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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Hélène David, “Outils syndicaux et pouvoir ouvrier.” Un article publié dans Socialisme 68, revue du socialisme international et québécois, no 15, octobre-décembre 1968, pp. 54-68. [Autorisation accordée par l'auteure le 20 janvier 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales]

[54]

Hélène David

Sociologue, chercheure et consultante retraitée

Outils syndicaux
et pouvoir ouvrier
.”

Un article publié dans Socialisme 68, revue du socialisme international et québécois, no 15, octobre-décembre 1968, pp. 54-68.


Il faut souhaiter au syndicalisme, pour les années qui vont suivre, un régime de suralimentation idéologique. Il est plus que temps que ses amis l'interrogent, l'attaquent, le critiquent, le mettent en demeure, l'inspirent, le violentent."
Pierre Vadeboncoeur, Projection du syndicalisme américain,
La ligne du risque, p. 51.


Lorsqu'on évoque les forces de contestation de la société québécoise, c'est presque toujours au mouvement syndical ouvrier - plus concrètement à la CSN et à la FTQ - qu'on pense en premier lieu. Non seulement ces deux centrales représentent plus d'un demi-million de travailleurs syndiqués, mais elles assument aussi partiellement des fonctions habituellement dévolues à d'autres organismes du mouvement ouvrier. C'est ainsi que les centrales syndicales parlent souvent au nom de la classe ouvrière toute entière, faute d'un parti politique pour en exprimer les revendications et les visées.

Une force de contestation implique deux éléments également importants et indispensables. La force n'est pas identique aux structures organisationnelles d'un mouvement ; si celles-ci peuvent la promouvoir ou la freiner, elles ne remplacent pas la mobilisation des classes ouvrières et salariales, ni leur volonté d'action. D'autre part, la contestation n'est pas qu'une somme de revendications partielles concernant l'augmentation des salaires, l'amélioration des conditions de travail et des bénéfices marginaux. Dans une perspective de contestation permanente, les revendications partielles sont plutôt des éléments qui ont des liens organiques a l'intérieur d'une stratégie plus globale, pensée en fonction d'une visée cohérente d'objectifs à long terme. En somme, contester c'est non seulement viser au-delà de la négociation, qu'elle soit par l'entreprise, par industrie ou même pour l'ensemble d'un secteur industriel de l'économie, [55] mais c'est surtout contester le pouvoir du régime néo-capitaliste et ses implications politiques, économiques, sociales et culturelles en vue d'amorcer une transformation radicale du système.

Mais une analyse du mouvement syndical en ces termes doit bien identifier les conditions particulières de l'action syndicale au Québec avant de transposer des schémas critiques développés à partir de situations différentes (par exemple pour l'Europe occidentale).

C'est pourquoi cet article débute par un aperçu de la situation actuelle du syndicalisme ouvrier avant de mettre en relief des prises de position qui remettent en question les objectifs traditionnels du mouvement syndical. La dernière partie analyse certaines conditions essentielles à la contestation permanente.


LA SITUATION DE FAIT

La négociation collective

Depuis le début des années 60, le mouvement syndical au Québec s'est consolidé comme force sociale. Alors que l'histoire du mouvement ouvrier des années 40 et 50 est celle de luttes épiques et parfois désespérées, les jalons qui marquent la chronologie syndicale de ces dernières années sont autant les percées de syndicalisation (dans la fonction publique, les hôpitaux, les régies d'État, chez les enseignants) que les grèves, les deux allant souvent de pair.

Après les ouvriers de la grande industrie, ce sont les employés dépendant plus ou moins directement de l'État qui se sont syndiqués, toujours pour les mêmes raisons : revendiquer des meilleures conditions de travail - monétaires et autres - et se défendre contre les décisions arbitraires de l'employeur. Ce sont là les objectifs fondamentaux de la négociation collective.

Le taux de syndicalisation atteint au Québec est sensiblement le même qu'ailleurs au Canada, aux U.S.A. et dans les pays occidentaux industrialisés, c'est-à-dire environ 35% de la main-d'oeuvre active. On considère habituellement que dans le système de relations industrielles qui prévaut en Amérique du Nord, et à cause de l'augmentation de la proportion des cols-blancs dans la main-d'oeuvre active, ce seuil demeurera très difficile à franchir.

Le tableau 1 permet de constater que le secteur tertiaire, dans lequel travaille plus de 60% de la main-d'oeuvre active, n'est syndiqué qu'à 65% pour le secteur de l'industrie manufacturière.

