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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Hélène David et Michel Bagouette, “Le poids de l'inaptitude au travail dans les prises de retraite d'une grande municipalité.” In revue Sociologie et sociétés, vol. 18, n° 2, 1986, p. 47-60. [Autorisation accordée par l'auteure le 30 janvier 2013 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales]

[47]

Hélène David et Michel Bigaouette

Le poids de l'inaptitude au travail
dans les prises de retraite
d'une grande municipalité
”. [1]

In revue Sociologie et sociétés, vol. 18, n° 2, 1986, p. 47-60.

Cochez oui, cochez non (chanson de Paul Piché)


UNE ÉTUDE DE CAS

Phénomène physiologique universel, le vieillissement n'en est pas moins réinterprété socialement à l'intérieur de rapports sociaux qui donnent un sens à ses manifestations. Ce processus de construction sociale de la vieillesse se concrétise par l'intermédiaire de multiples mécanismes institutionnels tels que la retraite ou la médicalisation de ce processus de dégénérescence pourtant normal.

Afin de voir comment les mécanismes qui règlementent la sortie de la vie active dans une entreprise contribuent à la construction sociale de la vieillesse, nous avons étudié les prises de retraite dans une grande municipalité (« la Ville ») au cours de toute une décennie (1973-1983). Après avoir constaté que ces mécanismes institutionnels imposent des limites étroites aux choix individuels, nous avons remarqué que malgré leur équité formelle, ces mécanismes reproduisent les inégalités sociales générées par les rapports de production. Nous avons tenté de comprendre comment.

Au cours de la période étudiée (1973-1983), il y avait en moyenne 12 000 personnes à l'emploi de la Ville sur une base permanente. Quatre mille (4 000) environ étaient des travailleurs manuels (« cols bleus ») et 8 000 des fonctionnaires dont quelque 55% détenaient des emplois administratifs et de services (« cols blancs ») [2]. Le personnel y est assez âgé : en 1980, 57% des cols ; bleus et 38% des cols blancs étaient âgés de 45 ans et plus (S.V.) [3] alors qu'en 1981, au [48] Québec, cette proportion n'était que de 30% dans l'ensemble de la population active masculine et de 36% chez les travailleurs masculins des administrations locales, lin régime de retraite privé considéré fort avantageux y existe depuis longtemps [4]. De 1973 à 1983, 1 548 cols bleus ayant droit à une rente ont pris leur retraite (environ 3% des salariés permanents par année) et 742 cols blancs ont fait de même (environ 2% par année)  [5].

UNE VIE À LA RETRAITE MOINS AVANTAGEUSE
POUR LES COLS BLEUS


L'analyse des données obtenues sur ces retraités [6] nous a permis de constater que les conditions de vie à la retraite ne sont pas les mêmes pour les travailleurs manuels que pour les fonctionnaires. En premier lieu, la rente du régime privé à laquelle ils ont droit, après leur vie de travail, accuse un écart considérable. La moyenne de la rente annuelle touchée par les cols bleus qui ont pris leur retraite en 1977, par exemple, est inférieure au seuil de pauvreté tandis que la moyenne de celle touchée par les cols blancs est plus élevée de près de 50% (Tableau 1).

TABLEAU I

Rente annuelle moyenne des cols bleus et cols blancs ayant pris leur retraite au cours de 1977
(a) (milieu de la décennie 1973-1983) et l'écart par rapport au seuil de la pauvreté (b)

Cols bleus

Cols blancs (c)

Écart en %

Rente annuelle moyenne

6 243 $

9 522 $

52,5

Écart par rapport au seuil de la pauvreté

- 3,1%

+ 47,8%


a) De 1973 à 1983, il y a très peu de variations d'une année à l'autre ; les écarts sont donc presque identiques à ceux de l'année 1977.

b) Seuil de pauvreté défini par Statistique Canada (deux adultes » 1977) : 6 443 $.

c) Employés administratifs et de services seulement.


De plus, la période de temps qui s'écoule entre le moment de la prise de retraite et le décès, qu'on pourrait appeler la durée de perception de la rente, accentue encore cette inégalité. Une fois retraités, les cols bleus vivent sensiblement moins longtemps que les fonctionnaires (Tableau 2).

Cet écart est en partie lié au fait que les cols bleus meurent plus jeunes que les fonctionnaires : il y a une différence de près de trois ans entre l'âge au décès des cols bleus et des fonctionnaires (Tableau 3).

Comment expliquer de tels écarts de revenu, de durée de perception de la rente et de mortalité entre ces catégories de salariés ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous procèderons en premier lieu à l'examen du facteur déterminant le plus immédiat des prises de retraite, la règlementation du régime de retraite privé de la Ville. Cela nous permettra de constater que l'effet d'une règlementation unique sur les deux catégories de salariés est au désavantage des cols bleus en grande partie à cause du poids considérable que le régime de retraite attribue aux années de service. Nous élargirons ensuite notre investigation à certains aspects de la vie de travail à la Ville. Nous situerons les itinéraires professionnels différentiels des cols bleus et des cols blancs dans ce contexte, ce qui nous fera voir pourquoi les cols bleus ne peuvent participer pendant suffisamment longtemps au régime de retraite pour en

[49]

TABLEAU 2

Durée moyenne de perception
de la rente des cols bleus et des fonctionnaires retraités (a)
(1969-1983)

Cols Bleus (hommes seulement)

8,5 ans

Fonctionnaires (hommes seulement)
(comprends les cadres, les professionnels, les contremaîtres et les employés administratifs et de services)

14,1 ans

Écart entre les deux groupes

5,6 ans


Données tirées de statistiques sur les pensionnés compilées par la Ville. Malheureusement, ces données ne permettent pas de distinguer les employés administratifs et de services (que nous appelons « cols blancs ») de ceux qui sont cadres, professionnels ou contremaîtres. Il faut donc retenir surtout de ces données que l'espérance de vie à la retraite est sensiblement inférieure pour les cols bleus, plutôt que les écarts en nombres absolus. Par contre, dans ces données actuarielles, la Ville distingue les hommes des femmes. L'information pour analyser le sens des différences nous manquant, nous avons dû exclure celles-ci. Notons seulement que les femmes jouissent de leur retraite plus longtemps que les hommes et meurent légèrement plus vieilles, mais moins que dans la population en général.

