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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Hélène David, “Défis de la gestion des âges et mutations du travail”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Fernande Lamonde, La gestion des âges. Face à face avec un nouveau profil de main-d'oeuvre, chapitre 4, pp. 29-39. Actes du 57e congrès des relations industrielles de l'Université Laval organisé par le département des relations industrielles. Québec: Les Presses de l'Université Laval, département des relations industrielles, 2002, 236 pp. [Autorisation accordée par l'auteure le 20 janvier 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales]

[29]

Hélène David

Sociologue, chercheure et consultante retraitée

Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé
et de la prévention (GRASP), Université de Montréal.

Défis de la gestion des âges
et mutations du travail
.”

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Fernande Lamonde, La gestion des âges. Face à face avec un nouveau profil de main-d'oeuvre, chapitre 4, pp. 29-39. Actes du 57e congrès des relations industrielles de l'Université Laval. Québec : Les Presses de l'Université Laval, département des relations industrielles, 2002, 236 pp.


La gestion des âges est un nouveau thème dans le monde du travail qui s'en est rarement préoccupé directement jusqu'à maintenant. Ce thème soulève d'emblée de multiples interrogations.

En premier lieu, que se passe-t-il au travail pour que le rythme de succession de générations, qui allait de soi auparavant, soit maintenant source de fortes inquiétudes centrées sur les rapports intergénérationnels ? Pour que « les âges » doivent maintenant être gérés, c'est-à-dire catégorisés et problématisés ? Le démographe Michel Loriaux (1995) souligne que jamais au cours de l'histoire on n'a observé des changements sociaux d'une telle ampleur, associés à des transformations démographiques sur une période aussi brève qu'au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Ensuite, que signifient « les âges » ? L'accélération du rythme des changements démographiques est à l'origine d'une transformation du calendrier des âges et de modifications des responsabilités associées à l'âge (Pitrou, 1995). Un brouillage dans la succession des générations ainsi qu'une indistinction croissante des seuils d'âge en résultent (Commaille, 1987). Dans le domaine du travail, par exemple, quels sont les critères pour déterminer les seuils d'âge pertinents pour distinguer les générations les unes des autres ? Ces critères sont-ils mutuellement exclusifs ? Sont-ils les mêmes d'une entreprise à l'autre, ou encore d'un service à l'autre dans la même entreprise ? Y a-t-il d'autres caractéristiques individuelles ou situationnelles plus pertinentes que l'âge, telles que la formation, l'expérience ou le statut d'emploi ?

D'autre part, le thème de « la gestion des âges » renvoie d'abord à des caractéristiques individuelles. Comment articuler celles-ci à des facteurs organisationnels dans les entreprises ainsi qu'à des éléments du contexte socio-économique qui donnent sens aux indicateurs démographiques et peuvent même en amplifier la portée (Attias-Donfut, 1988) ? La hantise sociale diffuse, mais néanmoins très présente, de devenir des sociétés vieillissantes nous fait assimiler ce processus collectif à celui du vieillissement individuel (Le Bras, 1991). Angoisse qui nous porte à valoriser la jeunesse en [30] soi, parce qu'elle est associée symboliquement au progrès, à la modernité, au dynamisme (David, 1991). Cela n'est pas sans effet sur les objectifs implicitement visés par la gestion des âges.


Des situations paradoxales

Ces situations paradoxales, dans le monde du travail, rendent la réalité difficile à saisir et les choix d'orientations plus complexes. Un de ces paradoxes a trait à l'entrée massive imminente de jeunes dans certains milieux de travail à cause de départs massifs des plus âgés (ainsi, il semble qu'au cours de la prochaine décennie près de 50% des effectifs de la fonction publique québécoise auront pris leur retraite ; de très nombreuses entreprises prévoient des scénarios semblables). Cette arrivée massive des jeunes ne rajeunira cependant pas la main-d'œuvre : son vieillissement se poursuivra au cours des décennies à venir. Dans les pays industriels avancés, dont fait partie le Québec, l'âge médian des personnes en emploi passera de 39 ans (en 2000) à 43 ans (en 2050). Alors qu'il y a actuellement 6 personnes en emploi rendues à la dernière période de leur vie de travail (qui ont entre 50 et 64 ans) pour 10 personnes qui commencent la leur (âgées de 20 à 34 ans), dans 50 ans, cette proportion sera de 10 personnes « vieillissantes » pour 10 « jeunes » (Légaré, 2001).

