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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roger DANGEVILLE, “Marx et la Russie.” In revue L’homme et la société, revue internationale de recher-ches et de synthèses sociologiques, no 5, juillet-septembre 1967, pp. 149-164. Paris : Les Éditions Anthropos. Les ayant-droit de Roger Dangeville, traducteur, nous accordaient le 17 mai 2013 leur permission de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.

[149]

Roger DANGEVILLE

Marx et la Russie.” [1]

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 5, juillet-septembre 1967, pp. 149-164. Paris : Les Éditions Anthropos.


La Russie, les États-Unis et le « Capital ». [149]
II n'y a pas de sottes études. [151]
L'épicentre de la révolution. [152]
Allemagne et Russie. [153]
1848, la Russie et l'Angleterre. [157]
L'histoire de la Russie. [158]
Ferments de dissolution du tsarisme. [161]


La Russie, les États-Unis et le « Capital ».

La chronique nous rapporte que le plus souvent le Général [2] était satisfait. Son ami, Karl Marx, avait du génie et élaborait essentiellement la théorie en se livrant aux recherches fondamentales et en laissant à ceux qui avaient simplement du talent [3] le soin des questions secondaires et des recherches moins ardues sur l'histoire et l'actualité, la politique et la tactique immédiate du parti.

Mais, il arrivait, paraît-il, que l'auteur du « Capital » délaissât les sentiers escarpés qui mènent aux sommets lumineux de la science [4] pour se disperser dans les détails et le quotidien. Ainsi perdrait-il son temps, pendant des années, à préparer des interventions et des rapports détaillés et minutieux pour un petit cercle d'ouvriers plus ou moins instruits (comité central de la 1re Internationale), ou bien il dévorait et annotait des milliers d'ouvrages traitant des sujets les plus disparates. Il allait même jusqu'à faire ces travaux dans le plus grand secret, et on assure qu'Engels fut surpris lorsqu'il recensa l'héritage littéraire de Marx, car il écrivit à Sorge : « Il y a aussi 3 ou 4 cahiers de mathématiques. J'ai eu l'occasion de montrer à ton fils un exemplaire sur les bases nouvelles du calcul différentiel. S'il n'y avait pas eu l'énorme matériel sur l'évolution de la Russie et des États-Unis (plus de deux mètres cubes rien qu'en matériel et statistiques russes), le deuxième livre du « Capital » serait depuis longtemps à l'impression. Les études de détail ont accaparé Marx pendant des années. Comme toujours, il tenait à ce que tout soit parfaitement tenu à jour, et maintenant tout est anéanti, à l'exception de ses extraits [5]. »

Il arrivait alors, poursuit la chronique, que le général s'impatientait et entrait dans des colères noires. Mais, ici, elle devient mauvaise langue et insinue que certains travaux sont accessoires, voire inutiles dans l'œuvre de Marx. Qui plus est, elle en appelle à l'autorité d'Engels. En réalité, comme nous allons le [150] voir, ces travaux « secondaires » illustrent le mieux les desseins de Marx : ne portent-ils pas sur des événements qui, après la mort de Marx, ont bouleversé la vie de millions d'êtres humains et de générations entières ?

Pourtant Engels avait bien pris soin de lever toute équivoque. Sur la tombe même de Marx, il précisait que les recherches de son ami ne s'expliquaient pas seulement par son goût pour les études, mais par ses desseins révolutionnaires [6]. Engels ne disait là que la stricte vérité, mais il heurtait le bon sens même, car on ne tient pas les hommes politiques pour des hommes de science. Il avait beau expliquer que la révolution ne se fait pas en agitant les idées et en travaillant les esprits, mais en ayant une connaissance profonde de ce phénomène matériel, inscrit dans le développement même de la société. Certes, c'était comme un ouragan qui se déchaîne soudainement, mais, en fait, les condensations qui engendrent des formations sociales nouvelles et plus développées s'accumulent lentement et progressivement à partir des contradictions sociales de toute l'époque précédente et sont donc parfaitement connaissables. Et justement, il s'agit de ne pas se laisser surprendre par l'orage, car alors il est trop tard pour mener à bonne fin les transformations sociales qui sont possibles dans les périodes de bouleversement.

En effet, l'expérience historique de plusieurs révolutions manquées avait révélé que si l'on voulait éviter qu'à l'heure de la décision le prolétariat hésite, louvoie ou renouvelle les errements qui lui avaient fait lâcher prise si souvent, il fallait qu'un parti révolutionnaire enregistre les expériences faites dans le passé et prévoie le déroulement des phases successives de la révolution. Engels rappelle ainsi qu'en 1849 il avait écrit : Le répit probablement court qui nous est accordé entre la fin du premier acte et le début du second nous donne, heureusement, l'occasion d'exécuter l'une des parties nécessaires de notre tâche : étudier les causes qui ont provoqué la dernière explosion révolutionnaire et en ont en même temps amené l'échec. Or ces causes, il ne faut pas les chercher dans de simples facteurs accidentels — efforts maladroits, talents incertains, malchances, fautes et trahisons des chefs —, mais dans la situation de la société en général et les conditions d'existence particulières des nations entraînées dans le mouvement révolutionnaire [7].

