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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L'invention des Landes. L'État français et les territoires. (2008)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Dominique d'Antin de Vaillac, L'invention des Landes. L'État français et les territoires. Paris: L’Harmattan Éditeur, 2008, 301pp. Collection “Pouvoirs comparés” dirigée par Michel Berges, professeur des universités, agrégé de science politique, Université de Bordeaux IV Montesquieu. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'enseignement à l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation formelle accordée par l'auteur et le directeur de la collection “Pouvoirs comparés”, Michel Bergès, respectivement 7 avril 2011 et le 5 mars 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]


[p. 9]

Introduction

Territoires symboliques
et symbolique des terroirs



Déconstruire l’étatisation
La multitude des fictions identitaires
Remonter la chaîne identitaire depuis le local
Des landes imaginées et imaginaires
Des identités aux systèmes : quatre étapes dans la construction territoriale




Qu’est-ce qu’un « territoire », espace à la fois réel et artificiel qui nous localise, définit nos repères, les « feux et lieux » des vieilles familiarités de la « France tranquille et profonde », la terre qui colle à la semelle de nos souliers, les paysages imagés et imaginaires de nos « lointains ancêtres », nos rites sociaux de passage, les repères mnémoniques de nos existences, au-delà du temps qui court et des cloches qui sonnent encore ? Quels sont les ressorts de cet instrument identitaire produit par l’État, ce grand et vieux personnage de l’histoire ? Sur quels fondements et quels acteurs repose finalement cette étrange institutionnalisation territoriale, objet que la science politique officielle traite comme un prérequis de la souveraineté étatique, sans oser déconstruire les dispositifs qui l’actionnent ? Au-delà de ses formes juridiques, politiques, administratives, quelles sont les conséquences de l’étatisation des territoires sur « la construction symbolique de la réalité » et sur les pratiques d’acteurs « situés » ?

Sans épuiser ici cette question historique complexe, nous aborderons le problème à partir d’un cas en apparence anodin : celui d’un territoire peuplé de « barbares » de l’ancien temps, indifférenciés des « bêtes sauvages », les « landes de Gascogne », perdues au fin fond de la France, entre Bordeaux et Bayonne, sur la côte ouest atlantique. Ces « landes » (désignation connotant la nature) ont fait paradoxalement l’objet d’interventions répétées de l’État central. Pourquoi et comment ? Quel a été le lien entre ce processus de « territorialisation » et la compréhension d’un objet si cher au dernier Fernand Braudel : « l’identité de la France » ?

[p. 10]

À partir d’une réflexion critique sur le constructivisme étatique en question, qui passe par un dialogue avec la société locale et ses élites, comme par l’« invention » d’un territoire « naturel » et « culturel » créé ex nihilo et sans cesse redessiné, nous nous interrogerons sur ce que sont précisément devenues, dans la longue durée, ces « landes de Gascogne ».

Cette formule revêt bien une consonance historique, mais sa version « géographique » et administrative officielle, le « département des Landes », évoque plutôt pour les « Européens » d’aujourd’hui (autre artefact symbolique) des « vacances-nature », avec baignades dans les rouleaux océaniques, sports de glisse « rajeunissants et revigorants », visions d’espaces forestiers « immenses » et « naturels » (alors qu’ils ne sont que le résultat du travail de sylviculteurs en matière de « forêt cultivée » !). Leçon encore apprise dans les classes primaires pour illustrer le « génie » de l’administration française qui a réussi à fixer des montagnes de sable en y plantant des arbres le long des côtes atlantiques ? Ou bien immense forêt de pins maritimes, monotone ou grandiose selon l’humeur du visiteur, mais où il fait bon vivre et où on n’est pas encore trop importuné par les voisins ? Napoléon Ier ne voulut-il pas faire de ces landes perdues et lointaines un immense « jardin » pour sa vieille garde ? Celle-ci est morte à Waterloo, on le sait (sans se rendre !), mais la vision impériale semble se réaliser aujourd’hui : les papy boomers s’y précipitent pour y vivre une « retraite » paisible (différente de celle subie par les hommes de l’Empereur [1] !). Ces « landes » semblent en tout cas liées à l’Empire ainsi qu’au régime de Napoléon III qui les a investies en tentant de créer des « colonies modèles » sur leur terre (aux alentours de Solférino et d’Eugénie-les-Bains, petite ville auréolée du nom de la délicate impératrice…).

Soit par volonté politique, soit par capacité à éveiller des styles de vie « à la mode », ces « landes » agrestes et champêtres aux figures historiques multiples n’arrêtent pas d’être « inventées ». C’est en vivant en leur sein et en les aimant que nous avons pu observer que leur image émettrice et réceptrice bougeait sans cesse. Ce territoire perdu, sauvage, déserté, apparut « horrifiant » en 1830 à nombre de voyageurs étrangers qui le traversèrent. Par un retournement paradoxal, aujourd’hui très fréquent, cet espace, par un étrange renversement de l’histoire, est devenu un support de « loisirs » modernes, balnéaire et natu-[p.11] riste. Ces « landes » (terme générique qualifiant un univers sans cesse redessiné) ont toujours répugné à rentrer dans des définitions ou des destins assignés. Elles sont finalement devenues, au-delà des identités factices dont on les a affublées, aussi mobiles que les sables de leur littoral ou le niveau des eaux qui s’écoulent sur leur sol… Elles continuent de jouer à cache-cache avec la réalité…

Surgit alors comme problème la « nature » (politique et sociale, celle-là !) d’un territoire symboliquement introuvable. De quoi, et de qui, ces images contradictoires projetées sont-elles concrètement le reflet ? Qui les a produites, voire extorquées, ou, à l’inverse, négociées ? Les territoires seraient-ils des victimes consentantes de leur propre expropriation compensée par des mirages et des représentations imaginaires ?

Avant de répondre à partir de notre étude de cas, ouvrons au préalable l’ouvrage illuminateur d’Eugen Weber, La Fin des terroirs [2]. L’historien californien a bien montré comment les espaces autonomes de la France du XIXe et du début du XXe siècle ont été progressivement fusionnés, à la veille de la Grande Guerre, dans un ensemble national synthétique particulièrement symptomatique du mode de construction français de l’État-nation. Il a fallu un bon siècle de fabrication intellectuelle et pratique, d’efforts, d’artifices, de menaces, de dispositifs administratifs ingénieux, de négociations, de répressions diverses et de méprises, depuis la Révolution française, pour construire une nation apparemment unifiée. Tous les territoires français ont été ainsi éradiqués, rabotés, laminés, reconstruits de la même manière…

Les mécanismes en question d’«  intégration » (terme essentiel sur le plan de la science politique) furent liés, démontre Weber, au surgissement d’un État unificateur et centralisateur qui a imposé à tous les « petits pays » une culture forgée par la mise en place de dispositifs simultanés de déculturation et d’acculturation multifonctionnels et multiformes. Ce processus de violence symbolique, fondé sur un dédoublement à effets « schizoïdes », doit beaucoup, on le sait, à la « croisade » des instituteurs, à un clientélisme de nominations dans des postes territoriaux de l’administration, au développement de réseaux techniques de communication et d’information qui, tenus en main depuis le cen-[p. 12] tre, ont accéléré une accumulation capitaliste industrielle, bancaire, commerciale, mais aussi un capital politique cristallisé autour du réseau des grandes villes et des villes moyennes et accaparé par des « notables ». La nation abstraite qui est née de cette alchimie, « une » et « indivisible », a triomphé par étapes successives, au prix de la destruction simultanée de communautés et de cultures immémoriales qui vivaient jusque-là de façon autarcique et enclavée. Après une démonstration sans compromis, Eugen Weber conclut au succès effectif de ce qu’il appelle un véritable « processus colonial », que la France allait exporter d’ailleurs, en l’inversant face aux « indigènes », dans son propre Empire. Le bilan de ce processus de déculturation et d’acculturation identitaire des territoires de la vieille France dans La Fin des terroirs s’arrête aux années du début du siècle, mais ses conclusions générales sont partagées par d’autres ouvrages historiques comme ceux de Maurice Crubellier (L’Histoire culturelle de la France) ou de Maurice Agulhon (La République au village). Les travaux ultérieurs d’Alfred Sauvy, de Jean Fourastié ou de Pierre Mendras sur les « Trente glorieuses » ont dégagé les résultats tardifs, après les erreurs des deux guerres mondiales, du processus de centralisation et de modernisation français en question décrits par les historiens, Fernand Braudel en tête, qui a passionnément et de façon troublante, avant de mourir, cherché « l’identité de la France »…

L’État républicain, pendant plus d’un siècle, par ses institutions combinées au développement économique, administratif et technique, a prouvé qu’il était apte à apporter le progrès et l’aisance matérielle pour le plus grand nombre. Mais cela s’est accompagné de contreparties ayant entraîné la perte d’autonomie de la personne et des groupes sociaux de base (famille, communauté villageoise, etc.).

Le « citoyen », créé depuis moins d’un siècle, s’est trouvé contraint de troquer ses libertés traditionnelles contre un confort matériel et une garantie collective contre les grands risques de l’existence. Au milieu des années soixante-dix le rapport coûts/avantages donna raison à un assistanat généralisé prodigué par un « État providence » lié à la croissance et à une conception keynésienne de la redistribution des ressources qui constitua [p. 13] incontestablement une revanche contre la misère des masses paysannes du XIXe siècle, si bien décrite par Eugen Weber. La contrepartie fut évidemment le dirigisme planificateur du territoire et de nouvelles fonctions sociales, menée par la technocratie gaulliste et une administration d’État de plus en plus interventionniste.

La question cruciale qui se pose, vingt ans plus tard, est celle de l’épuisement de ce modèle développementaliste keynésien, dont les signes sont manifestes sans que l’évolution qu’il a impliquée soit facile à préciser. Serions-nous en présence d’une dégénérescence de ce fameux État providence imprévisible ? Les tensions permanentes, aggravées dans la phase actuelle de « mondialisation » et d’européanisation, ont révélé les limites du potentiel d’interventionnisme économico-financier des États modernes, confronté à une demande sociale d’autant plus exponentielle que des fractions de plus en plus nombreuses de la population sont exclues du modèle intégrateur fondé sur le travail salarié. La permanence d’un système collectif inadapté aux nouvelles réalités économiques demeure cependant toujours une référence pour une large majorité du corps social. Dans le cas contraire, une « révolution » serait-elle envisageable ? Nous n’assistons pour l’instant qu’à des révoltes épisodiques, catégorielles, qui n’ont pas plus d’impact politique que les jacqueries sous l’Ancien Régime.