TABLEAU 3

Age moyen au décès des cols bleus et des fonctionnaires retraités (1969-1983) (a)

Âge moyen au décès

Nombre de décès

Cols Bleus (hommes seulement)

70,0 ans

967

Fonctionnaires (hommes seulement)
(comprend les cadres, les professionnels, les contremaîtres et les employés administratifs et de services)

72,8 ans

863

Écart entre les deux groupes

2,8 ans

a) Voir la note du Tableau 2.


tirer les bénéfices maximum. Nous constaterons aussi que les conditions de travail semblent contribuer à une usure prématurée chez une proportion importante de cols bleus.

UNE RÈGLEMENTATION UNIQUE

Les écarts constatés ne sont pas attribuables à des règlements différents : la règlementation est identique pour les deux groupes.

Deux types de critères structurent Leur sortie de la vie active vers la retraite. Les premiers critères fondent le droit à un certain choix quant au moment du départ et, conséquemment, au montant de la rente : un nombre suffisant d'années de service et un âge minimal. Faute de répondre à ces conditions, des critères contraignants obligent un employé à prendre sa retraite : l'inaptitude au travail ou à un âge maximal.

La prise de retraite peut donc avoir lieu sous quatre modalités différentes que nous avons appelées « types de prise de retraite » selon le ou les critères qui sont pertinents au moment où l'employé de la Ville quitte son emploi [7] :

[50]

TABLEAU 4

Répartition des cols bleus et des cols blancs selon le type de retraités
et âge moyen au moment de la prise de retraite des retraités de chaque catégorie (1973-1983)

Type de prise de retraite

Toutes les prises de retraites

Volontaire

Obligatoire

N

%

Maximale

Anticipée

Total

Pour raison d'âge

Pour invalidité

Total

N

%

N

%

N

%

N

%

N

%

N

%

N

%

Cols bleus

149

9,6

229

14,8

378

24,4

629

40,6

541

34,9

1 170

75,5

1 548

100

(Âge moyen)

(54,5 ans)

(59,1 ans)

(65,4 ans)

(56,8 ans)

(60,3 ans)

Cols blancs

240

32,3

197

26,5

437

58,8

200

27,0

105

14,2

305

41,2

742

100

(Age moyen)

(54,5 ans)

(56,7 ans)

(63,2 ans) a

(53,4 ans)

(57,6 ans)

* Effet de l'âge obligatoire de la retraite pour les femmes qui était de 60 ans.

[51]

une prise de retraite volontaire

1) maximale (32 ans de service, ce qui correspond au maximum de la rente) ;
2) anticipée (30 ans de service et 55 ans d'âge) ; ou une prise de retraite obligatoire
3) pour raison d'âge (65 ans) ;
4) pour invalidité (inaptitude au travail et impossibilité d'être affecté à un poste allégé).

Compte tenu des différences importantes entre ces quatre modalités de prise de retraite, voyons si les cols bleus et les cols blancs prennent leur retraite de manière similaire (Tableau 4) : En fait, les cols bleus et les cols blancs prennent leur retraite bien différemment :

  • la proportion de cols bleus qui ont dû prendre une retraite pour invalidité [8] (34,9%) est beaucoup plus élevée que chez les cols blancs (14,2%) ;

  • la proportion des cols bleus qui ont dû quitter parce qu'ils avaient atteint la limite d'âge maximale (retraite obligatoire) est aussi beaucoup plus élevée (40,5%) que chez les cols blancs (27,0%).

  • les cols bleus sont donc proportionnellement presque deux fois plus nombreux (75,5%) à être contraints à prendre leur retraite (pour raisons d'âge ou d'inaptitude au travail) que les cols blancs (41,2%).

Inversement, les cols blancs sont plus de deux fois plus nombreux à choisir le moment de leur prise de retraite (58,8%).

Émerge alors le soupçon que les critères de durée (années de service ou âge) qui permettent d'exercer un certain choix concernant la retraite, sont problématiques pour les cols bleus, La règlementation unique du régime de retraite, équitable en apparence, affecte donc différemment les cols bleus et les cols blancs. Les conséquences des critères règlementaires sur les modalités de sortie de la vie active sont particulièrement défavorables pour les ouvriers qui occupent des emplois manuels.

Et c'est parce que les cols bleus et les cols blancs arrivent au terme de leur vie de travail dans des états différents. Quelques caractéristiques individuelles des cols bleus et des cols blancs, selon le type de retraite pris, en sont des indices.

... MAIS DES EFFETS DIFFÉRENTIELS

Le critère déterminant qui oblige ou permet à un employé de prendre sa retraite selon Tune ou l'autre de ces modalités est le nombre d'années de service reconnues. Lorsqu'on examine les conséquences de ce critère neutre en apparence, on constate qu'il est désavantageux pour les cols bleus. Parmi ceux-ci, en effet, les trois quarts ont été obligés de prendre leur retraite à un moment où ils n'avaient, en moyenne, que la moitié des années de services requises pour quitter volontairement (Tableau 5). Cela a évidemment une incidence directe sur le niveau de la rente puisque celle-ci correspond à 2,5% du salaire par année de service reconnue.

Pour comprendre pourquoi les cols bleus ont une rente à la retraite tellement inférieure à celle des cols blancs, la question clef a donc trait aux raisons pour lesquelles les cols bleus n'arrivent pas à accumuler les 32 ans de service reconnus qui sont nécessaires pour toucher la rente maximale.

Auraient-ils moins d'années de service parce qu'ils sont plus jeunes que les cols blancs ? C'est plutôt le contraire : en moyenne, les cols bleus ont trois ans de plus que les cols blancs lorsqu'ils prennent leur retraite (Tableau 4). De plus, une proportion beaucoup plus élevée (40,6%) de cols bleus ne partent qu'au moment où le critère d'âge (65 ans) les y oblige. Cela peut cependant contribuer à expliquer pourquoi la durée de perception de la rente est plus brève chez les cols bleus : ils arrivent à la retraite plus âgés.