Déjà Blanqui avait dit sans ambages que toute erreur du parti — dont la mission est de diriger — devait être assimilée à une trahison pure et simple, puisqu'il faillissait à son devoir premier. Plus que Blanqui encore, Marx et Engels s'attachèrent à déterminer à partir des causes profondes l'orientation que devait prendre le parti dans les événements historiques. Comme lui, il affirmait que chaque erreur et chaque défaite était une conséquence nécessaire de vues erronées dans le programme établi à l'avance [8].

Il est évident que pour satisfaire à cette partie nécessaire de leur tâche, Marx et Engels devaient non seulement mener à bien leurs recherches fondamentales sur les lois de la société, mais encore les confronter au développement local et historique particulier, autrement dit, accumuler une documentation immense. Lénine expliquait même que les travaux de Marx sur la dialectique et la logique étaient la clé de la compréhension du « Capital ». Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'au lieu de « finir » le « Capital », Marx ait passé le plus clair des dix dernières années de sa vie à étudier les conditions matérielles et historiques opposées des États-Unis et de la Russie, en ce qui concerne notamment la forme de la propriété foncière. Un tel reproche pouvait s'expliquer à la fin du siècle dernier, mais aujourd'hui [151] où la vie quotidienne nous montre l'influence des deux « Grands » sur l'histoire et le sort de l'humanité, la mauvaise foi de l'argument est évidente. En fait, ces travaux montrent la convergence réelle entre l'analyse et le développement historique concret et les études fondamentales puisque Marx avait l'intention d'incorporer les résultats de ses analyses sur la Russie et l'Amérique dans le troisième livre du « Capital » [9].

II n'y a pas de sottes études.

C'est Bernstein qui introduisit chez Marx l'opposition entre l'homme de science et le révolutionnaire pour opposer systématiquement ce qu'il appelait la « science pure du socialisme marxiste » et sa « partie appliquée ». Or, il est évident que, chez Marx, ces éléments forment un tout indissoluble. En fait, les séparer revenait à mutiler tout le sens de son œuvre. C'était, en outre, ouvrir la porte aux spéculations ultérieures sur le caractère plus ou moins utopique de la science marxiste (ou socialisme scientifique, selon l'expression de Marx lui-même), sur l'ambiguïté de cette doctrine, sur l'opposition entre le marxisme de Marx, d'Engels et celui de ses successeurs authentiques, tel Lénine. Enfin, c'était établir un choix parmi les œuvres de Marx et d'Engels, en vue d'en écarter certaines.

Parmi les ouvrages les plus gênants, on trouve au premier rang ce qu'on appelle les écrits militaires qui représentent presque le quart de l'œuvre de Marx et d'Engels. La chronique nous les présente comme des travaux de caractère personnel et circonstanciel, autrement dit d'ouvrages qui n'ont pas un lien nécessaire avec tout le reste. S'il est vrai qu'Engels s'occupa particulièrement de ces questions, il n'en demeure pas moins que Marx s'en préoccupa plus que son ami à certains moments [10] et très souvent lui fournissait les directives sur la manière d'en traiter et sur les conclusions à en tirer.

Dans sa Préface aux Notes d'Engels sur la Guerre de 1870-1871, Bracke montre déjà que ces travaux avaient un but tout à fait pratique et évident : « Quand on l'appelait « Général », ce n'était pas sans quelque idée qu'un jour viendrait où l'on ferait appel à Engels pour diriger l'armée révolutionnaire. » Mais ce n'est là qu'un but tout à fait immédiat qui a certes son importance, puisqu'il convient que des hommes capables s'occupent d'affaires aussi décisives que celles des batailles révolutionnaires où le sort des masses se joue parfois en quelques heures pour les décennies suivantes [11].

En fait, le « secret » des études militaires de Marx et d'Engels est ailleurs : elles sont à la fois la conclusion de leurs recherches les plus théoriques et l'application pratique d'études de détail dans une science et un art particuliers.

En un mot, Marx et Engels y déterminaient quelle était la constellation des forces issues du cours historique et des rapports économiques et sociaux. En conséquence, à chaque phase historique, Marx et Engels ont établi une sorte de parallélogramme des forces en déterminant l'épicentre du mouvement et en évaluant les forces dans leurs rapports respectifs. C'est ainsi que, pendant plus de la moitié du siècle dernier, l'épicentre révolutionnaire se trouvait en France, puis en Allemagne et enfin en Russie.

Cette vision du marxisme se heurte à toute sorte d'idées simplistes sur la lutte des classes. En effet, on comprend mal le rôle des armées et des États dans les guerres et on les oppose — comme des aberrations — aux luttes de classes. Or, lorsque le marxisme substitue à l'histoire des peuples et des États celle des classes, il n'élimine pas d'un coup [152] de pied les États et ne ferme pas les yeux sur ce qui s'y passe. En effet, après avoir trouvé leur explication dans la notion de classe, il les analyse et les comprend dans toute leur complexité réelle. Il montre ainsi que les classes issues des rapports économiques commencent par s'organiser en parti politique, puis en États politiques, dont les armées sont des prolongements. L'histoire voit ainsi les classes se substituer les unes aux autres dans la direction politique et économique de la société, dans le temps aussi bien que dans l'espace.

