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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte Christian DEBLOCK, “Marx et le projet marxiste.” Un article publié dans le livre sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme, pp. 93-115. Avec deux textes inédits de Karl Polanyi. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 1990, 374 pp. [Livre diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de Christian Deblock accordée lundi le 29 juillet 2008.]

Christian Deblock

Marx et le projet marxiste”.

Un article publié dans l’ouvrage Sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme. Avec deux textes inédits de Karl Polanyi, pp. 93-115. Québec : Les Presses de l’Université du Québec, 1990, 374 pp.



Le développement des sectes socialistes et celui du mouvement ouvrier réel sont constamment en rapport inverse, Tant que ces sectes se justifient (historiquement) la classe ouvrière n'est pas encore mûre pour un mouvement historique autonome. Dès qu'elle atteint cette maturité, toutes les sectes sont réactionnaires par essence... L'Internationale a été fondée pour remplacer par l'organisation effective de la classe ouvrière en vue de la lutte, les sectes socialistes ou demi-socialistes. Dans l'histoire de l'Internationale, on a vu ce répéter ce que l'histoire montre partout. Ce qui est vieilli cherche à se reconstituer et à se maintenir à l'intérieur même de la forme nouvellement acquise [1].

Accomplir cet acte de libération du monde, voilà la mission historique du prolétariat moderne, En approfondir les conditions historiques et par là, la nature même, et ainsi donner à la classe qui a mission d'agir, classe aujourd'hui opprimée, la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tâche du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien [2].

Le « projet socialiste » de Marx n'est pas né d'une génération spontanée. D'un point de vue théorique, comme le soulignera Engels, il a dû d'abord se rattacher au fonds d'idées préexistant, c'est-à-dire non seulement aux premiers penseurs critiques du capitalisme mais aussi à leurs prédécesseurs, notamment les philosophes des Lumières du XVIIIe siècle [3]. D'un point de vue politique, ce projet se rattache aux luttes de plus en plus vives qui opposent dans ce XIXe siècle que la bourgeoisie triomphante voudrait être le sien, les masses populaires à ses nouveaux maîtres. Le « projet socialiste » de Marx demeure cependant éminemment original. Au communisme « critico-utopique » des premiers penseurs socialistes Marx opposera un communisme de libération dont les fondements théoriques se trouvent dans la conception matérialiste de l'histoire qui sera la sienne et dont les fondements politiques se trouvent dans le mouvement organisé et indépendant de la classe ouvrière pour la conquête du pouvoir politique et la transformation révolutionnaire des institutions existantes.

[94]

Dans le texte qui suit, nous nous proposons d'identifier et d'étudier un certain nombre de points sur lesquels s'opèrent la démarcation et la rupture entre les idées socialistes de la première moitié du XIXe siècle et celles que défendra Marx dans ce que nous appellerons son « projet socialiste ».

Les premiers socialismes

Les premiers penseurs socialistes occupent grosso modo une période qui va des débuts de la révolution industrielle en Angleterre vers les années 1750 aux révolutions européennes de 1848 qui marquent le victoire de la bourgeoisie libérale triomphante. Durant ces quelque cent années, le monde, du moins le monde européen, se transforme profondément à l'image de l'Angleterre. En fait, c'est à une « double révolution [4] » à laquelle on assiste durant cette période : à une révolution dans l'organisation économique de la société avec l'extension du salariat et de la production marchande, tout d'abord ; à une révolution dans les institutions politiques avec, notamment en France, l'abolition des privilèges le 6 août 1789 et la fameuse Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789. Foyers de cette double révolution, l'Angleterre et la France vont représenter, chacune à sa manière, ce nouvel ordre économique et social qui s'impose progressivement, non sans violence ni résistance, comme le rappellera Polanyi dans La grande transformation [5], à l'Europe entière, puis au monde entier.

La révolution industrielle en Angleterre, c'est une révolution qui, avant d'être technique, est d’abord une révolution dans la manière de produire, dans la manière d'organiser le travail, dans la manière d'organiser les relations économiques au sein de la société. Les changements y seront rapides, brutaux et irréversibles. En l'espace de quelques décennies l'Angleterre deviendra l'atelier du monde, le modèle à suivre et le symbole du progrès économique.

La France, aussi, fascine les contemporains. Depuis plus longtemps peut-être que l'Angleterre, mais pas pour les mêmes raisons qu'elle. Pays des Lumières, la France, avec sa révolution de 1789, va devenir le symbole de la liberté et de la lutte contre toutes les formes d'absolutisme et toutes les formes de privilège. Et là aussi, comme en Angleterre, le changement sera rapide, violent, et finalement irréversible. Avec la Révolution, ce qui n'était peut-être qu'un idéal dans la tête des philosophes libres penseurs, devenait subitement réalité, ou du moins, devenait possible. Pour la première fois, le peuple goûtait au pouvoir et à la liberté. Il y accédait même. Pour la première fois, la possibilité d'une société plus juste et plus égalitaire s'offrait à lui, comme, pour la première fois, voyait-on avec la révolution industrielle [95] en Angleterre la possibilité d'un monde d'abondance matérielle et de grande richesse. Et pourtant, à peine la révolution de 1789 venait-elle de proclamer la liberté, l'égalité et la propriété que déjà, autour de la conjuration pour l'égalité, s'engageait, en 1797, la lutte pour que ces principes passent de la constitution dans les faits.

La révolution française, écrivent les auteurs du Manifeste des Égaux, n'est que l'avant-courrière d'une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle, et qui sera la dernière.

Le peuple a marché sur le corps aux rois et aux prêtres coalisés contre lui : il en sera de même aux nouveaux tyrans, aux nouveaux tartuffes politiques assis à la place des anciens.

Ce qu'il nous faut de plus que l'égalité des droits ?

Il nous faut non pas seulement cette égalité transcrite dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, nous la voulons au milieu de nous, sous le toit de nos maisons [6].

Inachevée, trahie, monopolisée au service des intérêts de la bourgeoisie, la révolution française laissait un arrière-goût amer aux classes populaires. Les nouveaux maîtres de la société n'avaient-ils pas remplacé les anciens pour imposer un nouvel ordre tout aussi inégalitaire et tout aussi oppressif que l'autre ? N'avait-on pas aussi, comme l'écrira Lamennais dans L'esclavage moderne [7], fait du prolétaire un instrument de travail et créé des chaînes qui le liaient au capitaliste tout aussi monstrueuses que celles qui liaient l'esclave à son maître ? Libre de sa personne « en droit », l'ouvrier ne l'était pas en fait. La liberté et l'égalité ne paraissaient à bien des contemporains que fictives sur le plan économique comme sur le plan juridique ou politique. Seule la propriété privée s'affirmait comme réalité sociale. Où étaient, en effet, la liberté et l'égalité lorsque la nécessité de vivre soumettait le prolétaire à l'arbitraire du capitaliste propriétaire des moyens de production. Où étaient la liberté et l'égalité lorsque la fortune donnait à ceux qui la possédaient des droits et des privilèges qu'on refusait aux plus humbles des citoyens ? Où était la liberté dans une société qui distinguait le citoyen possédant de celui qui n'avait que sa force de travail ?

Contraste donc entre cette fraternité nouvelle que promettait la constitution française. Contraste aussi entre cette richesse que promettaient les économistes libéraux et la misère qui était devenue le lot quotidien du plus grand nombre dans les usines concentrationnaires et les cités insalubres.