Si on interprète le décès à un âge plus précoce des cols bleus, comme un indice de morbidité [9], les caractéristiques associées aux prises de retraites pour invalidité (Tableau 6) devraient être révélatrices. Le taux de décès réels observé (12,8% après 2 ans) chez les cois bleus retraités pour invalidité, est en effet beaucoup plus élevé que pour tous les autres retraités. Pourtant, ils n'ont

[52]

TABLEAU 5

Nombre d'années de service au moment de la prise de retraite et rente annuelle moyenne
selon le type de retraite en 1977 (milieu de la décennie) et écart par rapport
au seuil de la pauvreté cols bleus et cols blancs (1973-1983) (a)

Volontaire

Obligatoire

pour raison d'âge

pour invalidité

Total des prises de retraite

maximale

anticipée

Cols bleus (% individus)

(9,6)

(14,8)

(40,6)

(34,9)

(100,0)

Années de service

32,0

30,2

16,1

17,2

21,8

Montant de la rente ($)

10 279 $

9 442 $

5 390 $

5 441 $

Écart — Seuil de pauvreté

+ 59,5%

+ 46,5%

- 16,3%

- 15,6%

6 243 $

Cols blancs (% individus)

(32,3)

(26,5)

(27,0)

(14,2)

(100,0)

Années de service

32,0

29,3

20,4

18,2

27,2

Montant de la rente ($)

11 584 $

10 571 $

8 345 $

6 527 $

9 522 $

Écart — seuil de la pauvreté

+ 79,8%

+ 64,1%

+ 29,5%

+ 1,3%

+ 47,8%

a) Seuil de pauvreté défini par Statistique Canada (deux adultes, 1977) : 6 443 $.


en moyenne que 56,8 ans lorsqu'ils sont mis à la retraite. La forte proportion de retraités pour invalidité chez les cols bleus (34,9%) explique certainement en partie pourquoi les cols bleus retraités décèdent plus tôt [10].

TABLEAU 6

Décès au cours des deux premières années de retraite
parmi les cols bleus retraités (1973-1983) (a)

Type de prise de retraite

Décès au cours de la première année

Décès au cours de la deuxième année

Décès à la fin de la deuxième année

% de cols bleus retraités dans chaque catégorie

(A)

(B)

(A + B)

N

% des retraités

N

% des retraités

N

% des retraités

Obligatoire

pour invalidité

33

6,1

36

6.7

69

12,8

34.9

pour raison d'âge

9

1,4

17

2,7

26

4,1

40,6

Volontaire

anticipée

0

0.0

5

2.2

5

2.2

14.8

maximale

1

0.7

2

1,3

3

2.0

9,6

Total

43

2,8

60

3.9

103

6.7

100.0

a) Compilés d'après les listes nominales annuelles des retraités et des décès parmi les retraités.


Si les cols bleus ont un revenu de rente inférieur, en jouissent moins longtemps et meurent plus jeunes, cela est donc associé au fait qu'ils ont moins d'années de service reconnues à la Ville, qu'ils prennent leur retraite à un âge plus avancé et, enfin, que ceux qui sont mis à la retraite pour invalidité ont un taux de mortalité à court terme beaucoup plus élevé que les autres.

[53]

CONDITIONS DE TRAVAIL
ET ITINÉRAIRES PROFESSIONNELS


Âge, années de service et morbidité sont des facteurs qui renvoient tous à la période antérieure à la retraite, c'est-à-dire à la vie de travail. Que s'est-il passé au cours de cette vie pour que les cols bleus arrivent à la retraite plus âgés, avec moins d'années de service à monnayer et une espérance de vie plus brève que les autres ?

En tout premier lieu, on peut supposer que les différences au niveau des contraintes du travail et des agressions environnementales entre des emplois à fortes exigences physiques et des emplois administratifs pèsent lourd. C'est de Tordre d'une évidence que tous, tant du côté de l'administration de la Ville que du côté syndical, prennent pour acquis [11] :

Je ne crois pas qu'il y a un genre de travail qui vienne affecter spécifiquement leur état de santé, c'est l'ensemble des conditions de travail, la nature du travail de col bleu, [...] ceux qui sont appelés à l'extérieur

(...) c'est du travail assez dur, rendus à un certain âge, ils ne sont plus capables de faire cela.

(...) des emplois qui demandent un effort physique assez important et une bonne condition physique.
Un cadre de la Ville

Chez les cols bleus, les contraintes du travail, les risques à la sécurité et les agressions environnementales exigeraient davantage de capacités physiques et augmenteraient la gravité des accidents, des maladies et des problèmes de santé (Tableau 7).

TABLEAU 7

Nombre moyen de jours d'absence avec rémunération pour raisons de santé,
cols bleus et cols blancs en 1979 a

Nombre moyen de jours d'absence
avec rémunération pour des raisons de santé / par employé

Pour accident de travail

Pour maladie(plein traitement et demi-traitement) b

Total

Cols bleus

6,5 jours

17,8 jours

24,3 jours

Cols blancs

0,8 jours

12,6 jours

13,4 jours

a) Les données pour les autres années sont semblables. Compilé d'après des statistiques annuelles sur les avantages sociaux.

b) Les conventions collectives accordent 15 jours de maladie avec plein traitement, puis 60 jours avec demi-traitement.


LA DÉCLARATION D'INVALIDITÉ
QUI MÈNE À LA RETRAITE


C’est dans ces conditions qu'à un moment donné des travailleurs manuels qui reviennent au travail suite à un accident ou à une maladie ou qui ne sont plus dans la force de l'âge, sont déclarés inaptes au travail, première étape qui mène à une mise à la retraite forcée pour invalidité.

Il s'agit d'une inaptitude à accomplir des tâches spécifiques exigées par la fonction occupée. Lorsqu'un travailleur ne peut plus travailler dans sa « fonction », on tente de le reclasser dans un emploi dont les exigences ne sont pas jugées excessives pour son état de santé par un comité de reclassement. Ce n'est que s'il n'est pas reclassé [12] qu'il est déclaré invalide et mis à la retraite.