Certes, le chef-d’œuvre de l’intégration est de rendre impossible sa propre remise en question. Cette force partagée avec le totalitarisme peut-être expliquée de plusieurs manières. La plus démocratiquement acceptable consiste à la baptiser « consensus », et il est possible d’admettre que nous sommes dans cette situation. L’observation du système dans ses développements actuels oblige à ajouter que ses bénéficiaires statutaires, accompagnés de leurs porte-voix médiatiques, maintiennent autant qu’ils le peuvent la force d’attraction du modèle. Modèle qui cependant apparaît difficilement pérénisable… Une tout autre interprétation pourrait être suggérée : la face favorable de l’État-nation, tour à tour prestataire de services multiples, puis ouvert sur l’extérieur, et, pourquoi pas, modeste dans ses intentions, n’est après tout qu’une image et qu’une construction provisoire. [p. 14] S’agit-il du sourire séducteur du nouveau Léviathan, ou de la grimace de ses convulsions ? Qu’est-ce qui pourrait faire penser que l’intégration européenne, en tant que nouveau dépassement spatial du modèle technocratique à la française (transposé sur la scène bruxelloise), que la captation prépondérante des ressources financières par les systèmes collectifs, toujours relancée mais point inépuisable, que la sophistication des méthodes de contrôle social ne sont pas des signes manifestes de la santé de l’Hydre, sans cesse à l’œuvre ?


Déconstruire l’étatisation

Ces réflexions, liées à l’état actuel du système social et étatique français, champion des déficits publics, de la dette, mais aussi de l’absence paradoxale de moyens collectifs dans de nombreux secteurs, conduisent à nous interroger sur l’apport éventuel d’une science politique objective et sur les méthodes qu’elle exige. Encore faudrait-il s’entendre sur ce que l’on appelle « science politique objective ».

Il existe en France, avec force moyens d’institutionnalisation, légitimation et redondance, un savoir politologique officiel. Ce savoir intégrateur, assez unifié dans ses productions, qui fraye bien volontiers avec l’expertise, se préoccupe essentiellement de la validation et des perfectionnements du « modèle démocratique » sans remettre jamais en question ses mécanismes de légitimation. Cette louable intention explique sans doute l’abondance de travaux portant sur la politisation normale et sur le fonctionnement du système institutionnel ou politique. On peut ajouter à cet effort, assez puissant et répandu pour forger un cadre de pensée, le corps de méthodes adaptées, à l’usage des entrepreneurs politiques et administratifs qui seront amenés à faire fonctionner les mécanismes reproducteurs. La compétence qui en résulte pour gérer les organismes publics n’est plus à démontrer, de même que l’incapacité manifeste à s’adapter aux réalités économiques et sociales en dehors du prisme étatique. Cela aboutit tout autant à la parfaite adaptation des élites politico-administratives au système dominant, qui broie les réalités [p. 15] de tous ordres (nous y reviendrons) qu’à l’obsolescence même d’une culture qui mêle le relativisme le plus complet en matière d’options philosophiques (sauf la démocratie et les Droits de l’homme), à la certitude la plus arrogante dès qu’une présentation formellement raisonnée et adroite s’attache à des objets abstraits, relatifs ou idéologiques.

L’apport instrumental de ce type de recherches est incontestable : il est toujours utile au candidat à une élection locale ou nationale de bénéficier de monographies, assez fines pour la plupart, qui complètent une connaissance empirique du terrain. Mais les limites de cette perspective sont celles de tout savoir technicien : elles laissent à l’écart l’enjeu final de la connaissance, ou bien le réduisent à une amélioration du modèle démocratique. Les avancées les plus opérationnelles et remarquables sont offertes par la sociologie stratégique [3] qui a fait la preuve de son efficacité en matière de réforme institutionnelle. C’est ainsi que l’adaptation du service public de la Poste doit beaucoup à la mise en œuvre des méthodes qu’elle a préconisées, sous l’impulsion d’un Michel Crozier. Il s’agissait pourtant d’un chantier difficile, salué aujourd’hui comme un succès, qui a été l’un des premiers terrains d’application des théories croziériennes. Le succès de ces dernières s’est forgé dans la durée (les premières applications ont commencé dans les années quatre-vingts), mais il est loin de s’être généralisé à l’ensemble des administrations et des entreprises économiques. La réforme de l’État est aujourd’hui confrontée à une urgence qui empêche justement la mise en œuvre de ces méthodes. Pourtant, le savoir sociologique ne saurait suffire à transformer la société par décret.

L’omniprésence de l’État dans la préoccupation intellectuelle française en a peut-être fait le passage obligé pour tout travail de légitimation de la démocratie. Ceci a permis à la science politique officielle, toujours très parisienne dans sa logique de production et de légitimation scientifique, de consacrer en permanence à l’étude de l’État, de mieux comprendre son fonctionnement, de dénoncer ses dérives, d’orienter le sens des transformations, et – occasionnellement – de les mettre en œuvre. L’apport pour la démocratie est incontestable, mais il voile des interrogations capitales pour un [p. 16] savoir dont la préoccupation devrait être aussi de « débusquer » le pouvoir tout en le confrontant de manière exigeante à sa légitimité… La science politique et la morale sont associées autrement qu’à travers une académie, d’autant plus que le voisinage des deux notions illustre une tradition française de critique, de Voltaire à Chateaubriand en passant par Tocqueville, de défiance créative, qui puise ses angles d’attaque chez de grands ancêtres et nourrit plusieurs écoles de pensée pour lesquelles l’orthodoxie des systèmes en place est en soi suspecte. Au fur et à mesure que les structures collectives se sont développées, il n’a jamais manqué de contempteurs pour dénoncer les faux-semblants, les illusions, les hypocrisies, les mensonges, les idéologies fonctionnelles et, éventuellement, la violence des grands appareils. À cette vigilance inquiète, l’Aquitaine a souvent apporté sa contribution depuis L’Esprit des Lois de Montesquieu. La non-allégeance a priori au système politique en place est la première condition mentale pour dénoncer les totalitarismes verticaux de toutes sortes, repérer les contradictions, passer au filtre les certitudes dominantes, et finalement questionner en permanence la démocratie sur son fondement essentiel : la liberté irréductible de l’homme.


La multitude des fictions identitaires

Mais en évoquant de trop anciens référents, on peut craindre que leurs conditions mêmes d’existence finissent un jour par disparaître. La véritable « fin des terroirs » est inévitablement culturelle, et si elle se produit, elle emportera à son tour les tournures d’esprit, comparables aux « accents » dont sont encore marqués ceux qui n’entendent plus les « patois ». Le « politiquement distant », à la fois antidote et contradiction face au « politiquement correct », suppose donc une distance mentale qu’il faut toujours réactiver par rapport à l’objet politique. Il est évident que si les identités géographiques des communautés humaines sont pulvérisées, il sera plus difficile de créer une distanciation critique nécessaire pour penser les phénomènes de pouvoir.

[p. 17]

Sur ce point on peut admettre, avec Eugen Weber, que les dégâts en France sont considérables, sinon irréversibles : l’identité des terroirs – et, en premier lieu, la langue – doit son effondrement au succès de l’école républicaine, selon des mécanismes parfaitement décrits, mais aussi à l’évolution de langages nouveaux, plus universels, portés par les technologies modernes. La nouvelle identité citoyenne s’est brisée sur la faillite des idéologies, ces dernières ayant eu le mérite provisoire d’offrir des modes d’identité, donc d’appartenances, et d’oppositions de remplacement, ainsi que le déploiement de réseaux de sociabilité dans les espaces territoriaux et sociaux du pays.

Aujourd’hui, le citoyen, élément vital de la démocratie, est lui-même entré en crise, car, face à un afflux de symboles contradictoires, profondément individualistes même, l’identité collective et les repères traditionnels s’effritent ou s’entrechoquent de façon troublante. La crise des classes sociales de référence, l’effondrement des règles du travail et des repères sociaux de masse, l’ennui généralisé des mégalopoles, la déterritorialisation des espaces, sont venus brouiller l’unité symbolique de l’espace français.

De plus, en période de crise économique et sociale, mais aussi dans le contexte de la crise de l’État providence, les identités statutaires sont mises à mal par leur contraire que sont les précarités de toutes sortes, même si celles-ci n’échappent pas encore au modèle étatique référentiel (il existe des « précarités statutaires », comme le montre le consensus sur le « Revenu minimum d’insertion »). Plus que la précarité d’ailleurs, le terme de cette dialectique incessante n’est autre que l’exclusion, nouvelle souffrance sociale, qui regroupe la misère matérielle, la maladie, la vieillesse désemparée dans la solitude et, très logiquement, la destruction de l’image de soi… Même si le fétichisme des objets et des idoles de masse, lié à la profusion des images produites par « le bluff technologique » et l’idéologie publicitaire, comme l’émergence d’identités politiques nouvelles (notamment autour de la « construction européenne ») peuvent servir d’éléments de substitution compensatoire, la crise d’identité des individus et des territoires est bien effective. La notion d’exclusion (avec ses côtés moralement insoutenables) met en évidence les bienfaits corréla-[p. 18] tifs de son contraire, l’intégration. La boucle est ainsi achevée sans que l’on sache encore si le modèle intégrateur, seul dispensateur du salut, est en situation de défense idéologique, d’impuissance réelle, ou… en train de renvoyer l’homme à ses anciennes solitudes barbares.

Si ce dernier diagnostic pessimiste s’avérait pertinent, il n’est pas certain que les remèdes soient à portée de main des sciences sociales auxquelles on demanderait alors de reconstruire des identités inédites et de jouer à une alchimie d’un nouveau genre, consistant à manipuler des « espaces culturels ». Qu’est-ce à dire ?

Que la destruction des cultures anciennes, largement amplifiée par un État-nation lui-même à bout de souffle, jointe à la parcellisation et à la multiplication d’identités d’emprunt, façonne une identité sociale et politique alimentée par la fiction mentale, avant de l’être par toutes les virtualités, ce qui, somme toute, est voisin. Fiction d’un avenir salarié et statutaire que la société ne peut plus construire, fiction d’un intérêt général de plus en plus malmené par des corporatismes publics aux abois, fiction d’un discours politique condamné au mensonge par impératif consensuel ou tactique de reproduction « politicienne ».