La révolution industrielle avait sans doute permis de libérer les forces productives, comme l'écrira Marx dans le Manifeste [8], elle avait aussi et surtout permis une accumulation de richesses et de biens jusque-là inconnue dont seule une partie de la société profitait. La prospérité et [96] l'abondance qu'annonçaient les économistes libéraux aboutissaient pour la plus grande partie de la population à un tout autre résultat : l'exploitation inhumaine et la misère. Entre cette bourgeoisie triomphante et cette masse ouvrière broyée par le machinisme et les lois implacables de la concurrence, le fossé ne faisait que s'élargir. Il ne pouvait que s'élargir dans ce monde où, coupé de ses anciens liens communautaires, l'ouvrier laissé à lui-même n'avait ni la loi pour le protéger réellement ni même l'espoir d'une amélioration de ses conditions matérielles. L'application de la loi était du côté des anciens ou des nouveaux maîtres, du côté de ceux qui avaient le pouvoir et l'argent pour l'écrire et la faire appliquer. Entre la soumission et la révolte que restait-il ? Faute d'une législation permissive sur l'association ouvrière, seules la solidarité et l'entraide du compagnonnage, des sociétés fraternelles ou des sociétés de secours mutuel se multiplieront durant la première moitié du XIXe siècle, mais surtout renaîtra à nouveau l'espoir d'une société plus juste où, comme dans la chanson de la Grande Montagne du sucre candi, « on se prendra à rêver de ce pays où les petits ruisseaux d’alcool suintent des rochers et où on y a pendu le turc qui a inventé le travail [9] ».

C'est cet espoir que va canaliser le, ou plutôt devons-nous dire, que vont canaliser les socialismes des « précurseurs » de Marx.

C'est dans cette France et cette Angleterre libérales et bourgeoises que va, en effet, se développer le socialisme. Par opposition et par rejet de ce monde libéral et industriel, tout d’abord ; par aspiration profonde et visionnaire à une société idéale, ensuite.

Lorsque Pierre Leroux introduit pour la première fois le terme de socialisme c'est d'abord au libéralisme et à l'individualisme qu'il s'attaque [10]. C'est à cet ordre libéral qui n'est rien d'autre qu'injustice, égoïsme et désordre que le terme même de socialisme s'oppose. Mais, très vite, ce qui n'était dans l'esprit de certains qu'un rejet ou une critique radicale d'un ordre social apparaîtra comme un projet, comme une aspiration, et surtout peut-être, comme un possible à réaliser sous la forme « abord de microsociétés ou de communautés exemplaires, pour ensuite se généraliser « par l'exemple » à l'ensemble de la nouvelle formation sociale universelle et communautaire des « sociétaires associés ».

Le monde se transforme, avons-nous dit. Mais, pour les premiers penseurs socialistes, c'est pour le pire. Trois choses frappent très tôt leur attention : la misère qui entoure l'extension du salariat, le désordre qui accompagne la concurrence et l'immoralité qui vient de l'âpreté au gain. Pour eux, la nouvelle barbarie libérale, opposée à la civilisation, représente d'abord et avant tout le désordre : le désordre dans la vie économique, le désordre dans les relations sociales, le désordre dans les moeurs.

[97]

Thomas More, dans L'Utopie, et avant lui Aristote, avait déjà perçu que l'égoïsme et la rapacité du marchand étaient des fléaux qui menaçaient l'avenir de l'humanité. Ainsi pour Thomas More, si la cause principale de la misère publique était le nombre excessif des nobles, « félons oisifs qui se nourrissent de la sueur et du travail d'autrui », l'argent qui poussait à s'accaparer des terres et du travail d'autrui pouvait constituer un fléau social tout aussi dommageable que le premier [11]. Mais ce qui n'était encore pour More qu'appréhension lorsqu'il écrivit son livre en 1516 était devenu une sinistre réalité au XVIIIe et au XIXe siècle. L'immoralité et la déchéance humaine régnaient en maîtres dans cette Angleterre où, à la suite de Mandeville, les économistes libéraux avaient fait de l'intérêt individuel une vertu, et où l'économie elle-même était sortie du champ de la morale et de l'éthique. Les marchands rivalisaient pour la possession des marchés tandis que la force de travail devenue simple marchandise faisait perdre à l'homme son essence, comme l'écrira Marx dans Les Manuscrits de 1844, pour ne plus devenir lui-même qu'un objet-marchandise, qu'un simple moyen de production au service de l'argent. Redonner aux hommes une éducation plus vertueuse et réorganiser la vie sociale pour permettre à l'être humain de se retrouver en harmonie avec lui-même, avec les autres, avec la nature et avec Dieu, tel sera le grand dessein des socialistes de l'« ère des révolutions ».

Retrouver l'harmonie dans ce monde de désordre, voilà l'idéal qui anime les socialistes. Ainsi, pour Fourier, il s'agira d'inventer les mécanismes sociétaires qui permettront de sortir du morcellement et de l'émiettement auxquels conduit le monde industriel ; pour Owen, autre personnalité aussi marquante qu'attachante de ce début de XIXe siècle, il s'agira pour sortir du désordre et de la confusion de réorganiser la société « suivant un système qui donnera à tous une éducation et des occupations rationnelles, et à l'homme une nouvelle existence en l'entourant de circonstances supérieures [12] ». D'autres, comme Flora Tristan, Louis Blanc, Dezamy ou Westling, pour ne citer qu'eux, iront plus loin pour trouver une solution à la misère humaine et aux inégalités qui entourent la propriété privée, en préconisant l'union ouvrière ou la réorganisation du travail sur les bases d'une nouvelle solidarité. Mais quelles que soient les variantes des solutions, les socialistes auront toujours à coeur de fonder cette communauté idéale où l'homme pourrait retrouver cette dignité que lui aurait fait perdre la nouvelle société libérale que certains se plaisaient à appeler la civilisation. D'une façon générale, qu'il s'agisse de se tourner vers le passé pour retrouver la communauté perdue ou de regarder vers l'avenir en cherchant comme le feront Fourier ou Owen, les lois de l'« ordre sociétaire » ou du « nouveau monde moral », le même idéal généreux et naturaliste traverse l'oeuvre des premiers penseurs socialistes : réconcilier l'homme avec lui-même, avec les autres, et avec la [98] nature et souvent pour nombre d'entre eux avec le Dieu Créateur. Le monde nouveau tel qu'ils le verront devait être fraternel et exempt de tous ces fléaux qu'avait apportés la révolution libérale.

Dans ce monde « avant 1848, nous sommes encore très loin de ce socialisme de classe que préconiseront Marx et Engels. Le socialisme d'avant 1848 est d'abord un socialisme de protestation. Ses sources, ces premiers penseurs vont les puiser, selon les cas, dans la Bible ou l'Évangile, dans le rationalisme des Lumières, dans l'humanisme de la Renaissance, voire dans le millénarisme ou dans les récits enthousiastes des grands voyageurs. La protestation s'adresse à tous les hommes, restant en cela fidèle à l'idéal « universalité de la révolution française. Parce que ce sont les hommes qui ont créé cette société qui n'est conforme ni à l'enseignement des livres sacrés, ni à l'entendement humain, ni à la tolérance humaniste. Parce que ce sont aussi tous les hommes qu'il s'agit de convaincre et « amener dans ces communautés idéales et exemplaires que l'on se propose de construire partout ou, si on ne le peut pas, sur cette terre promise que semble être l'Amérique, sur cette terre que Dieu aurait volontairement cachée aux hommes. Et parce que le socialisme doit être exemplaire, l'éducation, l'imagination et la conviction devront faire le reste.

