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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Esther Cloutier, Hélène David, Catherine Teiger, “Agir sur les conditions de travail des auxiliaires de vie: croiser les approches.” Un article publié dans la revue Travail et emploi, no 94, avril 2003, pp. 75-83. Revue trimestrielle française de recherche en sciences sociales publiée depuis 1979. À caractère pluridisciplinaire et international, elle propose des analyses de chercheurs français et étrangers en sociologie et économie du travail, de l’emploi et des relations professionnelles, en histoire, droit et psychologie du travail, en sciences de gestion et sciences politiques. [Autorisation accordée par l'auteure le 20 janvier 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales]

[75]

Esther Cloutier *, Hélène David **, Catherine Teiger ***

Agir sur les conditions de travail
des auxiliaires de vie:
croiser les approches
.”

Un article publié dans la revue Travail et emploi, no 94, avril 2003, pp. 75-83. Revue trimestrielle française de recherche en sciences sociales publiée depuis 1979. À caractère pluridisciplinaire et international, elle propose des analyses de chercheurs français et étrangers en sociologie et économie du travail, de l’emploi et des relations professionnelles, en histoire, droit et psychologie du travail, en sciences de gestion et sciences politiques.



Plusieurs organismes du réseau québécois de santé et des services sociaux s'intéressent à la question d'une meilleure adaptation des milieux et de l'organisation du travail en vue de minimiser les risques du personnel de soins à domicile. En effet, les emplois de soins dans le secteur de la santé et des services sociaux sont à risque pour la santé et la sécurité, autant et même davantage chez le personnel jeune que chez le personnel âgé (CLOUTIER, DUGUAY, 1996).

On assiste depuis plusieurs années au Québec à une réorganisation importante des soins de santé dans un contexte de compressions majeures des dépenses de l'État. Cette réorganisation, dite virage ambulatoire, prend notamment la forme d'un transfert d'une importante partie des soins de santé des hôpitaux vers les domiciles. Ce changement implique une modification profonde des pratiques, puisque l'ensemble de l'infrastructure nécessaire (équipement, matériel, personnel, information, etc.), qui était auparavant concentré dans un même lieu physique, l'hôpital, est maintenant dispersé entre différents lieux. Outre ces changements au niveau des pratiques, on constate non seulement un vieillissement des patients, mais aussi une augmentation importante de la diversité et de la gravité des incapacités et des pathologies rencontrées ainsi que du nombre de patients à visiter à domicile. Les cas post-opératoires sont aussi en hausse et on assiste à l'introduction de plusieurs nouvelles technologies médicales qui doivent être apprivoisées rapidement. Les ressources humaines pour répondre à cette demande n'ont pas augmenté significativement et ces changements s'opèrent dans un contexte où la main-d'oeuvre, majoritairement féminine, est vieillissante.

Il s'ensuit que l'ensemble de ces changements ont des répercussions sur l'organisation et l'activité de travail. Il est donc pertinent, dans un objectif de prévention, de connaître les contraintes de travail associées à ces emplois de même que celles qui posent problème avec l'avance en âge, afin d'en minimiser l'impact et de permettre aux individus et aux équipes de travail de mettre en couvre les stratégies compensatoires qu'ils ont développées avec l'expérience. Des études antérieures ont démontré que l'organisation du travail doit fournir une marge de manoeuvre aux individus leur permettant d'utiliser ces stratégies (LAVILLE, 1989 ; SALTHOUSE, 1990 ; TEIGER, 1989).

Or, l'activité de travail du personnel de soins à domicile est complexe (CLOUTIER, DUBUCS, 1994 ; PROTEAU, 1992 ; ROCHER, 1990). Plusieurs sources de variations interviennent. Elles proviennent des travailleuses elles-mêmes (âge, expérience, fatigue, etc.), des patients (degrés d'incapacité, types de pathologie, souffrance, famille, etc.), des tâches à accomplir (bain, cuisine, etc.), de l'environnement et des situations de travail (aménagement des lieux, équipements, etc.), de l'organisation du travail qui est invisible car délocalisée (politiques et procédures formelles du Centre local de service communautaire (CLSC), formation, horaire, équipe, soutien affectif, etc.) ainsi que du contexte plus macroscopique du travail (allocation des budgets et des ressources entre établissements, type de clientèle, etc.). De plus, le fait que le travail de soins s'accomplisse à domicile entraîne une confusion avec des tâches qu'on associe à la sphère domestique (ARONSON, NEYSMITH, 1996).