Cette réalité, à laquelle s'ajoute un renversement de tendance en ce qui a trait à la sortie hâtive des milieux de travail, signifie que la main-d'œuvre sera composée de moins de jeunes et de plus de personnels vieillissants qu'avant. Dans quelles conditions ceux-ci devront-ils prolonger leur vie de travail ? Les conditions que l'on connaît à l'heure actuelle ou des conditions qu'on aura modifiées pour tenir compte des effets du travail sur les capacités et la santé au cours d'une vie de travail qui s'allongera (VOLKOFF, 2001) ?

Second paradoxe : d'une part, le vieillissement collectif s'accélère. La Régie des rentes du Québec a mis en relief de façon frappante le rythme accéléré du vieillissement démographique au Québec. La durée requise pour que le pourcentage de la population âgée passe de 12% à 24% ne s'étalera en effet que sur 35 ans au Québec, soit de 1995 à 2030 alors que ce passage prendra 45 ans au Canada. Dans plusieurs pays d'Europe, ce processus, amorcé au milieu des années 1960, durera plus d'une soixantaine d'années.

Dans les pays les plus industrialisés, la population de 65 ans et plus doublera presque au cours des 50 prochaines années. Fruit de l'allongement de la durée de vie en bonne santé, qui est une victoire sur la mort, la population des 80 ans et plus se multipliera, quant à elle, par un facteur de trois à quatre ; cette population représentera alors de 8% à 11% de l'ensemble de la population, soit presque ce que la population de 65 ans et plus représente actuellement (Légaré, 2001). Une autre tendance qui haussera le taux d'activité des personnes de plus de soixante ans.

[31]

Paradoxalement, il est toutefois fort possible, d'autre part, que l'âge perde de la pertinence et de l'importance comme facteur de structuration des rapports sociaux dans l'avenir. Les progrès en santé font reculer le seuil de la vieillesse, caractérisée par les incapacités et la proximité de la mort plutôt que par l'âge, tandis que les repères situationnels de l'âge sont de plus en plus flous (Marshall, 1981 ; Commaille, 1987).


Des problèmes individuels
à des enjeux de société

Alors qu'on traite encore le vieillissement au travail comme un problème individuel qui se règle par la gestion du moment de la sortie et des bénéfices qui y sont associés, il est devenu plus évident que ce vieillissement, tant dans la société qu'au travail, est de nature collective et qu'il ne s'agit pas d'un phénomène passager. Un tel constat soulève des enjeux beaucoup plus globaux, touchant non seulement le personnel vieillissant mais bien toutes les générations au travail (Walker, 1997).

L'absence de préoccupations à l'égard
des enjeux que soulèvent ces nouveaux paramètres


Un certain nombre de travaux sur les politiques et les pratiques des entreprises à l'égard de leur main-d'œuvre vieillissante indiquent que, tant en Europe qu'en Amérique du Nord, les entreprises ont encore peu de préoccupations spécifiques à l'égard du vieillissement de leur personnel. Dans les pays industriels avancés où ont été réalisées ces recherches, la question du vieillissement au travail est encore envisagée avant tout en termes de retraite (ENA, 200 1) et de protection contre la perte de revenu en cas de maladie, ce qui a pour effet de masquer complètement les processus d'exclusion, c'est-à-dire comment les conditions de travail trop exigeantes forcent une partie du personnel vieillissant à mettre fin de manière hâtive à sa vie de travail (David, 1997).

Au Québec, un sondage récent du Conseil du patronat du Québec indique clairement qu'il y a un énorme travail à faire auprès des entreprises afin qu'elles soient à la hauteur de ce défi. Si 75% des entreprises interrogées se disaient prêtes à modifier l'organisation du travail pour faire face au vieillissement de leur main-d'œuvre, 59% affirmaient ne pas avoir de politique de planification de main-d'œuvre à moyen ou long terme, ce qui est un élément indispensable d'une politique de gestion des âges. Plus de 80% ne semblaient compter que sur les attraits d'un bon régime de retraite pour attirer et retenir une main-d'œuvre qualifiée (Le Devoir, 28 janvier 2002).