[56]

Mais si on y regarde de plus près, il n'est pas si évident que les limites à la syndicalisation soient dues à l'évolution de la main-d'oeuvre. Si la résistance des employés de bureau au syndicalisme est bien connue, on néglige souvent par ailleurs de regarder d'un peu plus près les autres éléments du secteur tertiaire où la syndicalisation est très faible. Il n'y a pas que les cols-blancs dans le secteur tertiaire.

TABLEAU 1

Les effectifs syndicaux au Québec par secteur [1]

secteurs

syndiqués a

main-d'oeuvre b

estimation du %
de syndicalisation c

Primaire

28,982

      202,611   (11.2%)

17.5

Secondaire

241,953

      466,443   (26.6%)

64.9

Tertiaire

225,742

   1,098,275   (62.2%)

25.6

Total

496,677

   1,767,329    (100%)

35.1

(a)  Enquête faite auprès des syndicats locaux avec 80% des réponses.
(b) Recensement fédéral de 1961.
(c)  En extrapolant le nombre de syndiqués à 100% des réponses.


Les employés manuels qui travaillent dans les services ou le commerce sont loin d'avoir des conditions de travail et de salaire identiques à celles de l'industrie manufacturière. Le cercle vicieux "petite entreprise-difficulté à se syndiquer-bas salaires" est évident lorsqu'on considère la proportion de la main-d'oeuvre dont les salaires sont les plus bas, dans certaines industries.

[57]

TABLEAU 2

Petites entreprises et bas salaires

Industries

% de la main-d'oeuvre à son compte, Québec. (a)

% de la main-d'oeuvre, par secteur, Montréal. (b)

% de salariés masculins déclarant gagner $2,999. et moins, Montréal métropolitain. (c)

Toutes les industries

12.4%

100.0%

29.8%

Industrie manufacturière

3.2

31.8

24.5

Aliments et boissons

2.5

3.9

25.4

Appareils et matériel électriques

0.5

2.5

11.7

Vêtement

5.4

5.1

40.1

Construction

13.1

7.0

40.7

Secteur tertiaire

10.0

58.0

36.2

Transports et communications

6.4

10.9

20.5

Commerce de détail

21.8

10.5

44.4

Services personnels

19.6

7.2

65.0

Administration provinciale

0

0.6

32.4


(a) Tableau 9, Bulletin 3.2-8, Recensement du Canada 1961. Ce pourcentage est un indice de la taille de l'entreprise : plus la proportion de main-d'oeuvre à son compte est élevée, plus les entreprises sont de petite taille.

(b) Tableau 2, Bulletin 3.2-2, i.d.

(c) Tableau 32, Bulletin 3.3-11, i.d. La proportion de salariés dans cette catégorie de salaires est évidemment encore plus élevée pour tout le Québec.


La législation du travail du Québec, comme celle d'Amérique du Nord, en accordant une reconnaissance légale à l'unité de négociation dans l'entreprise, rend extrêmement difficile, sinon impossible, la protection des travailleurs en dehors des grandes entreprises. Les procédures prévues tant pour l'accréditation que pour la négociation ont été pensées en fonction de la grande entreprise industrielle et sont de ce fait impraticables pour les autres secteurs économiques tels que le commerce, bon nombre de services, les industries de petites tailles, etc.

Ainsi la législation du travail est-elle d'une certaine façon tout à fait fonctionnelle et utile aux dirigeants des grandes entreprises (privées ou [58] publiques). Les unités de négociation locales permettent en effet de systématiser et de standardiser des conditions de travail qui peuvent difficilement demeurer très différenciées lorsque le nombre d'employés est très élevé. Le dirigeant d'entreprise a devant lui un interlocuteur représentatif et par la signature de la convention collective, la direction se décharge d'une bonne partie de la discipline aux frais du syndicat.

Les modifications apportées à la législation ouvrière en 1964 s'inscrivent dans la politique de rattrapage du gouvernement libéral. Les fonctionnaires ont pu se syndiquer, les enseignants et les employés des services publics ont obtenu le droit de grève, les syndicats ont vu diminuer l'arbitraire dans les procédures imposées pour obtenir l'accréditation, négocier, faire la grève, etc. Mais les limites légales à l'action syndicale demeurent très rigides. Le patronat force le mouvement syndical à vouer presque toute son énergie à défendre des positions acquises et les dirigeants politiques n'ont aucunement l'intention d'élargir et d'assouplir les cadres de la législation ouvrière afin de faciliter l'organisation collective des petites entreprises et le mouvement syndical s'est laissé prendre au jeu.