Quoi d'étonnant dans ce cas qu'excédés par tous ces plans aussi chimériques les uns que les autres et par l'utopisme qui pouvait animer ces esprits charitables mais souvent bien naïfs, Marx et Engels aient porté un jugement à la fois très sévère et reconnaissant sur tous ces projets fantaisistes directement jaillis du cerveau de quelques illuminés [13]. Quoi d'étonnant aussi que Marx, jeune révolutionnaire romantique, lui-même en rupture de ban avec l'idéalisme philosophique d'Hegel et de ses disciples, n'ait pas traité avec un certain mépris ceux qui ne voyaient dans le communisme qu'un idéal à construire et à réaliser sur les bases d'une société plus fraternelle où chacun, dans le respect des lois et des règles communautaires, pourrait donner libre cours à ses passions (Fourier) et croire aux vertus d’une moralité retrouvée.

Du « socialisme utopique »
au « socialisme scientifique »


Lorsqu'Engels et Marx écrivent Le Manifeste du parti communiste en 1847 à la demande de la Ligue des Justes on sent déjà souffler ce qu'Engels appellera l'« ouragan de 1848 » [14]. En Angleterre, la royauté régnait alors « sur deux nations » comme le dira Disraeli : les riches bourgeois triomphants, d'un côté, les pauvres parqués dans des cités insalubres, surexploités et broyés par le machinisme de la nouvelle révolution [99] industrielle, de l'autre. La misère de la nouvelle révolution industrielle, Engels, alors en charge de la filature paternelle à Manchester, la côtoiera suffisamment pour en être aussi ébranlé que l'avait été avant lui Robert Owen, cet autre industriel, et écrira ce « livre de feu » (Althusser), que sera La situation de la classe laborieuse en Angleterre. En France la situation est tout à fait analogue à celle de l'Angleterre même si la révolution industrielle y sera plus tardive, comme nous le montrent crûment les fameux tableaux du docteur Villermé (Tableau de l'État physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840). Les premières tentatives de regroupement ouvrier comme le chartisme avaient été un échec. Les insurrections, telles que celles des luddites en Angleterre ou celles des canuts à Lyon en 1831, avaient été brutalement réprimées dans le sang tandis que des lois de plus en plus répressives étaient adoptées pour conjurer les premières coalitions ouvrières et aussi les premières grèves. Les grands principes de liberté étaient aussi détournés de leur but, tuant dans l'oeuf toute tentative d'association ou de syndicalisation ouvrière. Mais déjà, les premières formes de socialisme utopique étaient dépassées, comme s'en rendra compte à ses dépens Robert Owen à son retour en Angleterre après sa tentative d'organiser en Amérique cette communauté exemplaire que devaient être les villages de la coopération et de l'amitié de « New Harmony ». Une conscience ouvrière s'était développée dans la révolte et dans une agitation de plus en plus permanente. D'un autre côté, les contradictions économiques et politiques et les oppositions de classe étaient devenues trop évidentes, trop fortes, pour qu'on ne procède pas à un réexamen en profondeur des explications fournies jusque-là sur l'évolution des sociétés ou qu'on ne remette en question les solutions par trop idéalistes préconisées pour remédier à des « anomalies » contraires à la civilisation. L'antagonisme de classe prenait désormais le pas sur la générosité et le fraternalisme des premiers penseurs socialistes tandis que l'émancipation ouvrière passait non plus par les communautés associatives, voire coopératives et mutuellistes, mais par la syndicalisation des salariés et, le cas échéant, l'insurrection armée.

Le contexte dans lequel s'inscrivent Marx et Engels est donc très différent de celui qui prévalait au tournant du siècle. Le socialisme des premiers penseurs était déjà moribond lorsqu'au début du Manifeste ils écrivent qu'un spectre hantait à ce moment-là l'Europe, le communisme, mot magique dont s'étaient alors emparées les classes bourgeoises pour conjurer leur peur et leur appréhension de voir l'ordre social, leur ordre social, s'effondrer avec la révolte de la classe laborieuse. Comme eux-mêmes le rappelleront d'ailleurs, le communisme ne pouvait plus être une idée ou une aspiration nouvelle. Au communisme « encore intuitif », encore idéaliste des premiers penseurs socialistes, il fallait substituer un [100] communisme de classe : un communisme qui n'apparaît désormais plus comme un idéal à réaliser mais comme une nécessité historique. Au communisme ridiculisé par les bourgeois, Marx et Engels viendront substituer un communisme matérialiste et « libérateur de la classe » qui prendra valeur de symbole pour une classe ouvrière alors en quête de son émancipation. « Le communisme, écrivent Marx et Engels dans L'Idéologie allemande, n'est pour nous ni un "état" qui doit être créé, ni un "idéal" sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement « réel » qui abolit l'état actuel [15]. »

Le communisme de Marx et d'Engels ne peut être défini comme un état idéal ou une société idéale. Il ne pourrait être non plus une « découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie [16] » ou le résultat, comme l'écrira plus tard Engels, de « la compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelle [17] ». Il est une nécessité historique qui prend ses racines dans le présent, dans les contradictions de la société présente. En contact étroit avec les socialistes français lors de son séjour à Paris, Marx a beaucoup retiré des discussions qu'il eut avec ces derniers, particulièrement avec les plus révolutionnaires d'entre eux. Mais entre le communisme encore « intuitif » des Cabet, Weitling, etc. et le communisme tel que le concevait Marx, il ne pouvait y avoir de point de rencontre. C'étaient deux conceptions du monde, deux conceptions de l'histoire qui s'affrontaient. Aussi radicale qu'ait pu être la critique sociale des premiers penseurs socialistes, aussi généreuse qu'ait pu être leur aspiration à une société plus juste, aussi extrême qu'ait été leur haine pour la société bourgeoise, aucun d'entre eux n'a cependant éprouvé autant que Marx le besoin de donner une perspective historique à la lutte des classes et d'enraciner le communisme dans une théorie de l'histoire en progrès. Nécessité historique, le communisme ne peut être que la dénomination d'une société dont les conditions matérielles d'apparition sont déjà inscrites dans la société présente. Le monde de Marx et Engels est un monde en progrès, un progrès dont il faut chercher la source dans les transformations des conditions matérielles d'existence, dans les transformations des forces productives. C'est dans ces transformations qu'il faut chercher « les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques [18] ».

L'influence de Hegel sur la pensée de Marx est indéniable tout comme l'est sans doute l'influence d'un Saint-Simon pour qui l'avenir de l'humanité ne pouvait être derrière elle, mais devant elle [19]. La pensée de Marx reste cependant profondément originale dans sa dimension théorique comme dans sa dimension politique. Sur le plan théorique, il lui incombera de montrer que l'anatomie de toute société doit être recherchée dans la manière dont les hommes produisent leurs moyens d'existence tandis que le « mouvement réel » naît du conflit qui émerge [101] entre les forces économiques qui sous-tendent le développement matériel de la société et les institutions sociales qui en entravent le progrès. Sur le plan politique, rappelons simplement ce que Marx lui-même écrira dans la célèbre lettre à son ami Weydemeyer.