[54]

La notion d'invalidité, selon la règlementation du régime de retraite, n'est donc pas du tout équivalente à la notion médicale d'incapacité fonctionnelle complète. Elle recouvre une double réalité. La première est d'ordre physiologique : un handicap qui empêche le travailleur d'accomplir une partie des tâches exigées par sa fonction. La seconde a trait à l'emploi. Le jugement médical d'invalidité met donc l'état de santé de l'individu en rapport avec les caractéristiques d'un poste de travail. Et celles-ci dépendent de l'organisation du travail, des politiques d'emploi et des mouvements de main-d'œuvre dans l'entreprise.

Les problèmes de santé qui font qu'un col bleu est jugé inapte n'en sont pas moins réels, comme en témoigne leur fort taux de mortalité dès leur prise de retraite. Mais s'il était affecté à des tâches moins exigeantes, il pourrait sans doute demeurer au travail.

On a pu constater, en effet, en mettant en rapport les types de prises de retraite et le dernier poste occupé, que parmi les retraités pour invalidité, il y a une surreprésentation de cols bleus qui ont occupé des postes où la charge physique est habituellement assez lourde (journaliers, creuseurs de coupe, ouvriers d'incinérateur)  [13].

Tant chez les cols bleus que chez les cols blancs, les retraités pour invalidité ont en moyenne relativement peu d'années de service (Tableau 5). Pourquoi ceux qui sont obligés de prendre une retraite obligatoire ont-ils si peu d'années de service, malgré leur âge ?

Si on estime quel était l'âge moyen des cols bleus et des cols blancs maintenant retraités lorsqu'ils ont obtenu un poste permanent à la Ville, on observe que les cols blancs y sont arrivés beaucoup plus jeunes (vers l'âge de trente ans) que les cols bleus (autour de 38 ans).

TABLEAU 8

Moyenne d'âge a au moment de l'obtention d'un poste permanent b à la Ville
selon le type de prise de retraite, cols bleus et cols blancs (1973-1983)

Type de prise de retraite

Au moment de l'obtention

Volontaire

Obligatoire

Tous les types de retraite

d'un poste permanent

Maximale

Anticipée

Pour raison d'âge

Pour invalidité

Cols bleus

moyenne d'âge

22,5 ans

28,9 ans

49,3 ans

39.6 ans

38,5 ans

(% d'individus)

(9,6)

(14)

(40,6)

(34,9)

(100)

Cols blancs

moyenne d'âge

23,3 ans

27,4 ans

42,8 ans

34.7 ans

(% d'individus)

(32,3)

(26,5)

(27)

(14,2)

30,5 ans

a) Âge au moment de la prise de retraite — années de service reconnues = âge au moment de l'obtention d'un poste permanent.

b) C'est à partir du moment où un employé accède à un poste permanent que les années de service sont comptabilisées pour le régime de retraite.


Il faut remonter dans le temps pour tenter de comprendre pourquoi. Il y a vingt ou trente ans, chez les cols blancs, semble-t-il, l'embauche se faisait dans le but de recruter immédiatement un employé permanent, tandis que les cols bleus étaient d'abord embauchés comme auxiliaires (travail saisonnier sur appel) et pouvaient le demeurer de nombreuses années (10-15 ans) avant d'obtenir un poste permanent et la prise en compte de leurs années de service. De plus, à l'époque, nombreux étaient les travailleurs manuels qui se faisaient embaucher à la Ville après avoir travaillé dans le secteur privé pendant plusieurs années. Les salaires y étaient beaucoup plus bas, mais on y recherchait la sécurité d'emploi et un rythme de travail moins exigeant que sur les chantiers de construction, par exemple [14].

[55]

Certaines caractéristiques du marché du travail, il y a vingt ou trente ans, ainsi que les itinéraires professionnels des cols bleus, ont affecté leurs possibilités d'accumuler les années de service nécessaires pour quitter leur travail volontairement dans des conditions monétaires avantageuses. Et au tableau 8, on peut constater que même si tous les cols blancs ne sont pas entrés suffisamment jeunes à la Ville pour prendre une retraite volontaire, ils sont toutefois beaucoup plus nombreux, proportionnellement, à pouvoir quitter autour de 55 ans dans les conditions les plus avantageuses.

De l'examen de l'âge au moment de la prise de retraite (Tableau 4), il se dégage l'impression qu'il y a un seuil dans le parcours des âges (à la mi-cinquantaine) où la nécessité et/ou le désir de quitter la vie active devient suffisamment fort pour qu'une personne quitte. Ceux qui prennent une retraite anticipée, qu'ils soient cols bleus ou cols blancs, sont entrés à la Ville quelque cinq ans plus tard que ceux qui touchent une rente maximale. Tout se passe comme s'ils n'attendaient que le moment d'avoir accompli trente ans de service pour enfin partir, même si c'est avec une rente moindre. C'est aussi autour de cet âge que se manifestent les problèmes d'inaptitude au travail qui mènent à la mise à la retraite obligatoire pour les retraités déclarés invalides avec des revenus de beaucoup inférieurs [15].

L'examen des prises de retraite par deux catégories de personnel différent, les cols bleus et les cols blancs, nous a permis de constater que malgré une règlementation unique, le profil des prises de retraite diffère considérablement entre les deux groupes.

Cela semble très largement attribuable à la prédominance du critère des années de service accumulées qui sont reconnues. Les itinéraires professionnels des cols bleus, largement tributaires des conditions de travail et d'emploi sur le marché du travail manuel, ne permettent pas à ceux-ci de faire reconnaître la totalité de leurs années de travail pour obtenir les droits liés à la retraite.

Il y a de fortes chances que cela n'affecte pas que leurs revenus. À l'âge où la majorité des cols blancs quittent, une très forte proportion de cols bleus doivent encore continuer à travailler pendant une dizaine d'années jusqu'à l'âge obligatoire de la retraite sans même être assurés d'une rente suffisante : la durée de perception de leur rente doit certainement s'en ressentir.