Ces fictions semblent très largement partagées, restent globalement satisfaisantes et sont largement entretenues par tous les « entrepreneurs » et fonctionnaires qui vivent de la politique sur les budgets de la Nation. Elles correspondent certes aux critères généraux d’une société démocratique, mais n’échappent pas aux destins de toute fiction usée jusqu’à la corde. Elles ne débouchent guère que sur l’absurdité… Reste à savoir si cette dernière peut être durablement gérée par des États démocratiques. Sans doute tant qu’elle est supportable…

Les identités de terroirs, mais aussi de familles, de localités, de corps, de communautés, et, pourquoi pas, d’entreprises, laminées par la société globale, ont pu trouver des palliatifs au travers de certaines formes de regroupements culturels et affectifs qui restent marqués par la fiction dominante. N’est ce pas un des traits du folklore, de certaines pratiques sociales ou religieuses, ou de nombreux regroupements associatifs, que de cultiver des « différences » factices en permanence, et partant, de fabriquer [p. 19] des identités inévitablement volatiles ? Et la culture dominante (intégratrice) s’empresse de disqualifier ces tentatives en en faisant des « refuges », alors qu’elles sont aussi bien des efforts de reconstruction de la personnalité. Ainsi, seules les identités attribuées par le système global prennent une signification, les autres se trouvant rejetées dans la sphère du privé. Ainsi, la destruction des identités originelles (ou imposées par la naissance et par le lieu) prend peut-être un caractère irréversible, puisque les tentatives de reconstruction n’échappent pas à la fiction. Le citoyen de cette fin de siècle se trouve donc face à deux situations : soit il fait figure de nanti, parce qu’il est parfaitement intégré (même si son intégration est fictive et, aujourd’hui, menacée) ; soit il porte sa souffrance en revendiquant une autre réalité, qui est douloureuse dès qu’elle échappe au système, à ses canons et à ses modes identitaires de légitimation.

Dans les deux cas, l’homme moderne est issu d’un fractionnement sans précédent de sa personnalité. Si l’on suit Eugen Weber, la citoyenneté républicaine s’est construite de façon schizophrénique par fractionnements successifs. Jeannot, Lucas, Jacquou et tant d’autres, laboureurs du Quercy, du Perche, du Creusois…, ont d’abord été transformés en écoliers de leur village, puis en conscrits, en bidasses, en chair à canon dans les tranchées de 14-18 et, pour continuer plus près de nous, en allocataires divers (de la Mutualité agricole à la Commission européenne), tout en demeurant d’indécrottables contribuables. Ce sont d’ailleurs ces deux dernières « qualités » qui fourniront l’essentiel de leur identité administrative concrète pendant la plus grande partie de leur existence…

Ces nouvelles appartenances, qui coïncident aujourd’hui avec tous les supports des identités collectives réservées aux usagers de la normalité, sont émiettées, spécialisées, mais aussi destructrices d’identités plus originelles. L’horizon sensible, et borné par les limites du champ ou du village, s’est élargi aux lignes lointaines – désormais abstraites – dessinées par des identités catégorielles dont le système central et unificateur a le monopole de la définition. La substance même des identités et des différenciations qui tenaient à l’appartenance locale s’en est trouvée bouleversée. [p. 20] Reste à savoir si l’on peut envisager encore le maintien d’une identité locale, tant son principe est mis à mal aujourd’hui par tous les « labels » déposés sur les lieux et les personnes comme autant de chaînes nouvelles…


Remonter la chaîne identitaire
depuis le local


Le parti pris de cet ouvrage est justement de s’en tenir à l’observation d’un territoire géographiquement limité : les landes de Gascogne, et plus particulièrement, leur littoral septentrional, appelé Pays de Born afin d’étudier l’évolution dans le temps de ses formes identitaires. Par quels enchaînements un groupe social spécifique et singulier (reconnu comme tel à l’image des habitants de la toute la France rurale au XIXe siècle) est-il devenu un groupe intégré, fondu dans la masse, tandis que toute référence géographique, comme ciment des solidarités, des cultures et d’une substance personnelle et identitaire, s’est trouvée pulvérisée ? La méthode employée, compte tenu de cette problématique « girondiniste » de géographie et de science politique culturaliste, est inévitablement explicative et « compréhensive », au détriment de l’exhaustivité. En soi, aucun choix n’est jamais innocent.

La délimitation d’un terrain géographiquement précis, mais à une période cruciale de son histoire, permet d’appliquer un semblant de méthode expérimentale à la science politique, au prix cependant de transpositions inévitables. La méthode employée est totalement inversée par rapport aux canons d’une recherche intégrée dont le résultat escompté serait d’aboutir à des règles générales et à la confirmation des consensus existants. Ici, c’est exactement l’inverse qui sera mis en avant, puisqu’on s’attachera plutôt à démentir ou à infirmer toute idée générale (ou communément reçue) par sa confrontation au réel localisé. Nous suivrons en cela Raymond Boudon qui nous prodigue ce conseil : « Il n’existe de théories scientifiques du changement social que partielles et locales »  [4]. Cette « rationalité inversée » peut-elle devenir autre chose qu’un exercice de style aux contours monographiques ? La réponse est bien sûr incertaine.

[p. 21]

Si, comme nous le pensons – et, pour une part, l’expérimentons, puisque l’observation de certains sujets s’échelonne sur vingt ans –, le pouvoir intégrateur de l’État a procédé par fractionnement des réalités primitives avec la possibilité inouïe d’accélérer ainsi les capacités de changement et d’adaptation des individus, il n’est parvenu à ses fins qu’au prix de la mise en œuvre, avec ses appareils et ses fonctionnaires, de certains dispositifs de pouvoir. Lesquels ?

D’abord, à partir d’une requalification permanente de l’horizon mental des individus et des groupes sociaux, il a mis en place des moyens culturels en grande partie préfabriqués, dont le droit public contemporain offre une des meilleures illustrations [5].

Ensuite, il a déployé un travestissement idéologique non moins continuel, dont on peut résumer le processus. Si le système de la société verticale s’est partagé les oripeaux d’une humanité autrefois reliée par ses lieux, ses tribus, ses langues, et ses croyances, il a forcément été créateur d’idéologies délocalisatrices, ou de mensonges par omission, qui ne se terminent pas nécessairement par des « ismes » et qui n’ont même plus besoin de puiser dans une utopie collective les ressources d’une attraction mobilisatrice. Procédant par reconstruction culturelle, par identification statutaire et par conditionnement, cette « idéologie du pouvoir » est omniprésente dans l’histoire de la destruction des terroirs. Sorte de trou noir dans le cosmos des systèmes d’adhésion, sa force est d’être peu identifiable : serait-ce la véritable étoile du pouvoir, aux apogées masquées et aux attractions indolores ?

Entreprendre de la circonscrire ne permet pas d’échapper à la malédiction de toute construction intellectuelle sur le pouvoir : nous sommes en présence d’un objet insaisissable, secret, filandreux, qui avance masqué, par définition, et fuit les atteintes de l’esprit. Il n’est déjà plus là quand on pense le cerner, et si jamais il se laisse enfermer dans une appréciation exacte, il faut, pour le prendre et le conserver, fabriquer encore quelques faussetés…

Ce qui est peut-être nouveau – moderne –, c’est l’emballement de la logique de fractionnement et de soumission plurielle des personnes et des territoires. Cette logique est plus que jamais fondé sur un symbolisme particulier, celui du pouvoir étatique produc-[p. 22] teur de sens, de normes, de lignes, de zones, de textes d’assignation et d’identification. Le symbole est, étymologiquement parlant, un objet fractionné, dont la part de rêve qu’il est censé déclencher remplace une réalité manquante. Quelle réalité représente tel territoire ? La réponse est d’autant plus difficile que l’on se trouve en présence d’un mille-feuille identitaire, d’une « carte » composée des décalques successifs déposés par le temps du pouvoir d’État. Les enchaînements entre les formes symboliques identitaires se sont renforcés à travers les époques, même si certains sont radicalement inédits, l’expérience historique n’étant plus d’un grand secours pour effectuer un travail de déconstruction. Il est donc difficile de ne pas se tromper d’étape lorsque l’on veut remonter la chaîne des identités politiques depuis le local, et de bien mesurer la durée d’un système identitaire. L’actuel, construit dans les années soixante, persiste toujours, au-delà de ses crises de fonctionnement et de sa croissance exponentielle.

En dépit de craquements manifestes, rien n’indique en effet que le « modèle orthodoxe » [6] dérivé d’un gouvernement d’opinion hypermédiatisé, ne continue pas sa progression irrésistible. Ne doivent pas faire illusion les réductions du budget de l’État, incapable de réguler son expansion financière (même sous un régime libéral, la croissance des dépenses publiques est permanente !). L’augmentation est moins forte, mais elle existe toujours. L’emprise des finances publiques et des flux de redistribution est tellement installée, que même une diminution relative de la pente ascendante provoque des tensions permanentes rééquilibrées de surcroît par l’alternance politique. Ainsi, selon Pierre Lemeux, « le Léviathan ira chercher chez les contribuables le maximum qu’il peut en tirer sans risquer de tuer la poule aux œufs d’or. On peut penser qu’une régulation (ou une limite) réside dans les capacités contributives des agents économiques. Ce serait supposer qu’une “raison” ultime encadre la croissance des systèmes publics ». Cette supposition serait fort optimiste si l’on s’en tient aux conclusions de James Buchanan et Jeffrey Brennon dans The Power to tax [7], qui constatent que l’État se comporte surtout comme un acteur cherchant avant toute chose à maximiser ses revenus. Dans ces conditions, il ne [p. 23] faut rien espérer d’un règlement économique et objectif du système. Il reste à chercher les véritables explications dans un pur rapport de forces et à accepter cette formidable perversion comme une simple manifestation politique. La question de l’étape du processus (s’agit-il de l’accentuation ou de la modération du principe de croissance de l’État) perd alors de son acuité. Ce qui importe, c’est avant tout de comprendre, à partir de réalités simples et quotidiennes, ce processus subtil de consolidation de la chose publique, grâce aux moyens inédits dont l’État se sert, et ce qui reste quand il a fait son œuvre.