La protection dans l'entreprise dont jouit le travailleur nord-américain, contrairement au travailleur européen, est donc payée chèrement par les syndiqués. La très grande majorité de permanents syndicaux est accaparée par la convention collective. C'est la mesure de sa compétence et de son efficacité. Tant à la CSN qu'à la FTQ, environ 80% des permanents sont pris par du travail ayant trait à la négociation, à l'organisation, à l'administration et aux services locaux.

Toutes les autres fonctions syndicales - telles que l'éducation, la formation politique - deviennent accessoires, et pour cause. Dans une situation où le patron dirige son entreprise comme il lui convient, en dehors des dispositions précises et limitées de la convention collective, le syndicat ne peut être que sur la défensive.

En effet, dans la mesure où elles ne dépassent pas le niveau de l'entreprise, les unités de négociation se situent uniquement dans une économie de marché ; la stratégie la plus adéquate est alors de maximiser les avantages économiques. Ce n'est qu'en considérant la rationalité économique à un niveau beaucoup plus global que le syndicalisme peut mettre en évidence les contradictions du système économique, sinon il demeure prisonnier des exigences de rentabilité de chaque entreprise. La fermeture récente de plusieurs entreprises à St-Jérôme ainsi que celles des chantiers maritimes de la George T. Davie à Lauzon en témoigne éloquemment.

C'est ainsi que le travailleur est lié à son entreprise par "des chaînes d'or" ; tous les avantages que lui garantit la convention collective (salaire, bénéfices marginaux, ancienneté, sécurité d'emploi) sont liés à la prospérité de l'entreprise ; il en devient donc solidaire dans la mesure où son avenir et son gagne-pain en dépendent.

[59]

Il est donc essentiel pour le mouvement syndical à la fois de conserver la convention collective et même d'élargir le champ de son application, mais aussi de la dépasser par une visée plus globale. C'est une illusion d'envisager que le mouvement syndical puisse redonner la vigueur et le radicalisme des années difficiles en abandonnant des méthodes qui ont amélioré considérablement les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière. Mais les crises internes que vivent actuellement les organisations syndicales tant aux U.S.A. qu'en France ou en Angleterre qu'au Québec, la recrudescence des grèves spontanées sont symptomatiques d'une conscience plus aiguë des limitations inhérentes à ce mode d'action du syndicalisme.


L'ACTION POLITIQUE

Sur le plan politique lorsque les centrales syndicales québécoises parlent au nom de tous leurs membres, elles agissent habituellement comme groupe de pression, au sens le plus classique. Elles présentent annuellement des mémoires aux gouvernements provincial et fédéral suggérant des amendements à la législation du travail, s'alarmant du chômage, etc. ; ou elles livrent une lutte pour ou contre une politique gouvernementale plus précise, tel que le Bill C-186 présenté au printemps 1968 au sujet du fractionnement des unités de négociation nationales ; ou encore, elles font pression sur les pouvoirs publics afin qu'ils interviennent pour régler des problèmes particuliers, comme la grève de Seven-Up.

La faiblesse de ce mode d'action est bien clairement ressentie : le président de la FTQ déclarait en substance, il y a quelque mois, après la présentation d'un mémoire à Québec, qu'une fois de plus les représentants syndicaux étaient allés faire les pantins et qu'aucun des problèmes abordés ne serait réglé. Le premier ministre de la province lui-même se sentait fort de dire, lors de l'adoption du Bill 1, très sévère à l'égard des grévistes des transports en commun de Montréal, que les syndicats n'avaient qu'à former un parti politique s'ils n'étaient pas satisfaits et voulaient protester.

Les deux centrales syndicales du Québec envisagent différemment les possibilités de dépasser la formule classique du syndicalisme américain, Il récompensons nos amis et punissons nos ennemis".

La FTQ à cause de ses liens organiques avec la CTC, se situe dans la tradition britannique en ce qui a trait à ses rapports avec le Nouveau parti démocratique. Elle appuie officiellement le parti, le soutient financièrement et met à sa disposition quelques organisateurs lors des campagnes électorales. La CSN, par ailleurs, n'a jamais officiellement appuyé un parti politique, sa constitution ne lui permettant pas. Le président peut cependant faire des déclarations publiques comme Jean Marchand le fit en 1962 contre le Crédit social. Mais cette centrale semble s'orienter graduellement vers un autre type d'action politique [60] beaucoup plus près de la tradition française de l'anarcho-syndicalisme. La tendance à l'apolitisme passif se transforme graduellement en action politique autonome qui prend la forme des comités d'action politique fondés par les conseils centraux (regroupements local et régional). Ces comités, qui existent depuis à peine deux ans, ont des fonctions politiques, des fonctions d'action sur le plan municipal ou scolaire, de soutien à des catégories de travailleurs en lutte et des fonctions très générales de formation.