Ici encore il faut des recherches de détail en quantité énorme. En effet, la relation établie par le marxisme entre la base économique et la superstructure politique n'aurait jamais pu être déterminée sans une profonde observation et une vaste connaissance des faits dont l'économie fournit la clé. De même, il n'existerait pas de lois sur la gravitation universelle — confirmée aujourd'hui de manière expérimentale par les fusées et les satellites — sans les minutieuses observations des mouvements apparents des astres et les règles et concomitances que Kepler a tracées à partir d'eux. Qui plus est, une fois dégagées les lois historiques et économiques, le marxisme les applique de nouveau à la multiplicité des phénomènes sociaux qu'il lui importe au plus haut point de saisir dans toute leur profondeur et leur étendue.

L'histoire humaine est trop importante pour qu'on l'aborde avec des préjugés et des à-peu-près.

L'épicentre de la révolution.

C'est ainsi que le marxisme n'applique pas seulement son observation aux pays capitalistes les plus développés, mais aux développements sociaux et productifs quels qu'ils soient. A fortiori considère-t-il le système capitaliste à l'échelle mondiale. C'est ce qui explique qu'il ne considère pas que la lutte des classes soit automatiquement la plus vive — à tous moments — dans le pays capitaliste où les classes sont les plus élaborées, autrement dit que l'épicentre de la révolution se situe dans le pays capitaliste le plus développé. En effet, ce serait oublier que les classes s'organisent en États et que la bourgeoisie est de toute évidence la plus forte là où le capitalisme est le plus développé, comme en Angleterre au siècle dernier et aux États-Unis de nos jours.

C'est dire que Marx et Engels ont attaché la plus grande importance à l'analyse des contradictions sociales à l'échelle internationale et notamment au développement d'États nouveaux qui entrent dans le mouvement historique et déséquilibrent l'ancien rapport des forces. C'est ainsi qu'au siècle dernier, en devenant des nations modernes, la France, puis l'Allemagne et enfin la Russie ont représenté le point faible du système mondial de la domination capitaliste, comme de nos jours le mouvement s'est propagé dans les pays ex-coloniaux qui symbolisent l'instabilité du système de domination capitaliste.

Il est facile d'opposer Marx à lui-même en montrant qu'il soutenait ici ce qu'il condamnait là. En fait, le rapport des forces avait simplement évolué. C'est ainsi que la bête noire de Marx et d'Engels a été, pendant la plus grande partie du siècle dernier, la Russie, tandis qu'elle représenta finalement l'espoir de la révolution. Ils ne se contredisent nullement, ni ne tournent leur veste, ils suivent simplement l'évolution historique.

Dès la fin de la phase de systématisation des États d'Europe occidentale et centrale, symbolisée par l'unité allemande scellée à Versailles par Bismarck en 1871, Marx montre comment le mouvement historique va progresser impétueusement à l'Est, et notamment en Russie à partir de la situation historique acquise. Il écrivit en conséquence : « Une guerre entre l'Allemagne et la Russie doit naître de la guerre de 1870 aussi fatalement que la guerre de 1870 est née elle-même de la guerre de 1866 [12]. Je dis fatalement, sauf le cas peu probable où une révolution éclaterait auparavant en Russie. En dehors de ce cas, la guerre entre l'Allemagne et la Russie peut d'ores et déjà être considérée comme un fait accompli. Si les Prussiens prennent l'Alsace-Lorraine, la France s'unira à la Russie pour combattre l'Allemagne. » [13].

[153]

En janvier 1888, Engels précise encore la nature de la guerre en perspective dans une lettre à Sorge : « L'Allemagne lèverait environ cinq millions d'hommes soit 10% de sa population, les autres de 4 à 5 %, et la Russie un peu moins. Il faudra voir comment ils seront nourris. Les dévastations seront comparables à celles de la guerre de Trente ans. La guerre ne pourra être terminée rapidement malgré les énormes forces armées, car la France est protégée par un système de fortifications à sa frontière Nord-Est, et la défense est admirablement bien faite au Sud-Est et autour de Paris. Cela durera donc longtemps et, de même, la Russie ne pourra être battue d'une traite. Si la guerre ne peut être stoppée par des révoltes internes et se trouve menée jusqu'au bout, l'Europe serait plus épuisée qu'elle ne le fut jamais au cours des deux derniers siècles. L'Amérique et son industrie aurait alors triomphé sur toute lu ligne, et il n'y aurait qu'une seule alternative : retour à une agriculture pour la consommation directe, car les céréales américaines empêcheraient d'autres formes de culture, ou bien la révolution sociale. »

Nous pourrions citer des dizaines de passages sur la guerre et la révolution en Russie. Citons simplement la Préface russe du « Manifeste communiste » de 1882 : « Si la révolution russe donne le signal d'une révolution prolétarienne en Occident, et si toutes les deux fusionnent, l'actuelle propriété collective de Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste. »

En 1924, une fois le prologue russe réalisé, Staline lui-même ne disait rien d'autre dans son style si particulier : Cependant Lénine ne craignit pas de courir ce risque (d'une révolution dans un pays arriéré). Il savait, il voyait d'un œil lucide que l'insurrection était inévitable ; que l'insurrection triompherait ; que l'insurrection en Russie préparerait la fin de la guerre impérialiste ; que l'insurrection en Russie mettrait en branle les masses épuisées des pays d'Occident [14].