La forte proportion de décès à court terme après la prise de retraite qu'on observe parmi les retraités pour invalidité renvoie davantage aux effets des conditions de travail et d'emploi et à ceux des itinéraires professionnels sur la santé des travailleurs.

L'incidence très grande des prises de retraite obligatoires chez les cols bleus semble alors provenir d'un processus cumulatif d'évènements et/ou de situations générés par les rapports de production. Cela pourrait expliquer pourquoi la retraite n'est pas vécue pour la majorité d'entre eux comme une compensation à une vie de travail difficile, mais plutôt comme le prolongement de contraintes issues du milieu de travail (Guillemard, 1980).

DISCUSSION

Les écarts de mortalité constatés entre les cols bleus et les fonctionnaires à la retraite nous amènent à situer nos résultats par rapport à des travaux en épidémiologie sociale et en ergonomie qui ont démontré les uns, le rôle des facteurs socioéconomiques et les autres, celui des conditions de travail sur la mortalité différentielle.

D'autre part, l'importance des années de service dans les critères de prise de retraite et d'attribution de la rente exige qu'on revienne à l'analyse de la retraite en tant qu'institution fondamentale des politiques de la vieillesse.

L'INÉGALITÉ SOCIALE DEVANT LA MORT

Parmi les retraités, une mortalité plus précoce chez les cols bleus, comparés aux fonctionnaires, semble associée à la forte proportion de retraités pour invalidité chez les cols bleus. Ces retraités meurent en plus grand nombre au cours des deux premières années qui suivent leur mise à la retraite ; le pourcentage de décès est en effet trois à six fois plus élevé que pour les autres cols bleus retraités.

[56]

Ce constat est cohérent avec les travaux de nombreux épidémiologues sociaux. Leurs travaux ont mis en relief l'inégalité sociale devant la mort et démontré que l'espérance de vie diminue à mesure que Ton descend dans l'échelle socioprofessionnelle (Antonovsky, 1967).

Ainsi, à partir du recensement français de 1975, Desplanques (1984) a calculé l'espérance de vie à 35 ans des hommes selon les catégories socioprofessionnelles. Il a constaté un écart de cinq à six ans entre ceux dont l'espérance de vie est la plus élevée (professeurs, ingénieurs, cadres supérieurs et membres des professions libérales) et les ouvriers ; tandis que ceux-ci ont une espérance de vie qui dépasse de trois ans celles des manœuvres. Kitagawa et Hauser (1973), aux États-Unis, et Billette (1977), au Québec, arrivent à des résultats du même ordre : un écart important entre les deux extrémités de l'échelle sociale mais, aussi, un écart notoire entre la classe inférieure (manœuvres, ouvriers non spécialisés) et les ouvriers de métiers ou les petites classes moyennes.

À Montréal, Wilkins (1980) et Guillemette (1983) ont aussi documenté la mortalité différentielle très prononcée selon la stratification sociale des quartiers résidentiels : un écart de 15 ans dans l'espérance de vie à la naissance en 1976. Ils notent en particulier que la différence d'espérance de vie pour les hommes de 65 ans accuse un écart de 6 à 7 ans [16] et Guillemette souligne que cet écart s'est accru au cours des dernières 15 années : il n'était que de 4 ans en 1961.

Parmi la série de facteurs qui pourraient contribuer à expliquer cet état de fait, ces chercheurs n'ont pas mis en relief l'importance des conditions de travail. Pourtant, on a constaté à plusieurs reprises que l'écart des taux de mortalité est particulièrement prononcé entre la catégorie socio-économique la plus défavorisée et toutes les autres (Kitagawa, 1977). De plus, contrairement à ce qu'on avait prévu, cet écart recommence à se creuser depuis les années 50 (Antonovsky, 1967).

Ne pourrait-on pas y voir les indices d'un processus d'usure prématurée ou de vieillissement accéléré qui affecte démesurément certaines catégories de travailleurs à cause, entre autres, des agressions environnementales et des contraintes de leur travail et qui raccourcit la durée de la vie ? (Chanlat, 1973 ; Teiger et Villatte, 1983). Quelques travaux, réalisés au Québec, permettent de retenir cette hypothèse.

Lefebvre-Girouard (1977) a mis en relief la façon dont, par une série d'évènements amenant des changements d'emploi ou des périodes de chômage ou d'invalidité, des conditions pénibles de travail peuvent générer une incapacité physiologique et/ou sociale au travail qui est cumulative. Les mauvaises conditions de travail expliqueraient à elles seules plus de la moitié de la détérioration de la santé de travailleurs et travailleuses recevant l'aide sociale.

Dans la région de Sorel-Tracy, Auger, Forest et Bastarache (1981) ont calculé, à l'aide d'un indice individuel, le vieillissement différentiel d'une population de 3 000 travailleurs. Ils ont conclu qu'ils étaient inégalement vieillis, les travailleurs manuels l'étant davantage que les employés de bureau.

Analysant les données de l'enquête Santé-Canada sur le Québec, réalisée en 1978-1979, Dillard (1985) a estimé que la probabilité de connaître une restriction permanente de ses activités pour raisons de santé [17] est cinq fois plus élevée chez ceux de la catégorie aux revenus les plus faibles (pêcheurs, agriculteurs et bûcherons) comparés à ceux dont les revenus sont les plus élevés (directeurs d'entreprise, gérants). Par contre, bien que le niveau de risque global des ouvriers soit semblable à celui des professionnels, les ouvriers ont deux fois plus (19%) de restrictions graves, c'est-à-dire des incapacités partielles ou totales d'exercer leur activité principale. On remarque aussi qu'en 1981, l'incidence des lésions indemnisées par la CSST n'était que de 1,2% chez les employés de bureau alors qu'elle s'élevait à 12,6% chez les travailleurs manuels (Gervais, 1985).

Un certain parallélisme entre ces résultats et ceux sur la mortalité différentielle est évident. Cela n'est pas étonnant lorsqu'on sait que même parmi les métiers ouvriers qualifiés relativement bien rémunérés, certains agresseurs environnementaux et certaines formes d'organisation du travail accélèrent le processus de vieillissement.