C'est dans ce cadre général qu'une étude de cas exploratoire concernant les auxiliaires familiales et sociales (AFS) a été entreprise dans un CLSC d'une région métropolitaine afin :

- de documenter l'activité de travail des AFS ;

- d'identifier des contraintes organisationnelles, environnementales et autres qui font que le travail à domicile est à risque ;

- d'étudier les différentes stratégies compensatoires mises en couvre par les individus, les collectifs de travail et les organisations pour réduire l'effet des contraintes reliées au travail ;

- d'apporter une attention particulière aux variations de contraintes et de stratégies selon l'âge et l'expérience de la main-d'oeuvre.

L'Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité du travail du Québec (IRSST) a subventionné cette étude. L'IRSST est un organisme dont le [76] mandat consiste à faire réaliser des recherches apportant des retombées concrètes en termes de prévention dans les milieux de travail. Pour atteindre cet objectif, l'Institut encourage la collaboration interdisciplinaire car cette stratégie de recherche permet de passer d'une analyse descriptive des situations à l'explication et conséquemment, à l'émergence de pistes de solution.


Le choix des méthodes

La complexité de l'activité de travail des AFS et de la problématique rendait essentielle une approche de terrain interdisciplinaire alliant la statistique, l'ergonomie et la sociologie. L'activité réelle de travail, mise à jour par l'analyse ergonomique, a été intégrée aux résultats révélés par l'analyse sociologique qui met en relief les éléments structurant les relations intra- et interétablissements, intra- et interprofessions, ainsi qu'entre les sexes (DAVID et al., 2000).

Plusieurs sources de données complémentaires ont été utilisées ; elles peuvent être regroupées en trois catégories. La première vise à alimenter les connaissances théoriques et statistiques par des écrits scientifiques, la collecte de données sur la main-d'œuvre, les lésions professionnelles et les absences du personnel de soins à domicile au cours des trois années les plus récentes (1993-1996). La deuxième source de données concerne le volet ergonomique. Ainsi, deux des chercheures de l'équipe ont suivi la formation PDSB [1] - soins à domicile de l'ASSTSAS [2] destinée aux AFS. Une entrevue collectives avec cinq AFS expérimentées ainsi que des observations de l'activité de travail de six AFS (22 visites chez 21 patients), ont été réalisées. Enfin, des informations ont également été collectées lors d'une séance de restitution des premiers résultats auprès des AFS ayant participé à l'étude (TEIGER et al., 1998). Enfin, le volet organisationnel a été couvert par le recueil d'informations sur l'ensemble des politiques institutionnelles, l'observation de réunions de liaison entre la régie régionale et l'ensemble des CLSC de la région concernée, des rencontres de gestionnaires et de représentants syndicaux ainsi que l'observation de réunions opérationnelles diverses.

Les observations ergonomiques ont porté sur les tâches nécessaires pour accomplir divers types de soins, les variations de conditions de soins, les communications avec les patients, de même que sur les contraintes associées à ces différentes tâches. Elles ont également inclus le travail de coordination avec l'équipe multidisciplinaire et les autres collègues, réalisé au CLSC. Le travail de soins d'hygiène à domicile (toilette au bain, toilette au lit, habillage et déshabillage au lit, etc.) comporte une charge physique qui découle principalement, d'après les acquis scientifiques, d'efforts et de contraintes posturales diverses (CLOUTIER, DUBUCS, 1994 ; ROCHER, 1990 ; TORGEN et al., 1995). C'est pourquoi nous nous sommes également intéressé aux postures critiques à cause de leur potentiel de risque. Les postures considérées sont extrêmes : des flexions du dos de 45 degrés et plus, des flexions du dos combinées à des torsions et des inclinaisons latérales, des postures accroupies, des postures à genoux [3]. Le temps de soin passé dans ces postures a été calculé (proportions moyennes, minimales et maximales) selon certaines caractéristiques des travailleuses (taille et âge) et des patients (degré d'autonomie) de même que selon le type de soin dispensé et, dans certains cas, selon l'équipement et l'environnement dans lequel les soins s'accomplissent. Durant ces soins, nous avons également tenté d'aborder les dimensions relationnelle et affective du travail en consignant les communications.