Cependant, de part et d'autre, quelle est la réalité de cet engagement politique ? Si la source vient d'une conscience grandissante du mur auquel se buttent les modes d'action traditionnels (cf. le rapport moral du président de la CSN - congrès 1966 - "Une Société bâtie pour l'homme") et aussi de la situation privilégiée des syndiqués relativement bien protégés, comparés aux 70% de salariés non-syndiqués (cf. les déclarations du président de la FTQ lors du congrès de 1967), certains indices portent à croire que les intentions sont encore en avance sur l'action.

En effet, malgré l'appui verbal de la FTQ au NPD, moins de 8% des syndicats locaux représentant 5% des 200,000 membres cotisent au parti (alors qu'en Ontario 36% des syndiqués affiliés à la Fédération du Travail y contribuent par l'intermédiaire de leurs locaux). [2]

Une résolution, adoptée au dernier congrès de la FTQ en octobre 1967, demandait qu'on "examine sérieusement la possibilité d'engager un permanent pour l'action politique (tant fédérale que provinciale et municipale) mais jusqu'à maintenant, les disponibilités budgétaires n'ont pas été jugées suffisantes pour qu'un permanent travaille uniquement à l'action politique. (Il faut cependant noter que lors des dernières élections fédérales, 20 des candidats du NPD étaient membres de syndicats affiliés à la FTQ, huit permanents et 12 responsables ou membres de syndicats).

À la CSN, il y a bien maintenant un responsable des comités d'action politique depuis que leur création a été décidée, mais l'importance qu'on y accorde se juge aussi en fonction des possibilités financières qui lui sont accordées ; jusqu'à maintenant ses ressources sont à peu près nulles. Le prochain budget, lors du congrès d'octobre, renseignera sur l'importance qu'on accorde réellement à l'action politique. Le rapport moral du président de la CSN en 1966 avait la teneur d'un véritable manifeste politique par sa vigoureuse critique du pouvoir dirigeant de la société, ses exigences de participation aux décisions, ses revendications concernant le droit à l'information. Mais comme personne n'a entrepris de poursuivre la réflexion et de définir des modes d'action dans cette perspective, on parle maintenant du rapport "Une Société bâtie pour l'homme" comme de "l'Encyclique" ; on le cite constamment mais sa publication n'a absolument rien changé au comportement des gens.

[61]

LES FOYERS
DE CONTESTATION INTERNE


La contestation la plus radicale des institutions syndicales vient de l'intérieur. Le mouvement ouvrier est considéré - en, dehors des périodes de grande tension sociale - comme un élément responsable de la société qui peut maintenir dans des limites tolérables et négociables les revendications de la classe ouvrière ; ceci lui impose un carcan de contraintes socio-politiques qui est à la source de bien des tensions internes.

La rébellion des membres contre des dirigeants qui ne semblent plus agir en accord avec eux, est une des formes de contestation. L'augmentation notoire des grèves spontanées, déclarées sans l'accord des dirigeants syndicaux, en est le meilleur exemple. Les exigences des syndiqués, dont les aspirations profondes ne peuvent être réduites aux conditions de travail négociées dans un contrat, se heurtent aux impératifs qui guident l'action des permanents syndicaux désireux d'améliorer leurs positions de négociation dans une économie de marché ; l'exaspération des travailleurs ne coïncide que rarement avec le moment stratégique du déclenchement d'une grève ; les revendications présentées lors du renouvellement d'un contrat établi en fonction des critères du marché ne rejoignent pas non plus les problèmes vécus de façon aiguë par les travailleurs. La rigidité du système de négociation est alors vécue comme une contrainte de plus par le travailleur qui en impute la responsabilité aux dirigeants de son syndicat. (On peut faire l'hypothèse que de tels facteurs ont une certaine importance dans la fréquence des changements d'affiliation syndicale).

Ce mécontentement, ressenti globalement mais exprimé encore confusément, n'est pas le seul. L'intérieur des organisations syndicales, des groupes de militants et de permanents voient très clairement les limites de leur action, dans le cadre actuel.

Leur volonté de dépasser l'action syndicale traditionnelle les situe au coeur de la contradiction du mouvement syndical. Car si le syndicalisme est par définition une organisation pour la défense de la classe ouvrière, à l'intérieur du système de production capitaliste, il ne dépasse le corporatisme (que ce soit de métier ou de catégories beaucoup plus vastes) que dans la mesure où il vise en même temps à renverser ce système dont il doit provisoirement accepter les règles du jeu.