Ce que je fis de nouveau ce fut : 1) de démontrer que l'existence des classes n'est liée qu'à des phases de développement historique déterminées de la production ; 2) que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3) que cette dictature elle-même ne constitue que la transition à l'abolition de toutes les classes et à une société sans classe [20].

En somme, si c'est bel et bien la contradiction entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production existants qui est à l'origine du « mouvement réel » de l'histoire, c'est aussi cette contradiction qui sera à l'origine de la lutte des classes. De là la nécessité historique du communisme et le rôle révolutionnaire que peut (en soi) et doit (pour soi) jouer la classe ouvrière, une fois admis, ce qui sera l'idée maîtresse du Manifeste communiste, que la société bourgeoise constitue la forme la plus avancée mais aussi la forme ultime de toutes les sociétés qui se sont succédé dans l'histoire de l'humanité. En ce sens, le communisme ne peut être que l'« énigme résolue de l'histoire », sa « solution », comme Marx l'écrira dans Les Manuscrits de 1844. « Il ne peut marquer que le retour complet, conscient, accompli à travers toute la richesse du développement, de l'homme à soi-même en tant qu'être social. » Engels ira dans le même sens lorsqu'il écrira plus tard : « Les hommes, enfin maîtres de leur propre socialisation, deviennent aussi par là même, maîtres de la nature, maîtres d'eux-mêmes, libres [21]. »

Le Manifeste communiste marquera la rupture définitive de Marx (et d'Engels) avec toutes les conceptions idéalistes du socialisme. Ce sera aussi une oeuvre charnière. D'un côté, le socialisme qu'il préconisera désormais ne pourra être que fondé sur une conception matérialiste de l'histoire, autrement dit il ne pourra être que « scientifique » ; mais de l'autre, il lui restera à se pencher plus attentivement sur « l'anatomie de la société bourgeoise », sur les lois particulières de son mode de production ; plus particulièrement sur ce qui est encore pour lui et tant d'autres un mystère : l'origine de l'exploitation du travail par le capital, fondement de l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat.

 [102]

Aux sources
du « socialisme scientifique » :
le matérialisme historique
et la théorie de la plus-value

« Lire le réel » dans son mouvement, pour reprendre l'expression de Riazanov lui-même [22], tel sera le grand apport théorique de Marx, un apport qui doit donner au projet politique lui-même toute sa profondeur et sa rigueur scientifiques.

La pierre « assise théorique du socialisme scientifique de Marx c'est le matérialisme historique, cette conception de l'histoire qui, comme le résumera Engels, « part de la thèse que la production, et après la production, l'échange de ses produits, constitue le fondement de toute réforme sociale, que dans toute société qui apparaît dans l'histoire, la répartition des produits et, avec elle, l'articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites [23] ».

C'est dans L'Idéologie allemande que nous retrouvons les premiers jalons du matérialisme historique. Dans Le Manifeste communiste, les idées de Marx sont déjà bien arrêtées : l'histoire de toute société jusqu'à nos jours ne peut être que l'histoire de la lutte des classes, une lutte des classes qui prend ses racines dans les conditions matérielles d'existence, c'est-à-dire dans le rapport qu'entretient pour sa survie l'homme avec la nature et avec les autres hommes. Toutefois, il faudra attendre 1858, une fois résolus les « doutes » qui l'ont assailli au lendemain de l'échec des révolutions de 1848, pour que Marx nous donne, dans un texte remarquable de concision que sera la Préface à la contribution à la critique de l'économie politique, à la fois une version achevée du matérialisme historique et les conditions qui doivent entourer le passage à des formes supérieures de rapports de production. Alors sera-t-il en droit d'écrire, ce qui n'était peut-être encore dans le Manifeste qu'une profession de foi, que, si, effectivement « à un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne se substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société [24] ».

Dans le Manifeste, le projet politique est clairement défini : le but immédiat des communistes c'est la constitution du prolétariat en classe (auto) organisée et la conquête du pouvoir par cette dernière et ses organes [25]. Mais cette lutte, soulignons-le encore, s'inscrit dans un « mouvement historique [26] ». Ce sont ces conditions réelles qu'il s'agit [103] pour Marx, homme de science, de mettre à nu, là où doit être cherchée « l'anatomie de la société civile » ; c'est-à-dire dans l'économie politique, dans la base économique de la société.

L'une des idées maîtresses développées dans le Manifeste était que dans ce monde en progrès, dans cette histoire toujours en devenir qui est celle de l'Homme, la bourgeoisie, en son temps révolutionnaire, représentait déjà le passé et que les forces productives qu'elle avait libérées, « les armes qu'elle a forgées » contre les anciennes institutions, se retournaient contre elle. L'avenir de l'humanité reposait désormais sur la classe ouvrière et sur son rôle révolutionnaire (ou potentiellement révolutionnaire devrait-on plutôt dire) parce que, seule, la classe ouvrière pouvait briser le rapport antagonique entre le capital et le travail qui lie le destin de l'Homme à la production de marchandises. La société bourgeoise a beau être la forme la plus évoluée et la plus achevée jusqu'ici de toutes les sociétés par lesquelles est passée l'humanité, elle ne sera jamais aux yeux de Marx que sa préhistoire. Le communisme commence là où s'achève cette préhistoire parce qu'au risque de nous répéter, il ne pouvait qu’être l'« énigme résolue de l'histoire [27] », histoire qui jusque-là ne restera jamais qu'une histoire de lutte de classes, une histoire de l'Homme en lutte pour sa survie contre la nature et contre des rapports sociaux qui déterminent ses conditions d'existence. Restait à montrer pourquoi.

De tous les socialistes, ce sont les « socialistes ricardiens [28] » qui sont allés le plus loin dans l'entreprise de démystification des rapports d'argent. Prenant Ricardo à contre-pied, certains penseurs socialistes s'étaient évertués à montrer que, si le travail constituait la seule source possible de la richesse, le profit ne pouvait être que du travail non payé et donc que, de fait, un rapport d'inégalité apparaissait dans l'échange entre le capital et le travail. L'un des auteurs sans doute le plus significatif de ce courant de pensée socialiste a été John Francis Bray dont les écrits sont arrivés jusqu'à nous par la critique qu'en fait Marx dans Misère de la philosophie. Ainsi, écrit Bray,

Le bénéfice de l'entrepreneur ne cessera jamais d'être une perte pour l'ouvrier, jusqu'à ce que les échanges entre les parties soient égaux ; et les échanges ne peuvent être égaux aussi longtemps que la société est divisée entre capitalistes et producteurs, et que ces derniers vivent de leur travail, tandis que les premiers s'enflent du profit de ce travail.
Il est clair que vous aurez beau établir telle ou telle forme de gouvernement [...] que vous aurez beau prêcher au nom de la morale et de l'amour fraternel [...] la réciprocité est incompatible avec l'inégalité des échanges [29].