Il n'y a pas que les entreprises qui ont une vision à court terme à ce sujet. Tout récemment, Guy Breton, vérificateur général du Québec, a consacré un chapitre entier de son rapport à « la gestion des risques associés aux changements démographiques ». Il blâme le gouvernement de « ne disposer d'aucune stratégie globale pour [32] gérer tous ces risques puisque toutes les mesures que nous avons recensées ne sont pas intégrées dans un plan d'action commun » (Le Devoir, 5 décembre 2001).


Les mutations récentes du travail
et ses conséquences


L'ampleur des changements

Plusieurs indices, de sources diversifiées, révèlent que la qualité de vie au travail se détériore, que les modes d'encadrement se resserrent et que les statuts d'emploi se déstabilisent. Mutations dont les conséquences sont difficiles à supporter à court terme pour le personnel vieillissant, mais qui affectent aussi une main-d'œuvre jeune qui y sera exposée tout au cours de sa vie active. Tout cela est très inquiétant.

Des données récentes, au Canada et aux États-Unis (KUMAR, 2000), indiquent que les transformations de l'emploi associées aux nouvelles technologies, qui sont plus répandues dans l'industrie manufacturière, sont liées à des pratiques de flexibilité numérique et fonctionnelle telles que la réduction des effectifs, la sous-traitance et le travail temporaire. Elles toucheraient déjà un tiers à la moitié des entreprises.

Ces pratiques sont plus fréquentes dans les grandes entreprises. Ainsi, près de 75% de ces dernières ont implanté des modalités de flexibilité numérique, en particulier le travail à temps partiel ou sur appel et le travail en temps supplémentaire et 90% des salariés auraient été touchés par des changements organisationnels.

En France, si l'informatisation, qui touchait déjà la moitié des salariés en 1991, a fait diminuer la pénibilité liée aux tâches manuelles, elle n'a pas réduit les risques et a ajouté des contraintes mentales, affirment Gollac et VOLKOFF (1996). Ces derniers ont aussi constaté, à partir de la dernière enquête sur les conditions de travail en France (1996), que l'automatisation, qui touche maintenant environ le tiers des ouvriers, quel que soit le secteur, s'accompagne de nouvelles contraintes sans avoir éliminé la pénibilité ni les risques.

La détérioration de la qualité de vie au travail

D'après les résultats d'enquêtes auprès de syndicats et de leurs membres au Canada, la qualité de vie au travail se détériore. Ainsi, au moins la moitié des répondants considèrent avoir peu de contrôle sur leur travail et se disent tendus. Un peu moins (40%) estiment avoir une charge excessive de travail et autant considèrent devoir travailler dans des postures inconfortables au moins la moitié du temps. Enfin, le tiers des répondants affirment devoir travailler à des cadences trop rapides ; autant disent éprouver des douleurs pendant le travail au moins la moitié du temps. On déclare également des pertes de contrôle et d'autonomie, des hausses de stress physique et affectif ainsi que des inquiétudes au sujet d'enjeux touchant l'emploi et la santé au travail. On les associe aux pratiques de flexibilité numérique et fonctionnelle (KUMAR, 2000).

[33]

Par ailleurs, à l'échelle de l'Union européenne, une enquête conclut qu'à l'heure actuelle l'exposition aux risques physiques, l'intensification du travail et la flexibilité des emplois constituent les causes principales des problèmes de santé au travail (Fondation européenne, 2000). La Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de travail, qui l'a réalisée, estime qu'il n'y a eu aucune amélioration significative aux facteurs de risque ni aux conditions générales sur les lieux de travail en regard d'il y a une décennie.

On croit alors rêver lorsqu'un expert en gestion tel que Hervé Serieyx (2001), reprenant les propos de Joël de Rosnay, affirme le plus sérieusement du monde que la révolution de l'information, par l'entremise du multimédia, de la prolifération des ordinateurs personnels et d'Internet, a doté la société des « incroyables caractéristiques » que sont la dématérialisation, la délocalisation et la désynchronisation qui « abolissent les contraintes de temps et d'espace ». Cela ne semble toutefois pas s'appliquer pas aux conditions de travail.