Des facteurs associés
à la santé et à la sécurité des AFS

L'approche large de l'activité de travail qui a été privilégiée dans cette étude a permis de repérer un ensemble de facteurs qui influencent de près ou de loin les conditions d'exécution du travail, l'activité de travail et, par ricochet, la santé et la sécurité des travailleuses (Figure 1). L'ensemble de ces facteurs, qui sont regroupés en plusieurs catégories, interagissent entre eux et modifient l'activité de travail. L'activité de travail des AFS s'inscrit dans un ensemble complexe où des injonctions parfois contradictoires provenant de ces différents pôles existent. Ainsi, les AFS doivent concilier les exigences de la patiente et de son réseau (empathie, qualité de soin), les siennes (être fière de son travail, se protéger, durer) et celles du CLSC (productivité, qualité). En outre, l'activité de travail se réalise dans des environnements domestiques très diversifiés qui présentent des contraintes particulières auxquelles les travailleuses doivent s'ajuster constamment.

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Le décalage entre l'activité réelle
et l'activité formelle de travail

Au-delà de ce portrait général, l'étude révèle un décalage important entre l'activité réelle et l'activité formelle de travail. D'une part, au cours des journées de travail des AFS, différents types d'activités ont été observés dont les activités de soins et d'assistance à forte composante physique. La toilette y était le soin le plus fréquent. L'analyse a permis de repérer plusieurs activités à risque parce qu'associées à des postures critiques et à des efforts. En effet, les AFS ont passé 41% du temps de toilette en postures critiques [4]. L'âge de l'AFS peut être déterminant en ce qui concerne l'adoption de postures contraignantes. En effet, les analyses ont montré que les AFS de 45 ans et plus, qui sont également les plus expérimentées, passent, en moyenne, quatre fois plus de temps à genoux que les jeunes, ce qui constitue une stratégie de protection du dos explicite (CLOUTIER et al., 1998).

D'autre part, il est ressorti des observations et des entrevues que le dépistage et le soutien social constituent une autre composante importante du travail des AFS. Ces activités se déroulent tout au long des visites, ont lieu simultanément aux soins ou sont intercalées entre les étapes de soins physiques. La réalisation de ces tâches modifie la façon d'accomplir les tâches physiques et, conséquemment, souvent le temps requis parce que le dépistage et le soutien social requièrent de porter une grande attention à l'état de la personne, de percevoir des indices très fins et aussi d'être à l'affût du désir de communiquer du patient.

Cette composante du travail comprend des activités diverses telles que :

- déceler un nouveau symptôme, chercher à en identifier la cause et le degré de gravité. Il ne s'agit pas que de l'état de santé et d'autonomie du patient mais aussi de son environnement familial, social et matériel ;

- transmettre au patient ou aux aidants certaines informations et enseigner les précautions à prendre pour minimiser les risques d'accidents, d'aggravation de l'état de santé ou de perte d'autonomie ainsi que certaines façons de faire les choses ;

- encourager les patients à l'autonomie et stimuler leurs capacités ;

- écouter et encourager les patients et les membres de leur entourage face à leurs difficultés et leurs souffrances ;

- donner des informations et des conseils sur les ressources disponibles dans le milieu et servir d'agent de liaison avec ces ressources ainsi qu'avec le CLSC.

Ces tâches de dépistage et de soutien social permettent de communiquer aux infirmières qui sont intervenantes-pivots des informations essentielles pour le suivi et la prévention des détériorations. Elles ne sont cependant pas toujours reconnues officiellement et ne figurent pas au plan d'intervention. Comme elles sont invisibles, elles ne sont pas toujours prises en compte dans la répartition des charges (cas lourds/cas légers) entre AFS. De plus, elles ne sont comptabilisées, ni dans le temps de travail ni dans les statistiques. Cependant, ces tâches sont extrêmement importantes pour la qualité du travail telle qu'elle est définie par les AFS elles-mêmes. Tenter de les empêcher de les réaliser touche au cœur de leur métier et entraîne beaucoup de souffrance pour le personnel soignant. Pour continuer à accomplir ces tâches qui sont centrales pour elles, les AFS utilisent des stratégies individuelles coûteuses sur le plan personnel : temps supplémentaire auprès des patients non déclaré, temps supplémentaire à domicile pour compléter des tâches administratives, travail à temps partiel. Il n'est pas étonnant qu'elles ressentent des douleurs physiques quotidiennes en fin de journée et que leur taux de lésions professionnelles soit très élevé.


Les stratégies de gestion du temps des AFS

Les observations et les entrevues ont également montré que pour répondre à l'ensemble des exigences provenant de chacun des pôles d'orientation de l'activité de travail des AFS (voir figure 1 présentée précédemment), la construction de compétences particulières très diversifiées est nécessaire. De plus, la réalisation de l'activité de travail réelle consiste en l'intégration dynamique de ces pôles, ce qui nécessite fréquemment des compromis. D'autres compétences sont aussi nécessaires pour les gérer.

Nous avons constaté que pour concilier empathie et qualité des soins, les AFS font du dépistage et se renseignent sur l'état de santé physique et mental du patient pendant les soins physiques et tout particulièrement au moment de la toilette à cause de [79] l'intimité du lieu. Mais pour y arriver l'AFS doit créer des conditions propices à ces échanges, ce qui nécessite souvent beaucoup de doigté. Par exemple, convaincre le patient de la nécessité de prendre un bain en buvant un café avec lui avant, ou, au contraire, éviter toute conversation personnelle afin de ne pas avoir à l'interrompre et le hâter vers la salle de bain (pour plus de détails consulter CLOUTIER et al., 1999).

Pour concilier les impératifs du CLSC qui ont trait à la productivité et à la mission du service de maintien à domicile (permettre aux personnes en perte d'autonomie de demeurer à domicile et les soutenir dans leur relative autonomie), tout en ne perdant pas trop de temps, les AFS recourent à une autre stratégie. Elles tentent d'évaluer dans quelles activités les patients peuvent être incités à être autonomes sans prendre trop de temps, ce qui nécessite aussi une bonne connaissance antérieure du patient et de son état du moment. Par exemple, à un patient qui bouge difficilement, l'AFS ne proposera pas de se laver lui-même, bien qu'il en soit capable, parce que cela serait trop long.

Pour concilier ses propres impératifs qui font qu'elle est souvent tiraillée entre l'aspiration à faire un travail de qualité, selon ses propres critères, et la nécessité de se protéger contre les risques d'accident ou d'épuisement, il lui importe alors d'avoir pu accumuler des réserves de temps afin de pouvoir faire une tâche longue et exigeante, telle que le bain, sans devoir se hâter. Se hâter signifierait qu'elle aurait parfois à choisir rapidement entre le bien-être du patient et sa sécurité à elle à l'occasion d'un mouvement inattendu (« échapper » le patient dans la baignoire ou se blesser). Par exemple, l'AFS utilise le temps gagné en ne laissant pas le patient se laver lui-même pour l'encourager à collaborer avec elle afin de sortir de la baignoire. À cette étape, les deux cessent de parler et se concentrent sur la tâche à faire qui est difficile et délicate. Elles visent ainsi à éviter les accidents qui pourraient arriver autant à l'un qu'à l'autre. Ayant une réserve de temps, l'AFS se sent plus libre de prendre le temps nécessaire pour procéder de façon à se protéger elle-même, tout autant que le patient.

Les AFS recourent à d'autres types de stratégies globales pour concilier l'ensemble des impératifs reliés à leur travail. Ainsi, par exemple, les relations qu'une AFS a construites avec deux patients fort différents illustrent comment elle s'ajuste constamment aux variations fréquentes entre patients. Avec une patiente atteinte de la maladie d'Alzheimer, l'AFS commence par lui préparer son petit déjeuner et boire un café avec elle, afin de la convaincre de la nécessité de prendre un bain et d'obtenir son assentiment. Puis, pendant que la patiente termine son repas, l'AFS va préparer la salle de bain où elle l'amènera ensuite. Elle ne peut brusquer la patiente qui est très lente, pour descendre à l'étage où est la salle de bain. Tout cela suppose une grande connaissance du cas, ainsi que de la mémoire, pour savoir comment l'aborder pour obtenir sa collaboration, même passive. Par contre, dans un autre cas, une patiente lucide dont les os sont très fragiles porte une prothèse qui est difficile à enlever. Chez elle, la visite commence aussi par un café que l'AFS prépare et sert à la patiente en chaise roulante. Mais dans ce cas, il s'agit de confirmer et de renforcer une coopération déjà établie entre l'AFS et la patiente. Elles ont en effet pris le temps, ensemble, de trouver la meilleure manière d'accomplir les soins requis qui sont longs et douloureux. La collaboration physique et affective de la patiente est très active, par opposition au cas précédent. L'importance de cette découverte commune est telle que la travailleuse expérimentée l'a transmise aux plus jeunes qui la remplacent pour les vacances.

Il est possible qu'une AFS ait ces deux types de cas qui exigent qu'elle établisse des relations fort différentes pour arriver au même objectif : donner un soin de qualité, sans trop de risques, à l'intérieur d'une limite de temps donnée. Cela explique pourquoi il y a une différence d'interprétation entre les AFS et les gestionnaires quant à ce qui constitue un cas lourd. Pour les gestionnaires, par exemple, la patiente souffrant de la maladie d'Alzheimer est un cas moins lourd que l'autre parce que, selon le plan de soins prescrit, il n'y a qu'un soin physique, un bain, à lui donner.


L'importance de l'organisation du travail...

Nos observations et analyses indiquent qu'il est possible d'intervenir sur les contraintes de temps en prenant en compte plusieurs aspects de l'organisation du travail. Cela est dû à ce que plusieurs éléments de l'activité réelle de travail pourraient prendre moins de temps si certains aménagements étaient apportés à l'organisation du travail.

Ainsi, alors que les AFS revendiquent le plus de stabilité possible de leurs cas, à cause du temps qu'elles peuvent sauver lorsqu'elles connaissent bien les patientes et leur environnement, les gestionnaires distribuent les cas selon d'autres principes comme l'équité et la diversité (pour éviter que les AFS s'attachent trop aux patientes). Les modalités de circulation de l'information, cruciales parce que l'ensemble du personnel du service se retrouve très rarement ensemble dans les locaux du CLSC, sont efficaces en principe ; mais en pratique, les AFS ont beaucoup de difficulté à joindre les intervenantes [80] pivots, si bien que souvent des décisions qui s'imposent tardent, ce qui peut alourdir les tâches des AFS. Les AFS ont aussi indiqué l'importance d'aménagements physiques mineurs que le CLSC exige en principe des patients avant de fournir les soins dans les domiciles ; mais souvent ces aménagements ne sont pas faits, ce qui exige d'elles davantage de temps (non seulement pour donner les soins mais pour en discuter avec le patient et son entourage) et augmente les risques d'accidents, en particulier dans la salle de bain. Tous ces facteurs, en augmentant le temps requis pour faire certaines tâches, réduisent la marge de manœuvre dont disposent les AFS pour gérer les diverses contraintes de temps avec lesquelles elles sont en prise.


... et de facteurs structurels

Dans un autre ordre d'idée, l'étude a également révélé l'effet important de facteurs organisationnels beaucoup plus macroscopiques sur l'activité de travail, le temps et la santé du personnel (voir figure 1). Il en est ainsi des contraintes liées à la gestion budgétaire. Au moment où s'est déroulée l'étude, il y avait un manque chronique de lits de longue durée dans la région, une augmentation des demandes, des cas de plus en plus lourds (cas post-opératoires et personnes âgées) dont les hôpitaux se déchargeaient plus rapidement, et une quasi-stagnation des budgets et des ressources humaines puisqu'il n'y avait pas d'embauche de personnel régulier. Cette situation obligeait les gestionnaires à gérer en tenant compte de paramètres difficilement conciliables.

Cette situation affectait la gestion des ressources humaines. En effet, nous avons remarqué un manque de travailleuses sociales et d'ergothérapeutes, ce qui se répercutait sur la qualité et la quantité de travail des AFS et des infirmières Ainsi, des retards dans les évaluations de cas particulièrement lourds étaient de plus en plus fréquents car ces évaluations étaient réalisées par les infirmières déjà surchargées. Ces retards entraînaient une augmentation de la pénibilité du travail des AFS car les soins continuaient à être dispensés même si l'état des patients s'était beaucoup détérioré au point de nécessiter une hospitalisation et ce, sans équipement adéquat à domicile ou sans augmentation du temps officiel alloué pour les soins.

D'autre part, du fait des difficultés financières, le CLSC embauchait des travailleuses ayant des statuts différents (travailleuses d'agence, travailleuses temporaires ou travailleuses régulières) pour accomplir le même travail. Ceci entraînait plusieurs problèmes et rendait la gestion plus difficile pour les intervenantes-pivots ainsi que pour les responsables du maintien à domicile. Nous avons notamment documenté les conséquences suivantes : des manques de suivi des soins quand le personnel allant à domicile chez les patients changeait fréquemment, des pertes de temps pour les intervenantes de même que pour les gestionnaires, une insatisfaction croissante des usagers préférant une stabilité du personnel et, enfin une augmentation de la charge mentale et psychique du personnel car cette situation ne leur permettait pas de fournir un soin de qualité selon leurs critères.

L'étude a ainsi démontré que tous ces éléments influencent directement les conditions d'exécution du travail même si a priori ils semblent très loin de l'activité de soins à domicile. Ces déterminants majeurs ne peuvent pas être négligés pour améliorer la santé et la sécurité des travailleuses dispensant des soins à domicile car ils constituent des éléments qui structurent les conditions même d'exécution du travail.


Un élargissement envisageable
dans un cadre interdisciplinaire

L'apport conjoint de disciplines telles l'ergonomie et la sociologie s'est avéré fort riche puisque cette étude a permis de :

- mettre en évidence des facteurs-clés, que ce soit à des niveaux microscopique ou macroscopique, qui interviennent pour expliquer la difficulté du travail des AFS et, par le fait même, des pistes de prévention à explorer ;

- montrer l'atout que présente l'expérience si l'organisation du travail rend possible l'utilisation des stratégies de travail élaborées par les travailleuses expérimentées.

Cette étude montre qu'il faut continuer à identifier et analyser les effets des différentes composantes de l'organisation du travail sur la santé et la sécurité du personnel de soins en utilisant des approches interdisciplinaires impliquant à nouveau des sociologues et des ergonomes qui sont des spécialistes de l'organisation du travail et du vieillissement au travail.

Plusieurs autres aspects du travail du personnel soignant pourraient également être explorés plus en profondeur en élargissant et en approfondissant les collaborations interdisciplinaires. Ainsi, la psycho-dynamique du travail pourrait être mise à profit afin d'approfondir « les dynamiques qui jouent dans les rapports sociaux et qui sont sources de plaisir et de souffrance au travail » (CARPENTIER-Roy, VÉZINA, 2000). Un apport de l'économie permettrait de clarifier l'ampleur des coûts directs et indirects des lésions professionnelles et des problèmes de santé vécus par le personnel de maintien à domicile des CLSC.