Ce choix dissimule mal une suspicion critique devant toute tentative de dresser un état des lieux sincère et véritable de la moindre réalité sociale ou politique. Obligation méthodique puisque l’un des aspects de notre analyse est justement de confronter le tableau de notre sujet, à différentes époques, au crible de la critique. Ce sera chose facile, tant le terroir des landes de Gascogne a suscité de déformations et de méprises – pas toujours innocentes – avant qu’il soit rattrapé par l’histoire moderne, à l’instar de tous les autres terroirs français [8]. Ensuite, un « tableau », quels que soient ses mérites, demeure avant tout une image, et notre objet est de traquer des images successives, non pas pour leurs imperfections formelles, mais en tant que mode de consolidation d’une action politique, et par suite, d’un rapport de forces. Ce lien à approfondir entre l’image d’une réalité sociale et son utilisation fait pleinement partie de notre objectif de recherche. C’est d’ailleurs l’une des méthodes pour débusquer l’idéologie où qu’elle se trouve, et pourquoi pas dans sa commune de naissance… Le « local », le « délimité » n’ont rien d’infamant dans la gamme des objets scientifiques. Toute monographie approche la réalité. Faire coïncider les frontières d’un sujet avec celles d’un cadre géographique procède au moins de l’humble respect des données naturelles : la différenciation des lieux et des paysages.

Dans ces conditions, la délimitation précise, physique même, de l’objet compte moins que les focalisations successives, pourvu qu’elles fassent apparaître des hommes.


Des landes imaginées et imaginaires

Que représentent alors les « landes de Gascogne » ? D’un point de vue géographique, il s’agit d’un vaste territoire. Il est juste de le faire remonter au nord jusqu’à la pointe de Grave, en y incluant les landes médocaines, de le retrouver à l’est en bordure des campagnes de Bazas et de Casteljaloux, de le voir tangenter les portes de Bordeaux, et de le maintenir sur la rive droite de l’Adour, jusqu’à son débouché maritime, face à Bayonne. Il s’agirait là du « vrai » « département des Landes », dont l’évidence naturelle s’est imposée un moment à certains députés de 1789, mais que des densités « sibériennes », mise à part l’enclave du Bassin d’Arcachon, rendait impropre à un destin institutionnalisé. On eût fusionné, dans ce cas, « landes de Bordeaux », et « landes de Gascogne », ce qui est conforme aux délimitations linguistiques puisque le Médoc est de parler gascon.

Cette définition par la langue et par le « vide », désormais peuplé d’arbres et de champs de maïs (parfois transgénique !), serait une sorte de « degré zéro » de l’identification. Issu de perceptions élémentaires, « l’objet landais » est paradoxalement difficile à construire par l’histoire, tout en étant d’une homogénéité que l’on rencontre rarement avec un tel point de perfection dans d’autres terroirs de France.

Si les landes sont « gasconnes » – ou l’étaient – par leur dialecte, s’intégrant ainsi dans un ensemble plus vaste, il faut remonter loin, jusqu’aux temps « obscurs » des Ve-Xe siècles pour leur reconstituer une histoire collective. Malheureusement, il ne reste de ce royaume de Gascogne qu’une généalogie incertaine qui fait succéder ces « Loup » ou ces « Sanche », batailleurs et altiers, qui laissèrent les Mérovingiens au nord de la Garonne. À partir du XIe siècle, passé l’épisode brillant de l’éphémère royaume d’Aquitaine et de ses Guillaume, poètes et troubadours, l’identité politique gasconne n’a cessé de se morceler entre des appartenances et des influences diverses.

L’anglaise, d’abord. Elle concerne toute la zone, en théorie mais aussi dans la durée, puisque la souveraineté des Plantagenets est parfaitement médiatisée par le réseau seigneurial. Selon des préférences qu’il faudrait évaluer à l’échelon de [p. 25] chaque famille, les seigneurs locaux choisissent l’un ou l’autre camp, entraînant dans leur suite une portion infime de la population, celle des hommes d’armes recrutés saisonnièrement et des officiers seigneuriaux. Plus que par ses rares toponymes (Soustons, Hastingues), ses non moins épisodiques héritages génétiques, qui peuvent faire des Landais aux yeux bleus rencontrés dans certaines familles, la souveraineté britannique a su concilier le contrôle politique du pays « par le haut » et le respect systématique des droits collectifs. Jusqu’au XIVe siècle, les confins occidentaux du Duché de Guyenne, du Médoc jusqu’au Pays de Born, sont sous la mouvance seigneuriale de familles issues de Bordeaux et de l’Entre-deux Mers : Fronsac, Soler, Pommiers, Montferrand, sont des noms de fidèles du Roi-Duc ; elles sont aussi présentes au Nord et au Sud du bassin d’Arcachon, de part et d’autre du captalat de Buch, qui s’est toujours distingué par une fidélité sans faille à l’égard du souverain britannique.

Ce réseau fournit des contributions militaires (les occasions sont nombreuses), à charge d’entretenir de rares places fortes et leur garnison (Biscarrosse en est une). Les fonctions au sein du gouvernement du Duché se partagent à Bordeaux. Mais les communautés d’habitants n’ont pas à craindre de manifestations directes excessives : les droits collectifs (franchises, queste) sont généralement confirmés, étant souvent utilisés comme moyen de pression politique vis-à-vis du seigneur local. Par mimétisme, mais aussi par génie politique, les Plantagenets souffleront sur ces territoires l’esprit du self-government autant que celui de l’open-field.

Plus au sud, l’attraction du monarque anglais devient moins nette. La vicomté de Tartas étend son emprise sur le littoral de Lit-et-Mixe, et les vicomtes de Tartas sont du parti français. L’écheveau du réseau anglais perd de son importance et l’attraction bordelaise s’atténue au profit des grands féodaux pyrénéens (Foix, Béarn, Navarre), par l’intermédiaire de familles à implantation chalossaise ou dacquoise. Les mouvances, réparties à peu près équitablement entre Bordeaux et le Bassin de l’Adour, créent une différenciation surtout administrative sur cet espace homogène, que l’organisation ecclésiastique confortera à la fin du Moyen-[p. 26] Âge. De Soulac jusqu’à Mimizan, les paroisses sont rattachées au diocèse de Bordeaux ; toutes les autres, jusqu’aux portes de Bayonne, à celui de Dax. Ceci suffit-il à expliquer une différenciation par « pays », plus complexe en soi que la ligne de partage ainsi identifiée qui semble se surajouter à une mosaïque faite du Médoc, du Pays de Buch, du Marensin, des landes bazadaises, qui encerclent le plus gros de la superficie qui a toujours eu de la peine à trouver un nom ? Plus de la moitié du territoire « landais » deviendra provisoirement « l’Albret », puis sera dénommé plus tard « grandes landes » et « petites landes ».

On n’est guère renseigné, lorsqu’elles existent, sur l’origine de ces identités toponymiques qui peuvent paraître saugrenues ou destinées aux seuls initiés, quand le même habitat, le même rapport à l’espace, le même mode millénaire de subsistance agropastoral, et, désormais, les mêmes semis de pins, les concernent tous.

Il faut tout le talent d’un Julien Gracq pour faire coïncider avec ces démarcations des sensations fortes :


« Dès qu’on aborde le pays de Born, la forêt perd de sa régularité, de sa rigidité distante… La grande armée desserre ses rangs et laisse du jeu à son ordonnance sévère, comme une légion nordique qui vient fourrager dans un pays de vignes » [9]


Soit, mais est-ce l’identité géographique (le pays de Born) qui structure la description, ou celle-ci est-elle déduite de sa particularité évidente ?

Si l’on s’en tient aux hypothèses historiques, le terme de « Buch » serait dérivé de celui de « Boïens », du nom d’une peuplade barbare et germanique mentionnée par Ausone au IVe siècle : pays de Buch, pays des Boïens. On ne sera pas plus renseigné lorsqu’on apprendra que, de tradition, les habitants du pays de Born, et d’une partie des grandes landes, se distinguaient des autres par leur « parlaou neugue », ou « parler noir ». Quant à la dénomination d’Albret, gagnée tardivement et pour peu de temps sur l’immense espace intérieur, elle est le fruit du succès fantastique des modestes seigneurs de Labrit, ancêtres des rois de Navarre et d’Henri IV. Ceux-ci n’ont pas construit leur gloire sur les immensités désertiques du « plateau landais », mais sur des alliances matrimoniales, périphériques et cumulatives. Vu ultérieurement de Paris, ce fief originel et sablonneux sera jugé sans [p. 27] importance, puisqu’il sera cédé par ses prestigieux héritiers à la famille de Bouillon qui ne lui laissera pas son nom. La « grande lande » concentre en son nom commun, les traits les plus accentués de l’évocation géographique :


« Pays le plus déshérité, le moins peuplé, où l’agriculture occupe le moins de place et les parcours à moutons le plus d’étendue » [10].


Ainsi, les landes seront successivement « de Bordeaux », puis « de Gascogne », par une sorte de prétérition géographique qui oblige à les rattacher à une évocation extérieure pour pouvoir les situer sur une carte. Mais n’est-ce pas le sort sémantique de tout espace naturel qui s’impose au sens et à l’imagination par ses traits physiques, plus que par le poids de l’histoire ?

Et pourtant, contrairement aux affirmations de Taine en 1840 (« l’homme n’est pas bien ici, il y meurt ou dégénère… »), la présence humaine est attestée depuis le néolithique par la découverte récente de pirogues, datées au carbone 14, enfouies dans le sable des plages comprises entre La Teste et Biscarrosse. Le site de Losa, cité celtique engloutie sous le lac de Sanguinet, fut découvert à la fin des années soixante-dix par une équipe d’archéologues plongeurs locaux, et une voie romaine, appelée camin harriou, desservait le littoral. Elle est encore perceptible, vue d’avion, sous les eaux sombres du lac de Parentis…

Les hommes, depuis fort longtemps, furent donc présents sur ces « marches » lointaines, mais ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que l’on commença à l’admettre. Ne faut-il pas, pour entrer dans l’histoire, un minimum de densité nécessaire à la prise en compte par les mémoires collectives ? Pendant des siècles, ces populations, mal reliées aux centres de pouvoir politique, éloignées de tout, ont fait plus que survivre libres, mais elles sont restées silencieuses et c’est par les vestiges, plus que par la mémoire, que leur passé commence à être reconstitué. Malheur à l’homme seul…

Pourtant, à y regarder de près, le Landais « immémorial » n’est pas dépourvu d’identités collectives, circonscrites entre le clan familial et le « petit pays », en passant seulement par le quartier (ou hameau) et le village. Mais le choix de l’identifiant ne répond pas à une règle générale. On désigne l’habitant du Marensin, d’abord par son nom de pays (« Lou Marensin »), tan-[p. 28] dis que celui du pays de Born le sera d’abord par le nom de son village (« Lou Biscarrosse, Lou Parentis ») ; et à l’intérieur du village, c’est le nom du quartier qui prévaudra : Dubos ou Lalanne, de tel quartier… ne serait-ce que pour identifier des patronymes qui se répètent souvent [11]. Ceci est la réalité vécue et toujours subsistante dans le réseau des « vieilles » familles encore présentes. Ainsi, l’identité « landaise » est surtout un produit culturel d’importation récente, d’auto-analyse pourrait-on dire. En réalité elle demeure fractionnée, donc symbolique, et à la fois difficile à saisir, et… redoutablement efficace.