Les statuts d'emploi

Selon certains observateurs, la pluralité et l'éclatement des statuts d'emploi dans les entreprises seraient révélateurs de la fin d'un mode de structuration des activités professionnelles (Mercure et Dubé, 1997 ; KUMAR, 2000). Les variations et la variabilité de la production induiraient dorénavant le cadrage temporel des activités professionnelles (OCDE, 1999 ; Thoemmes, 2000). Une telle remise en question de la journée et de la semaine de travail dépasse la norme temporelle. Elle s'étend aux normes qui ont trait à la charge de travail, à la rémunération et aux conditions associées à des garanties et des droits (Payeur, 1998).

Considérons, par exemple, la précarisation de l'emploi. Au sein d'une même entreprise, celle-ci génère des conditions de travail différentes entre les groupes de personnel. En apparence à l'avantage du personnel permanent, souvent plus âgé, les conditions difficiles dans lesquelles les salariés précaires accomplissent leurs tâches se répercutent sur le travail du personnel permanent. La précarité contribue à complexifier la réalisation de l'activité de travail pour tous (Gaudart et Weill-Fassina, 1999 ; Huez, 1996), ce qui a souvent pour effet de polariser les plus jeunes contre les plus vieux, dans les tentatives de respecter les consignes de production (Pialoux, 1996 ; Beaud et Pialoux, 1999).

De plus, la précarité élimine de l'entreprise toute trace de l'usure due au travail car elle renforce les mécanismes de sélection/exclusion du marché du travail fondés sur des critères d'âge et de santé. Les stratégies de prévention sont en effet souvent remplacées par le transfert de certains risques professionnels des collectifs stables vers les salariés à statut précaire et les entreprises de sous-traitance (Thébaud-Mony, 1993 ; David, Latour et Cloutier, à paraître). Avec l'essor de la précarisation, les parcours professionnels des jeunes se poursuivent souvent longtemps dans la précarité.

[34]

L'encadrement

Se multiplient, simultanément, des stratégies par lesquelles des dirigeants d'entreprise répercutent les fluctuations du marché et de la production jusqu'au bas de l'échelle et les gèrent avec des techniques raffinées de relations humaines axées sur la participation et la collaboration de salariés (KUMAR, 2000). Des ensembles complexes de normes de conduite professionnelles et extra-professionnelles sont alors souvent mis en place afin d'inculquer non seulement l'adhésion aux valeurs et aux objectifs de l'entreprise, mais également la disponibilité temporelle et la tolérance de contrôles personnalisés de la productivité.

Une accélération exponentielle du rythme des changements technologiques caractérise donc actuellement le monde du travail. En soi, ces changements n'induisent aucun déterminisme. Ceux-ci s'inscrivent dans des rapports sociaux de production déjà établis qui affectent considérablement les conditions de leur utilisation (Castells, 1998). Certains changements technologiques rendent possibles, mais n'imposent pas la mise en place de nouvelles conditions de travail et d'emploi. La précarité ou l'intensification du travail relèvent plutôt d'un ordre économique dont la mondialisation a accentué les caractéristiques antérieures.


Comment gérer les âges
dans ce nouveau contexte ?

Des enjeux communs à tous les âges

Certains de ces changements ont des effets plutôt homogènes. D'autres affectent de façon différentielle les catégories d'âge. C'est surtout à partir de recherches épidémiologiques et ergonomiques sur le vieillissement au travail qu'on peut élucider le rapport entre l'âge et le travail. On y est arrivé en grande partie en interrogeant les conditions dans lesquelles se fait le travail. Par le travail les salariés engagent, en effet, leur santé et leur vieillissement, comme en témoignent les différences d'espérance de vie par catégorie socioprofessionnelle. Les mutations du monde du travail, évoquées précédemment, imposent des questionnements sur les métiers, les parcours, les conditions de travail qui seraient propices à un allongement possible de la durée de vie active sans nuire à la santé des salariés, ni remettre en question l'efficacité du système de production (VOLKOFF, 2001).