Ces militants vivent continuellement la tension qui se manifeste entre les exigences quotidiennes du mouvement et leur projet de transformation de la société. Ils reprochent au mouvement syndical de se laisser intégrer au système capitaliste et à la société de consommation en se limitant à son rôle de partie à la négociation et de groupe de pression politique.

[62]

Pour certains, le mode de protection qu'offre aux travailleurs la convention collective explique en grande partie leur faible mobilisation. Malgré son apparence collective, le contrat de travail est une protection essentiellement individuelle et encore, pour être protégé, fout-il déjà avoir un emploi ; le syndicat n'a de force collective que pour négocier et faire respecter le contrat. Il est lié par la signature de l'accord collectif : la grève est interdite avant la fin du contrat et Io procédure des griefs n'est qu'un recours individuel. Les mises à pied temporaires ou permanentes, la diminution de la production sont des catastrophes collectives devant lesquelles le syndicat est tout à fait impuissant.

De plus, le légalisme que sécrète le mode de négociation actuel étouffe le militantisme. Lorsque le contrat collectif régit des conditions de travail qui ne peuvent être modifiées avant quelques années, et lorsque les possibilités d'action en dehors de ce cadre ne sont pas évidentes, il n'est pas étonnant que peu de membres assistent aux réunions syndicales et que le militantisme ne se développe pas.

On a quand même vu, à de nombreuses occasions, des syndicats tenir des grèves illégales (encore appelées "journées d'étude" par pruderie), refuser d'obéir à des injonctions, sans être pour autant pénalisés, loin de là. Lors de la vague de syndicalisation de salariés professionnels, par exemple, c'est par de telles méthodes qu'on a réussi à imposer à la direction la reconnaissance d'une situation nouvelle qui avait été créée et qui n'était pas prévue par la législation du travail.

Si l'augmentation du nombre des grèves peut être considérée comme un indice de la force des organisations syndicales, il faut bien constater que cette augmentation est également révélatrice de problèmes et de faiblesses propres au mouvement syndical dans de nouvelles situations.

La perplexité actuelle des organisations syndicales devant les grèves dans le secteur public, par exemple, met en évidence à quel point la grève, arme économique, est une stratégie de dernier recours très vulnérable dans certaines situations. Dans les services publics, cette impuissance est double : l'interruption du travail nuit davantage au consommateur qu'à l'employeur ; de plus, l'employeur a un pouvoir de décision que seule la force d'un mouvement social ou politique peut limiter.

Devant l'État-employeur, la législation du travail n'est d'aucun recours ; les employés des services publics font face au pouvoir le plus totalement arbitraire. L'affrontement sur le plan économique n'a pas lieu et les décisions prises par le gouvernement sont beaucoup plus contraignantes que celle de l'employeur privé, puisqu'elles ont force de loi.

Les Bills 1 et 25 ont-ils au moins servi à mettre en évidence que toute grève dans le secteur public est un geste politique ? C'est aller au combat pieds et poings liés pour les syndicats que de se disculper d'un arrêt de travail dans le secteur public en invoquant des arguments économiques et apolitiques, car la charge politique de ces conflits de travail est tout [63] à fait indépendante des intentions des salariés C'est donner sa caution au régime politique actuel que de s'opposer à l'État employeur par une grève et de retourner au travail dès que les gouvernants ont décidé que cela avait assez duré.

Le nombre croissant des syndicats dont l'État est l'employeur (environ 40% des effectifs de la CSN et 10% de la FTQ) rend plus grave pour les militants politisés, l'apathie des appareils syndicaux devant les tâches pressantes d'éducation politique des membres. La seule arme efficace face à l'État patron est la possibilité de mobiliser le mouvement syndical en son entier.

L'argument souvent invoqué à l'encontre de ceux qui préconisent la formation politique des syndiqués est que les fondements démocratiques du mouvement syndical exigent que soit respectée la volonté collective des travailleurs ; que les permanents doivent exprimer celle-ci et non pas l'anticiper ou la former. Mais si les organisations syndicales considèrent légitime d'engager du personnel spécialisé pour la négociation et l'organisation, il est difficile de comprendre pourquoi la formation politique ne nécessiterait pas aussi le travail de permanents ; dans ce cas comme dans celui des négociations, lorsqu'il y a des décisions à prendre, c'est une assemblée souveraine qui exprimerait sa volonté.

Attendre la politisation spontanée des syndiqués entraîne comme conséquence qu'il n'y a pas de confrontation amorcée, ni de problèmes soulevés, ni de questions posées concernant les implications politiques de l'action syndicale. Mais l'apparence de consensus recouvre en réalité un processus démocratique qui est au degré zéro.