Ainsi en France, parmi les métiers ouvriers des imprimeries de presse, Teiger, Laville et al. (1983) ont pu démontrer que les rotativistes, comparés aux clicheurs, aux composeurs et aux correcteurs, étaient plus nombreux à avoir un état de santé déficient, à quitter leur emploi pour cette raison et à mourir avant les autres. Cette surmortalité et ce survieillissement sont attribués à une conjonction de facteurs dont les effets spécifiques ne peuvent être isolés : au travail posté [57] s'ajoutent et se conjuguent les effets du bruit, de la chaleur, des postures contraignantes et de certains toxiques.

Cette recherche sur les ouvriers des imprimeries de presse ayant porté autant sur les conditions de travail, par l'observation ergonomique de postes de travail, que sur l'état de santé des différents groupes d'ouvriers, permet de constater que certains indices sur les modalités de la retraite sont révélateurs d'états d'usure prématurée reliés aux conditions de travail. Ainsi, les rotativistes, comparés aux autres catégories d'hommes de métier dans les entreprises de presse, sont plus nombreux à prendre une retraite anticipée pour inaptitude au travail (40%) et perçoivent leur rente pendant moins d'années (écart maximal de deux ans). De plus, le nombre de décédés dans les deux années après la prise de retraite est plus élevé chez ceux qui ont pris une retraite anticipée dont la cause principale est l'inaptitude au travail.

Dans une étude sur les itinéraires professionnels de retraités parisiens nés au début du siècle, Cribier (1983) a aussi pu évaluer la proportion de prises de retraite avant 65 ans pour inaptitude ou maladie. Alors que 18% des cadres et techniciens, et 34% des employés subalternes ont dû mettre fin à leur vie active de cette manière, 48% des ouvriers rejoints pour son enquête étaient des retraités pour invalidité. De plus, à partir des statistiques la Caisse nationale d'Assurance vieillesse, elle a estimé que l'espérance de vie des hommes qui prenaient leur retraite à 65 ans était de 10 ans, alors que pour les inaptes elle n'était que de sept ans, malgré qu'ils aient quitté leur travail trois ans plus tôt.

Sans qu'on puisse parler d'une validation d'indicateurs, la fiabilité de ces indices dans deux recherches d'envergure sur les conditions de travail permet de les utiliser avec une certaine confiance. Les indices présentés pour exposer les résultats de la recherche à la Ville permettent donc de retenir l'hypothèse que Les conditions de travail jouent un rôle important dans le processus d'usure prématurée. Et ce processus aurait pour conséquence un départ de la vie active pour inaptitude au travail plus fréquent, une durée de perception de la rente plus brève et un âge de décès plus précoce après la retraite chez les cols bleus.

LA RETRAITE POUR INAPTITUDE AU TRAVAIL :
DES NORMES NON MÉDICALES


Toutefois, la retraite pour invalidité exprime de manière condensée le recouvrement d'une réalité physiologique par des normes fortement institutionnalisées qui régissent les rapports sociaux de production. En effet, l'inaptitude au travail exprime la déficience d'un travailleur non pas par rapport à un état de santé défini médicalement, mais par rapport à une tâche qu'il était apte à accomplir avant la détérioration de ses capacités ou par rapport à d'autres tâches que, selon la règlementation en vigueur, on estime qu'il pourrait accomplir. Cela laisse donc une large place à des critères d'interprétation fort variables mais fondés essentiellement sur les normes de productivité en vigueur dans les entreprises.

Frossard (1983) a documenté comment plusieurs pays européens ont eu recours à leurs régimes de sécurité sociale pour faire déclarer inaptes au travail et indemniser à titre d'invalides une forte proportion de travailleurs âgés touchés à la fois par une élévation des normes de santé dans les entreprises et la montée du chômage au cours des années de crise économique. Au Québec, Robine et Brunelle (1986) se sont interrogés sur l'augmentation de l'incidence de l'invalidité reconnue par la RRQ dont le taux a doublé en 10 ans [18]. Ils ont constaté, d'une part, que parmi les décédés dans La population, la proportion qui sont des invalides reconnus s'accroît constamment avec l'âge et de manière accrue à partir de 55 ans, ce qui peut être interprété comme un indice de morbidité réelle.

D'autre part, ils considèrent que la hausse de l'invalidité reconnue ne peut être seulement attribuable à la diminution des capacités fonctionnelles des individus après avoir constaté, notamment, que la proportion de ceux qui n'ont pas de difficultés de mobilité et qui vivent à domicile [19] augmente régulièrement avec l'âge (de 37% chez les plus jeunes à 59% chez les plus vieux). De plus, c'est la hausse de ces cas, les plus « légers »19, qui explique la quasi-totalité de la hausse des cas d'invalidité reconnus de 1972 à 1982.

L'enchevêtrement complexe de facteurs d'ordre social ou économique, dont la crise de l'emploi, se traduit notamment par des modifications (plus ou moins formelles) à la règlementation, [58] et affecte tant la quantité de demandes pour le statut d'invalide que la proportion de cas reconnus, estiment-ils [20].

À la lumière de ces constatations, on peut supposer que le taux élevé de mises à la retraite obligatoire pour invalidité chez les cols bleus de la Ville (34,9% des cas) est, d'une part, le double reflet d'une même réalité : les conséquences des contraintes du travail. Les contraintes qui, dans un premier temps, seraient à la source d'un nombre élevé de mise en congé pour inaptitude au travail seraient les mêmes qui, au moment d'une tentative de retour au travail, suite à un accident ou à une maladie, empêcheraient un travailleur de reprendre son poste ou d'en obtenir un autre parce qu'elles exigent trop de lui.

Mais pour mieux comprendre L'enchevêtrement serré du biologique et du social dans le cas des retraités pour invalidité, il faut élargir la discussion à la retraite en tant qu'institution centrale des politiques de vieillesse.