Si l'on a oublié aujourd'hui que la révolution russe et européenne avait été prévue quarante ans au moins à l'avance par Marx et Engels dont Lénine fut le fidèle continuateur, c'est que la révolution n'a triomphé que dans un seul pays et que Staline en a fait la théorie du socialisme dans un seul pays, théorisant ainsi la défaite du prolétariat international battu à l'extérieur de la Russie. Bref, c'est que la vague révolutionnaire prévue par Marx et Engels a été brisée par la contre-révolution armée, lorsque, de Russie, elle tenta de gagner l'Europe centrale et d'accomplir la seconde phase de la prévision [15].

Aujourd'hui, où tout le monde est suspendu aux informations et à l'actualité, en disposant des instruments de diffusion les plus perfectionnés, mais se laisse toujours surprendre par ce qui arrive, on ne peut admettre, bien entendu, qu'il soit possible de prévoir, des décennies à l'avance, les événements majeurs de la société. C'est pourquoi nous consacrerons une ample partie de cet article à expliquer comment Marx et Engels ont fait pour prévoir le cours ultérieur de l'histoire. Il se trouve que, ce faisant, nous restons dans le sujet assigné : la préparation de la révolution russe. Nous verrons (pie pour mener à bien cette tâche, il n'était pas nécessaire que Marx et Engels fussent des surhommes : il leur fallut simplement faire preuve d'esprit de suite en allant au fond des choses, bref en étant des révolutionnaires conséquents et radicaux.

Allemagne et Russie.

Notre intention n'est nullement de monter en épingle les mérites inégalables de Marx et d'Engels, mais bien plutôt de relier leur action avec des réalités sociales profondes et fondamentales. [154] Il est évident ainsi qu'en rappelant l'intérêt majeur que portaient Marx et Engels à la révolution russe, nous rappelons simplement que c'était là une préoccupation du prolétariat de tous les pays qu'à cette époque ils représentaient directement. Ce n'est qu'en nous référant à des faits historiques très vastes que nous pourrons donc comprendre de quelle nature réelle était le lien entre la révolution russe et l'action de Marx et d'Engels, expression du prolétariat international. Il nous faut donc entraîner le lecteur dans des événements historiques immenses qui seuls peuvent expliquer objectivement leur génie. Or, c'est l'Allemagne qui nous fournira cette clé.

Le marxisme lui-même s'est défini comme la synthèse des enseignements tirés de la lutte du prolétariat sur le plan économique en Angleterre, sur le plan politique en France et sur le plan théorique en Allemagne [16]. Ce dernier apport peut paraître mince par rapport aux deux précédents, car ce n'est qu'un élément intellectuel, un fait de conscience. Mais au fond, c'est la contribution décisive du marxisme lui-même à la lutte des classes.

Il est évident que le prolétariat engagé en dernier dans la bataille et bénéficiant de la maturité des deux précédents pouvait mieux que tout autre théoriser l'action du passé en vue du futur. Le prolétariat français qui avait mené tant de luttes glorieuses sur le terrain, était trop engagé dans ses propres conditions de lutte pour élever sa vue à la hauteur de toute l'histoire et de toutes les nations. C'est en Allemagne alors attardée que les conditions existantes donnaient une vision universelle au prolétariat. En effet, les rapports développés et arriérés s'entremêlaient dans ce pays, tout comme les modes de production les plus variés se superposaient pour écraser les masses jusque dans leur vie la plus quotidienne. Il était normal qu'à cette universalité de conditions matérielles correspondît une vision universelle de l'histoire.

L'histoire de l'Allemagne en effet, était reliée à la fois à celle des pays développés — l'Angleterre et la France — mais aussi à celle de pays arriérés comme la Russie, car son développement avait été en outre gravement affecté par l'action de l'impérialisme étranger — pour utiliser le terme classique. Marx était donc préparé à être attentif à l'action de la contre-révolution, incarnée alors par l'autocratie tsariste.

L'analogie entre l'Allemagne d'alors et la Russie était si grande que, dans le « Manifeste communiste » (1848) Marx prévit que la prochaine révolution serait le prélude immédiat en Allemagne à une révolution prolétarienne. En effet, l'histoire allemande lui avait montré que la société bourgeoise y subissait une défaite avant même d'avoir fêté victoire et y développait les obstacles à son règne avant même d'avoir surmonté les obstacles du féodalisme [17]. Enfin, l'histoire de l'Allemagne est la plus propre à suggérer qu'il existe des lois du développement social, tant cette histoire suit un cours inflexible. Pour comprendre l'histoire même de la Russie, il nous semble nécessaire d'évoquer rapidement celle de l'Allemagne, car, comme nous le verrons, son histoire a été une sorte de répétition générale pour la Russie, ou, en d'autres termes, la Russie a vérifié mutatis mutandis les lois du développement historique dégagées en Allemagne. C'est dire qu'il était possible en Allemagne de prévoir le développement ultérieur de la Russie [18].

[155]

Marx voit que le retard historique de l'Allemagne par rapport à la France et à l'Angleterre par exemple est dû essentiellement aux faiblesses de son développement national. II voit le début de cette carence dans le Traité de 843 qui introduisit en Allemagne la fatale idée du Saint Empire romain germanique, remis à l'ordre du jour par les Empereurs Ottons, dont la tâche aurait dû consister bien plutôt dans la centralisation de l'Allemagne qui ne formait pas un complexe national puisqu'elle détenait des terres françaises et slaves et considérait l'Italie comme lui appartenant et voyait son centre dans Rome. Les Hohenstaufen poursuivirent cette politique plus étrangère et expansionniste qu'allemande, lorsqu'ils pillèrent les villes italiennes.