 [104]

L'idéal de Bray, comme de bien d'autres socialistes, c'est de retrouver l'égalité dans l'échange, de rétablir en fait la dignité de l'homme dans le travail. De là naîtra l'idée des bourses du travail, une formule qui devait progressivement conduire à l'abolition des rapports d'argent, source de tant d'inégalités, et à leur remplacement par des rapports de réciprocité fondés sur l'échange de temps de travail. Pour remédier à l'inégalité économique des relations entre la bourgeoisie et le prolétariat, « autres socialistes iront plus loin. Certains, comme W. Thompson, préconiseront la réappropriation par les travailleurs de leurs instruments de production au sein de coopératives. D'autres encore, comme L. Blanc avec sa formule des ateliers nationaux, se tourneront vers l'État pour réclamer les moyens financiers qui permettront à l'ouvrier devenu copropriétaire des moyens de production de livrer bataille à la bourgeoisie sur son propre terrain, celui de la concurrence.

Cependant, quelle que soit la formule préconisée la tentation reste, ici, de privilégier la lutte économique, au détriment souvent de la lutte politique institutionnelle, pour rétablir une égalité des droits dans l'échange que les producteurs ont perdue avec l'apparition du salariat et l'accumulation sans frein des richesses qui s’ensuivit. Ces formules, plus souvent qu'à leur tour détournées de leur objet premier lorsqu'elles verront le jour, seront un échec, donnant ainsi raison à Marx pour qui la lutte économique ne doit pas détourner l'attention de la classe ouvrière de son but premier, la lutte politique. Mais aussi parce que d'après lui, pour des raisons d'ordre théorique, l'antagonisme des rapports entre la bourgeoisie et le prolétariat ne saurait trouver son origine dans l'échange, par hypothèse à ses yeux comme à ceux des classiques également, mais dans les conditions même de production. La société communiste ne saurait être « instaurée par décret du peuple » et encore moins, comme Mm le rappelle dans la Critique du programme de Gotha à ceux qui seraient tentés de l'oublier, avec l'aide de l'État. Fidèle en cela à l'esprit d'indépendance qui animait les premiers penseurs socialistes, Marx ne reconnaît de valeur aux sociétés de production que les travailleurs cherchaient à créer dans l'industrie et dans l'agriculture qu'en autant « qu'elles ne sont protégées ni par les gouvernements, ni par les bourgeois ». Mais en même temps, et à la différence de ces derniers, Marx ne reconnaît à ces luttes économiques une certaine valeur que pour autant qu'elles ne se laissent pas enfermer par le cadre des institutions existantes et que de tous ces « mouvements économiques » naisse un « mouvement politique », « c'est-à-dire un mouvement de la classe ouvrière pour faire triompher ses intérêts sous une forme générale, sous une forme qui a une force générale socialement efficace [30] ».

La lutte sur le terrain économique, que ce soit par l'entremise des coopératives ou des syndicats, ne saurait dans son esprit qu'améliorer accessoirement le sort des travailleurs, remédier à certaines situations [105] sans pour autant toucher à l'essentiel : le caractère institutionnalisé des rapports bourgeois. C'étaient ces rapports-là que devait renverser la classe ouvrière. Mais, plus fondamentalement, ce à quoi s'objectait Marx c'était à cette idée attrayante mais erronée à ses yeux selon laquelle l'origine de l'exploitation se trouvait dans l'échange, dans la circulation.

Marx était d'accord avec les « socialistes ricardiens » pour la réappropriation des moyens de production par les travailleurs et l'abolition des rapports d'argent (voir à ce sujet les longs développements qu'il consacre à cette question dans Les Manuscrits de 1844) qu'il considère comme un enjeu de lutte fondamental. Mais, plus fidèle en cela à la pensée de Ricardo que ceux qui s'en inspireront pour tenter d'établir un lien entre le profit et l'inégalité de l'échange, Marx n'a jamais abandonné l'idée que, si, effectivement, par-delà l'égalité de l'échange, le profit apparaît, ce ne peut être que parce que dans la production même des marchandises se noue un rapport d'exploitation entre le travailleur et celui qui l'emploie. Juridiquement, pourrait-on dire, ce qui nourrit l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie c'est la propriété privée, et, partant de là le contrôle que cette dernière exerce sur les moyens de production et d’échange. C'est en vertu du droit même de propriété que le capitaliste s'accapare une partie de la richesse créée par les travailleurs. L'un possède, l'autre n'a rien ou du moins rien d’autre que la force de travail qu'il vend au premier. Cela Marx l'a toujours affirmé. Le problème était plutôt de résoudre ce qui était à ses yeux la véritable énigme économique : comment, par-delà l'égalité de l'échange, pouvait apparaître un profit, un profit qui ne pouvait être rien d'autre que du travail non payé. Le travail n'était-il pas, comme Locke, Smith et après eux tous les économistes l'avaient clamé, la seule source, avec la terre, de la richesse ?

C'est à Engels que Marx doit son premier véritable contact avec il économie politique, lorsque celui-ci entreprit de l'initier à la lecture des grands économistes de l'école classique anglaise. Ce premier contact, mené en parallèle à la critique de l'hégélianisme, le conduira surtout à démystifier les prétentions de cette nouvelle science à expliquer le « réel », la richesse, en ignorant les antagonismes et les rapports de classe qui sous-tendent l'organisation de la production et de la circulation dans nos sociétés. C'est à ce travail de démystification, assez remarquable « ailleurs, qu'il se livre dans Les Manuscrits de 1844 en concentrant sa critique sur la source et la forme de la richesse que sont, pour les classiques, respectivement, le travail et l'argent. Moins critique à l'égard des classiques qu'il ne le fut à l'égard de Hegel et de ses disciples, Marx retiendra de cette lecture qu'il est possible, à partir d'une économie politique critique, épurée de son contenu idéologique, de rendre compte du réel (analyse exotérique) et de l'essence même du système social (analyse ésotérique).

[106]

Le projet est loin d'être simple. D'une part, il s'agit d'aller au-delà des apparences, la richesse, pour remonter à l'essence, l'exploitation, et de montrer à l'intérieur même du cadre d'analyse et de la problématique des classiques le lien existant entre le profit et l'exploitation sans déroger au postulat du travail comme source unique de la richesse. Mais d'autre part, il s'agit aussi de démonter pièce par pièce les mécanismes d'un système dont la capacité étonnante, pour ne pas dire déroutante, de reproduction et de développement semble remettre en question les postulats de son projet politique : la nécessité historique du communisme. Cela n'ira pas sans lui poser d'énormes problèmes comme le montrent les retards apportés à la rédaction de son Économie ou les versions successives, profondément remaniées, du chapitre premier du Capital [31].

Héritier, même critique, des classiques, Marx ne parviendra jamais vraiment à se soustraire des trois grands postulats qui ont été à l'origine de leur construction théorique que sont l'hypothèse de nomenclature, l'échange constaté et l'existence d'une loi de la valeur [32]. pris au piège de l'école classique et de ses postulats, Marx laissera progressivement glisser son projet d'étude du capital comme rapport social vers la marchandise, simple objet social, comme Negri l'a souligné à propos des Gründrisse [33].

Deux concepts permettront à Marx de résoudre le problème du profit et de remonter à l'origine de l'exploitation tout en restant fidèle au cadre conceptuel de Ricardo, sans pour autant déboucher comme Bray et tant d'autres sur la théorie erronée de l'échange inégal. Ce seront les concepts de force de travail et de plus-value qui autoriseront Marx à établir le lien définitif entre l'existence du profit et celle d'un surtravail comme c'était son intuition première [34].