LA RETRAITE, PIERRE ANGULAIRE
DES POLITIQUES DE LA VIEILLESSE


L'importance de la retraite en tant qu'institution est à la mesure de celle de l'activité à laquelle elle met fin : le travail salarié. Celui-ci est le pivot du statut social des individus à cause de la primauté des rapports sociaux de production dans les sociétés capitalistes avancées. Le processus fondamental de structuration de la retraite, qui a débuté au début du siècle, a consisté à ériger un seuil d'âge chronologique en critère contraignant pour mettre fin à la vie de travail rémunéré des individus. S'y est ajouté, peu à peu, dans certains secteurs, le droit à une rente dont la valeur est essentiellement déterminée par les principaux paramètres de la vie de travail.

Philippson (1983) et Walker (1983) attribuent l'essor et l'institutionnalisation de la retraite en Angleterre au fait qu'au niveau du marché du travail, celle-ci a permis de masquer le déclin de l'emploi. Au niveau de l'entreprise, elle a eu l'avantage, pour les employeurs, de diminuer la proportion de la main-d'œuvre âgée, d'accroître les possibilités de promotion du personnel subalterne et de permettre d'embaucher une main-d'œuvre plus jeune qui est aussi plus scolarisé et plus en forme physiquement, affirment-ils. Graebner (1980) avait aussi souligné plusieurs de ces fonctions dans son analyse historique de la retraite aux États-Unis.

C'est à cause de cet ensemble de facteurs liés surtout à l'emploi, la productivité et la gestion de la main-d'œuvre, que, selon les variations conjoncturelles de l'économie, le discours politique sur la retraite oscille entre la valorisation de l'effort et l'éloge du repos pour les travailleurs âgés (Philippson, 1983). Et lorsque le chômage est à la hausse, la proportion de travailleurs âgés qui quittent la vie active augmente parce que les gouvernements et les employeurs utilisent les régimes de retraite comme outils de gestion du « désemploi » et les modifient en conséquence (Kasschau, 1976 ; Frossard, 1983 ; Kessler, 1984 ; Pilon, 1985 ; Guillemard, 1983 ; Standing, 1986). Ainsi au Québec, en 1984, le gouvernement amendait la Loi de la Régie des rentes du Québec pour permettre aux participantes de toucher leur rente à partir de 60 ans avec un ajustement actuariel en conséquence. C'est à la même occasion qu'il a modifié les critères donnant droit à la rente d'invalidité permettant aux personnes de 60 à 64 ans de l'obtenir plus facilement.

À la Ville, on peut supposer que les politiques de restrictions budgétaires et de polyvalence des travailleurs manuels, qui ont mené à la quasi-disparition des emplois dits « allégés » n'ont pas été sans effet sur les prises de retraite pour invalidité. En effet, les emplois « allégés » ont graduellement été « alourdis » puis occupés par des travailleurs sans inaptitude, mais mis en disponibilité pour manque de travail dans leurs tâches habituelles [21], ce qui a diminué considérablement le nombre de postes où les travailleurs moins aptes auraient pu être reclassés.

[59]

CONCLUSION

Pour une proportion importante de cols bleus, la retraite se vit brièvement, dans la maladie et la pauvreté. Les mécanismes d'accès à la retraite et d'attribution de la rente ne font donc pas disparaître les inégalités sociales. Cela semble être dû à deux ordres de facteurs principaux. Au terme d'une vie de travail, certains individus arriveraient plus usés et/ou plus malades que d'autres à cause des conditions plus exigeantes et/ou plus agressantes dans lesquelles ils ont travaillé.

Les caractéristiques et les fonctions des régimes de retraite dans les sociétés capitalistes avancées interviendraient aussi. En premier lieu, le caractère contributoire [22] de ces régimes, en ne tenant pas compte des effets des conditions de travail, diminueraient les chances de ceux et celles que leur vie de travail a prématurément vieillis, de satisfaire aux critères d'accès à une pleine rente et d'en jouir aussi longtemps que les autres. En ce sens, de tels régimes de retraite redoubleraient l'effet premier des conditions de travail et d'emploi. De plus, dans la conjoncture actuelle, la subordination des politiques de retraite aux politiques d'emploi contribuerait à aggraver cette situation.

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[60]

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RÉSUMÉ

À partir de l'analyse de plus de 2 000 prises de retraite chez les « cols bleus » et les « cols blancs » d'une grande municipalité, au cours de la décennie 1973-1983, il s'avère que les cols bleus perçoivent une rente inférieure, jouissent de leur vie à la retraite moins longtemps et meurent plus jeunes que les cols blancs. Le cheminement causal dégagé pour expliquer cette situation fait s'entrecroiser les effets complexes et conjugués de la règlementation du régime de retraite privé en vigueur, des conditions de travail ainsi que des itinéraires professionnels différentiels.

SUMMARY

From the analysis of more than 2000 retircment décisions by blue-collar and white-collar workers in a large municipality in the décade from 1973-1983, it is demonstrated that blue-collar workers receive a smaller pension, take advantage of their retirement for a shorter period of time, and die younger than white-collar workers. The causal progression proposed to explain this situation brings together the complex and combined effects of regulations concerning private pension plans now in force, of working conditions, and of differential occupational itineraries.

RESUMEN

À partir del análisis de más de 2 000 jubilaciones entre los obreros y los empleados de una gran municipalidad, en el curso del decenio 1973-1983, se révéla que los obreros perciben una renta inferior, disfrutan de la vida de jubilados menos tiempo y mueren más jovencs que los empleados. El recorrido causal puesto en relieve para explicar esta situación hace entrecruzarse los efectos complejos y conjugados de la reglamentactôn del régimen de jubilaciôn privado en vigor, de la misma manera que de las condiciones de trabajo e itinerarios profesionales diferentes.



[1] Cette recherche a été réalisée à l'aide d'une bourse d'étude de l'IRSST et d'une subvention de recherche du CQRS.

[2] Ces deux catégories (« cols bleus »/« cols blancs ») correspondent à la définition des unités d'accréditation des deux principales unités syndicales. Les professionnels, cadres, contremaîtres et pompiers constituent le reste des effectifs mais n'ont pas été pris en considération dans cette étude sauf lorsqu'il n'a pas été possible de désagréger les données.