En raison du morcellement provincial et de l'absence prolongée d'invasions étrangères menaçant le cœur de l'Allemagne, le besoin d'unité nationale se fit moins sentir de 1500 à 1648 en Allemagne qu'en France (qui dut se défendre contre les Anglais) qu'en Espagne (qui venait tout juste d'être reconquise sur les Maures) qu'en Russie (qui venait de chasser les Tartares du pays). La décomposition du féodalisme et l'éclosion des villes eurent un effet décentralisateur supplémentaire.

En se fondant sur ces faits, Engels pouvait expliquer en 1862, au moment où la question de l'unité nationale se posait en Europe centrale, que l'Allemagne avait un intérêt vital à l'unité italienne, car l'unité de ces deux nations aurait pu se réaliser si les Allemands n'avaient pas gaspillé leurs forces dans les expéditions italiennes (comme l'Autriche continuait de le faire en plein xixe siècle).

À cause de ces faits politiques, la révolution bourgeoise ne put se faire en Allemagne au moment où les conditions économiques l'eussent permis. En effet, les intérêts économiques des classes étaient par trop divergents et écartelaient la bourgeoisie au lieu de la renforcer : les seigneurs pillaient les villes et opprimaient la paysannerie, tandis (pie les villes pillaient les paysans. La révolution bourgeoise tentée au moment de la Réforme échoua donc : les routes du commerce mondial cessèrent de passer par l'Allemagne mise ainsi à l'écart. Cela eut pour effet de briser la force de la bourgeoisie allemande.

On voit clairement apparaître ici le lien entre le développement économique et les rapports politiques, et l'histoire y suit un cours d'une rigueur implacable. La révolution manquée profita aux pays périphériques et affaiblit encore l'Allemagne : la Hollande, seule partie de la Hanse qui conservât son importance commerciale, se détacha de l'Allemagne, privant celle-ci de l'embouchure du Rhin. La désagrégation du territoire allemand était amorcée. À la frontière du Nord, le soin fut confié aux Danois de protéger l'Allemagne contre les Danois (Slesvig-Holstein), tandis qu'à la frontière Sud, le garde-frontière suisse, dépourvu de fonctions, s'arracha à l'Allemagne.

La Réforme manquée eut encore une autre conséquence idéologique (politique) : le Nord devint protestant, le Sud catholique pour l'essentiel (le Sud-Ouest étant fortement mélangé, et le Sud-Est exclusivement catholique) ; c'était le début de la coupure entre le Nord et le Sud, entre la Petite Allemagne et l'Autriche. (En France, les Huguenots furent écrasés par le pouvoir centralisateur de la monarchie absolue). La désagrégation se poursuivit au cœur même de l'Allemagne et s'organisa même : des bouts d'État comme l'Autriche et le Brandebourg (Prusse) finirent par se partager l'Allemagne. Ils concentraient en eux toutes les faiblesses historiques de la nation allemande : ils n'étaient ni l'un ni l'autre allemand, mais des colonies bavaroise et saxonne en territoire slave et ils s'emparèrent du pouvoir étatique en Allemagne en s'appuyant sur des possessions étrangères, non allemandes : l'Autriche en s'appuyant sur la Hongrie et la Bohème, le Brandebourg en s'appuyant sur la Prusse et la Russie. Le symbole de ces hérésies nationales fut le partage de la Pologne. Marx et Engels ne manquèrent jamais d'affirmer (pie le rétablissement de la Pologne était la condition de l'unité allemande elle-même.

Privée de ses États périphériques ou dominés par eux, l'Allemagne devint ensuite la proie des autres États européens (Suède, France, Angleterre, Russie, etc.), une sorte de Chine européenne. Les Français intervinrent les premiers en s'alliant aux princes protestants qu'ils achetèrent comme mercenaires. Le point culminant en fut la guerre de Trente ans, où la Suède et la France se partagèrent le pays et garantirent la souveraineté des princes allemands (Traité de [156] Wcstphalie). La Suède fit même partie de l'Empire allemand. À chaque guerre, l'Empereur allemand trouva ainsi des princes allemands dans le camp ennemi, de sorte que chaque guerre se transformait en guerre intestine ou civile. C'est pourquoi, renonçant à se renforcer à l'intérieur, il porta tous ses efforts vers la périphérie, l'Autriche.

Dès lors, toutes les guerres devinrent des guerres de concurrence entre l'Autriche et la Prusse. Cette dernière lit entrer en scène une autre puissance étrangère : la Russie. Déjà Pierre le Grand chercha à prendre pied dans cette Allemagne que la France exploitait si avantageusement et que la Suède était trop faible pour exploiter à fond. Il commença donc par briser la Suède pour essayer, niais en vain, d'acquérir de la terre allemande et devenir prince allemand. Il chercha ensuite à s'apparenter avec des princes allemands et exploita systématiquement les dissensions internes de l'Allemagne au moyen de sa diplomatie. Dans' sa chair, l'Allemagne sut ainsi que l'exploitation des classes se complète par celles des États.