Brièvement, l'hypothèse fondamentale de Marx, c'est qu'il existe sur le marché une marchandise particulière dont la vertu est d’être « source de valeur d'échange, de sorte que la consommer serait réaliser du travail et par conséquent créer de la valeur [35] ». Cette marchandise s'appelle « puissance du travail ou force de travail [36] », c'est la seule marchandise qui possède cette « vertu » particulière selon laquelle en consommer la valeur d'usage crée plus de valeur qu'elle n'en vaut ! Sur la base de la distinction opérée entre travail et force de travail, ce que n'étaient pas parvenus à faire les classiques, il apparaît aisé à Marx de montrer que l'ouvrier n'est pas payé pour la valeur qu'il crée mais pour la valeur que coûte la force de travail qu'il échange ; quant à la plus-value, « l'excédent de la valeur produite sur la valeur de ses éléments [37] » ne pourra être rien d'autre que du « surtravail » que s'accapare le capitaliste dans « le plus grand respect des lois de l'échange » parce que « la valeur que la force de travail possède et la valeur qu'elle peut créer diffèrent de grandeur [38] ».

[107]

Laissons de côté les problèmes de fond que posent la théorie de la plus value de Marx et cette démarche méthodologique qui l'ont conduit à déplacer l'objet même de sa recherche théorique de la richesse comme question sociale, vers sa forme élémentaire qu'est la marchandise [39]. Soulignons plutôt que l'économie politique de Marx commence là où s'épuise sa conception matérialiste de l'histoire, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit pour lui de montrer comment l'exploitation, à la base de l'inégale répartition des richesses et des antagonismes sociaux, prend sa source chez les sociétés bourgeoises dans la production même de la marchandise. Ce détour, quelles qu'en furent les embûches, était indispensable à la réalisation du projet politique de faire du prolétariat la seule classe qui soit désormais « réellement révolutionnaire [40] ».

L'exploitation de l'homme par l'homme prend ses racines dans la société bourgeoise, dans l'appropriation privée des moyens de production. Mais ce n'est qu'une partie du problème. En cherchant à démystifier l'origine de la plus-value, Marx revient sur un point fondamental qu'il avait très tôt mis en lumière : la dualité de l'homme dans la société marchande. Créateur par son travail des richesses, l'homme en est réduit à n'être plus lui-même qu'une simple marchandise comme une autre, aussi particulière soit-elle, la « force de travail ». Le mystère de la plus-value ne fait au fond qu'exprimer cette dualité de l'homme à la fois créateur et marchandise. C'est la plénitude de l'homme qu'il s'agit de retrouver ; qu'il s'agit à la classe ouvrière de retrouver en brisant les chaînes de sa propre exploitation. En se réappropriant les moyens de production, oui ! Mais aussi en abolissant ce qui fait du travail une marchandise, la salariat.

Un communisme humaniste ?

Fondamentalement le socialisme de Marx est « annonciateur », annonciateur d'une liberté retrouvée par l'homme dans le communisme. Ce communisme n'est pas une utopie. Il s'inscrit dans l'histoire, dans son développement. Quand ?

Lorsque la subordination servile des individus dans la division du travail et avec elle l'opposition du travail manuel et du travail intellectuel auront disparu, écrira Marx dans la Critique du programme de Gotha ; lorsque le travail ne sera plus un simple moyen mais sera devenu le premier besoin de la vie ; lorsque les forces de production s'accroîtront avec le développement en tout sens des individus et que toutes les sources de la richesse collective jailliront : alors seulement l'étroit horizon juridique bourgeois pourra être complètement [108] dépassé, et la société inscrira sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoin [41]. »

En un sens, comme le souligne très bien Maurice Lagueux [42], le marxisme n'est pas très différent des autres doctrines socialistes de son époque. On retrouve chez Marx comme chez les autres socialistes cette même confiance en l'avenir de l'Homme, cette même foi dans le progrès, cette même soif de liberté et d'égalité. Mais, à la différence de ces derniers, cette espérance, puisqu'en fin de compte c'est de cela qu'il s'agit, prend racine dans une conception matérialiste de l'histoire pour donner au projet socialiste de Marx une profondeur théorique qui élimine toute utopie. C'est là que réside la force de conviction du marxisme, dans cette idée simple mais combien puissante que le communisme est inscrit dans l'histoire du développement des sociétés et qu'entre le point d'achèvement perceptible que sera la société communiste et la société capitaliste actuelle se situe une période de transformation révolutionnaire de la première en la seconde où « l'État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat [43] ».

Le danger c'est de ne retenir que le déterminisme historique et à la limite, sombrer dans l'évolutionnisme. Rappelons d'ailleurs l'extrait de la Préface que nous avons cité plus haut : « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société [44]. » Althusser ne nous met-il pas d'ailleurs en garde contre cet évolutionnisme de la Préface, reliquat à ses yeux de l'hégélianisme de jeunesse de Marx, où les modes de production se succèdent dans l’histoire de façon linéaire [45] ?

Si nous nous en tenions au seul discours « annonciateur », à celui qui annonce le déclin inévitable du capitalisme et l'avènement tout aussi inévitable du communisme. Ainsi, note H. Denis,

L'étude des Gründrisse, révèle qu'au moment où il s'attaque, en 1857, à la rédaction de l'ouvrage projeté (son « Économie », C.D.), il est profondément influencé par la relecture [...] des oeuvres de Hegel. [...] Un problème crucial se pose alors à lui ; sans qu'il en ait peut-être pleinement conscience ; il est en quelque sorte mis en demeure de choisir entre la conception purement hégélienne de la valeur et du capital à laquelle il parvient et la théorie de la plus-value dérivée de l'économie politique ricardienne, dont il veut faire depuis longtemps l'un des fondements de son attitude révolutionnaire. Après un moment d'hésitation dont il reste des traces Parfaitement [109] visibles, il opte pour ce qu'il y a de plus ricardien dans son travail préparatoire, abandonnant décidément la dialectique. Mais ce choix va placer sur sa route des obstacles qu'il ne parviendra pas à surmonter [46].

On est ainsi porté à constater le fatalisme politique auquel peuvent conduire les présupposés du matérialisme historique ou encore tout simplement l'échec d'une oeuvre économique qui n'est jamais vraiment parvenue à justifier la validité de son projet politique. Mais, il est un peu de l'oeuvre comme de l'homme. Dans le projet socialiste de Marx, le projet théorique et le projet politique ne forment qu'un. Comme l'écrit à juste titre Maurice Lagueux, pressé de mener à bien pour des raisons largement politiques son entreprise théorique, Marx est « ainsi conduit à annoncer, dans un langage qui rappelle celui des prédictions scientifiques, des développements dont l'analyse relève d'abord de sa vision philosophique du capitalisme, et à dénoncer, au nom de sa philosophie sociale, les effets assez inquiétants des mécanismes régénérateurs mis en relief par son analyse proprement scientifique [47] ». Mais, la philosophie de l'histoire et la philosophie sociale se rejoignent constamment dans l'oeuvre de Marx évitant ainsi, d'un côté, que l'oeuvre scientifique ne conduise à une sorte de fatalisme politique démobilisateur et, de l'autre, que le discours politique ne cède au volontarisme parce que si l'histoire a ses lois, le destin de l'homme restera toujours entre ses mains, entre les mains d'une classe ouvrière qui en se libérant libère l'humanité tout entière.