Certains effets des conditions de travail

Plusieurs recherches ont montré comment le travail pouvait être une source d'usure. Elles en ont relevé des indices révélateurs de troubles de santé ou d'un déclin accéléré des capacités à certains seuils d'âge (données transversales), tels que l'incapacité de tenir certains postes, l'enclenchement de processus de mobilité interne ou externe, souvent descendante, le chômage ou même une mortalité précoce. Avec l'avance en âge, en effet, s'accroit la probabilité que survienne un amoindrissement [35] des capacités fonctionnelles (force musculaire maximale, amplitude des mouvements, vue et audition, régulation du sommeil, mémoire immédiate, prise de décisions nombreuses en temps limité). Ces déclins peuvent être partiellement induits par le travail (David et al., 2001).

D'autres travaux ont insisté, par ailleurs, sur certains parcours professionnels qui, dès l'entrée sur le marché du travail, sont marqués par des mécanismes d'usure qui conduisent à des altérations de la santé, des déficiences et des incapacités précoces (processus longitudinal). Celles-ci prennent probablement racine dès le début de la vie active (Derriennic et al., 2002) car les difficultés révélées à l'occasion d'événements ou de situations devenues problématiques pour le personnel plus âgé existent pour toute la population active (Teiger, 1995).

Par ailleurs, l'influence du travail, au fil de l'âge, s'exerce par l'intermédiaire de facteurs de risque spécifiques, associés à des lésions ou des altérations particulières de la santé. La vie au travail entre également en jeu, plus globalement, en facilitant plus ou moins le cumul des altérations de la santé et en augmentant plus ou moins les risques de chronicité. Ces différents troubles de la santé sont associés à une plus grande probabilité de sortie hâtive du marché du travail (Derriennic et al., 2002).

Des enjeux différents selon les âges

Certaines conditions plus pénibles
pour les travailleuses et travailleurs vieillissants

« La question cruciale n'est pas de savoir si l'on vieillit, ce qui n'a pas de sens en soi, mais à quel moment on devient "trop vieux" par rapport aux exigences sociales qu'on ne peut plus satisfaire » affirme Teiger (1995), car le vieillissement au travail est principalement déterminé par les conditions dans lesquelles se fait le travail. C'est là la conclusion au constat maintes fois répété de l'existence d'âges limites dans certains postes de travail ainsi que d'une répartition non aléatoire par âge selon les postes.

Certaines modalités de la polyvalence et de la variété des tâches, des contraintes de temps, des horaires de travail, des aspects collectifs du travail, des apprentissages et de la formation professionnelle ainsi que la précarité constituent les principaux enjeux auxquels fait face le personnel vieillissant. Ils sont le fruit de décisions organisationnelles qui traduisent ces exigences sociales.

Outre le déclin de leurs capacités physiques, une des principales raisons qui explique la vulnérabilité accrue des travailleurs vieillissants a trait à la possibilité d'utiliser ou non leurs capacités qui se développent avec l'expérience, d'élaborer des compromis entre les objectifs de la production, les compétences dont elles et ils disposent, et le souci de préserver leur santé. Ces stratégies compensatoires (anticipations, vérifications, coopérations, etc.) ne peuvent se mettre en place que si l'organisation du travail permet, voire favorise les marges de manoeuvre nécessaires. (Gaudart et Weill-Fassina, 1999 ; David et al., 2001). Il est cependant fréquent que les relations entre [36] l'organisation du travail et les caractéristiques de la main-d'œuvre ne soient posées qu'en termes d'adaptation à des exigences établies sans tenir compte de l'importance de l'expérience des travailleurs vieillissants (Pueyo, 2002).

Certaines situations plus difficiles
pour les plus jeunes

On est souvent porté à croire, par ailleurs, que les plus jeunes échappent à ces risques. Ce n'est pas nécessairement le cas. Ainsi, les données sur les rapports entre âge et accidents du travail indiquent que leur incidence décroît avec l'âge (Laflamme et Menckel, 1995). Ce n'est pas tant l'âge que le manque d'expérience qui explique les taux élevés d'accidents chez les jeunes (CLOUTIER, 1994). Maintenant que l'entrée sur le marché du travail débute très souvent par un passage obligé et relativement long à travers la précarité, l'expérience est plus longue à acquérir, ce qui se répercute sur les taux d'accidents.