Si les référents collectifs ne dépassent guère l’horizon du village, on est obligé de se référer au modèle de « l’archipel » pour rendre compte de cet espace aujourd’hui traversé de différenciations plus précaires que fondamentales : un « océan » sylvestre parsemé de carrés céréaliers, dont les foyers de peuplement s’égrènent pour former une sorte de Micronésie qui fait coexister îlots et archipels, traversés d’influences hégémoniques extérieures. Mais les regroupements internes, les identités réelles, sont surtout le fait de vieilles habitudes de coexistence réglées par des écarts de densité relative…

Il est vrai que les systèmes insulaires ne se prêtent pas aisément aux définitions. Il faut, soit procéder à un inventaire pointilliste, soit se contenter de facteurs très généraux d’environnement, mais qui ne sont guère, pour les sociétés humaines en question, qu’une transcendance naturelle avec laquelle on doit établir des ponts pour vivre… à moins d’être chassé, et cette fois définitivement. La culture d’isolat donne à toute perception de « l’extérieur » la dimension du mystère, du danger, peut-être du sacré…

Comme l’a très bien montré Bernard Traimont [12] en étudiant les réseaux de sociabilité de la société landaise, la relation sociale induite par ces peuplements insulaires s’est développée sur un mode quasi-rituel, au point de constituer aujourd’hui le ciment essentiel de la seule identité pertinente pour ceux qui la partagent : une manière de vivre, selon un mode codifié de la relation à autrui, très nettement influencé par un rapport approfondi à l’espace-temps, tant la nature le rend omniprésent. Ainsi le rapport de voisinage détermine des rôles sociaux en fonction de la distance : le premier voisin est associé aux grands événements de l’existence, [p. 29] aux veillées funèbres, à la préparation des banquets de mariage, mais il pourra rester étranger à la vie quotidienne. D’autres cercles obéissent au même principe, tels ceux qui regroupent les classes d’âge, et se sont adaptés aux changements historiques, allant de l’ancien charivari, auquel a succédé, avec l’apogée de la République, la « fête des conscrits », mais qui survit de nos jours avec les banquets de classe, soigneusement organisés à chaque anniversaire marqué par un changement de dizaine, pour tous les compatriotes du village [13]. Même les loisirs des réseaux de chasseurs comme celui de la palombière n’échappent pas à un jeu de rôles très organisé qui subordonne subtilement l’usage recherché des installations à la qualité des services rendus.

Derrière ces solitudes et ces solidarités landaises ordinaires, s’est depuis longtemps façonné un mode diplomatique de la perception et de la pratique d’autrui selon lequel l’inconnu inspire tout à la fois terreur et méfiance. « L’Estranger » signifie tout ce qui n’appartient pas à cette visibilité immédiate et préétablie. Il peut lui suffire, seulement, d’appartenir au prochain village, à l’île d’en face. Pour le Landais, comme pour le diplomate d’État, tout ce qui échappe à un jeu de rôles familier est dangereux. Il faudrait, pour être exact, compléter la description de ces modes sociaux extra-familiaux, par ceux, non moins pertinents, que l’on peut découvrir à l’intérieur des groupes familiaux, qui sont, ici comme ailleurs, les véritables lieux d’apprentissage de la vision du monde. Le nœud, le plus souvent confidentiel, des haines et des alliances qui traversent ces microsociétés de villages et de quartier, s’établit souvent au cœur de vieilles histoires de famille, qui traversent les générations, et, toutes classes confondues, créent des combinaisons tenaces de préjugés parfois farouches. Ce sont ces matrices qui forgent d’abord les tempéraments et les idéologies, qui produisent ensuite des actions individuelles ou collectives. Si, comme on peut le penser, la politique commence avec Caïn et Abel, il n’est pas faux d’en chercher la genèse véritable à cet échelon, tout le reste n’étant que transposition ou développement… Et, inévitablement, parce qu’elles sont pauvres en dimensions « collectives », les landes sont surtout riches [p. 30] d’un point de vue individuel ou familial. Comme l’exprime très bien Françoise Trigeaud [14] à propos de l’œuvre de Mauriac :


« L’univers landais est d’abord un espace, construit par des voies qui, dans l’œuvre romanesque, deviennent la projection des élans, des attirances, des répulsions, des itinéraires d’approche ou de fuite qui marquent le monde spirituel du personnage ».


Il est vrai que François Mauriac en fut fasciné et qu’il nous en a révélé les ombres et les lumières, à travers la belle musique de son écriture.

L’écrivain bordelais nous a suggéré, par un prodigieux raccourci poétique, que les landes de Gascogne sont aussi une communion tragique et agissante entre cette nature intacte, souvent révoltée, et des natures humaines complexes et torturées. Quand Thérèse Desqueyroux devient empoisonneuse, le jour précisément de « l’incendie » de la lande, quand c’est cette circonstance qui la fait passer mystérieusement de soignante à meurtrière, c’est ici que s’épuisent les déterminismes psychologiques et sociaux. Sans être expliqué, l’envahissement de l’âme par le paysage devient une cause, une « nécessité » au sens de Schopenhauer. Les flammes qui n’épargnent pas l’innocence des arbres inversent de même la vertu quelque peu languissante de Thérèse en capacité de détruire, sans qu’elle s’en aperçoive, sans la rendre coupable… Cette conjonction, appuyée par l’auteur, constitue bien la synthèse des deux pôles de la réalité landaise.

D’abord celui des hommes et de leurs passions, saisis avant toute chose chez Mauriac dans le rapport familial, qui le plus souvent les enchaîne, les protège, et les rancit parfois. Orbite étroite, largement autosatisfaite, landaise enfin, en ce qu’elle se surprend toujours de ses propres singularités (illusoires) et finit par s’en régaler, puisque l’au-delà, l’outre-pins, social ou géographique, est inatteignable et inquiétant.

Ensuite, celui des transcendances naturelles qu’impose aux sens et à l’esprit un ciel plus étendu, puisque baignant une terre sans relief, auquel répond la cohorte sans fin des arbres à la conquête des sables. Nature forte et sans société, qui ne s’apprivoise que par les sens, aiguillonnés par les contrastes de son climat, la variété des odeurs, et peut-être aussi, par une métaphysique préchrétienne d’avant l’Incarnation. La poésie, [p. 31] cette enfance princière de la raison, serait-elle seule en mesure de rendre compte de cette seconde communication, laissant aux sciences humaines le soin d’appréhender la première ?

Ce n’est pas ce qui se passe : il existe un objet rationnel landais qui se rapporte seulement à la nature des lieux – c’est sa définition géographique – et nous avons vu que c’était la seule qui était réellement significative, mais elle laisse les hommes à sa marge. À l’inverse, rendre compte des hommes, avec leurs regroupements, leurs sociétés, immergés dans cet océan selon des hasards obscurs et multiples, se heurte aux objections de la méthode dans la mesure où la plupart des systèmes d’analyse y seraient artificiellement projetés. La réalité des Landes, autre que poétique, est insaisissable, parce qu’elle n’est pas incarnée, parce que la terre ferme des institutions et des densités sociales y est intermittente, et que les pas s’arrêtent trop vite sur des rivages. Ceci constitue à la fois leur malédiction et leur chance.

« L’homme n’est pas bien ici, il y meurt ou dégénère » [15]… Lorsqu’ils traversent les landes, c’est ce même regard d’effroi qu’expriment les voyageurs partis en reconnaissance, tous apitoyés et déconcertés, au siècle de la machine à vapeur, par la survivance d’une société primitive aux confins de la France.

En ce milieu du XIXe siècle, les landes de Gascogne semblent figées, à l’image des eaux stagnantes qui les recouvrent six mois sur douze, sur un modèle d’organisation plusieurs fois millénaire, remarquablement stable et singulièrement original pour sa capacité de résistance aux modèles dominants que la « France des Lumières » emporte comme des bagages sur les chemins de l’histoire moderne.

Ainsi, toute une génération d’observateurs, qui dure un siècle (1750-1850), émet ce jugement brutal. Elle est pourtant prédisposée par la mode naturaliste à s’émerveiller devant tout ce qui porte pagne ou plumes, avide d’exotisme, curieuse des « bons sauvages » et encore peu initiée aux délices de l’enquête sociologique. Pourtant, la litanie est constante chez tous ceux qui écrivent, tous gens d’ailleurs, tous libéraux au grand cœur, pour s’épancher sur l’affligeant spectacle des landes du début du XIXe siècle.

Que découvrent-ils donc ? Une population misérable, arriérée, rongée par la pellagre et le paludisme, « un état de choses qui fait [p. 32] tache sur la civilisation » [16]. La singularité de ces « sauvages » d’avant la rencontre civilisatrice alimentera encore bien des débats sur la manière dont ils broyaient le millet, dont ils réglaient leurs épousailles, ou occupaient d’airs de flûtiaux leurs longues heures de compagnonnage moutonnier. Ces recherches et ces remises en place permettent sans doute de restaurer leur dignité et leur génie propre. Elles ne parviennent pas pour autant à expliquer pourquoi ce territoire rigoureusement plat et homogène ait été aussi celui qui fut touché le plus tardivement par le « progrès ». Au point d’organiser son « rattrapage » en quelque cinquante ans avec une facilité somme toute exemplaire.