L'Empereur allemand eut bientôt, à l'intérieur, un rival presque aussi puissant que lui, grâce à l'assistance de la France, puis de la Russie. En effet, plus la Prusse émergeait de l’Allemagne, plus elle devenait vassalle de la Russie. Dans ce fait historique Marx vit qu'il était possible au féodalisme, compensant sa faiblesse qualitative par la quantité de sa masse, de tenir en échec les forces progressives à la frontière de l'Europe développée d'alors. Jusqu'en 1870, Marx devait craindre ainsi que le capitalisme encore faible soit ou bien renversé par un retour triomphal du féodalisme, ou bien arrêté ou freiné dans sa progression. C'est dans l'autocratie russe que Marx voyait cette force rétrograde, capable de faire tourner en arrière la roue de l'histoire. L'Allemagne était ainsi soumise aux coups de la contre-révolution féodale, alors que l'Angleterre et la France en furent pour ainsi dire épargnées. L'histoire de l'Allemagne montrait ainsi que les forces politiques pouvaient influer sur le développement économique et social non seulement de manière révolutionnaire en faisant avancer l'histoire, mais encore de manière contre-révolutionnaire en annulant le progrès ou en l'empêchant.

Au moment où en France, en Angleterre, etc. l'État encourageait les manufactures, l'État allemand était ruiné et l'Allemagne vit s'installer un régime patriarcal et petit-bourgeois. Elle était purement passive sur le marché mondial en voie de développement rapide. Les douanes intérieures empêchèrent même la circulation fluviale, et le libre-échange imposé de l'extérieur ne faisait qu'augmenter le morcellement territorial. Alors que les petits États foisonnaient à l'intérieur, la Prusse et l'Autriche, à l'Est et au Sud, cherchaient avidement à conquérir des territoires qui n'avaient pas d'intérêt pour l'Allemagne mais seulement pour la Prusse et l'Autriche.

Marx dit lapidairement qu'à la veille de la Réforme, l'Allemagne officielle avait été l'esclave inconditionnelle de Rome, tandis qu'à la veille de la révolution moderne elle est l'esclave inconditionnelle de moins que Rome, — de la Prusse et de l'Autriche. Il était clair que la bourgeoisie allemande ne serait pas révolutionnaire, comme le démontrait son alliance avec des États périphériques mi-féodaux et mi-bourgeois (Prusse et Autriche, alliés de la Russie féodale et réactionnaire). Il suffisait, pour le savoir, de connaître l'histoire.

La bourgeoisie allemande devait donc nécessairement s'appuyer sur une force extérieure, l'étranger ou Bismarck. La révolution française tenta de la tirer d'embarras. Selon l'expression de Marx, Napoléon 1er devint ainsi le père de la bourgeoisie allemande. Il réussit à mettre sur pied à l'Ouest la Fédération Rhénane où affluèrent les bourgeois allemands et à balayer les petits États, mais il ne vint à bout ni de la Prusse ni de l'Autriche, car il fut battu en Russie.

La Sainte-Alliance de 1815 laissa l'Allemagne en juteux état : elle avait manqué sa révolution. La France fut restaurée bourgeoisement, l'Angleterre faisait plus d'affaires que jamais, et la Russie devint l'arbitre de l'Europe.

De cette simple constellation de forces Marx put déduire quelle serait la nature de la révolution de 1848, après la répétition de 1830 : l'Angleterre s'allierait avec la Russie pour empêcher que le mouvement partant de France ne gagne l'Allemagne et toute l'Europe centrale. Mais, cette fois ce n'était plus la bourgeoisie qui animerait le mouvement, mais le prolétariat. C'est pourquoi Marx écrivit dès 1844 : « Lorsque toutes les conditions seront remplies, le soulèvement [157] allemand sera annoncé par le chant de ralliement du coq gaulois [19]. »

Faut-il s'étonner si après 1870, lorsque l'unité allemande sera enfin réalisée et la société bourgeoise consolidée au centre de l'Europe, le mouvement gagne la Russie qui devient dès lors la pointe du mouvement révolutionnaire.

1848, la Russie et l'Angleterre.

Le prolétariat parisien qui donna le signal de la révolution européenne de 1848 et se tint à l'avant-garde sociale de la lutte, ne pouvait dominer l'ensemble de la crise révolutionnaire, comme c'était possible en Allemagne. En effet, à Paris, le prolétariat se heurtait directement à l'État bourgeois et à ses défenseurs, armée, bourgeois et petits-bourgeois, alors que le prolétariat allemand eut à faire, outre à l'ennemi intérieur, aux forces organisées à l'échelle internationale, — l'Angleterre et la Russie.

Dans la « Nouvelle Gazette Rhénane » dirigée par Marx, Engels dénonça dans l'ordre les ennemis de la révolution : La Prusse, l'Angleterre et la Russie sont les trois puissances que la révolution allemande et sa première conséquence l'unité allemande ont le plus à craindre : la Prusse, parce que l'unité réalisée, elle cesse d'exister ; l'Angleterre, parce qu'alors le marché allemand est soustrait à son exploitation ; la Russie, parce (pie la démocratie avancera non seulement jusqu'à la Vistule, mais encore jusqu'à la Duna et au Dniepr [20].

Dès le début de la crise révolutionnaire, la Russie en appela aux accords de 1815 de la Sainte-Alliance où elle s'était engagée à perpétuer le statu quo en Allemagne — la division en 30 petits États — et s'éleva contre les tentatives d'unité prônée par Marx et Engels. Nesselrode [21] prétextait qu'une Allemagne unie s'engagerait inévitablement dans une guerre avec ses voisins.

Déjà, pour prévenir l'extension de la révolution européenne en Pologne, les armées du tsar réprimèrent avec énergie la tentative de soulèvement effectuée dans la partie prussienne de la Pologne. L'absolutisme russe intervint ensuite ouvertement dans fa question du Slesvig-Holstein [22].

Marx avait considéré que la récupération de cette province allemande, détenue par le Danemark était le début de la guerre révolutionnaire de l'Allemagne [23]. Mais ce fut la Prusse qui la mena à la place d'une Allemagne révolutionnaire et unie et ne fit qu'un simulacre de guerre sous la pression russe. En revanche, la Prusse intervint avec dureté en Pologne, en Bohème, en Italie et même en Hongrie.

Il était clair que l'ennemi intérieur de la révolution allemande — la Prusse — avait partie liée avec les ennemis extérieurs russe et anglais. Mais, cette situation était en train d'évoluer : la Prusse était partagée entre ses devoirs de réaliser l'unité à l'intérieur et ses engagements contre-révolutionnaires en Europe centrale. Certes, Marx dénonça les Allemands qui servaient le tsar en Russie et les troupes de mercenaires hanovriens avec lesquels Wellington avait tenu en échec les chartistes en Angleterre au début de la révolution de 1848. Mais, il précisait que les forces contre-révolutionnaires essentielles étaient anglaises et russes : « On a toujours dit jusqu'ici que les Allemands étaient les hommes de main du despotisme. Nous sommes les derniers à nier le rôle infâme des Allemands dans les guerres honteuses menées contre la révolution française de 1792 à 1815, dans l'oppression de l'Italie depuis 1815 et de la Pologne depuis 1772. Mais, nous posons la question : Qui a utilisé ses mercenaires ? l'Angleterre et la Russie » [24].

[158]

Il ne faut pas voir ici une réaction d'amour-propre national de Marx et d'Engels, mais au contraire une remarque strictement objective : la Prusse contre-révolutionnaire, saisie par le mouvement historique, vacillait, hésitait, avant de devenir l'instrument de la révolution allemande avec Bismarck — cette sorte de Napoléon prussien — en réalisant l'unité allemande, point de départ de structures sociales et productives modernes.

Cette expérience historique allemande devait inspirer Engels lorsque le mouvement historique gagna l'Europe orientale vers la fin du siècle, car il n'hésita pas un seul instant à admettre que l'infâme gendarme de la contre-révolution internationale — la Russie — sortirait de sa stagnation millénaire pour se placer à l'avant-garde de la révolution prolétarienne. Ce serait l'Europe alors qui tenterait d'éteindre l'incendie révolutionnaire russe : « C'est pourquoi, le jour où la principale forteresse de l'ennemi passe entre les mains de la révolution, les gouvernements réactionnaires d'Europe perdront tout sentiment de confiance et de sécurité : ils seront alors tout seuls et ne disposeront plus que de leurs propres forces. Dès lors, tout sera différent. Peut-être seront-ils amenés à faire entrer leurs armées en Russie pour rétablir l'autorité du tsar : quelle ironie de l'histoire » [25].

L'histoire de la Russie.

Pour prévoir la révolution russe, Marx suivit donc la démarche suivante : Tout d'abord, il acquit une connaissance profonde de l'histoire de l'Allemagne qui s'identifie dans ses grandes lignes à celle de toute l'Europe et notamment de la Russie, et en tira les normes pour la révolution moderne dans les pays attardés. Marx put expérimenter lui-même en 1848 en Allemagne les lois de cette révolution ; après quoi, il fut en mesure d'en prévoir l'application aux pays de l'Europe orientale où devait nécessairement se dérouler l'acte suivant du drame.

Mais, pour éviter tout schématisme abstrait, Marx dut recourir à une documentation immense sur les conditions économiques et sociales réelles de la Russie afin de vérifier en quoi elles étaient analogues à celles de l'Allemagne et en (moi elles étaient spécifiques. Marx s'attela donc tout d'abord à l'étude de la question d'Orient, ce pont aux ânes de la diplomatie européenne de toute cette période, puis à l'histoire diplomatique de la Russie [26], pour passer enfin à l'étude de son développement économique (lorsqu'elle commença à sortir de sa stagnation économique).

Lénine lui-même nous indique quelle fut la différence essentielle entre la Russie de 1917 et l'Allemagne de 1848 : « Pour ne pas tomber dans l'erreur d'un report mécanique du modèle allemand au demeurant si juste et si précieux, il faut avoir clairement en vue que le développement allemand exigeait le règlement de la question nationale et l'unité de la nation, tandis qu'en Russie l'essentiel est la question agraire (c'est-à-dire paysanne). Tel est, pour nous le fondement purement théorique de la différence dans l'application du marxisme dans l'Allemagne des années 18b8 à 1868 et dans la Russie des années 1906 à 19 ?? [27]. »