L'inégalité des risques de lésions professionnelles selon les statuts d'emploi est bien documentée (François, 1993 ; François et Liévin, 1993 ; Thébaud-Mony, 1993 ; Huez, 1996 ; Fondation européenne, 2000). Les taux d'accidents, beaucoup plus élevés chez le personnel à statut précaire (Thébaud-Mony, 1999), s'expliquent par le fait que ce statut rend difficile, sinon impossible, l'utilisation de l'expérience pour développer et intégrer les compétences. Parce qu'elle morcelle les parcours professionnels, la précarité réduit aussi le soutien social et les marges de manoeuvre dans le travail, ce qui se traduit par un amoncellement des effets négatifs sur la santé physique et psychique.

Ces constats indiquent bien que ce ne sont pas que les caractéristiques individuelles des plus jeunes et des plus âgés qui sont en cause, mais bien des choix organisationnels tels que la conception des situations de travail, les conditions d'apprentissage, de formation et de transmission des connaissances entre experts et novices (Gaudart et Weill-Fassina, 1999 ; Pueyo, 2002).


Conclusion

La gestion des âges ne se pratique pas dans un vacuum. Où elle s'implante, existent déjà des conditions de travail et d'emploi, ainsi que des modes de régulation sociale propres à chaque entreprise. Elle doit voir à ce que ces conditions permettent au personnel de tous les âges d'acquérir de l'expérience, de développer ses compétences et de les utiliser. Cela implique que ces compétences puissent servir à la fois à atteindre les objectifs de production de l'entreprise et les objectifs des salariés (se réaliser dans leur travail et protéger leur santé). À ces fins, une organisation du travail relativement souple est nécessaire car il s'agit de gérer des compromis instables entre ces exigences, qui ne sont pas toujours exemptes de contradictions entre elles. Cette souplesse est aussi nécessaire pour que puissent se consolider des collectifs de travail [37] au sein desquels s'élaborent des règles de métier au fil des coopérations et des partages de tâches, de l'entraide et de la convivialité.

En particulier, il importe de faire en sorte que le personnel expérimenté puisse pleinement utiliser ses stratégies compensatoires individuelles et collectives en dégageant les espaces-temps nécessaires. Son expérience lui a permis de développer, d'intégrer et d'amplifier des compétences, ce qui le conduit à travailler différemment et à pouvoir se maintenir en emploi en compensant les déclins de ses capacités organiques.

Quant aux novices, il est nécessaire que les exigences de leur travail puissent se traduire en expérience, c'est-à-dire que, dès leur entrée dans la vie professionnelle, elles et ils puissent construire et intégrer des compétences cumulatives et transférables.

Dans un cas comme dans l'autre, ces objectifs sollicitent les politiques et les pratiques des entreprises car les compétences ne sont pas que des caractéristiques individuelles, comme on l'affirme souvent Elles sont plutôt le produit d'une interaction entre les décisions et les pratiques des entreprises et les stratégies des salariés.

Une gestion des âges n'est pertinente et efficace que si elle procède d'une vision dynamique de l'ensemble du parcours des âges qui s'inscrit dans les conditions sociales, organisationnelles et techniques du milieu de travail et qui tient compte de cette interaction.

S'impose maintenant la perspective d'une vie de travail qui sera plus longue pour tous, dans une société où le changement s'accélère, et dont les membres seront plus âgés. Les exigences sociales incorporées aux conditions de travail et d'emploi ne peuvent plus relever exclusivement des impératifs économiques de la mondialisation.

La question de la compatibilité entre les exigences du travail et les marges de manœuvre dont les salariés ont besoin pour tenir ces exigences et pour construire leurs stratégies doit être au cœur de la gestion des âges.


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Retour au texte de l'auteure, Mme Hélène David, sociologue Dernière mise à jour de cette page le vendredi 18 janvier 2013 14:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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