Les organisations syndicales subissent les mêmes tendances que les autres bureaucraties, comme par exemple, celle qui incite à éliminer les éléments de tension en tentant d'imposer un "one best way". Mais les exigences contradictoires du mouvement syndicale au niveau de son action à court terme - la volonté de constamment améliorer le sort immédiat de ses membres et la conscience de la nécessité de bouleverser les structures sociales, politiques et économiques - sont beaucoup plus fortes et vivantes que pour une organisation qui ne vit pas simultanément l'aspiration à demeurer un mouvement social.

Revendication ou contestation permanente ?

Cette troisième partie vise à dégager les conditions favorables à une action syndicale qui assume ses contradictions de façon dynamique. Comment le mouvement syndical peut-il, en défendant la classe ouvrière avec les moyens d'action traditionnels tels que la convention collective, tirer parti des concessions obtenues pour avancer dans la définition et la [64] conquête d'une nouvelle société ? Comment lui est-il possible aussi de renouveler ces moyens d'action dans leur forme et leur contenu ?

Le thème de réflexion classique en Europe concernant le mouvement ouvrier, c'est-à-dire les rapports entre les syndicats et les partis politiques ne doit pas nous obnubiler. L'absence actuelle d'un parti ouvrier au Québec nous incite à orienter notre réflexion vers les possibilités de développement d'une conscience politique du mouvement syndical qui éprouvera la nécessité d'une action politique autonome. Il est plus urgent que la classe ouvrière prenne conscience du système politique et économique dans lequel elle vit que de créer - prématurément - des structures politiques qui n'arrivent pas à prendre racine car "le pouvoir de mettre en oeuvre une politique de réformes ne se conquiert pas au Parlement, mais par la capacité préalablement démontrée de mobiliser les classes travailleuses contre les politiques en vigueur". [3]

Il est d'ailleurs remarquable que dans bien des pays occidentaux tels que Io France, l'Angleterre ou l'Italie, c'est maintenant le mouvement syndical qui est à l'avant-garde des partis politiques auxquels il est lié. C'est un point commun à la pensée de plusieurs représentants de la "nouvelle gauche" (tels que André Gorz, Perry Anderson, Bruno Trentin) [4] que de fonder leur analyse et leur stratégie socialiste sur le dynamisme et le militantisme des syndicats en premier lieu dans leur milieu de travail.

Au Québec, comme dans les autres pays industrialisés, le problème majeur qui confronte le mouvement syndical est de faire face aux formes nouvelles et souvent peu perceptibles d'oppression d'un néo-capitalisme en pleine expansion, et au service duquel sont les appareils d'État des pays occidentaux. [5]

L'aliénation des organisations syndicales québécoises par rapport à la réalité politique a des racines profondes. Il y a d'une part une grande méfiance face aux partis politiques ainsi que beaucoup de fatalisme à l'égard de l'action gouvernementale. Mais, si ces attitudes sont fondées (les partis politiques traditionnels se sont toujours montrés violemment anti-syndicaux ou, au mieux, à peine tolérants à l'égard des représentants de la classe ouvrière ; l'appareil d'État est passé du rôle de bénéficiaire passif et de serviteur dévoué du grand capital à celui de collaborateur actif, les principes d'action que les organisations syndicales ont dégagés de cette méfiance n'ont abouti qu'à une négation de la réalité politique.

[65]

Concrètement, cette négation s'est manifestée : 1. par une coupure très nette entre l'action revendicative d'entreprise et les problèmes majeurs que posent l'orientation des investissements et la politique des revenus, celle du développement économique, l'éducation et la formation professionnelle, la culture, l'urbanisme ; 2. par des rapports avec les institutions politiques (gouvernement et partis) au sujet de problèmes urgents qui sont des épiphénomènes d'une situation que les solutions à des cas particuliers ne corrigent pas. Parce qu'il refusait aussi la réalité politique dans son action, le mouvement syndical a entretenu chez ses membres une aversion pour l'action politique qui n'est pas sans rapport avec la médiocrité de son militantisme sur le plan strictement syndical. Le sentiment d'impuissance que le syndiqué éprouve devant les transformations technologiques, industrielles et économiques correspond à la réalité : l'impuissance totale des syndicats par rapport aux décisions économiques.

Il est indispensable de rompre ce cercle vicieux de l'apolitisme et de l'apathie qui s'approfondissent mutuellement, si le mouvement syndical ne veut pas devenir qu'un simple mécanisme de rééquilibre du système néo-capitaliste. Les progrès et les concentrations rapides des pouvoirs du système capitaliste ont laissé les appareils syndicaux loin derrière ; ceux-ci en sont encore à fignoler des stratégies qui datent des années 30.