Car voilà qu’écrivains, ingénieurs, agronomes, investisseurs, pendant la première moitié du XIXe siècle, s’émeuvent, s’intéressent, et « inventent » le paysage des landes d’aujourd’hui. La mode landaise parviendra même jusqu’à Napoléon III qui fera voter le 25 mai 1857 par le Corps législatif une « loi relative à l’assainissement et à la mise en culture des landes de Gascogne ». La France du Second Empire, en pleine ère industrielle, semble découvrir avec émoi, que 600 000 hectares sur son propre sol ne sont pas « mis en culture ». Un peu, comme si aujourd’hui, on s’apercevait que deux départements français étaient dépourvus d’électricité, de moteurs à explosion, ou de télévision !

En 1864, une brochure officielle sur le département des Landes, malgré les transformations en cours, reste inspirée par la même commisération :


« On a regretté jusqu’ici qu’Henri IV n’ait pu accueillir, dans leur émigration, les Sarrasins d’Espagne, ces Maures poètes, guerriers et industrieux, expulsés définitivement de la péninsule ibérique en 1609, et qui offraient de venir peupler nos déserts (…). Mais désormais le pauvre pays des Landes cessera de se voir isolé du grand centre d’activité qui fait circuler partout ailleurs le mouvement et la vie et, grâce aux importantes voies de communication dont il est déjà doté, à celles qui s’exécutent (…), il jouira de tous les avantages dont il pourra être susceptible [17]. »


Quelle chance, dirions-nous peut-être, nous représentant à l’inverse une sorte d’Éden préservé du progrès technique, pris par le fantasme répandu de l’éternel retour aux sources, tandis qu’un reportage télévisé nous montrerait des hommes et des femmes en contact avec la nature sauvage…

[p. 33]

La frange littorale sur laquelle porteront nos observations s’inscrit parfaitement dans cet arrière-plan dont, avec d’autres, nous dévoilerons la mythologie. Située aux confins du glacis formés de sables et de marécages, réputés impénétrables, la frange côtière est pourtant relativement habitée. Les communes du « pays de Born » regroupent entre 600 et 1 000 habitants, dont la pauvreté est moins frappante pour les voyageurs qu’à l’intérieur des terres. Une « civilisation » insolite assure aux descendants des antiques Boïens la tranquillité collective que leurs ancêtres barbares, chassés de partout en Europe, finiront par trouver en bordure de l’Océan. Par la suite, aucune peuplade concurrente, ni aucun prince n’ont vraiment cherché à faire œuvre de conquête, faute de richesses à convoiter, faute d’intérêts réels. Il n’y a eu d’influences, successivement du Romain, du Basque, de l’Arabe, de l’Anglais, et plus récemment, du Français, pour ne citer que les plus durables… Ces conditions de saisie des facteurs humains, même si elles sont renouvelées par le livre récent d’un Landais de souche [18], créent le véritable paradoxe de l’objet landais, qui est de reposer sur des mythes et d’entrechoquer les espaces, les projets et les vides.

La réalité – au moins culturelle et historique – des landes a été en permanence formulée par des observateurs extérieurs qui n’ont pu échapper aux impasses relevées plus haut. L’approche par l’identité géographique a imposé les landes comme « désert », et comme un désert est le contraire de la civilisation, ceux qui le peuplent sont inévitablement des « barbares » [19]. Jacques Sargos a parfaitement démonté ce décalage initial, lors de « l’invention » des landes à la fin du XVIIIe siècle. La question qui nous préoccupera au cours de nos développements ultérieurs sera celle de sa permanence, même atténuée, dans la période contemporaine, au travers des plans bâtis sur les landes par les administrations parisiennes. Plan d’Aménagement des landes de Gascogne dans les années soixante, Plan d’Aménagement de la Côte Aquitaine dans les années soixante-dix, loi sur le littoral et Plan « Natura 2000 » venant de Bruxelles aujourd’hui. Peut-être découvrirons-nous, à l’examen, cette tendance lourde à toujours se heurter à une réalité landaise insaisissable, donc mal conçue et inadaptée à une transposition politique fidèle. Raisonner sur les landes conduit de manière presque axio-[p. 34] matique à déformer ou exclure ses habitants. Raisonner sur les Landais, c’est peut-être bien s’intéresser à toute autre chose que les landes : tout simplement à des familles, à des clans, à des réseaux d’appartenance informels, dont les modes d’organisation sont seulement influencés par un environnement qui constitue en lui-même une singularité dans l’Europe occidentale. Ces Landais là, et c’est la difficulté, sont structurellement paisibles : ils se laissent observer, mais échappent aux définitions exactes et répugnent à se laisser enfermer dans tout système autre que l’équation précise qui les relie individuellement à leur environnement. Leur histoire intimiste existe et reste à l’intérieur du cercle de destins individuels et familiaux. Tout au plus peut-on les décrire à gros traits, par impressionnisme, comme peut le faire Jean-François Ratonnat [20] dans un livre de présentation des Landes à l’usage du grand public :


« Au sud domine l’esprit béarnais, vif et enjoué, au Centre est le vrai sang landais, conservant religieusement les coutumes de ses ancêtres, alors que vers le nord se rencontre déjà le type bordelais. Cependant, le point commun à tous est une robuste constitution, une nature active, même si la taille est au-dessous de la moyenne, et une réelle ardeur auprès des femmes (sic !). »


Baignées par ces transcendances naturelles fortes, perçues et distillées à travers des clichés selon le hasard des cultures et des mémoires familiales, elles manquent à se fondre dans une histoire collective dont la substance leur est inéluctablement extérieure. La définition géographique, celle du désert, même rempli d’arbres, crée des similitudes d’existence ; elle ne forge pas une identité collective. Il ne faut pas chercher dans une « âme » landaise un substitut satisfaisant, sinon comme une fabrication, là encore extérieure, à l’usage des guides touristiques, destinée à traduire les fascinations d’une nature particulière et d’un folklore encore riche.

L’habitant des Landes, dont l’identité collective lui est « soufflée » par ceux qui l’observent, ou empruntée au milieu qui l’entoure, à travers la figure folklorique du berger ou du forestier, se trouve ainsi assigné dans des rôles. Et c’est là sa malédiction.

Sa chance, c’est de construire sa propre réalité dans le rapport subjectif qu’il entretient avec ces horizons à la fois infinis et [p. 35] limités, et comme le castillan ou l’aragonais des déserts, en nourrir un individualisme et une fierté impartageables, éperons libertaires opposés à toutes les définitions et à toutes les intégrations.

Ce jeu de cache-cache permanent, nous le retrouverons dans la confrontation des landes avec le pouvoir d’État qui cherchera longtemps la faille par où instiller l’organisation collective et ses servitudes. Ceci rend toute politique landaise problématique, puisqu’il faut d’abord modifier le paysage, influer sur le rapport qu’entretiennent les habitants avec lui, pour espérer les faire rentrer dans de nouveaux desseins. Mais comme le territoire est vaste, le passage par les habitants est la nécessité de tout succès durable. La tactique de « l’enclavement », de type nord-américain, plus immédiate, mais qui crée simultanément des « réserves » pour ses Indiens, a pu être appliquée avec des succès aussi brillants qu’éphémères. Une commune comme Biscarrosse, en plein XXe siècle, a dû son développement successivement au choix de ses sites vierges par les ateliers Latécoère, puis par le ministère de la Défense pour lancer des missiles. Dans les deux cas, dix ans d’essor et dix de déclin, puis le soufflé est retombé ; et les pins ont repoussé sur la démolition des œuvres d’hommes « venus d’ailleurs ». Nous évoquerons bien d’autres exemples dont les habitants sauront tirer les avantages matériels provisoires tout en y gagnant une incontestable intelligence politique dans leurs rapports avec tout système d’implantation extérieure avec lesquels ils ont cultivé au mieux l’art du « donnant-donnant ». Ils ont généralement gardé pour leur for intérieur cette botte stratégique – qui est aussi une jouissance – qui consiste à savoir que l’on sera toujours là quand les autres seront partis…

À l’ère de l’intégration par le « statut » et de la dépendance financière, ce discours s’épuise. Mais il en reste ce « quant à soi » qui maintient la distance avec tout pouvoir extérieur, qui ressemble bien à l’expression de cette « fierté », à la fois dérisoire et hautaine, déjà « quijotesque » et certainement gasconne, qui repose essentiellement sur l’illusion que l’on se sait capable d’entretenir. Pouvoir de pauvre sans doute, mais pouvoir suffisant pour conduire des actions diplomatiques à effet momentané tant que les systèmes d’encerclement n’ont pas créé leurs ravages.

Ainsi, la définition des « Landais » par les « Landes » est définitivement piégée ; la réalité des uns est intimiste, celle de l’autre [p. 36] est uniforme et paysagère. Ici, comme ailleurs, se vérifie le constat d’André Siegfried [21] :


« Partout j’ai rencontré des hommes, nulle part, j’ai rencontré un peuple ».


La limite est ainsi tracée, plus généralement, à toute recherche en sciences humaines, entre deux objets effectivement insaisissables : l’homme et son mystère, d’un côté, le pouvoir et ses masques de l’autre. Aussi est-il plus humble, et plus véridique en même temps, de s’intéresser aux interactions entre ces deux « continents » de la pensée.


Des identités aux systèmes :
quatre étapes dans la construction territoriale


Et cette relation est vive, omniprésente, fondamentale, même si elle n’épuise pas le problème de la définition des bornes. C’est dans la confrontation, qui peut être pacifique, entre deux « inconnus », l’homme et les pouvoirs (et tous les pouvoirs), que se construit le monde visible, concret, intelligible : il est fait d’appartenances, de nécessités, de systèmes, de structures ; mais comme ce qui précède ne saurait concerner tout l’homme, le renfort de l’esprit et du sentiment est la condition même de son adhésion – et voilà l’idéologie. Là où la relation se corse, c’est que cette relation est devenue dialectique et cumulative : l’idéologie sécrète la structure, la structure nourrit l’idéologie dans une course folle qui parfois s’interrompt lorsque l’homme, le pauvre homme avec ses intérêts immédiats, rencontre le pouvoir politique, avec ses gourdins et ses mensonges. Il faudrait des typologies multiples, et toujours imparfaites, pour tenter de rendre compte, comme s’y essaie avec raffinement l’analyse systémique, de ces interactions incessantes qui conduisent à l’absurde ou à la violence, émotions elles-mêmes contenues et gérées selon la même logique, par des systèmes et des idéologies.

« L’absurde » – l’incohérent – et la « violence » – l’illégitime révoltant – voilà les deux marques de ces constructions qui ne s’adressent qu’à l’homme émietté, catégoriel, « qualifié », et englobé : car loin d’ordonner, comme le prétend l’idéologie, les hommes et leurs passions vulgaires dans des aspirations qui les [p. 37] dépassent et les élèvent, les systèmes collectifs exacerbent généralement ce qu’il y a de plus vil et de plus étroit dans leur dynamisme individuel : recroquevillement statutaire, chasses gardées, vanités protocolaires… au prix, bien entendu, de tous les reniements, volontaires ou subis. Nous avons rencontré ces contradictions à l’occasion de l’examen d’une administration honorable [22], mais nous craignons, à la suite de Michel Crozier, qu’aucune institution collective, même sommaire [23], n’échappe à ce virus si déterminant dans l’explication de trop de nos malheurs collectifs.

L’incohérence et la violence, qui peut être sournoise, c’est-à-dire juridique, sont les antinomies de la rationalité et du bonheur qui demeurent en démocratie la justification inscrite sur toutes les cartes de visite des systèmes collectifs : c’est sur ce terrain, c’est-à-dire à leur propre jeu, qu’il faut les dénuder et démasquer les constructions progressives qui partent de réalités sommaires pour fabriquer les bulles idéologiques qui peuplent aujourd’hui les mondes de l’organisation sociale, au point de baliser l’horizon mental de tout un chacun. C’est bien ce que nous avons constaté à propos de la construction de « l’objet landais » : voilà l’objet effectif de notre recherche.

La réponse méthodologique à cette difficulté simplifie les choix. Puisque nous soupçonnons, derrière toute fabrication idéologique, un jeu subtil d’enchaînements, d’interactions, qui modifient la perception des réalités et reconstruit les mondes, nous avons affaire à un processus de nature génétique, dans lequel l’observation d’un segment, d’une chaîne de réactions, est plus significative que celle du corps tout entier. C’est dans la mesure où nous avons perçu – le plus souvent sur le terrain – que ces phénomènes étaient à l’œuvre, que nous avons choisi de les focaliser, à partir d’indices élémentaires, tels que des contradictions évidentes prises dans l’histoire, dans l’ordonnancement juridique, dans la création institutionnelle, pour terminer avec l’expression électorale, qui les récapitulent toutes.

Ce jeu inquisiteur qui reste l’aiguillon de toute recherche est sans doute sans fin : il s’applique à de multiples théâtres et nous nous sommes bornés à ceux qui faisaient intervenir le pouvoir d’État ; il puise à toutes les méthodes, mais ne choisit pas ses séquences. Quels ont donc été les critères de délimitation de notre attention déconstructrice ?

[p. 38]

D’abord : l’étonnement et la surprise devant l’extraordinaire efficacité, dans le cas des landes de Gascogne, d’une « rencontre » transformatrice, que nous nous efforcerons de caractériser, entre des systèmes locaux stabilisés depuis des siècles, et des perceptions extérieures largement oniriques, qui, malgré tout, réussiront à transformer un paysage, une économie, et un mode d’exploitation… en moins de cinquante ans. Dans cette « révolution » que l’on s’apprête trop vite à attribuer à la technique, nous constaterons que celle-ci ne joue qu’un rôle secondaire dans l’efficacité du processus, mais qu’elle est utilisée, à tout moment, y compris dans l’histoire, comme argument justificateur, comme arme idéologique. Si la technique n’est pas déterminante, si elle n’est au mieux qu’une variable d’environnement mental, même puissante, c’est que d’autres forces sont à l’œuvre.

Ce sont celles-là que nous efforcerons de mettre en évidence, en identifiant les objets qui permettent de les mettre en mouvement. L’échelle du « petit pays », le Pays de Born en l’occurrence, a été délibérément choisie pour observer le segment crucial, entre 1780 et 1860, puisqu’il est aux premières loges des « expériences » fondatrices, celle de la fixation des dunes à la fin du XVIIIe siècle, puis celle de la généralisation d’un droit de propriété exclusif, sur l’initiative de Napoléon III et par la loi de 1857. Ajoutons que nous avons pu disposer d’un fonds d’archives familiales inédites et que, par héritage matériel autant que culturel, nous sommes aussi immergés dans cette réalité locale de manière quotidienne.

Nous avons largement puisé dans le matériau juridique landais constitué par le régime des droits d’usages, dont les évolutions multiples, puis la survivance jusqu’à des années récentes, ont pu servir de révélateur aux changements de nature économique et politique enregistrés sur la période. Sans réduire la portée de phénomènes physiques, tels que l’avancement des dunes, ou psychologiques, comme la concurrence entre ingénieurs penchés sur le « berceau » des landes, il nous est apparu que le facteur explicatif central de cette « révolution » tranquille résidait surtout dans la jonction administrative et politique de ces territoires atypiques. Cette notion, interactive s’il en est, nous semble la seule en mesure de rendre compte des changements sociaux décisifs par lesquels la transformation effective du paysage des landes a été possible. Les [p. 39] indices essentiels de cette approche ne manquent pas : volontarisme administratif initial s’épuisant – déjà – dans les retards budgétaires, rôle déterminant de l’institution communale, adaptation progressive des hommes, non sans réticences, au moyen de ces multiples marchandages du progrès par lesquels l’intégration dans le système dominant finit par l’emporter. Ces interactions sociales initiales sont fondamentales, correspondent à ce que Bertrand de Jouvenel [24] considère comme la base du « politique ». Elles créent en effet l’entrepreneur politique avant que n’apparaisse le « rentier politique ». Notre objet d’étude, entre le local et le national, nous permet de les rendre identifiables.

Qui dit jonction suppose l’existence préalable de plusieurs entités ce qui implique qu’elle s’établit sur quelque chose. Or, la vision historique reste inévitablement marquée, en ce qui concerne les Landes, par un certain monolithisme des points de vue. La revendication du succès, du côté de l’État, ou de celui des acteurs locaux, sert de modèle à toute présentation de la transformation ; l’histoire des Landes, comme toute histoire, n’évite pas l’influence de ce balancier qui a trop longtemps penché du côté de l’acteur public. L’histoire de la forêt landaise [25] rétablit très judicieusement un nouvel équilibre qui, se nourrissant de faits oubliés, corrige utilement l’histoire officielle. Faits nouveaux contre faits établis : l’histoire reste dans la logique du procès, et un procès n’explique rien. Derrière les histoires, se cache une autre réalité, faite d’interactions parfois identifiables, parfois pertinentes, le plus souvent perdues entre mille. Ce sont elles qui contribuent le plus efficacement à faire l’histoire. C’est bien ce que nous découvrons sur ce littoral privilégié où se nouent, dans un jeu d’apprentissage, de rapports de force, de conflits larvés, des évolutions lentes qui vont aboutir, comme de façon préméditée, au surgissement des landes forestières contemporaines.

L’un des paradoxes de cette transformation, qui est donc sociale et politique avant d’être technique, c’est de s’appliquer, avant et après, à une réalité qui demeure désertique, dont la force d’évocation crée des mirages, comme nous l’avons déjà indiqué. C’est là toute la difficulté que rencontrera notre analyse. Mais c’est peut-être aussi la clé de la réussite de la « jonction ». À y regarder de près, la vision extérieure sur les Landes, en dépit de [p. 40] ses outrances, de ses contradictions épistémologiques, va développer chez les acteurs publics une problématique constante, originale et une nécessité de découvrir, souvent après des tâtonnements, les charnières par lesquelles se construira le « monde nouveau ». Si nous valorisons ainsi cette idéologie déformante, si nous lui trouvons aussi des vertus dynamiques et « créatives » de réel, c’est qu’un autre scénario, réformiste et gestionnaire, n’était pas exclu : celui consistant à « faire avec » le système agropastoral traditionnel, à le perfectionner, à l’arbitrer, et à attendre le XXe siècle pour éventuellement l’entretenir et le subventionner comme patrimoine ethnologique et socio-économique. Cette hypothèse n’est point saugrenue, puisqu’un scénario comparable prévaut aujourd’hui pour l’agriculture de montagne, avec la bénédiction des instances européennes [26] sans transformation radicale des traditions séculaires.

Mais parce que les landes de Gascogne étaient trop effroyables et la misère de ses habitants trop affligeante, parce qu’ainsi la déformation de la réalité se nourrissait des ressorts de l’affectivité, il s’est créé une idéologie « moderniste » de rupture, de transformation, qui a conduit les réglages politiques et institutionnels. Nous nous efforcerons de montrer comment ce phénomène de va-et-vient entre l’idéologie et l’action publique confrontée à une « réalité immémoriale », s’est avéré en vérité incompatible avec les projets modernisateurs.

Pour rendre compte de ces interactions, il faut commencer par comprendre le système local, tel qu’il est organisé à la fin du XVIIIe siècle, mesurer son degré d’autonomie et identifier le mode de jonction avec le système extérieur qui prendra toute son importance dans la phase de transformation radicale en 1857 [27]. Cela revient à étudier, dans une première partie, la territorialisation juridique et technique qui a dû le dépasser et « l’intégrer » en même temps. Cette construction nouvelle de territoire s’est mise en place avant 1789, mais elle s’est poursuivie sous la Révolution et les régimes ultérieurs.

Nous décrirons là la société agropastorale du Pays de Born habituée au régime juridique des « droits d’usages ». Celui-ci nous fera découvrir la réalité « préexistante » de cette contrée, le rôle du pouvoir local, la stabilité du système d’affectation des [p. 41] ressources et une relation au pouvoir central commandée essentiellement par le souci de maintenir un système socio-économique original et remarquablement stable.

