditionnent mutuellement. Le libre est fier et le fier protège sa liberté. Et il est prêt à en payer le prix. Le prix psychologique, qui peut être l’exclusion, l’isolement, la solitude. Ou encore le prix financier de la liberté et de la fierté. Quand on est fier, il y a des compromissions qu’on n’accepte pas, pour poursuivre une ligne de carrière ou pour obtenir une promotion politique ou professionnelle. Pour être libre et fier, il y a un prix à payer. Il n’y a rien à y faire. On ne peut pas à la fois être Loup et Chien.

RND. La fierté s’apparente à la magnanimité. Est-ce que cela n’entraîne pas certaines conséquences qu’on est parfois porté à oublier ?

J’aimerais citer ici une phrase de Valéry qui m’a toujours frappé. « Un homme digne refuse ce qu’on lui refuse plus que ne le lui refusent ceux qui le lui refusent. » Quand tu es fier, tu ne récrimines pas constamment, systématiquement et indéfiniment. Tu réclames ton dû, parce que cela t’est dû. Mais à un moment donné, tu dis : « Messieurs, dames, bonjour ! » Au Québec, je le disais tout à l’heure, la mode est aux procès du passé. En disant cela, je pense notamment aux « enfants de Duplessis. » Mon intention n’est pas de soulever la question en elle-même. Mais je constate que tous les procès de ce genre s’accompagnent chez nous d’une demande de compensation financière. Comme si un affront pouvait être lavé, ou une vieille injustice corrigée, par une somme d’argent. On aboutit alors à une société extrêmement judiciarisée. Il y a quelques mois, on rapportait qu’une femme poursuivait son médecin pour une faute professionnelle commise il y a 20 ans ! Ce sont des faits comme ceux-là que j’ai à l’esprit quand je parle de société judiciarisée. Ou encore, le cas des conventions collectives qui vont à la troisième décimale. Je dis que notre société est judiciarisée. Mais en même temps, je n’ignore pas qu’elle ne fonctionne convenablement qu’en raison de la générosité et du bénévolat qui s’y déploient. Si le bénévolat disparaissait, notre société s’écroulerait. Je connais une ancienne employée du Campus qui travaille pour la Société Saint-Vincent de Paul d’une paroisse plutôt cossue de Québec. Elle et son équipe s’occupent de 129 familles. Et c’est partout comme cela au Québec. Ce sont des milliers et des milliers de bénévoles qui maintiennent la société « en état de marche ». Il y a là une magnanimité qui ne se proclame pas, mais qui s’enracine  dans une histoire, une sensibilité, une éducation chrétiennes. Cette solidarité n’apparaît au grand jour qu’à l’occasion des catastrophes, celle du verglas de l’hiver dernier ou encore celle du déluge au Saguenay. Elle n’en est pas moins le mortier discret et tenace qui maintient la société. Je ne dis pas que nous sommes la seule société au monde à faire preuve de solidarité. Mais c’est un fait que la solidarité nous est familière. Et nous pouvons en être fiers. Le problème, c’est que nous voudrions que les qualités que nous avons soient exclusives de nos faiblesses. Je reviens sur l’histoire du Canada qu’on a connue. Ce que notre histoire contient de faits glorieux ne devrait pas nous empêcher de prendre conscience du sort que nous avons fait à ceux qu’on appelle aujourd’hui les autochtones. Le massacre de Lachine n’est pas aussi simple que ce que nos manuels en disaient. L’histoire pose aux sociétés cette question incontournable : comment être fier en dépit et au-delà de ses limites ?

RND. Dans la tradition qui est la nôtre, on a souvent vu la fierté comme un défaut proche de l’orgueil.

Par mode de conclusion, j’aimerais rappeler qu’il faut distinguer fierté et orgueil et que l’humilité est bien autre chose que ce qu’on en dit parfois. La fierté, c’est le sentiment de sa dignité, de son autonomie, de son honneur. L’orgueil, c’est « une estime déréglée de soi-même qui fait qu’on se préfère aux autres et qu’on veut s’élever au-dessus d’eux ». C’est la définition du petit catéchisme. Ce n’est pas un traité sur l’orgueil, mais c’est une définition assez difficile à défoncer. La fierté n’est pas une vertu. C’est plutôt un sentiment. L’orgueil est un péché, le premier des péchés capitaux. L’humilité est une vertu chrétienne, fondée sur la reconnaissance intériorisée et entretenue de notre état de créature de Dieu, d’un Dieu personnel et qui nous aime. Je ne prétends pas faire ici un cours de  théologie. J’essaie simplement de mettre les choses en place.

Je dirai, un peu malicieusement, que les orgueilleux véritables ne courent pas les rues. La culture que j’appelle « démocratique » conduit plutôt à l’envie. Devant les possessions des autres, devant leur train de vie, devant leur statut social, on a vite le réflexe de se dire : « Pourquoi lui et pas moi ? » Le modèle incontournable de la fierté, c’est Jésus lui-même. Il se disait doux et humble de coeur. Il n’en était pas moins un seigneur. Il n’était ni un chien couchant ni un courtisan. Même à son plus bas, au jardin des Oliviers, c’est encore lui qui commande et qui garde l’initiative. Il est la puissance qui refuse la force. L’esclave n’a que le choix de subir ou de comploter. Jésus, lui, assume. Et c’est le propre du seigneur. Voyez avec quelle désinvolture il traite de l’argent et du pouvoir. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Jésus est seigneur devant le soldat qui le soufflète, devant Pilate le gouverneur et face à Hérode à qui il refuse de parler, parce qu’il est un bouffon. Jésus n’est pas un homme indifférent. Il est un homme détaché, libre. Est-ce que détachement et liberté ne font pas la paire ?

Je viens de contre-distinguer : fierté, orgueil, humilité. Sans verser dans l’homélie, ne pourrait-on pas penser à une « trinité » profane dont les trois composantes seraient : détachement, liberté, fierté. Mais déjà, l’amour, l’amour humain, synthétise ces trois composantes. Et une hymne de l’Office porte ceci : « Qui donc est Dieu, si grand, si vulnérable ? Qui donc est Dieu qu’on peut si fort blesser en blessant l’homme ? »


Retour au texte de l'auteur: Jean-Paul Desbiens, philosophe et essayiste Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 octobre 2009 12:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref