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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Hélène David, Esther Cloutier, Catherine Teiger, Johane Prévost, “Réflexions sur une expérience interdisciplinaire dans le cadre d’une recherche exploratoire”. Un article publié dans la revue électronique Pistes, vol. 2, no 1, mai 2000, 27 pages. Montréal: UQAM. [Autorisation accordée par l'auteure le 20 janvier 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales]

[1]

Hélène David, Esther Cloutier,
Catherine Teiger et Johane Prévost

Réflexions
sur une experience interdisciplinaire
dans le cadre d’une recherché exploratoire
”.

Un article publié dans la revue électronique PISTES, vol. 2, no 1, mai 2000. Montréal: UQAM.


Introduction
Pourquoi une collaboration interdisciplinaire ?
Comment l'interdisciplinarité a été mise en oeuvre au cours du projet
La conception du projet
La méthodologie
Deux exemples
Les postures contraignantes des AFS
Les infirmières
Quelle a été la contribution de l'interdisciplinarité dans ce projet?
Les retombées scientifiques globales
Les avancées disciplinaires
Les retombées pratiques dans le milieu

Quelques conditions favorables à la pratique de l'interdisciplinarité
Conclusion
Références


Introduction

Une étude de cas exploratoire a été réalisée en 1997-1998 auprès d'auxiliaires familiales et sociales (AFS) et d'infirmières d'un service de maintien à domicile (MAD). Ce service fait partie d'un Centre local de service communautaire (CLSC), établissement du réseau public de santé au Québec. Cette étude de cas a fait suite à une étude statistique dans le secteur de la santé et des services sociaux (Cloutier et Duguay, 1996). Celle-ci avait révélé que les emplois de soins aux bénéficiaires (les infirmières et infirmiers auxiliaires ou diplômés, les auxiliaires familiales et sociales et les préposé-e-s aux bénéficiaires [1]) étaient à risque et cela, autant chez les jeunes que chez le personnel plus âgé. En effet, pour ces emplois, toutes catégories d'âge confondues, le taux d'incidence de lésions professionnelles se situait autour de 20% ; taux très supérieur à la moyenne nationale qui est de 5,9% (Hébert, 1995).

Il s'est avéré nécessaire de poursuivre le travail par une étude de cas afin d'identifier les processus générateurs de ces hauts taux d'incidence de lésions professionnelles et d'en comprendre leur rôle. Cette étude exploratoire visait donc à : 1) identifier les contraintes organisationnelles, environnementales et autres faisant de ces tâches un risque pour la santé et la sécurité ; 2) étudier les différentes stratégies compensatoires qui sont mises en œuvre par les individus, les collectifs de travail et les organisations afin de réduire l'effet négatif des contraintes reliées à ces tâches et en développer les aspects positifs ; 3) apporter une attention particulière aux variations de contraintes et de stratégies en fonction de l'âge et de l'expérience de la [2] main-d'œuvre (Cloutier et al., 1998). Il a donc semblé pertinent, dans ce cas, d'associer les approches de la statistique de la santé et des populations, de la sociologie du travail et du vieillissement ainsi que de l'ergonomie.

Sans une réflexion très poussée sur toutes les implications de ce choix, ce projet a été conçu dans une perspective interdisciplinaire [2] parce qu'il visait à produire des connaissances qui pourraient contribuer à diminuer les risques de lésions professionnelles et à améliorer les conditions de travail. La responsable de l'étude statistique (Cloutier, Duguay, 1996), qui a généré l'étude de cas, est une statisticienne avec une formation en ergonomie, rattachée à un institut de recherche géré sur une base paritaire (gouvernement, patronat, syndicats), et dont les travaux doivent avoir des retombées dans le milieu de travail. La coresponsable est une sociologue du travail, spécialisée en gérontologie sociale ; elle aussi a réalisé de nombreuses études dans un contexte de recherche appliquée. Elles ont décidé de s'associer à une ergonome, ayant une formation de base en psychologie cognitive, et qui a réalisé un grand nombre d'études sur le terrain. Ses travaux ont servi à former directement les travailleurs et les travailleuses à l'analyse de leurs conditions de travail et de leurs transformations. L'agente de recherche est une sociologue avec une formation en ergonomie.

Cette réflexion à posteriori, au moment où s'amorce la préparation d'une étude de cas multiple de plus grande envergure sur les mêmes questions, vise à clarifier : 1) pourquoi cette collaboration interdisciplinaire a semblé aller de soi ; 2) quelles ont été les contributions propres à chaque discipline ; 3) ce que cette collaboration a pu apporter de plus. Avant d'amorcer cette réflexion, il importe de souligner que, pour certains analystes comme Gibson (1998), on assisterait actuellement à l'émergence d'un nouveau mode de production de la connaissance. Cette modalité récente se caractériserait par une production et une dissémination de connaissances (recherche et enseignement), de moins en moins autonomes et isolées sur le plan institutionnel, qui traversent toute la société, de façon diffuse. Ce modèle se distinguerait de l'ancien sur plusieurs plans : la production de connaissances dans le contexte même de leur application, une approche transdisciplinaire [3], une diversité organisationnelle et une hétérogénéité des différents participants qui négocient entre eux afin que la production des connaissances sert leurs intérêts. D'autres singularités s'imposent telles l'obligation de rendre des comptes par rapport à des enjeux de société ainsi qu'un système de contrôle de qualité, dont les assises dépassent de beaucoup l'institution, la discipline ou la profession le caractériseraient également. Au sujet de ces enjeux, d'autres analystes, tels Guattari (1991), estiment que la responsabilité de l'humanité à l'égard de son destin exige que la science intervienne et s'engage (cité par Mathurin, à paraître).

Sans entrer dans les débats épistémologiques ou praxéologiques sur la définition ou sur la finalité de l'interdisciplinarité (Mathurin, à paraître), la définition opérationnelle qui suit permettra d'éviter de fréquents malentendus à ce sujet. Van Dusseldorp (1992), cité par Kapila et Moher (à paraître), utilise six critères pour préciser ce qui caractérise l'interdisciplinarité :

1. l'étude d'un même objet ;
2. simultanément ;
3. par des représentants de disciplines différentes ;
4. qui travaillent en étroite collaboration ;
5. et qui échangent constamment des informations ;
6. en vue d'aboutir à une analyse intégrée de l'objet en question.


POURQUOI UNE COLLABORATION
INTERDISCIPLINAIRE ?

La question de l'interdisciplinarité est vide de sens lorsqu'on la pose en général, hors contexte, [3] comme le fait actuellement un certain discours qui vise à soumettre la production du savoir à des considérations économiques (Hamel, 1999). Elle n'est pertinente que lorsqu'elle est vécue en rapport avec une question de recherche spécifique puisque la problématique de l'interdisciplinarité est nécessairement en rapport avec celle de l'application, souligne Hamel (1999). La question devient alors : quelles disciplines peuvent contribuer le mieux à répondre à la question spécifique de recherche qui a été formulée ?

En effet, les problèmes de la "vie réelle" qui constituent pour nous "la demande sociale" ne se posent pas de façon disciplinaire, mais de façon globale et ils présentent une intrication des éléments en cause. La "demande sociale" ne peut être satisfaite que par une approche interdisciplinaire intégrée qui, en retour, fait progresser chacune des disciplines engagées dans ses notions et ses méthodes. Il est maintenant bien reconnu que les avancées scientifiques, les "découvertes", se font souvent aux "marges", aux "interfaces entre les disciplines" (Salomon-Bayet, 1992). Nous faisons donc l'hypothèse et le pari qu'un double bénéfice peut être attendu d'une telle approche.

Dans l'étude de cas exploratoire qui a été réalisée, l'ergonomie constituait la discipline centrale à laquelle s'est arrimée la sociologie. La statistique a constitué un outil puissant pour documenter et analyser différents indicateurs des concepts centraux, retenus pour caractériser la situation à l'étude.

L'ERGONOMIE a permis d'identifier certains facteurs auxquels on peut associer le taux élevé de lésions professionnelles dans les emplois de soins aux bénéficiaires. L'ergonomie (européenne du moins) s'est voulue, d'emblée, interdisciplinaire. Fondée au départ sur l'articulation entre psychologie expérimentale, physiologie et sciences de l'ingénieur, le courant dit francophone s'est progressivement centré sur la compréhension de l'activité réelle de travail, de ses processus de construction et de mise en œuvre, et de ses répercussions en termes de santé, de développement et d'efficacité.

L'activité est considérée comme le point de rencontre des contraintes et ressources diverses et non stables qui proviennent des exigences de la tâche et de l'environnement matériel et humain d'un côté, et, de l'autre, des caractéristiques, contraintes et ressources internes, propres à l'opérateur, diverses et non stables, elles aussi. L'activité en est également le révélateur pour l'observateur.

Tous les comportements dans le travail (dont les gestes et les postures, partie intégrante de l'activité) sont donc l'expression individuelle du nécessaire compromis opératoire réalisé à chaque instant par les opérateurs en fonction de critères hétérogènes – sinon conflictuels – liés aux impératifs de la situation (contraintes et ressources de la tâche et de l'environnement), à leur propre état fonctionnel (fatigue, âge, expérience, etc.) et à leur conception du monde (valeurs, projet, etc.). Ils sont aussi en partie l'expression du coût, pour l'opérateur, de la gestion des compromis manifestée dans l'activité (Teiger, 1993).

En mettant l'accent sur le travail réel accompli par les sujets, l'ergonomie a développé des outils d'une analyse microscopique ("l'ergonome est myope", se plaît à dire avec humour M. de Montmollin, 1984). Celle-ci met en évidence plusieurs caractéristiques de l'activité qui sont maintenant reconnues, quelles que soient les situations en cause, parmi lesquelles on retrouve : la variété et la variabilité, l'irréductibilité à la prescription complète et la créativité de l'action élaborée entre contraintes et ressources, les stratégies de régulation et de compromis, la réflexion sur l'action et la construction de l'expérience. C'est pourquoi l'analyse de l'activité réelle en situation a permis, depuis longtemps (Laville et coll., 1975 ; Welford, 1958), de mettre en question les représentations sociales (et parfois scientifiques) dominantes sur les aspects négatifs du vieillissement au travail. Elle a démontré, au contraire, comment on peut obtenir une [4] performance équivalente avec des stratégies opératoires différentes en fonction de l'évolution de son état avec l'âge et comment se construit l'expérience tout au long de la vie si des conditions favorables sont respectées.

Dans le domaine qui nous occupe ici particulièrement, celui de la prévention des risques professionnels, il s'agit non pas de prescrire et d'enseigner des comportements sécuritaires a priori, mais de passer par l'identification précise des multiples déterminants immédiats de l'activité concrète de travail et par la compréhension des stratégies mises en œuvre par les opérateurs afin de pouvoir agir aux sources des risques (contraintes), sans gêner l'activité, tout en préservant les conditions qui lui sont favorables (ressources) et en anticipant celles qui lui seront nécessaires. En revanche, l'ergonomie ne peut saisir aisément les caractéristiques du travail d'un ensemble large ni en analyser les "causes lointaines". La question de la généralisation reste toujours ouverte. Elle permet également d'aborder les particularités reliées aux tâches accomplies principalement par des femmes (Messing, 1999).

Enfin, l'analyse de l'activité permet d'aborder les particularités des emplois de soins à domicile de façon novatrice en énonçant que les activités de soins nécessite une coopération entre la travailleuse et l'usager (Falzon et Lapeyrière, 1998) qui doit être construite et entretenue.

L'ANALYSE SOCIOLOGIQUE a contribué à situer l'intervention ergonomique, ses effets et leurs conséquences dans un système de relations de travail. Celui-ci est caractérisé par des acteurs collectifs, des enjeux, des alliances, des conflits et de la négociation. En tenir compte, permet de ne pas occulter le rôle joué par les chercheurs lors de leur insertion dans le milieu, par leurs méthodes de cueillette des données, d'analyse et d'intervention ainsi que par leurs recommandations (Richard et Bedr, 1990). Avec des outils méthodologiques (analyse de contenu documentaire et d'entrevues), on a ainsi pu analyser des décisions politiques issues du ministère de la Santé et des services sociaux ainsi que constater leur effet local sur les décisions des gestionnaires et sur l'organisation du travail. On a également pu déceler certains effets de l'organisation du travail (analyse des entrevues et des observations de l'activité de travail) sur le compromis que représente l'activité réelle des travailleuses ainsi que sur leur élaboration de règles sociales (Reynaud, 1988).

Plus particulièrement, la sociologie du travail (comprenant la division sexuelle du travail) et celle du vieillissement offrent des outils qui permettent d'expliquer la fonction des stéréotypes sur la main-d'œuvre vieillissante dans les milieux de travail et sur le marché de l'emploi (David, 1997). Plusieurs travaux sociologiques ont démontré les conséquences néfastes d'une gestion de main-d'œuvre centrée sur le vieillissement individuel, éclipsant ainsi la nécessité d'aborder les conséquences organisationnelles d'une main-d'œuvre vieillissante dont l'origine est liée à des facteurs historiques qui remontent à plusieurs décennies (David, 1990 ; Walker, 1996). D'autres travaux (Dex et Phillipson, 1986 ; Guérin, 1991) ont également mis en relief les conséquences d'une gestion axée sur les caractéristiques négatives associées au vieillissement qui ne tient pas compte des acquis de l'expérience des personnels vieillissants, ni de la transformation de leurs habiletés.

Ces divers travaux ont clairement établi comment ces stéréotypes étaient le produit d'un processus de construction sociale de représentations au sujet de la main-d'œuvre vieillissante, propres aux sociétés industrielles avancées, dans une conjoncture de chômage élevé, de changements technologiques rapides et d'un désengagement de l'État. Leurs effets d'exclusion du marché du travail sur les personnels vieillissants ont maintes fois été expliqués. Ces travaux ont également contribué à renverser cette problématique en mettant l'accent sur le rôle des politiques et pratiques de gestion du personnel et d'organisation du travail des entreprises et des politiques publiques de sécurité sociale à l'égard des personnes âgées. D'autres recherches ont mis en relief les traits positifs qui caractérisent une main-d'œuvre vieillissante ainsi que ses [5] initiatives.

Par ailleurs, de nombreux travaux féministes en sociologie, en démontrant jusqu'à quel point le travail professionnel des femmes a été déprécié, ont associé cette dévalorisation à l'occultation des tâches domestiques non rémunérées et invisibles (Balbo, 1997 ; Waerness, 1987). En particulier, dans les emplois de soins de santé, il s'avère que la confusion entre les soins professionnels et les soins aux proches dans la sphère familiale empêche souvent de considérer certaines tâches comme du travail (Neysmith, 1996 ; Thomas, 1993). Ces constats indiquent clairement que la qualification professionnelle n'est pas un attribut individuel, mais bien le fruit d'un rapport social et fait l'objet d'une négociation jamais achevée. À partir de ces analyses, les ambivalences du personnel du MAD à l'étude ont pris tout leur sens.

LA STATISTIQUE a permis de repérer, dans une étude préliminaire au niveau de l'ensemble du secteur de la santé et des services sociaux (très macroscopique), des tendances indiquant que la main-d'œuvre du secteur vieillit et que les emplois de soins sont critiques en termes de sécurité tout au long de la vie professionnelle. Malgré cela, le niveau et la nature des accidents, associés à ces emplois, varient selon l'âge. Cette variation du risque en fonction de l'âge a orienté les hypothèses vers le rôle des contraintes associées à différentes tâches ainsi que vers celui de l'organisation du travail. D'une part, des contraintes particulières peuvent devenir de plus en plus difficiles à supporter avec l'âge et peuvent même conduire jusqu'à l'exclusion. D'autre part, l'élaboration de stratégies de travail, que facilite l'expérience, pourrait jouer un rôle protecteur vis-à-vis du risque.

Une étude de cas approfondie s'avérait la plus appropriée pour creuser ces hypothèses. Dans cette étude de cas, la statistique a été utilisée de deux façons. La première a consisté à vérifier le diagnostic en termes de risque (indicateurs et types de lésions professionnelles) au niveau de l'ensemble des employés de CLSC (niveau macroscopique d'investigation). Un portrait des caractéristiques de la main-d'œuvre et du risque a également été dressé pour le CLSC à l'étude et, plus particulièrement, pour son service de maintien à domicile (niveau mésoscopique d'investigation). Ces analyses ont confirmé la pertinence de l'étude. D'autre part, la statistique a également servi à dégager des tendances à partir des observations ergonomiques sur un échantillon de salariées (niveau microscopique d'investigation). Ainsi, des analyses spécifiques de postures (observées pendant les soins) ont été réalisées selon certaines caractéristiques des travailleuses, des patients, le type de soins et, dans certains cas, selon l'équipement et l'environnement dans lequel les soins étaient donnés. Les résultats de ces données d'observation ont été mis en relation avec les profils de lésions du CLSC afin d'identifier les principaux déterminants du risque.

Dans le but de répondre à des interrogations communes, le recours à ces trois disciplines nous a permis de poser la question de recherche autrement. Ainsi, par rapport aux travailleuses vieillissantes qui continuent à travailler malgré certains déclins de leurs capacités physiques, c'est du côté des stratégies de travail qu'elles développent avec l'expérience, qu'il faut poursuivre la recherche. D'autre part, le lien entre le taux d'incidence des lésions professionnelles et certaines catégories d'emploi amène à s'interroger sur le rôle de l'organisation du travail qui permet et soutient ou non le développement et l'utilisation des capacités des travailleuses vieillissantes. L'étude des décisions organisationnelles, de leur mise en œuvre et de leurs effets sur la gestion du temps de travail des travailleuses devient alors centrale. Par ailleurs, les écrits sur la division sexuelle du travail permettent de mieux comprendre pourquoi les AFS et les infirmières préfèrent certaines stratégies à d'autres.


COMMENT L'INTERDISCIPLINARITÉ
A ÉTÉ MISE EN ŒUVRE
AU COURS DU PROJET

[6]

La conception du projet

Le schéma suivant (Figure 1) représente la façon dont s'est structurée l'interdisciplinarité dans cette étude sur la santé et la sécurité du personnel de soins à domicile. Il montre également à quels niveaux se situent les résultats issus de chaque discipline. Ainsi la statistique apporte certaines informations au niveau macroscopique, en termes de groupe cible et de tendance, de même qu'au niveau mésoscopique (le CLSC et le service de MAD à l'étude). L'ergonomie permet de comprendre, à un niveau microscopique, les stratégies individuelles et collectives mises en œuvre, de même que les compétences élaborées par le personnel lors de l'exécution de ses tâches. De plus, elle permet de mettre en évidence, à un niveau mésoscopique, certaines contradictions entre l'organisation réelle et l'organisation formelle du travail. Par ailleurs, la sociologie permet de saisir l'impact d'enjeux sociaux macroscopiques au niveau de l'organisation locale (mésoscopique). En combinant ces divers niveaux d'analyse, il est possible de pousser plus loin la compréhension des phénomènes à l'étude. En effet, lorsque les limites d'une approche sont atteintes, une autre discipline peut prendre la relève et repousser les frontières de l'interprétation.

Figure 1

L'interdisciplinarité en action au cours de la recherche exploratoire



[7]

La méthodologie

Ce projet exploratoire ne considère qu'un seul cas. L'étude s'est déroulée dans un service de maintien à domicile (MAD) d'un CLSC. Elle a porté sur les auxiliaires familiales et sociales (AFS) et les infirmières : les deux catégories d'emploi les plus importantes de ce type de service. Il s'agit d'une étude de cas exploratoire de type enchâssée (Yin, 1984). Elle comprend, en effet, plusieurs unités d'analyse qui ont trait autant à des individus, des situations de travail, des tâches réelles, qu'à des journées de travail ; elle comprend également des catégories professionnelles, des processus organisationnels et des relations hiérarchiques inter-établissements. Divers outils ont été utilisés pour recueillir des données. Ils ont varié selon l'unité d'analyse considérée.

Avec une approche interdisciplinaire permettant et privilégiant la triangulation (Heberman, Myles, 1998), plusieurs sources complémentaires de données ont été employées. Ainsi des bases de données (nationales ou d'établissements) de main-d'œuvre, de lésions professionnelles et d'absence pour raison de santé ont été analysées statistiquement. D'autre part, plusieurs sources de données ont été exploitées pour le volet ergonomique : les chercheures ont suivi une formation PDSB [4] - Soins à domicile, dispensée par l'ASSTSAS [5], destinée aux AFS ; elles ont recueilli des informations sur l'ensemble des politiques institutionnelles ; réalisé des entrevues collectives de cinq AFS et de quatre infirmières expérimentées ainsi que des observations de réunions opérationnelles. Elles ont aussi observé l'activité de travail d'une journée complète de six AFS (22 visites chez 21 patients) et de cinq infirmières du MAD (32 visites chez 29 patients) et noté les propos de chacune de leur activité. Enfin, des informations ont également été recueillies lors des séances de restitution des premiers résultats auprès des AFS et des infirmières qui avaient participé à l'étude. Pour le volet sociologique, plusieurs de ces données ont été reprises. De plus, il y a eu cueillette de documentation sur l'ensemble des politiques et de l'organisation formelle du travail, d'observation de réunions de liaison entre la régie régionale et l'ensemble des CLSC de la région concernée, des entrevues avec des gestionnaires et des représentants syndicaux.

Les données sur les postures, les accidents et les absences ont donné suite à des analyses statistiques permettant d'identifier les tâches à risque ainsi que les niveaux de risque et les principaux types de lésions professionnelles. L'observation de l'activité réelle de travail a permis de reconstituer le déroulement temporel des activités, des séquences de tâches et les interruptions. L'analyse combinée des données d'observation et d'entrevues identifie certaines stratégies de travail protectrices des risques et permet de repérer certaines contraintes générées par l'organisation du travail.

LE CLSC DANS LE RÉSEAU DE LA SANTÉ
ET DES SERVICES SOCIAUX

À l'échelle du Québec, vers la fin des années 70, l'implantation de services de soins à domicile s'inscrivait dans un effort global d'amélioration de l'efficacité du système de santé et de services sociaux. Le ministère de la Santé et des services sociaux visait à ce que les missions des établissements soient complémentaires afin de développer des interventions coordonnées et orientées vers l'ensemble des problèmes médicaux et psychosociaux de l'individu maintenu dans la communauté. Deux types principaux de services ont alors été offerts : des soins infirmiers et de l'aide à domicile (support matériel, physique et psychologique dans l'accomplissement des activités quotidiennes). Quelque vingt ans plus tard (1992), une réforme de la santé et des services sociaux (la nouvelle politique de la santé et du bien-être, des objectifs de résultats de population et non de services, le virage ambulatoire, la régionalisation) a été adoptée. Puis, elle a été mise en œuvre dans un contexte de coupures budgétaires majeures visant la disparition des déficits gouvernementaux, ce qui a profondément affecté les services de maintien à domicile. Leurs responsabilités et leurs tâches se sont accrues, mais le financement nécessaire ne leur [8] avait pas encore été attribué. Il importait donc de situer le MAD à l'étude dans le CLSC dont il relève, d'en documenter les rapports ainsi que ceux du CLSC avec la Régie régionale et les effets des politiques gouvernementales sur les décisions des gestionnaires [6] (Figure 2).

Figure 2

Le CLSC dans le réseau de la santé et des services sociaux




DEUX EXEMPLES

Nous allons maintenant illustrer comment, dans cette étude, l'interdisciplinarité (Cloutier et al., 1998) a permis de donner plus de perspective aux résultats, de pousser plus loin les explications et, par le fait même, la recherche de solutions. Ces exemples partent de constats issus de l'observation ergonomique de tâches, à un niveau micro ou méso, et les mettent en relation avec des facteurs organisationnels ou politiques identifiés par l'analyse sociologique. L'analyse statistique a permis de quantifier certains éléments particuliers ayant été observés dont la signification avait été établie théoriquement à partir des acquis de l'ergonomie.

Les postures contraignantes des AFS [7]

[9]

Les observations ergonomiques ont porté sur certaines composantes de l'activité réelle de travail des AFS : le déroulement de leur journée et de leurs visites à domicile, les soins dispensés, les communications, les stratégies utilisées et les conditions de soin, de même que sur certaines caractéristiques personnelles des AFS. Le travail de soins d'hygiène à domicile (bains au bain, bains au lit, habillage et déshabillage au lit, etc.) comporte une charge physique qui découle principalement, d'après les acquis scientifiques d'efforts et de contraintes posturales diverses (Cloutier et Dubucs, 1994 ; Rocher, 1990 ; Torgen, 1995). C'est pourquoi nous nous sommes intéressés aux postures critiques à cause de leur potentiel de risque. Les postures retenues pour observation systématique étaient extrêmes : les flexions du dos de 45 degrés et plus, les flexions du dos combinées à des torsions et des inclinaisons latérales, les postures accroupies, les postures à genoux [8] pendant les bains [9]. Les proportions moyennes, minimales et maximales de temps de soin passé dans ces postures ont été calculées selon certaines caractéristiques des AFS (taille et âge) et des patients (autonomie), de même que selon le type de soin dispensé, l'équipement et l'environnement dans lequel les soins étaient donnés (dans certains cas).

Au cours des journées de travail des AFS, différents types d'activités ont été observés : dont les activités de soin et d'assistance à forte composante physique. Le bain y était le soin le plus fréquent. L'analyse a permis de repérer plusieurs activités à risque pendant ce travail parce qu'elles sont associées à des postures critiques. En effet, les AFS ont passé 41% du temps de bain en postures critiques [10]. L'autonomie de la patiente [11] peut être déterminante en ce qui concerne l'adoption de postures critiques par les AFS pendant le bain au bain, comme le montre la Figure 3. On constate, d'une part, que la fréquence des flexions du dos, combinées à d'autres positions à risque du dos, est inversement proportionnelle à l'autonomie des personnes recevant des soins. D'autre part, les postures accroupies, également à risque, sont beaucoup plus fréquentes lors de bains au bain à des personnes autonomes et moyennement autonomes.

Figure 3.

Proportion moyenne de temps en postures critiques des AFS,
pendant le bain au bain



Au moment de l'étude, à un niveau macroscopique, l'analyse sociologique a mis au jour une non-disponibilité chronique de lits de longue durée dans la région ainsi qu'une augmentation des [10] demandes au service de MAD et des cas de plus en plus lourds à maintenir à domicile (cas post-opératoires et personnes âgées en perte d'autonomie). Il semble que cette situation ait conduit à une augmentation du volume de soins à dispenser à des patients dont le niveau d'autonomie est très faible, alors que les fonds manquaient pour augmenter le personnel. En conséquence, il y a eu un alourdissement de la charge posturale subie par les AFS.

Ces constats questionnent l'organisation du travail du MAD et la façon dont elle peut faciliter le travail pour les AFS ou bien leur nuire. À ce niveau, l'ergonomie et la sociologie combinées ont permis de faire plusieurs constats importants. Ainsi, les observations et les entrevues ont révélé qu'il existe des procédures précisant les exigences du CLSC en termes d'aménagement de la salle de bains. Par contre, ces procédures ne sont pas toujours respectées. Il arrive donc que les AFS dispensent des soins avant que les aménagements ne soient complétés. Ceci a comme conséquence directe une forte utilisation de postures extrêmes et à risque de même que des pertes de temps importantes. Les statistiques sur les lésions professionnelles des AFS de ce MAD indiquent, par ailleurs, qu'à chaque année, une AFS sur deux est absente (absences pour accident de travail et celles compensées par l'assurance-salaire) pour raisons de santé (Cloutier et al, 1999).

Les infirmières

Selon des études auprès d'infirmières de MAD au Québec, inspirées de la méthode des temps et mouvements, celles-ci consacreraient environ seulement un tiers de leur temps à des soins directs aux patients à domicile (Dubuc et al, 1997). Cela n'est pas faux, mais nos observations de l'activité réelle incitent à remettre en question la mesure (ce que comprennent les soins directs) et d'identifier toutes les autres tâches qui incombent aux infirmières, formellement ou à cause de la surcharge du système. Ces tâches sont souvent invisibles, non reconnues et non rémunérées.

L'analyse ergonomique montre que les infirmières consacrent en moyenne 58% de leur temps de travail aux visites à domicile. La durée des déplacements en voiture (comprise dans les soins à domicile) varie aussi selon le territoire desservi ainsi que selon les conditions climatiques et environnementales. Globalement, la durée de ces visites, qui ont lieu l'avant-midi, semble assez proche de la médiane établie pour les régions métropolitaines du Québec (33 minutes) par Dubuc et al. (1997). Cependant, la proportion de la journée de travail, prise par la tournée des patientes, a varié de 48% à 70% au cours des cinq journées d'observation ; ce qui dépasse de beaucoup le tiers établi par l'étude de Dubuc et al. (1997) qui exclut les temps de déplacement de la durée des soins directs. La durée des visites s'est avérée imprévisible à cause de plusieurs facteurs dont les besoins des patientes, le type de pathologie et sa phase d'acuité. Ainsi, lors d'une journée de travail, une infirmière a passé trois heures non planifiées chez deux patientes. Chez une, des modifications importantes de l'environnement étaient en cours. Chez l'autre, elle a dû procéder à une évaluation détaillée visant à mettre en place les services et à organiser les soins.

L'autre composante majeure du travail des infirmières du service de MAD comprend différents types de tâches : le suivi et la coordination des soins et des services pour les différents cas ; la planification du travail qui comprend des réunions ; des tâches administratives ainsi que des activités ponctuelles diverses. Cela se fait au CLSC en après-midi. Au cours de leur après-midi de travail à leur bureau du CLSC, les infirmières sont en butte à deux types de contraintes majeures de temps. Si les soins à domicile incompressibles se sont prolongés pour des raisons incontrôlables, elles ont moins de temps pour les autres tâches de l'après-midi. Les interruptions et les alternances de tâches constituent la seconde contrainte majeure de temps. Le Tableau 1 présente l'exemple d'un après-midi d'une infirmière régulière chargée de 50 cas. Elle fait du temps supplémentaire cette journée-là, comme cela lui arrive souvent. Au cours de ce même après-midi (de deux heures et cinquante minutes), elle a changé 23 fois de tâches. Dix de ces [11] changements ont fait suite à une interruption. Ce tableau est représentatif des après-midi des autres infirmières qui sont chargées d'autant de cas. Lors des séances de présentation des résultats, les données de ce tableau ont paru normales aux infirmières.

Tableau 1

Chronique d'un après-midi de travail au CLSC
d'une infirmière chargée de 50 cas

Temps

Durée

Tâche

Interruption

11h45 – 11h47

2 min.

Tâche 3

1 infirmière

11h47 – 11h51

4 min.

Tâche 2

11h51 – 11h59

8 min.

Tâche 6

1 appel téléphonique d'une AFS

11h59 – 12h07

8 min.

Tâche 7

12h07 – 12h08

1 min.

Tâche 1

12h08 – 12h12

4 min.

Tâche 3

12h12 – 12h26

14 min.

Tâche 5

dîner

13h42 – 14h01

19 min.

Tâche 2

2 infirmières, 1 travailleuse sociale, 1 gestionnaire

14h01 – 14h02

1 min.

Tâche 4

14h02 – 14h04

2 min.

Tâche 6

14h04 – 14h06

2 min.

Tâche 7

1 travailleuse sociale

14h06 – 14h07

1 min.

Tâche 2

14h07 – 14h19

12 min.

Tâche 9

2 infirmières sur 3 cas

14h19 – 14h31

12 min.

Tâche 2

14h31 – 14h40

9 min.

Tâche 8

1 appel téléphonique

14h40 – 14h44

4 min.

Tâche 9

14h44 – 14h54

10 min.

Tâche 8

14h54 – 14h57

3 min.

Tâche 4

1 infirmière

14h57 – 15h24

27 min.

Tâche 10

15h24 – 15h26

2 min.

Tâche 9

15h26 – 15h29

3 min.

Tâche 10

15h29 – 15h42

13 min.

Tâche 9

1 travailleuse sociale

15h42 – 15h52

10 min.

Tâche 2

15h52 – 16h01

9 min.

Tâche 9

2 infirmières

16h01 – 16h10

9 min.

Tâche 2

16h10 – 16h18

8 min.

Tâche 9

16h18 – 16h35

17 min.

Tâche 8

16h35 – 16h39

4 min

Tâche 10

16h39 – 16h48

9 min.

Tâche 3

1 gestionnaire

16h48 – 16h49

1 min.

Tâche 4

1 infirmière

16h49 – 16h51

2 min.

Tâche 2

16h51 – 16h52

1 min.

Tâche 3


Tâche 1

Prendre les messages

Tâche 2

Échanger avec collègues

Tâche 3

Chercher les dossiers / Remise des dossiers (tâche 11)

Tâche 4

Échanger avec les gestionnaires

Tâche 5

Statistiques et documents administratifs

Tâche 6

Préparation et commande de matériel de soin

Tâche 7

Suivi des cas vus en avant-midi

Tâche 8

Travail d'écriture dans les dossiers médicaux

Tâche 9

Suivi des autres cas (autres que ceux vus en avant-midi), réunion, évaluation des nouveaux cas, réévaluation

Tâche 10

Élaboration des routes du lendemain


Il semble que la continuité des soins et services, érigée en principe [12] dans le cadre de la réforme de la santé et du transfert d'une grande partie des soins en dehors de l'hôpital, requiert une fonction de coordination. Ce sont les infirmières qui ont été chargées de l'assumer, mais sans qu'on leur fournisse les outils ni qu'on leur accorde le temps nécessaire pour le faire adéquatement. Elles doivent donc payer de leur temps personnel pour arriver à faire leur travail d'une manière qu'elles jugent adéquate.

L'analyse sociologique de la situation de travail des infirmières a pris appui sur les travaux féministes au sujet des tâches de soins, des contraintes de temps et de l'identité professionnelle des infirmières. De plus, elle a donné sens aux résultats de l'étude. Ainsi, estimant que la fragmentation est une importante caractéristique de la société moderne, Balbo (1997) considère qu'il est impossible pour l'État d'avoir des politiques rationnelles, intégrées et cohérentes. Ce n'est que grâce au travail des femmes, qui établissent et raccommodent sans cesse les liens entre des soins et services fragmentaires, que les personnes dépendantes peuvent, à son avis, avoir accès aux soins et services et obtenir un suivi [13]. La nouvelle fonction de chargée de cas en constitue un cas de figure.

D'autres analyses récentes, sur l'identité professionnelle des infirmières, insistent sur les tiraillements actuels des infirmières entre l'ancien modèle de "vocation" et un nouveau professionnalisme qui serait à la recherche d'un monopole de pratique combinant la maîtrise de connaissances tant techniques que relationnelles (Davies, 1995 ; Freidson, 1984 ; Kergoat, 1992 ; Waerness, 1987). La division sexuelle du travail contribue cependant à hiérarchiser les professions curatives et de soins ( cure and care ) dans l'univers des établissements de santé en faveur des hommes. Bien que la hiérarchie des professions apparaisse comme la consécration objective de niveaux de formation professionnelle et scientifique, les professions plus élevées hiérarchiquement réussissent à repousser cependant celles qui le sont moins, vers les types de soins et services qui sont moins valorisés (soins de maintien et non de guérison ou de progression). C'est là qu'on retrouve la plus forte concentration de femmes (Waerness, 1984). Cette analyse permet de voir que la fonction de chargée de cas, dont les responsabilités sont valorisées par les infirmières, est [13] cependant soumise de façon plus stricte à la hiérarchie professionnelle et institutionnelle des établissements de santé dans un contexte où le virage ambulatoire a resserré les liens entre les établissements.

Envisagées du point de vue des soins (care), les différentes fonctions des infirmières apparaissent également relever d'un des enjeux centraux des rapports des femmes à l'État. Parce qu'ils étaient fournis au sein de l'institution familiale, les soins dont les femmes ont eu la charge ont pu être confondus avec leurs sentiments d'attachement à leurs proches (Abel et Nelson, 1990 ; Gilligan, 1982 ; Leira, 1994 ; Qureshi, 1990 ; Showstack Sassoon, 1987 ; Waerness, 1984). La conceptualisation de ces tâches, en tant que travail, dans le contexte d'une pensée qui a privilégié l'essor de la rationalité scientifique dans le travail en a été rendue d'autant plus difficile (Aronson et Neysmith, 1996 ; Daniels, 1987 ; Davies, 1995a ; Graham, 1983 ; Thomas, 1993 ; Waerness, 1987), ce qui contribue encore à leur occultation.

Quant aux contraintes de temps, les infirmières de MAD ne disposent pas des mécanismes institutionnels qui permettent une gestion temporelle impersonnelle d'une somme de cas particuliers, comme dans les établissements de santé (Zarubavel, 1979). Elles doivent alors composer avec les exigences, souvent contradictoires, de la durée vécue du temps des patientes, marquée par les circonstances et le moment (Adam, 1990) et celles du temps abstrait, imposées par les règles bureaucratiques, ce qui est également une caractéristique d'emplois, subordonnées de services où les femmes sont particulièrement nombreuses.

Au-delà de ces deux exemples nécessairement restreints, il est nécessaire de faire le bilan plus large dans le champ scientifique et sur le terrain.


QUELLE A ÉTÉ LA CONTRIBUTION
DE L'INTERDISCIPLINARITÉ
DANS CE PROJET ?

Les retombées scientifiques globales

Les retombées d'une étude de cas diffèrent de celles d'une étude statistique sur une population ou un échantillon représentatif. La capacité de généralisation d'une étude de cas a trait aux conditions qui font varier le phénomène à l'étude, et non sur l'incidence du phénomène. Ce type d'étude, comme celle dont il est question ici, permet : 1) de décrire en profondeur ce qui se passe, 2) de comprendre comment certains événements arrivent, 3) d'identifier certains facteurs importants qui structurent des processus générateurs de certains problèmes. Dans le cas de l'étude du service de MAD, l'interdisciplinarité s'est avérée indispensable pour identifier ces facteurs et mettre leur rôle en évidence.

En effet, comme on peut le voir à la Figure 4, cette étude interdisciplinaire d'un service de MAD a permis d'identifier, entre autres, plusieurs facteurs lourds qui ont trait à l'organisation du travail, tels que la gestion du temps, la circulation de l'information ou, encore, la transmission, la mise en œuvre et le suivi de différentes politiques et procédures concernant l'équipement, la responsabilité, les urgences ou la violence dans les domiciles privés.

Les contributions conjointes de l'ergonomie et de la sociologie, étroitement associées et soutenues par la statistique, ont permis de développer des explications plus étoffées des processus à l'œuvre et de leurs conséquences pour les travailleuses en activité en ce qui a trait à leur santé et leur sécurité au travail. Comme on peut également le voir à la Figure 4, par la pratique de cette interdisciplinarité, nous avons pu formaliser davantage de liens entre des niveaux d'analyse (macro, méso, micro) souvent cloisonnés, et ainsi mettre en relief des facteurs relevant de plusieurs dimensions ainsi que leurs rapports. Nous avons pu identifier de nombreux facteurs pertinents, tels que ceux reliés aux travailleuses elles-mêmes (âge, expérience, taille, etc.), aux patients (niveau d'autonomie, âge, souffrance, etc.), à leur [14] réseau familial (inquiétude, état de santé, etc.), à l'environnement de travail (extérieur, domicile, CLSC) ainsi qu'à l'organisation du travail au CLSC.

De plus, comme ces facteurs n'entrent jamais en jeu isolément, l'analyse conjointe a mis en relief leurs interactions. Par exemple, en insérant le service du maintien à domicile dans un ensemble de structures organisationnelles, administratives et politiques qui lui imposent des contraintes majeures (financières, organisationnelles, temporelles), l'analyse a pu démontrer comment cela affectait fortement l'organisation du travail du programme du maintien à domicile. Ainsi, l'ergonomie a rendu évident le lien entre la gestion des contraintes de temps et les risques d'accident, alors que la sociologie a fait le lien entre la gestion du temps et les conséquences des compressions budgétaires et du virage ambulatoire. En outre, la réflexion sur les contraintes de temps, sur le plan de l'ergonomie, associée à celle sur le rapport entre ces contraintes et l'organisation du travail, a permis de faire comprendre jusqu'à quel point l'omniprésence de la question du temps et de ses contraintes était aussi liée à des modalités de l'organisation du travail. Ce lien était largement éclipsé par certains cercles vicieux issus de modalités particulièrement inefficaces de l'organisation du travail. Cela a donné accès à un niveau de généralisation plus élevé car de tels facteurs entrent aussi en ligne de compte dans d'autres services de MAD à travers le Québec.

Figure 4

Facteurs associés à la santé et la sécurité
des auxiliaires familiales et sociales
et des infirmières du MAD (d'après Cloutier et al., 1998)


[15]

Les avancées disciplinaires

C'est surtout de l'ergonomie dont il sera question, compte tenu qu'elle constitue la discipline centrale de ce projet.

Cette recherche a permis d'approfondir les caractéristiques propres au travail qui fait partie des activités de service aux personnes, encore insuffisamment formalisées en ergonomie (Falzon et Lapérière, 1998). Elle a permis, en particulier, de mieux faire la part de ce qui ressort des caractéristiques "techniques" et intrinsèques du travail de soins (soins infirmiers et soins d'hygiène) lui-même et des caractéristiques de l'organisation dans laquelle il se réalise, compte tenu des populations actuellement en cause (travailleuses et "usagers") ; en particulier :

  • la prescription de la tâche est beaucoup plus lâche que dans les situations de production industrielle qui sont de l'ordre de la "mission". Ce qui est bien rendu par l'expression de Chabaud (1990) : "tâche attendue et obligations implicites" et laisse une certaine latitude sur les moyens mis en œuvre pour atteindre l'objectif, malgré l'existence de "procédures" bien définies pour certaines opérations (pour les soins infirmiers en particulier plus que pour les soins d'hygiène). Les travailleuses sont donc amenées à produire elles-mêmes leurs "règles pour l'action" (Pélegrin et coll., 1998), à s'auto-prescrire une partie de ce qu'elles considèrent comme leurs tâches (tâches "masquées" ou "ajoutées") et la façon de les accomplir, notamment au plan de l'organisation temporelle et de l'articulation travail/vie privée (pour les AFS en particulier) ;

  • cette production se fait selon une combinaison – qui leur est propre – des critères personnels (éthiques entre autres) et des critères du métier et de l'organisation. Elle repose sur une activité réflexive sur l'action et ses effets (ou méta-activité) qui est à la base du processus de construction de l'expérience. Cette "activité déontique" n'est, en général, pas partagée institutionnellement, d'où un manque de référent commun (dans le cas des AFS surtout) ; les entrevues individuelles et collectives avec les chercheures ont été la première occasion de leur expression en public et de leur confrontation ;

  • outre les "règles pour l'action", un autre type de production à l'initiative des travailleuses (chez les AFS) relève de l'auto-organisation : la création d'un collectif informel (collègues rencontrées hors temps de travail) qui fonctionne comme "ressource externe" (phénomène déjà repéré par Chatigny, 1995) et comme "soutien moral" et lieu d'échanges, afin de pallier les "manques  institutionnels ;

  • du fait que l'activité de travail concerne un être humain et, de plus dans la plupart des cas, un être en faiblesse ou en souffrance physique ou morale. Elle implique et articule les dimensions technique et affective ou émotionnelle et mobilise de façon plus ou moins intense les ressources personnelles des travailleuses. Cette étude a permis de bien mettre en évidence qu'une des spécificités de l'activité, dans de tels cas, est d'être orientée conjointement par trois pôles hétérogènes : l'objet même du travail (ici un être humain, le patient), l'organisation et le collectif (ici, le service de MAD du CLSC et les collègues), et soi-même (dans le travail et hors travail). Le compromis opératoire et les stratégies sont alors particulièrement délicats à établir et particulièrement instables, car les exigences sont difficilement compatibles sinon franchement contradictoires (efficacité économique de l'organisation, tâches administratives et tâches de soins, empathie envers les patients, engagement et protection de soi), et les travailleuses [16] sont dans des situations de "dissonance" non seulement cognitive (Festinger, 1957), mais aussi affective ou émotionnelle très inconfortable dans ce secteur des soins où règne une éthique dite de la "sollicitude", avec sa double dimension de sentiment et de travail qui serait traditionnellement exprimée par les femmes (Gilligan, 1982).

Par ailleurs, deux points particuliers touchent autant l'ergonomie que la sociologie :

  • la gestion du temps est un enjeu primordial mais elle prend des aspects très particuliers : il s'agit surtout de disponibilité et du sens de l'opportunité : "savoir saisir le bon moment" pour faire ou dire ou dire tout en faisant. Un autre aspect est celui du "don" (Godbout, 1992), qui est fait volontairement par les infirmières et les AFS d'une part de leur "temps personnel" (heures supplémentaires, travail à domicile) mais avec un seuil "subjectif" d'acceptabilité au-delà duquel cette faveur est vécue comme une exploitation et fournit alors une base de revendication collective ;

  • comme dans de nombreuses situations où prédominent les emplois féminins, les composantes réelles du travail sont largement ignorées par l'institution ou sous-estimées (les activités de dépistage, soutien moral et social, formation sur le tas des intérimaires pour les AFS, importance de tâches administratives pour les infirmières). La question de la reconnaissance institutionnelle, sous toutes ses formes (qualification et salaire, organisation, formation), est très présente. Il s'agit, là, d'un problème de construction et de transformation de professions, qui est bien aux frontières de l'ergonomie et de la sociologie (Freidson, 1984).

Les retombées pratiques dans le milieu

Les études de cas sont particulièrement riches en retombées pour le milieu. Cette méthodologie est souvent choisie précisément à cette fin (Yin, 1994) à condition bien sûr de prendre soin d'en diffuser les résultats pour favoriser l'adoption des suggestions élaborées conjointement avec le comité "aviseur" de la recherche [14]. Dans le cas de celle du MAD, il y a lieu de distinguer entre des retombées fonctionnelles et celles qui relèvent davantage d'une dynamique de changement social (Van de Wall, 1986).

Retombées fonctionnelles

Dans le cadre d'une organisation du travail donnée, grâce à ses méthodes d'observation et ses outils d'analyse, une étude de cas peut contribuer à améliorer le mode de fonctionnement d'un service, comme celui du MAD. En effet, nos constats issus de l'analyse interdisciplinaire ont servi à mettre en évidence divers dysfonctionnements. Les correctifs apportés par l'équipe du MAD lui ont permis d'améliorer la situation, notamment en allégeant un peu le fardeau des AFS et en réduisant certains risques inutiles auxquels elles étaient exposées. D'une part, plusieurs tâches non reconnues officiellement, ainsi que leur importance dans l'atteinte des objectifs du service, ont été mises en évidence. D'autre part, une partie des contraintes de temps a pu être attribuée à certains aspects dysfonctionnels de l'organisation du travail. La transformation de la notion du temps et de ses contraintes, qui s'est opérée par cette mise au jour des tâches invisibles et de certaines modalités dysfonctionnelles de l'organisation du travail, a donné prise aux interventions pour modifier les conditions de travail, alors que les contraintes de temps, isolées de leur contexte, étaient perçues comme incontournables et impossibles à changer.

Par exemple, nous avons mis en évidence que le manque de rigueur dans l'application des politiques d'équipement des domiciles (équipements exigés en principe avant que les services commencent au domicile, mais pas toujours, en pratique) imposaient aux AFS de [17] prendre davantage de risques plus particulièrement au moment des bains au bain au cours desquels les postures à risque sont très fréquentes. En effet, l'absence d'équipements requis exigeait d'elles davantage d'efforts et de postures à risque. D'autre part, ce manque de rigueur entraînait des pertes de temps à cause des échanges que les AFS devaient avoir avec les patientes ou leurs proches au sujet de l'équipement requis. Ces pertes de temps s'avéraient névralgiques parce qu'elles réduisaient la marge de manœuvre dont les AFS ont besoin pour pouvoir déployer leurs diverses stratégies de protection à l'égard des risques de lésions professionnelles. Une récente étude dans un service de MAD montre que l'application systématique de procédures de la part de l'organisation a un impact très net sur les statistiques de lésions professionnelles (Payeur, Raynaud, 1998).

Nos résultats ont mis au jour un autre aspect dysfonctionnel de l'organisation du service. Elle a trait au fait que le dossier de la santé et de la sécurité du travail est scindé en deux (d'une part, les déclarations et compensations au niveau administratif du CLSC et, d'autre part, l'enquête sur les causes des accidents menée à l'interne du service de MAD), ce qui nuit considérablement à une approche préventive systématique et intégrée. Depuis, tous les domiciles où vont les AFS ont été munis d'un petit banc multifonctionnel qui permet de minimiser plusieurs risques d'accident. Les AFS vont maintenant au CLSC à tous les après-midi, ce qui facilite les communications (souvent problématiques) et aide à éviter la détérioration de cas, faute d'un suivi suffisamment fréquent. Certaines AFS évaluent maintenant l'état des domiciles avant la mise en place des services, alors que cette tâche relevait auparavant de personnel professionnel qui connaissait peu les contraintes réelles auxquelles étaient confrontées les AFS. Quant aux infirmières, l'identification par l'étude de leurs risques de lésions professionnelles, a rendu évidente la nécessité de leur faire suivre une formation sur le déplacement sécuritaire des bénéficiaires (PDSB).

Retombées qui touchent
la dynamique du changement social


Les retombées de résultats qui alimentent des processus de changement social sont beaucoup plus difficiles à cerner. Non seulement ces processus comprennent plusieurs stades (prise de conscience, dénonciation, revendications, négociation) mais ils peuvent donner lieu à une grande variété d'initiatives à différents niveaux. Dans de telles situations, les résultats de la recherche sont l'objet d'une appropriation par différents acteurs sociaux qui ne sont pas les principaux détenteurs de pouvoir et décideurs. Une conjoncture particulière peut faire en sorte qu'une mobilisation collective ait lieu au sujet d'un enjeu que les résultats de la recherche ont particulièrement mis en évidence et au sujet duquel ils apportent de l'information et une analyse inédite. Les résultats de la recherche peuvent servir de munitions à différents acteurs sociaux pour revendiquer des changements ou refuser de tolérer plus longtemps une situation estimée nocive (Weiss, 1986).

Ainsi, dans le service de MAD à l'étude, la mise au jour des nombreuses tâches et responsabilités du poste d'infirmière chargée de cas, qui étaient fortement occultées, a été reçue avec enthousiasme par les infirmières lors des séances de restitution. Elles y ont vu la confirmation du bien-fondé de leurs revendications concernant leurs contraintes de temps qui leur sont imposées (revendications concernant la nécessité d'avoir du temps pour une réunion d'équipe quotidienne, qu'elles avaient obtenues, et le paiement d'une partie de leur temps de travail supplémentaire, jusqu'alors non déclaré, qu'elles venaient de décider de réclamer).

Avant de conclure, il importe de s'arrêter également aux limites propres aux disciplines à partir desquelles s'est développée cette étude de cas. Pour toute question de recherche qui semble exiger le recours à une collaboration interdisciplinaire, il est en effet nécessaire, au moment où ces collaborations sont envisagées, de choisir parmi les différents apports disciplinaires pertinents en tenant compte non seulement de leurs capacités, mais également [18] de leurs limites. Ainsi, dans cette étude, si l'ergonomie a les outils nécessaires pour procéder à des observations minutieuses des tâches constitutives d'un poste de travail, elle a toutefois de la difficulté à s'extraire des particularismes d'une situation et de faire ressortir les facteurs communs d'une situation de travail partagée par un groupe. Par contre, s'il est évident qu'il manque à la sociologie des méthodes et des techniques pour saisir et analyser les tâches constitutives de l'activité réelle de travail exigées dans un poste, elle possède, par ailleurs, d'importants outils analytiques pour inscrire une situation singulière dans une structure caractérisée par un système de rapports sociaux. Quant à la statistique, sa capacité de dégager des tendances à partir de l'analyse de données sur des grands groupes est limitée par le recours à des indicateurs peu spécifiques. La force des liens qu'elle est en mesure d'établir entre différents facteurs ne lui permet pas, non plus, de comprendre leur articulation, indispensable pour en formaliser la dynamique.


QUELQUES CONDITIONS FAVORABLES
À LA PRATIQUE DE L'INTERDISCIPLINARITÉ

L'interdisciplinarité en actes en est encore à ses premiers balbutiements et des conditions sont nécessaires si l'on veut dépasser les discours d'intention et éviter les découragements. S'agissant d'une rencontre et d'un processus d'apprentissage collectif, ce type d'approche suppose quelques conditions de faisabilité générales à envisager dans six directions :

* favoriser l'acculturation réciproque systématique des différentes disciplines, ce qui passe par un travail sur le langage, afin qu'une véritable compréhension mutuelle soit possible ;

* s'inscrire dans la durée, pour respecter le temps d'élaboration collective absolument indispensable pour réaliser une coopération en profondeur et parvenir à des productions communes, en capitalisant sur l'expérience et en évitant les écueils du "coup par coup" ;

* continuer à faire de l'interdisciplinarité, dans les sciences du travail, un véritable objet de recherche, en travaillant les questions théoriques, épistémologiques et méthodologiques qui surgissent ;

* créer des lieux d'échanges, de reconnaissance, de valorisation et de décision dans lesquels l'interdisciplinarité pourrait se construire (supports de publication, manifestations scientifiques, etc..) ;

* fonder la pratique de coopération interdisciplinaire sur une logique (ou une éthique) de l'échange, ce qui suppose générosité et modestie, ainsi qu'une "éthique du respect de la différence", selon l'expression de Vinck (op. cit., p. 152), à l'opposé des querelles d'école ;

* considérer l'importance de la composante "humaine", liée au degré de confiance et d'affinités entre les personnes impliquées, qui influe notamment sur "la capacité à construire un consensus sur des objectifs ou sur des mécanismes de régulation", comme le note le sociologue des sciences D. Vinck, (1992, p. 10).


CONCLUSION

La collaboration interdisciplinaire doit s'articuler à un projet de recherche qui vise à répondre à une question spécifique. Selon la formulation de la question, les modalités de la pratique interdisciplinaire vont varier. L'étude de cas dont il a été question s'est fondée sur [19] l'ergonomie et la sociologie, soutenues par la statistique. Cette collaboration a permis d'aller au-delà des limites de chaque discipline. En effet, nous avons pu identifier davantage de facteurs majeurs dans la structuration et le fonctionnement du service de MAD et mieux cerner le sens des stratégies développées par les AFS et les infirmières en joignant nos démarches disciplinaires. Nous avons ainsi été en mesure de formuler plusieurs recommandations.

L'interdisciplinarité peut donc s'avérer très fructueuse si le protocole de collaboration est élaboré à partir d'une question de recherche et vise à y répondre de manière plus complète au niveau praxéologique. Il faut cependant se garder d'en faire un principe qui fait abstraction des conditions concrètes de la situation à l'étude, car l'étape préalable se doit d'en être une d'adéquation entre la question de recherche, les outils disciplinaires pour y répondre et la définition de leur rôle spécifique.

Les instruments d'évaluation et de gestion de la santé en entreprise sont encore tout à fait insuffisants. Sur les liens entre la santé et le travail, il est clair qu'on ne peut plus en rester à l'approche médicale classique ; l'accent doit être mis encore davantage sur les aspects sociaux de la santé en général et de la santé mentale en particulier, de même que sur tout ce qui touche à la souffrance et au plaisir dans le travail, à la façon dont quotidiennement les salariés se mobilisent pour "tenir" et "faire face", et aux conditions qui permettent l'accomplissement de soi, et la coopération avec les autres, en développant les recherches sur les effets des formes d'organisation du travail, de la précarisation de l'emploi, etc. Mais on voit bien que l'on ne peut se contenter d'analyses générales car la même organisation recouvre souvent des métiers donc des activités très différentes qui ont leurs contraintes et leurs besoins propres.

Le caractère nécessaire d'une approche interdisciplinaire de nos objets de recherche apparaît donc bien dans cette tradition qui tente d'instaurer les conditions "paradoxales" de l'inventivité scientifique. Même s'il est peut-être prématuré de parler de sciences du travail, la question de l'intégration des approches est cruciale pour comprendre et non seulement expliquer les phénomènes qui touchent au travail. En effet, comme on l'a déjà souligné, en saisissant bien les grandes tendances et les aspects collectifs critiques, les approches macro ne permettent pas de "comprendre" mais seulement de constater. À l'inverse, les recherches ergonomiques, qui s'attachent aux facteurs "proches", risquent de se perdre dans les détails des conséquences actuelles de l'activité et de ne pas voir l'importance des "causes lointaines", telles que les choix politiques et économiques à l'échelon de l'État ou des régions (ici les politiques de santé publique et de politique budgétaire) et de ne pouvoir anticiper les conséquences de évolutions en cours.

Dans la recherche présentée ici, nous avions donc pris l'option de considérer la pratique de l'interdisciplinarité comme acquise dans son principe, du moins en tant qu'exigence épistémologique et méthodologique, même si elle reste difficile et longue à mettre en œuvre, voire parfois problématique. Les acquis "symboliques" de cette expérience commune sont encore difficilement mesurables mais ils nous encouragent à poursuivre. Parmi ces acquis, on peut compter la dimension de plaisir dans le travail pour les chercheurs (qui a déjà été mentionnée dans d'autres cas), et même de jubilation si l'on en croit encore C. Salomon-Bayet (1992, p. 130) : "Tout chercheur jubile, avant même le temps de la synthèse, de la multiplication des points de vue sur l'objet de la recherche". Ceci est loin d'être négligeable dans un bilan.

Enfin, tenter d'évaluer les retombées pratiques d'un tel projet soulève la question de la contribution spécifique de la recherche scientifique. Chercher à isoler les résultats de l'état du milieu et des dispositions préalable des personnes et des groupes touchés par le projet s'avère difficile et aurait exigé un autre type de devis de recherche. Si on estime se situer [20] dans le nouveau mode de production des connaissances, évoqué au début de ce texte (Gibson, 1998), on est amené à constater, dans le cas à l'étude, que la grande ouverture manifestée tant par les gestionnaires que par les infirmières et les AFS du MAD, constituait une condition préalable nécessaire à la réussite du projet, tant sur le plan de ses retombées scientifiques que sur celui de ses retombées pratiques dans le milieu. Cela nous amène à reprendre à notre compte l'opinion de Jean-Daniel Reynaud au sujet du rôle de la sociologie. Les chercheurs sont-ils les seuls à détenir le privilège de l'objectivité et la capacité de dégager le "vrai" sens de l'action ? demandait-il en 1989. Répondant implicitement par la négative à ces questions, l'auteur de La règle du jeu considère plutôt la recherche comme une contribution particulière, parmi d'autres, à la discussion sociale.


RÉFÉRENCES

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[21]

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[1] Ces emplois de soins aux bénéficiaires regroupent près de 50% de la main-d'œuvre du secteur.

[2] Selon Hamel (1997), l'interdisciplinarité trouverait sa raison d'être dans le passage de la constitution de connaissances à l'action pratique ou politique. On distingue habituellement entre la recherche multidisciplinaire, où le travail dans les différentes disciplines se fait en parallèle, la recherche interdisciplinaire où il y a davantage de collaboration et d'interaction, et la transdisciplinarité où le degré d'intégration des concepts et des méthodes tend à affaiblir considérablement les frontières disciplinaires. Les différents auteurs ne s'entendent cependant pas sur ce découpage et cette nomenclature.

[3] Pour Gibson (1998), la transdisciplinarité signifie essentiellement que les consensus auxquels les partenaires arrivent ne sont plus réductibles à l'apport de chaque discipline.

[4] Programme de déplacements sécuritaires de bénéficiaires.

[5] Association de santé et sécurité du travail dans le secteur de la santé et des affaires sociales.

[6] L'article 80 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (dernières modifications le 20 juin 1998) définit ainsi la mission d'un Centre local de services communautaires : "offrir en première ligne des services de santé et des services sociaux courants et, à la population du territoire qu'il dessert, des services de santé et des services sociaux de nature préventive ou curative, de réadaptation ou de réinsertion". L'article 340 indique que : "La régie régionale a principalement pour objet de planifier, d'organiser, de mettre en œuvre et d'évaluer, dans la région, les orientations et politiques élaborées par le ministre" [...] "elle a aussi pour objet d'établir les plans d'organisation des services de son territoire et d'évaluer l'efficacité des services".

[7] Le taux d'incidence des lésions professionnelles dont sont victimes les AFS est de 14,3%, soit près de quatre fois la moyenne nationale (Cloutier, David, Prévost, Teiger, 1998).

[8] Les postures à genoux adoptées par les AFS observées ne comportaient aucune protection coussinée.

[9] Divers types de bain ont été dispensés pendant les 22 visites observées : 15 bains au bain, 4 bains au lit, 2 bains au lavabo et 1 bain de pieds.

[10] Pour le bain au bain, le soin le plus fréquent (15 visites sur 22), les tâches critiques sont presque exclusivement liées au lavage du bas du corps. En moyenne les bains prennent environ une demi-heure.

[11] Le degré d'autonomie des patientes été classifié en trois catégories. Étaient considérées "autonome" les patients qui pouvaient se déplacer, se déshabiller et s'habiller seules ; "moyennement autonome", les patientes qui avaient besoin d'un peu d'aide pour ces différentes opérations étaient dites "peu autonome" celles qui avaient besoin de beaucoup d'aide pour ces activités.

[12] L'article 101 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (1998) prévoit que les établissements de santé doivent : "veiller à ce que les services qu'ils dispensent le soient en continuité et en complémentarité avec ceux dispensés par les autres établissements et les autres ressources de la région".

[13] Au Québec, une étude récente a établi que les patients à domicile recevaient des soins gouvernementaux qui ne correspondaient qu'au quart, environ, de leurs besoins, l'entourage en assurant près des trois-quarts (Hébert et al., 1997). On sait, par ailleurs, qu'environ 80% de cette aide de l'entourage est assumée par des femmes (Garant et Bolduc, 1990).

[14] Le comité aviseur a été formé dès le début de la recherche. Il était composé de neuf personnes de différents statuts dans les équipes de maintien à domicile. On y retrouvait des infirmières et des auxiliaires familiales et sociales de différents CLSC, des représentants d'un syndicat d'infirmières et de l'association des auxiliaires familiales et sociales, de l'association des CLSC et de la Régie régionale de la santé et des services sociaux, une représentante des gestionnaires du programme de maintien à domicile du CLSC à l'étude et une conseillère de l'association paritaire de santé et de sécurité du secteur. Les membres du comité ont participé activement à l'élaboration des suggestions d'amélioration présentées suite à la recherche. D'autre part, de nombreuses présentations ont été réalisées auprès des professionnelles et gestionnaires du CLSC, de la région, de la province et de différentes associations.



Retour au texte de l'auteure, Mme Hélène David, sociologue Dernière mise à jour de cette page le samedi 19 janvier 2013 12:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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