[81]

Les contradictions entre éthique et gestion

Mais ce qui nous semble particulièrement important serait de privilégier des perspectives de droit de la santé et d'éthique afin de clarifier les limites de l'obligation de fournir des services à domicile. La question d'éthique s'est principalement manifestée par des disparités de vision à ce sujet qui peuvent exister entre l'organisation et les travailleuses. La loi sur les services de santé et les services sociaux du Québec (L.R.Q., chapitre S-4.2) donne au CLSC l'obligation de « recevoir toute personne qui requiert ses services et évaluer ses besoins » et de dispenser lui-même ces services requis ou de les faire dispenser par un autre établissement, organisme ou personne. D'autre part, le ministère interdit à la fois de créer des listes d'attente et d'avoir un déficit budgétaire. Pour répondre à ces consignes contradictoires, les CLSC ont élaboré une série de normes formelles telles que l'équité dans la distribution des soins et des services, le droit de tous les patients à recevoir des soins de qualité, la préservation de la dignité des patients et de leur autonomie. Cependant, le CLSC n'a pas les ressources financières et humaines nécessaires au respect des consignes ainsi que des normes éthiques qu'il s'est donné. Or, cette impossibilité n'est à aucun moment clairement mentionnée par quiconque dans l'organisation. À aucun moment les conséquences claires de cette contradiction majeure du système ne sont tirées par la direction. Ceci conduit les AFS à être confrontées à ces contradictions, dans le cadre de leur activité de travail, et à prendre sur elles de les gérer, faute d'une organisation du travail qui en tienne compte.

Très concrètement, qu'en est-il de la norme prescrite concernant la préservation de l'autonomie des patients ? Si les AFS la respectent, elles ne peuvent tout simplement plus répondre à la demande du CLSC en termes de nombre de patients à visiter chaque jour. Ainsi, la charge de travail exigée par l'organisation est en contradiction avec les propres règles éthiques du CLSC. Un autre exemple concerne la réévaluation des cas qui est prévue tous les trois mois. Celle-ci n'est pas faite à cause de la surcharge des intervenantes-pivot (infirmières, travailleuses sociales ou ergothérapeutes). Les situations se détériorent donc graduellement à domicile, sous les yeux des AFS et à leur détriment car elles doivent continuer à dispenser les soins sans moyens suffisants (le nombre de visites et la durée des soins ne sont pas réajustés). Ceci dure jusqu'à ce que les situations éclatent en crises qui doivent alors être réglées en urgence.

Les problèmes de soins rencontrés par les AFS sont de plus en plus diversifies et complexes. Ainsi, dans certains cas il est difficile d'implanter des changements à l'aménagement des lieux à domicile alors que des politiques existent à cet effet au CLSC. Par exemple, dans le cas d'une situation de soins particulièrement problématique où l'aidant refuse l'introduction d'un lit électrique à domicile, les AFS doivent continuer à faire la toilette au lit dans des conditions très exigeantes physiquement. Malgré leurs demandes répétées de réunions pour régler ce cas elles ne sont pas entendues. Des politiques existent à ce sujet au CLSC, mais celles-ci ne sont pas systématiquement appliquées par manque de temps ou de conviction. Par contre, en ce qui a trait à la violence d'un usager à l'égard du personnel, le CLSC n'a pas de politique. Nous avons assisté à des soins qui étaient dispensés en présence d'une arme à feu de l'usager sur la commode. On passe ces situations sous silence. Des travailleuses confrontées à de telles situations, se demandent jusqu'où il faut aller dans les soins à dispenser à domicile. Il en va de même au sujet de la présence de plus en plus fréquente de patients atteints de déficits cognitifs graves, qui est liée au manque chronique de lits de soins de longue durée. En ce qui concerne d'autres problèmes complexes très difficiles à régler (alcool, drogues, multiples problèmes, etc.), les AFS considèrent de leur devoir de continuer à aller dans ces milieux pour faire de la prévention, alors que la question des conditions organisationnelles pour les soutenir n'est pas posée (ex. : formation, accompagnement, etc.).

Malgré les demandes soutenues des AFS et également des autres professionnelles, les modifications des situations de travail problématiques sont extrêmement lentes à se produire et quelquefois ne se produisent pas. Ainsi, nous avons constaté que le temps que prend l'équipe des soignants pour tenter de régler ces cas est très long, alors que le temps manque déjà pour arriver à dispenser les soins à toutes les personnes qui en ont besoin. L'énergie (réunions répétées de plusieurs professionnels et de l'équipe multidisciplinaire de soins, temps, etc.) dépensée par le CLSC pour régler ces cas se fait donc au détriment d'autres personnes qui auraient besoin de soins.