Évidemment, tant sur le plan théorique que sur le plan politique, l'oeuvre de Marx n'est pas sans ambiguïté. D'un côté, il y a l'homme de science, celui qui se penche méticuleusement sur cette société bourgeoise qu'il cherche inlassablement à démystifier par l'étude de son « anatomie » et des lois économiques qui la gouvernent ; l'homme de science fasciné aussi par l'oeuvre d'un Ricardo dont il parvient de plus en plus difficilement à se démarquer des présupposés méthodologiques, comme Henri Denis a su si bien le montrer [48]. De l'autre, il y a l'homme d'action, celui pour qui déjà très tôt, « l'arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes » ; l'homme d'action, toujours prêt à pourfendre « l'imbécillité bourgeoise » ou les fausses solutions d'un Proudhon, d'un Lasalle ou d'un Bakounine ; l'homme d'action passionné, convaincu de voir les transformations révolutionnaires de la société qu'il entrevoit, se réaliser. Mais là aussi, les « deux Marx » se rejoignent dans l'écriture comme dans l'action à l'intérieur d'un projet dont l'ambition est à la fois de resituer la lutte que mène l'Homme pour sa liberté dans sa perspective historique et de permettre à celui-ci de retrouver sa vraie nature une fois dévoilé le destin révolutionnaire qu'il incombe à la classe ouvrière d'assumer. Aussi, si « le but final du mouvement politique de la [110] classe ouvrière est naturellement (comme nous nous permettons de le souligner C.D.) la conquête du pouvoir politique [49] », cette conquête s'inscrit dans le sens d'une histoire qui n'est rien d'autre que celle d'une humanité en quête de sa plénitude. De L'Idéologie allemande à la Critique du programme de Gotha, en passant par Les Manuscrits de 1844 la boucle est ainsi bouclée :

Le communisme, en tant que dépassement positif de la propriété privée, donc de l'auto-aliénation humaine et par conséquent en tant qu'appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme ; c'est le retour total de l'homme à soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient, accompli dans toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme est un naturalisme achevé, et comme tel un humanisme ; en tant qu'humanisme achevé il est un naturalisme ; il est la vraie solution du conflit de l'homme avec la nature, de l'homme avec l'homme, la vraie solution de la lutte entre l'existence et l'essence, entre l'objectification et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce. Il est l'énigme de l'histoire résolue et il se connaît comme cette solution [50].

S'agit-il d'une utopie ? Sans doute ! Mais d'une utopie qui allait exercer un énorme pouvoir mobilisateur pendant plus d'un siècle.



[1] K. Marx, Extrait d'une lettre de Marx à Bolte, 29 novembre 1871, dans K. Marx, F. Engels, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Paris, Éd. sociales, 1966, p. 116. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Éd. sociales, 1973, p. 121. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[3] lbid., p. 59.

[4] E. Hobsbawm, L'ère des révolutions, Paris, Fayard, 1969.

[5] K. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.

[6] « Manifeste des Égaux » (1797) dans G.M. Bravo, Les socialistes avant Marx, Paris, Maspero, 1970, vol. 1, p. 65-69.

[7] R.F. de Lamennais, « L'esclavage moderne », dans G.M. Bravo, Les socialistes avant Marx, vol 2, p. 187 et suivantes.

[8] K. Marx (et F. Engels), « Le Manifeste communiste », dans K. Marx, Oeuvres, Économie, vol. 1, Paris, Éd. Gallimard, 1968. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[9] Cité par A.L. Morton, L'utopie anglaise, Paris, Maspero, 1979, p. 22 et suivantes.

[10] Sur la définition du terme « socialisme », voir E. Halevy, Histoire du socialisme européen, Paris, Gallimard, 1974 ; J. Droz, Histoire générale du socialisme ; et J. Elleinstein, Histoire mondiale des socialismes, Paris, Armand Colin, 1984.

[11] T. More, L'Utopie, Paris, Éd. sociales, 1978, p. 78 et suivantes. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[12] R. Owen, « Le livre du nouveau monde moral » dans G.M. Bravo, op. cit., p. 67.

[13] « À l'immaturité de la production capitaliste, écrira Engels, à l'immaturité de la situation des classes, répondit l'immaturité des théories. La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques embryonnaires, devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des anomalies ; leur élimination était la mission de la raison pensante. Il s'agissait à cette fin d'inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l'octroyer de l'extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l'exemple d'expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient « avance condamnés à l'utopie » (F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 66).

[14] Marx s'est inspiré pour la rédaction du Manifeste du parti communiste des Principes du communisme, sorte de catéchisme communiste qu'avait écrit Engels à la demande de la Ligue des Justes. À la différence cependant de la première version ce qui va surtout ressortir du texte final c'est la perspective historique que Marx donnera à un document qui n'était au départ, selon les termes même d'Engels, qu'« une profession de foi » (voir à ce sujet K. Marx, Oeuvres, Économie, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, vol. 1, p. 159). Cela paraissait nécessaire pour éviter toute ambiguïté sur le rôle que devraient jouer les communistes, cette « fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays » (K. Marx, « Le Manifeste communiste » dans Oeuvres, vol. 1, p. 174).

[15] K. Marx, F. Engels, L'Idéologie allemande, Paris, Éd. sociales, 1968, p. 53-54. Voir à ce sujet R. Garaudy, Les sources françaises du socialisme scientifique, hier et aujourd'hui, Paris, les Éditeurs réunis, 1949 ; et F. Engels et K. Marx, Paris, Les utopistes, Maspero, 1976 (textes réunis par Roger Dangeville).

[16] F. Engels, Socialisme utopique, socialisme scientifique. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[17] Ibid., p. 90.

[18] K. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions sociales, 1957, « Préface », p. 4. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[19] Au sujet de l'influence de Saint-Simon et de Hegel sur la pensée philosophique allemande, voir M. Rubel, Marx critique du marxisme, Paris, Payot, 1974, p. 252-271 ; et C. Rihs, L'école des jeunes hégéliens et les penseurs socialistes français, Paris, Anthropos, 1978.

[20] K. Marx, lettre à Weydemeyer, 5 mars 1852, dans K. Marx, et F. Engels, Oeuvres choisies, Moscou, Éd. du Progrès, 1979, p. 699

[21] F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 121. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[22] D. Riazanov, Marx et Engels, Paris, Anthropos, 1967.

[23] Marx avait rédigé en 1857 une introduction pour son « Économie » qu'il a laissée inachevée et inédite. « Je supprime, écrira-t-il deux années plus tard, dans la Préface à la Contribution à la critique de l'économie politique, une introduction générale que j'avais ébauchée, parce que, réflexion faite, il me paraît qu'anticiper sur des résultats qu'il me faut d'abord démontrer ne peut être que fâcheuse... » (p. 3). Cette introduction renferme cependant une analyse très détaillée des rapports qu'entretient la production avec la consommation, la distribution et la circulation et une esquisse de la méthode et du plan que Marx entend suivre dans son « Économie ».

[24] K. Marx, Préface à la Contribution.... p. 5.

[25] K. Marx, Le Manifeste du parti communiste, p. 174.

[26] Ibid., p. 174.