L'élaboration des perspectives de contestation oblige le mouvement syndical à distinguer deux niveaux d'action. La différence de ces niveaux ne doit pas masquer leur nécessaire liaison. Il y a, d'une part, la détermination des objectifs globaux du mouvement ainsi que la définition d'objectifs à plus court terme associés à l'élaboration de stratégies d'action. D'autre part, la mobilisation des syndiqués implique une prise de conscience des liens entre les structures économiques et industrielles et la réalité de travail vécue dans l'entreprise ; un dépassement de la rupture entre la vie de travail et le temps de non-travail ; la définition d'objectifs à l'intérieur d'un champ de contestation que la convention collective actuelle recouvre très peu.

La définition des objectifs globaux du mouvement syndical ne peut se faire sans tenir compte de la situation politique et économique propre au Québec. Il est indispensable que les organisations syndicales disposent de matériaux suffisants pour élaborer une stratégie de contestation des véritables centres de décision économique ainsi qu'une politique de participation conflictuelle aux organismes d'orientation économique. La présence silencieuse des représentants syndicaux au Conseil d'orientation économique, à la SGF ou à la Caisse de dépôt et placement témoigne plus de la nécessité d'une documentation économique solide et complète que de l'absence d'une volonté de contestation. À l'intérieur de ces organismes, la contestation fondée sur un modèle de développement dont les priorités seraient différentes de celles des entreprises néo-capitalistes ne peut s'énoncer sans une connaissance technique des problèmes abordés.

[66]

Devant la faiblesse, l'anarchie et le déséquilibre de la structure industrielle québécoise, le mouvement syndical a souvent réclamé une intervention énergique de l'État sous forme de planification économique. Ces demandes sont demeurées sans conséquence en l'absence d'étapes intermédiaires de revendication. Il est possible de développer un plan d'action systématique de nature revendicatrice à plus court terme tout en gardant comme objectif final la planification.

Ainsi, les centrales syndicales pourraient mener une offensive afin d'exiger une législation du travail plus complète de la part du gouvernement. Plusieurs dispositions qui doivent actuellement être négociées dans chaque convention collective - et dont ne bénéficient pas les nonsyndiqués - pourraient devenir obligatoires. Le "Projet de mémoire sur la reconnaissance pratique de la liberté d'association" discuté lors du dernier congrès de la FTQ aborde plusieurs de ces problèmes ; encore faut-il que cette réflexion critique soit le point de départ d'une action systématique et ne demeure pas qu'un document.

En plus de décharger les négociations de certaines clauses qui devraient toucher toute la main-d'oeuvre, une telle politique forcerait l'État à légiférer dans un domaine qui n'exige pas encore l'intervention directe auprès des entreprises privées tout en accroissant graduellement le champ d'intervention de l'État dans la vie économique et industrielle. Ainsi, l'État aurait toute facilité d'améliorer par voie législative certaines conditions de travail telles que le nombre maximum d'heures de travail par semaine (au-delà duquel la rémunération du travail est assurée au taux du temps supplémentaire), le nombre de congés de maladie, de congés statutaires et de semaines de vacances annuelles.

D'autre part, plutôt que d'attendre que l'État intervienne dans la direction des entreprises - intervention qui ne garantit pas l'adoption d'une politique conforme aux intérêts des travailleurs - les organisations syndicales peuvent livrer une offensive sur un autre front (et elles le font déjà), celui du droit à l'information concernant l'investissement, l'expansion, la modernisation, la gestion des entreprises. Certains contrats d'entreprise contiennent déjà des clauses à cet effet, comme par exemple, l'avis de quatre mois que l'entreprise doit donner au syndicat avant de procéder à des changements techniques.

Mais il ne s'agit encore que d'un droit à la communication préalable d'une décision sans recours. Savoir, par exemple, qu'une, entreprise fermera ses portes dans quelques mois permet peut-être au travailleur de se chercher un peu plus tôt un emploi ailleurs, d'élever des protestations, d'obtenir quelques mesures compensatoires de la part des pouvoirs publics et enfin de laisser tomber toute la question lorsque peu à peu, les travailleurs sont embouchés ailleurs ou ont quitté les lieux. La véritable information est celle qui concerne le détail des opérations financières et de la gestion d'une entreprise, celle qui rejoint les centres de décision et non pas seulement d'exécution.