Un autre exemple peut encore être donné. L'organisation est préoccupée par le fait que les AFS sont parfois « trop »attachées aux patients. Aux yeux des gestionnaires, l'attachement aux patients entraîne que les AFS se sentent obligées ou souhaitent dispenser des soins qui sont maintenant interdits parce que trop onéreux en temps, comme coiffer (friser) une dame ou lui préparer un café. Ceci constitue pour les AFS une situation inacceptable car elle vise le cœur de leur travail qui consiste à « faire du bien » aux gens. Ce genre de situation est vécue quasi quotidiennement.

[82]

En conséquence, faute de reconnaître clairement son incapacité à respecter les règles éthiques qu'elle a elle-même édictées, l'organisation ne met pas en place les mécanismes de soutien requis et reporte l'ensemble de ces contradictions sur les AFS qui les assument comme des problèmes personnels. Ceci conduit à de la souffrance physique et psychique chez elles. De plus, comme l'organisation ne reconnaît pas son incapacité à remplir son mandat, il n'existe pas de soutien de l'organisation à ce sujet.

Parmi les mesures qui pourraient être prises, mentionnons un dégagement de temps pour des réunions professionnelles régulières ce qui leur permettrait d'envisager ces contradictions majeures du système.

*
*     *

Comme le montre cette étude de cas, la collaboration interdisciplinaire doit se vivre dans le cadre de projets concrets qui permettent de confronter les objectifs, les concepts et les méthodes de chaque discipline à des questions de recherche précises. Ce contexte de travail permet de dépasser le cadre de chacune des disciplines. L'étude dont il a été question s'est fondée sur l'ergonomie et la sociologie puisqu'elle visait à expliquer des relations complexes entre l'organisation du travail, l'expérience et les difficultés rencontrés par les AFS. Cette collaboration interdisciplinaire a permis d'identifier davantage de facteurs majeurs dans la structuration et le fonctionnement du service de maintien à domicile et de mieux cerner le sens des stratégies développées par les AFS. Elle a ainsi rendu possible la formulation de plusieurs pistes de recommandations de transformations dans le milieu de travail.

Ce travail de collaboration interdisciplinaire est à poursuivre en impliquant, outre les regards de la sociologie et de l'ergonomie, ceux d'autres disciplines telles la psycho-dynamique, l'éthique ou le droit.

En terminant, il est important de souligner que la pratique de l'interdisciplinarité nécessite un certain nombre de conditions indispensables à sa réalisation. En voici quelques-unes : avoir du temps, « favoriser l'acculturation réciproque... des différentes disciplines ... afin qu'une véritable compréhension mutuelle soit possible », des lieux d'échanges, un respect mutuel et une prise en compte de l'importance de la composante humaine (DAVID et al., 2000 ; TEIGER, DAVID, 2003).

[83]

Bibliographie

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CARPENTIER-Roy M.-C., VÉZINA M., 2000, Le travail et ses malentendus. Enquêtes en psychodynamique du travail au Québec. Octarès et Les presses de l'Université Laval.

CLOUTIER E., DAVID H., PRÉVOST J., TEIGER C., 1998, Santé, sécurité et organisation du travail dans les emplois de soins à domicile, R-202, Montréal, Institut de recherche sur la santé et la sécurité du travail.

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* IRSST, Montréal, Canada ; mail : cloutier.esther@irrst.ac.ca

** GRASP, Montréal, Canada ; mail : helene.david@videotron.ca

*** CNRS, Laboratoire d'Ergonomie ; mail : teiger@cnam.fr

[1] Programme de déplacements sécuritaires des bénéficiaires.

[2] Association de santé et de sécurité du travail dans le secteur de la santé et des affaires sociales.

[3] Les postures à genoux adoptées par les travailleuses observées ne comportaient aucune protection coussinée.

[4] Pour la toilette au bain, le soin le plus fréquent (15 visites sur 22), les tâches critiques sont presque exclusivement liées au nettoyage du bas du corps.



Retour au texte de l'auteure, Mme Hélène David, sociologue Dernière mise à jour de cette page le dimanche 20 janvier 2013 18:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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