[27] K. Marx, Les Manuscrits de 1844, p. 87. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[28] H. Denis, Histoire de la pensée économique, Paris, P.U.F., 1957.

[29] Cité par Marx dans K. Marx, « Misère de la philosophie » [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.], dans Oeuvres, économie, tome 1, p. 45. La répartition inégale des richesses a été (avec les crises et la misère) au coeur de la critique socialiste du XIXe siècle. Deux courants peuvent être sommairement distingués : un courant mettant l'accent sur l'aspect économique de la répartition et un courant mettant l'accent plutôt sur son aspect moral. Le premier se rattachera rapidement à Ricardo et à sa théorie de la valeur travail et le second fera de l’iniquité dans la répartition un fait social dont l'origine doit être recherchée dans l'existence de la propriété privée et dans l'individualisme. Deux théories prendront ainsi forme, i.e. une théorie de l'échange inégal et une théorie de l'inégalité sociale. La première visera la réorganisation de la production et le redéfinition des échanges et la seconde, la réforme sociale et la justice distributive. J.F. Bray peut être considéré comme un auteur représentatif du premier courant et R.F. de Lamennais, du second.

[30] K. Marx, F. Engels, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, p. 40-42 [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ; et extraits d'une lettre de Marx à Schweitzer du 13 février 1865 dans Salaire, prix et profit, p. 87-88.

[31] À ce sujet, voir P.D. Dognier, Les « sentiers escarpés » de Karl Marx, le chapitre 1 du Capital traduit et commenté dans trois rédactions successives, Paris, Cerf, 1977, 2 vol.

[32] J.-J. Gislain et C. Deblock, « La monnaie et la force de travail, deux marchandises particulières ? » dans Interventions économiques, no 10, printemps 1983, p. 187-206 ; et J.-J. Gislain, La force de travail est-elle une marchandise ? Étude critique de la catégorie marchandise force de travail dans l'oeuvre économique de Karl Marx, thèse de Ph.D., Université de Paris 1, Panthéon Sorbonne, 1984.

[33] A. Negri, Marx au-delà de Marx, Paris, Christian Bourgois, 1979.

[34] Voir à ce sujet H. Denis, L'économie de Marx. Histoire d'un échec, Paris, P.U.F., 1980.

[35] K. Marx, Le Capital, Paris, Éditions sociales, livre 1, tome 1, p. 170.

[36] Ibid., p. 171.

[37] K. Marx, Le Capital, dans Oeuvres, p. 764.

[38] Ibid., p. 745.

[39] Voir J.-J. Gislain et C. Deblock, « La monnaie et la force de travail », loc. cit.

[40] K. Marx, « Le Manifeste du parti communiste », dans Oeuvres, p. 171.

[41] K. Marx, Critique du programme de Gotha, Paris, Éditions sociales. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[42] M. Lagueux, Le marxisme des années soixante, Montréal, Hurtubise H.M.H., 1982. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[43] Dans un texte remarquable où il définit ses positions peu de temps après avoir été « excommunié » de la Première Internationale, Bakounine nous met en garde contre les dangers auxquels conduit cette conception du socialisme :

« Prétendre qu'un groupe d'individus, même les plus intelligents et les mieux intentionnés, seront capables de développer la pensée, l'âme, la volonté dirigeante et unificatrice du mouvement révolutionnaire et de l'organisation économique du prolétariat, c'est une belle hérésie contre le sens commun et contre l'expérience historique, qu'on se demande avec étonnement comment un homme aussi intelligent que M. Marx a pu la concevoir...

Je pense que M. Marx est un révolutionnaire très sérieux, sinon toujours très sincère, qu'il veut réellement le soulèvement des masses ; et je me demande comment il fait pour ne point voir que l'établissement d'une dictature universelle, collective ou individuelle, d'une dictature qui ferait en quelque sorte la besogne d'un ingénieur en chef de la révolution mondiale, réglant et dirigeant le mouvement insurectionnel des masses dans tous les pays comme on dirige une machine, que l'établissement d'une pareille dictature suffirait à lui seul pour tuer la révolution, pour paralyser et pour fausser tous les mouvements populaires. Quel est l'homme, quel est le groupe « individus, si grand que soit leur génie, qui oserait se flatter de pouvoir embrasser et comprendre l'infinie multitude d'intérêts, de tendances et d'actions si diverses dans chaque pays, dans chaque province, dans chaque localité, dans chaque métier, et dans l'ensemble immense, uni, mais non uniformisé, par une grande aspiration commune et par quelques principes fondamentaux qui sont passés désormais dans la conscience des masses, constituera la future révolution sociale ? » (M. Bakounine, lettre au journal La Liberté de Bruxelles, cité par D. Guérin, Ni Dieu ni Maître, Anthologie de l'anarchisme, Paris, Maspero, 1970, t. 2, p. 5 et suivantes.)

[44] K. Marx, La Préface à la Contribution, p. 5.

[45] L. Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965. Voir aussi "L'avertissement" de L. Althusser en avant-propos au livre 1 du Capital (K. Marx, Le Capital, livre 1, Paris, Garnier, Flammarion, 1969).

[46] H. Denis, L'« Économie » de Marx, histoire d'un échec, Paris, P.U.F., 1980.

[47] M. Lagueux, op. cit., p. 126.

[48] Il faut noter que dans le Manifeste du Parti communiste, Marx ne fait référence qu'à un seul économiste, Sismondi, qu'il range d'ailleurs dans la catégorie des « socialistes petits-bourgeois ». Marx reconnaîtra à Sismondi le mérite d'avoir montré le lien qui existe entre les crises et les contradictions du système de production moderne. C'est pourtant vers Ricardo qu'il se tournera de plus en plus dans son oeuvre malgré le fait que celui-ci ait toujours récusé l'idée que les crises puissent être inhérentes au mode de production capitaliste. Henri Denis a pu montrer à propos de la valeur et de l'origine de la plus-value les ambiguïtés de cette démarche. La même ambiguïté se retrouve à propos de l'origine des crises économiques. Se réclamant à la fois de Sismondi (et de Rodbertus) et de Ricardo, Marx a longtemps éprouvé énormément de difficultés à développer une théorie des crises qui fasse le lien entre la surproduction observée sur les marchés (Sismondi) et une loi générale celle de la baisse tendancielle du taux de profit, qui gouvernait la production capitaliste (Ricardo). P. Mattick (Crises et théories des crises, Paris, Éditions Champ Libre, 1976) a tenté, dans un effort louable, de montrer l'unité théorique de l'oeuvre de Marx sur cette question. Néanmoins, la double paternité dont se réclame Marx fait en sorte que celui-ci n'est pas parvenu à fournir une explication pleinement satisfaisante de l'origine des crises. Tout au plus est-il parvenu à montrer que les crises sont inévitables, voire nécessaires, dans nos sociétés, mais non comme il le pensait depuis le Manifeste, qu'elles étaient le reflet des contradictions d'un système qui ne pouvaient que s'aggraver au fil de son propre développement. (Voir à ce sujet C. Deblock, Accumulation du capital, taux de profil et phases de développement, thèse de Ph.D., Université de Montréal, 1982.)

[49] K. Marx et F. Engels, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Paris, Éd. sociales, 1966. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[50] K. Marx, « Économie et philosophie, (manuscrits parisiens », dans Oeuvres, économie, vol. 2, p. 79.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 février 2011 16:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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