[3] S.V. : données statistiques fournies par la Ville.

[4] Les régimes de retraite privés sont plus fréquents dans le secteur public que dans le secteur privé. En 1979, on estimait qu'un peu moins de la moitié des personnes qui cotisaient à la Régie des rentes du Québec cotisaient en plus à un régime privé et que la moitié de ces cotisants étaient dans le secteur public (Rose-Lizée, 1984).

[5] Les femmes représentent 1% des retraités chez les cols bleus et 22% chez les cols blancs. Faute d'espace, nous ne pouvons nous attarder à la différenciation sexuelle au cours de cet article.

[6] Données statistiques internes de la Ville sur les individus qui ont pris leur retraite (type de retraite, rente, âge, ancienneté, fonction) qui sont remises aux comités de gestion des caisses de retraite où siègent des représentants de l'employeur et des syndicats. Nous avons aussi analysé diverses données archivistiques permettant de situer révolution de la gestion des ressources humaines à la Ville dans un contexte plus général et réalisé une série d'entrevues qualitatives auprès de plusieurs cadres supérieurs de la Ville, de dirigeants des syndicats qui regroupent des cols bleus et les cols blancs et auprès d'employés manuels retraités typiques de différentes catégories de retraités.

[7] Valable que pour la période retenue pour l'étude (1973-1983) car depuis lors, non seulement Page obligatoire de retraite a été aboli mais d'autres changements aux régimes d'assurances ont eu des incidences importantes sur la retraite pour invalidité.

[8] On peut comparer la proportion de cols bleus et de cols blancs de la Ville qui sont retraités pour invalidité parce qu'ils sont soumis à la même règlementation. On ne peut, cependant, comparer cette proportion à celle d'une autre entreprise ou de la RRQ parce que les critères de reconnaissance de l'invalidité ne sont pas exactement les mêmes. De plus, dans certaines entreprises, la sécurité du revenu en cas d'incapacité peut être assurée par un régime d'assurance-salaire jusqu'à l'âge de la retraite, ce qui élimine presque complètement tes retraités pour invalidité.

[9] Plusieurs épidémiologistes et ergonomes proposent d'utiliser les taux de mortalité différentielle comme indice de morbidité, à défaut d'indicateurs plus fiables (Goldsmith, 1972 ; Teiger, Laville et al, 1983).

[10] Nous n'avions pas toutes les données nécessaires pour compiler les décès chez les cols blancs retraités. Mais même si le taux de décès chez les retraités pour invalidité était aussi élevé, son influence serait moins grande, compte tenu de la proportion plus faible (14,2%) de cois blancs qui sont retraités pour invalidité.

[11] Mais nous n'avions pas les moyens d'estimer directement l'effet différentiel des conditions de travail sur les modalités de sortie de la vie active. Nous avons seulement pu, à partir d'indices indirects, faire des suppositions à ce sujet qui corroborent les résultats des travaux sur l'usure au travail (voir plus loin les données sur ta mortalité différentielle). Un autre indice, très indirect est le fait qu'en termes d'accidents de travail, l'administration publique, se situait, en 1978 (gouvernement du Québec, 1978), au même niveau que l'industrie manufacturière d'après les taux d'accidents et de maladies professionnelles et faisait partie du 3e groupe prioritaire où la CSST voulait intervenir activement pour diminuer l'incidence des accidents du travail (1RSST, 1983).

[12] Si après un an d'attente, aucun poste ne peut lui être attribué sur une base permanente, le travailleur obtient une rente de retraite pour invalidité. Comme la plupart des employés manuels sont habitués à exécuter des tâches variées, il y avait (jusqu'en 1980) un certain nombre de postes considérés informellement comme « allégés » (tels que des postes d'entretien ménager, de gardien, d'agent de sécurité ou encore d'opérateur d'ascenseur) où ils pouvaient être mutés.

[13] Rapport descriptif portant sur les types de retraite et le dernier poste de travail occupé tel que décrit par les douze facteurs reconnus dans le système d'évaluation des tâches en vigueur.

[14] L'explication des cadres de la ville a été corroborée par les porte-parole syndicaux.

[15] Si on examine les demandes pour l'obtention du statut d'invalide auprès de la Régies des rentes du Québec, (Bernard, 1979), on se rend compte qu'il y a cinq fois plus de requérants et six fois plus de bénéficiaires de sexe masculin dans la tranche d'âge 55 à 64 ans que ce qu'ils représentent dans la population active tandis que la proportion de ceux de 45 à 54 ans est équivalente à leur place dans la population active.

[16] L'écart se réduit aux âgés plus avancés à cause de la surmortalité des individus des catégories au bas de l'échelle qui survient avant.

[17] Probabilité utilisée comme indicateur de santé individuelle.

[18] Population de 25 à 64 ans couverte par la RRQ, 1972 à 1982.

[19] Ce qui correspond au niveau le moins grave d'invalidité.

[20] Ces auteurs ont constaté qu'alors qu'en 1977, 63% des demandes de reconnaissance du statut d'invalide étaient acceptées, cette proportion était passée à 79% en 1982. Ils notent qu'en 1976. la RRQ a donné aux médecins experts une consigne informelle qui a eu pour effet de faciliter l'obtention du statut d'invalide. Puis en 1984, le gouvernement, en amendant la Loi du régime de rentes du Québec, a modifié les critères de reconnaissance de l'invalidité pour les sujets âgés de soixante ans et plus : pour ceux-ci l'inaptitude au travail se définit en fonction de leur emploi actuel et non plus en fonction de tout autre emploi qu'ils/elles pourraient occuper.

[21] Nous traiterons ailleurs de l'évolution chronologique de la situation en fonction de la crise économique et de ses conséquences sur la gestion de la main-d'œuvre à la Ville.

[22] Régimes financés proportionnellement aux taux de salaire des individus qui y participent. En retour, les rentes sont proportionnelles au nombre d'années de cotisation et au taux de salaire.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 mai 2015 11:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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