C’est au travers d’une menace fondamentale touchant l’ensemble du littoral, constituée par l’avance inexorable des sables, que le protocole de relations avec le pouvoir va évoluer, modifiant sa posture de régulateur en celle d’intervenant direct. Le changement de cette relation politique se trouve à l’origine du véritable bouleversement dont tout va découler à plus long terme : un surinvestissement idéologique à propos des landes de Gascogne, dont les manifestations déclencheront l’intervention administrative et la tentative coloniale. Au terme de cette séquence d’enchaînements, rapportée au seul Pays de Born, rien n’annonça cependant les transformations radicales ultérieures : en 1840, les colons extérieurs repartirent, désappointés. La logique bureaucratique, déjà en cours, retarda quant à elle l’œuvre agronomique technique des ingénieurs de fixation des dunes sur tout le littoral landais. Les deux sphères, locale et centrale, se rapprochèrent à l’occasion de ce processus d’intervention et de territorialisation, puis continuèrent leur chemin. Le système agropastoral en sortit presque renforcé : l’acteur administratif remplaça simplement le seigneur d’Ancien Régime, absent depuis 1750, par l’institution communale naissante qui découvrit alors la « supplique » au préfet, en lieu et place des appels au Parlement de Bordeaux. Mais le mode d’exploitation de l’espace ne changea pas, le paysage global ne pouvant encore devenir forestier…

Cette première étape de la territorialisation « par en haut » a rempli une fonction de familiarisation. Mais elle s’est avérée insuffisante pour aboutir au changement indispensable qui avait besoin d’alliés à l’intérieur du système local lui-même. C’est à ce niveau que s’est opéré un renversement dialectique. La structure à dominante juridique et ses motivations agronomiques d’intervention allaient créer dans l’« archipel » landais les ferments modernisateurs en mettant en œuvre un processus comparable à l’invasion cellulaire, d’origine politique. Une seconde phase de territorialisation politique s’enclencha. Les conseils municipaux issus de la République, qui firent plus ou moins l’apprentissage de la démocratie, découvrirent surtout un nouveau mode de rapport à l’espace : celui de la propriété foncière pleine et entière, soumise à un budget, autonome et exclusive. Il s’agissait de tout le contraire [p. 42] d’une propriété fractionnée entre de multiples droits réels, conçus pour satisfaire des besoins précis et limités. Remarquablement stables, et constitutifs d’un espace social, parce qu’appropriés par les populations [28], mais parfaitement inadaptés au changement des paysages. C’est lorsqu’ils y eurent goûté, aidés en cela par l’expérience des notaires et géomètres, seuls initiés au nouveau droit de la propriété, que la vraie transformation (ce que nous appelons la jonction définitive) allait faire son œuvre.

D’où l’intérêt et l’importance factuelle de l’œuvre révolutionnaire prise comme processus de nouvelle administration locale. Elle fut le fait générateur indissociable des changements ultérieurs. C’est ainsi que nous développons une présentation de type théâtral (d’abord : les théâtres de la Révolution dans les Landes), pour mieux souligner les écarts de mise en scène, entre la Chalosse, les villes, et les landes préforestières. Autant de cadres différenciés qui font apparaître des prédispositions aux institutions républicaines, ou, au contraire, des résistances. La chaîne « structure/idéologies » est particulièrement instructive au moment de cette mise en place, car, ensuite, les systèmes institutionnels de l’État moderne vont vivre leur vie, selon leur cohérence et leur efficacité.

Cette analyse de la territorialisation politique montre que ceux-ci ne seront pas épargnés de vices originels, sensibles dès les travaux de réorganisation administrative, notamment au niveau de la représentation problématique des forêts dans le nouveau « département des Landes ». Cet instrument étatique rejoint celui de la perception ontologiquement « piégée » des réalités sociales locales. Que la focalisation s’effectue à l’échelle d’un canton ou à celle du département tout entier, elle révèle une typologie d’interactions entre structures et idéologies dont l’inventaire doit être dressé. En pressentant, derrière ces « dialectiques séquentielles » les formes contemporaines d’une société éclatée en systèmes artificiels, nous essaierons de remonter à la source de leur dynamique actuelle. Ainsi nous décrivons les processus de façon phénoménologique (« comment ça se passe ? ») l’instauration d’un découpage et d’un fonctionnement politique des Landes (la majuscule dénotant ici le processus d’étatisation en œuvre), avant d’étudier le devenir des systèmes et de nous interroger sur ce que cela entraîne.

[p. 43]

Mais c’est ici que le vice originel – le mauvais gène – consistant dans l’impossibilité de saisir la réalité sociale landaise, allait continuer à produire ses effets. Certes, le développement institutionnel et systémique du XIXe siècle, à l’instar de celui des cellules vivantes, aurait tendance à le faire oublier…, jusqu’à ce qu’on tombe sur une dysfonction, une incohérence, une absurdité maligne ou bénigne. Alors il faut remonter la chaîne, de l’idéologie à la structure, ou réciproquement, puis pister dans leurs étapes essentielles ces marqueurs héréditaires que tout voudrait dissimuler. C’est ce que cherche à décrire notre troisième partie sur les landes forestières fabriquées par un processus de territorialisation à dominante économique. On rencontre alors un nouveau « paysage », celui de la forêt désormais cultivée. Ce système, porteur de nouveaux rôles sociaux, individuels et collectifs, de nouveaux modes de « politisation », fut marqué évidemment du signe de l’économie capitaliste qui exporta dans les Landes une organisation humaine extérieure : le « système forestier », soumis à ses propres dialectiques : celle de la prolifération bureaucratique à l’intérieur de la sphère publique ; celle de la concurrence corporatiste entre l’appareil public et privé, celle – promise à une longue histoire – entre usages économiques et usages écologiques… Les décalages entre les différentes strates sociales et économiques et la représentation politique, placée dès lors face à une logique décalée par rapport au début du XIXe siècle, démontre tout à la fois l’intégration la plus accomplie des landes de Gascogne dans le régime démocratique nouveau, en même temps que la présence, toujours inaperçue et masquée par le système, de l’habitant étranger aux processus se déployant au-dessus de sa tête.

Dans une quatrième partie, nous nous attachons enfin à l’évolution de la «  territorialisation symbolique  » actuelle qui dépasse l’accumulation feuilletée des anciens territoires produits par l’État, la politique et l’économie, qui, si l’on peut dire, s’accrochent toujours aux branches à l’orée du XXIe siècle [29]. De nouvelles dimensions sociales, porteuses de représentations et d’usages variés ont « envahi » les vieilles Landes, elles aussi mondialisées et globalisées. Le « territoire » connaît dès lors un brassage des classes d’âges et de groupes sociaux, sous l’égide [p. 44] de technologies multiformes, délocalisées (et délocalisantes !), individualisantes plus que communautaires, d’économies inédites, parfois « virtuelles », qui reposent sur des systèmes de valorisation de leurs « produits » ayant leurs « labels » externistes, sur des « publics » implantés et des « usagers » délocalisés, cela dans le contexte d’une redéfinition des rapports entre l’État central et ses territoires.

Là encore, les contradictions conservées dans la « mémoire territoriale » que reproduisent les générations successives d’acteurs sociaux, s’entrechoquent avec la réalité actuelle.

Ces différentes « territorialisations » construites à travers les périodes politiques historiques qui ont « inventé » les Landes, révèlent en définitive une certaine « aliénation » qui est l’objet fondamental de notre interrogation dans cet ouvrage, ainsi que le caractère mystérieux et insaisissable de l’objet « forêt », si bien compris et si humainement décrit par François Mauriac…



[1] Le Bassin d’Arcachon, mais aussi les Landes littorales, connaissent depuis cinq ans un accroissement sensible des résidences principales

[2] Eugen Weber, La Fin des terroirs, Paris, Fayard, 1983.

[3] Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1983.

[4] R. Boudon, La Place du désordre, Paris, PUF, col. «  Quadrige  ».

[5] La science politique « frondeuse » doit beaucoup à cet édifice aux perfections formelles qui lui donne l’occasion permanente de dénoncer ses contradictions et ses faux-semblants.

[6] Pierre Lemeux, « L’Économie de la Résistance », Le Figaro, pages économiques, 30 janvier 1997.

[7] James Bucanan et Jeffrey Brennon, The Power to tax. Analytical Foundations for a fiscal Constitution, Cambridge, Cambridge University Press, 1980.

[8] Eugen Weber, op. cit.

[9] Julien Gracq, Lettrines II, Paris, José Corti, 1990.

[10] Louis Papy, « L’ancienne vie pastorale dans la grande lande », Bordeaux, Mélanges géographiques, 1949.

[11] Consultez aujourd’hui l’annuaire du Minitel, dans n’importe quelle commune landaise, un patronyme local tel que « Belliard » ou « Lacoste » et la machine répondra : « plus de vingt réponses ».

[12] Bernard Traimont, La Sociabilité rurale landaise. Histoire et structure, Paris, Thèse École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1993.

[13] Et qui représentent pour les rédacteurs locaux du journal Sud-Ouest une matière fréquente aidant à remplir les colonnes locales.

[14] Françoise Trigeaud, « Itinéraires de François Mauriac en Gironde », Les Cahiers du Bazadais, mai 1974.

[15] Taine à propos des Landes en 1840, in « Voyage aux Pyrénées ».

[16] Rapport préliminaire de la loi de 1857 relative à l’assainissement des landes de Gascogne.

[17] F. J. Burdeau, « Département des Landes », 1864, reprint Lacour/Rediviva, Paris, 1994.

[18] Jacques Sargos, Histoire de la Forêt Landaise. Du désert à l’âge d’or, Bordeaux, Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1997.

[19] Au sens romain, c’est-à-dire qui ne sont pas intégrés dans le modèle dominant.

[20] Jean François Ratonnat, La Vie d’autrefois dans les Landes. Bordeaux. Éditions Sud-Ouest, 1994.

[21] André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, 1913, Paris, Imprimerie nationale, reprint., 1995.

[22] Politiques forestières comparées : l’Administration forestière, Bordeaux, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine 1986.

[23] Telles les associations humanitaires.

[24] Bertrand de Jouvenel, De la politique pure, Paris. Le Seuil, collection « Points », 1990.

[25] Op. cit.

[26] Règlement CEE du 12 mars 1985.

[27] Lors de l’intervention de la loi obligeant les communes landaises à généraliser la plantation de pins maritimes.

[28] Cf. Henri Lefèbvre, Du rural à l’urbain, Paris. Le Seuil, 1969. Il n’y a d’espace social que s’il y a appropriation.

[29] La littérature sur la « nouvelle modernité » est immense. On consultera avec intérêt l’ouvrage de synthèse d’Yves Bonny, Sociologie du temps présent. Modernité avancée ou postmodernité ? Paris, Armand Colin, col. « U », 2004.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 mars 2012 12:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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