[67]

Faire de cette politique une revendication généralisée à travers tout le mouvement syndical aurait des conséquences certaines pour l'action syndicale. Une fois accessibles les dossiers à partir desquels les décisions sont prises, l'analyse du fonctionnement de l'entreprise ou d'un secteur industriel conduit à mettre en évidence les fondements mêmes des décisions économiques. [6]

Les impératifs de rentabilité, invoqués comme argument suprême par les dirigeants d'entreprise pourraient être confrontés à une évaluation serrée de la qualité de la gestion. Ou encore, la nature des impératifs du marché - le profit - se dégagerait d'une étude concernant la concurrence entre différentes entreprises dans la production de biens identiques. Il deviendrait aussi sans doute plus évident que le fait de réclamer l'intervention provisoire dans la mesure où l'État n'a aucune autorité sur les initiatives industrielles et financières privées.

L'action contestatrice du mouvement syndical n'a cependant pas comme but d'assumer toutes les fonctions d'un parti politique, et de mener à terme la destruction d'un système économique dont il est partiellement tributaire. L'essor de la contestation au sein des organisations ouvrières demeure cependant le ferment indispensable à la prise de conscience de la nécessité de passer à l'action politique et de bâtir un parti.

La détermination d'objectifs globaux ne résoud cependant pas les problèmes posés par la bureaucratisation des appareils syndicaux et par la distance qui s'accentue entre les membres et la direction. Au contraire, les exigences techniques d'une participation conflictuelle des centrales syndicales à l'intérieur d'organismes économiques et politiques peuvent aggraver ces tendances si l'extension des foyers de contestation ne se fait pas à tous les niveaux, de l'entreprise individuelle au système de production dans son ensemble.

Une voie possible de rapprochement et de liaison beaucoup plus étroite entre l'action de la centrale et celle des syndicats réside dans la prise de conscience que les tâches du militantisme local s'imbriquent dans la stratégie de la contestation globale et que l'action locale reste indispensable à la poursuite des objectifs à long terme.

L'importance de l'action à l'intérieur de l'entreprise est un thème qui revient constamment dans les écrits des néo-socialistes européens. Le syndicalisme nord-américain a l'avantage d'être déjà solidement implanté sur les lieux mêmes de la production. Radicaliser la revendication par une action dans le cadre de l'entreprise ne se pose donc pas ici dans les mêmes termes. La priorité doit peut-être plutôt être accordée à la [68] découverte des possibilités de contestation globale à long terme, c'est-à-dire au développement d'une action dont le souci est autre que de traduire immédiatement toute revendication dans le langage restrictif de la convention collective.

Il s'agit de contester le pouvoir autoritaire de la direction des entreprises afin d'instaurer une véritable démocratie économique car, comme l'écrit Lelio Basso : "Lutter pour une démocratie authentique, pour toute forme de participation réelle à la gestion des intérêts collectifs, pour toute forme de contrôle collectif, et en particulier pour le contrôle des travailleurs sur tous les aspects du processus de production... c'est contester dans les faits le pouvoir de décision capitaliste... Un aspect essentiel de cette lutte est la lutte de la classe ouvrière pour le droit de gérer elle-même le patrimoine de la force de travail, avec toutes les conséquences qui en découlent quant à l'organisation du travail dans les usines, aux qualifications, à la gestion autonome du salaire différé (assurances sociales), et le reste." [7]



[1] Journal du Travail, vol. 1, no. 8, août 1965, Ministère du Travail de la province de Québec.

[2] Le Travailleur Canadien. Ottawa, vol. 13, no. 5, moi 1968, p. 65.

[3] André Gorz, Le socialisme difficile, Paris, Seuil, 1967, p. 73.

[4] André Gorz, Stratégie ouvrière et néo-capitalisme, Paris, Seuil, 1964. Perry Anderson, "The Limits and Possibilities of Trade Union Action", The Incompatibles, Trade Union Militancy and the Consensus, Middlesex, Penguin 5253, 1967. Bruno Trentini, "Tendances actuelles de la lutte de classe et problèmes du mouvement syndical", Paris, Les Temps Modernes, février 1967.

[5] Le socialisme difficile, pp. 113 et 18.

[6] À condition que les militants acquièrent une formation économique et politique plus poussée ; mais celle-ci devient plus intéressante lorsque précisément elle concerne la compréhension de mécanismes qui affectent les conditions de vie et aussi lorsque cette formation est conçue comme une préparation immédiate à l'action.

[7] "Les perspectives de la gauche européenne", Les Temps Modernes, février 1967, no 249, pp. 1475-1476.



Retour au texte de l'auteure, Mme Hélène David, sociologue Dernière mise à jour de cette page le samedi 19 janvier 2013 11:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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