Si la question agraire se pose avec acuité en Russie, c'est, nous dit Marx dans le livre II du « Capital », en raison des conditions climatiques et géo-physiques qui y règnent et qui immobilisent la plus grande partie des activités. En effet, plus le climat est défavorable, plus la période de travail agricole et, en conséquence, la dépense de capital et de travail, se resserrent en une courte période d'activité, et donc de rendement, par an. Ainsi, dans les régions du Nord de la Russie, le travail des champs n'est possible que de 130 à 150 jours par an. Si les 85 % de la population russe que constituent les paysans restaient sans occupation pendant les (i ou 8 mois d'hiver où tout travail agricole est arrêté, leur capacité de production serait catastrophiquement [159] basse. Marx note en conséquence qu'il a fallu trouver du travail à la campagne pour les paysans inactifs pendant les trois quarts de l'année. Outre les 200 000 paysans qui travaillent dans les 10 500 fabriques de la Russie, l'industrie à domicile s'est développée dans tous les villages. C'est ainsi que, dans certains villages, tous les paysans sont, depuis des générations, tisserands, tanneurs, cordonniers, serruriers, couteliers, etc.

On voit ainsi comment l'écart entre la période de production (l'année dans l'agriculture) et la période de travail (4 à 6 mois en Russie) forme la base naturelle de la combinaison de l'agriculture et de l'artisanat rural, domestique et accessoire. Autrement dit, un mode de production très stable et traditionnel où l'agriculture prédomine. En effet, celle-ci a besoin d'un nombre de bras d'autant plus considérable que la saison de travail est courte, et qu'il faut rassembler beaucoup de travailleurs pour faire le travail indispensable en un temps très court, c'est-à-dire les employer collectivement. C'est pourquoi la forme d'appropriation communautaire y est particulièrement vivace et tenace, d'autant que l'agriculture y est étroitement liée à l'artisanat.

Marx n'exclut pas un passage au capitalisme par la voie classique en Russie, mais il constate que la phase difficile est celle de l'accumulation primitive, car le temps de travail étant court dans l'agriculture, le surproduit accumulable y est minime, et l'industrie capitaliste doit y supplanter l'artisanat solidement ancré dans les mœurs et à l'échelle nationale.

Ce sont ces considérations économiques, outre les événements historiques et politiques, qui expliquent la longue stagnation de la Russie dans la phase précapitaliste, et donc son retard social vis-à-vis de l'Europe occidentale jusqu'en 1917.

En passant de l'analyse économique à l'histoire politique de la Russie, Marx relève aussitôt le fait dominant l'histoire russe de l'époque tsariste : la contre-révolution ou la régression sociale. En effet, jusqu'à l'invasion tartare, la Russie partageait le sort de l'Europe médiévale, mais elle régressa ensuite vers une forme semi-asiatique centralisée. Il semble que cette régression soit due à trois causes essentielles : 1° les conditions physiques et climatiques de la Russie ; 2° la nature centrifuge de la première période du féodalisme et le fait qu'il se limitait à une zone réduite et coexistait en Europe orientale avec d'autres modes de production, ce qui laissait, à sa limite, une zone fluctuante ; 3° les interférences politiques et historiques, invasions, guerres, etc.

Ainsi que le reste de l'Europe, la Russie fut submergée par l'invasion des barbares germains. Comme l'Empire de Charlemagne précède la formation de la France, de l'Allemagne et de l'Italie, l'Empire des Rurics (Normands venus de Suède au ixe siècle) précède la formation de la Pologne des pays baltes, de la Russie et de la Moscovie (les Slaves exercèrent une influence au travers de la république urbaine de Novgorod). Toutes les institutions y étaient alors comparables à celles des monarchies féodales du reste de l'Europe.

Cependant, à la suite du déplacement vers le sud de la route du commerce mondial, reliant la Scandinavie à Constantinople, et à la suite de l'invasion tartare, les traditions de l'État normand de Kiev furent détruites. Des territoires entiers furent transformés en steppes désolées d'après le même principe économique que celui qui dépeupla les hauts-plateaux d'Écosse et la Campagne romaine : l'élimination des hommes par les moutons et la transformation en pâturages de terres jadis cultivées et peuplées. Marx nous dit que les Tartares agirent conformément à leur mode de production pastoral qui exige d'immenses zones herbeuses. Cependant, ils ne détruisirent pas les principautés qu'ils trouvèrent devant eux, mais les assujettirent à leur domination.

La principauté de Moscovie finit par émerger de toutes les autres et se substitua, à partir de 1328, à la domination tartare dont elle garda les caractéristiques. Elle élimina les derniers vestiges des formes politiques et sociales d'antan (république de Novgorod, etc.). C'est Ivan III qui symbolisa le triomphe définitif de la principauté de Moscovie, où Marx trouve tous les éléments fondamentaux de la politique tsariste du xixe siècle : la Russie était devenue un État centralisé semi-asiatique.

Marx remarque que tous les historiens européens furent surpris de l'apparition soudaine, aux portes de l'Europe, d'un État aussi puissant et immense. Outre qu'ils ne surent jamais relier l'existence [160] de la puissance russe aux conditions matérielles de cet immense pays, ils ne purent s'expliquer les raisons politiques de cet État puissamment centralisé. D'où leur frayeur irraisonnée ou leur admiration démesurée pour la Russie tsariste.

À propos d'Ivan III qui révéla au monde l'existence de la Moscovie, coincée jusque-là entre la Pologne, la Lithuanie et la Tartarie qu'il vainquit en même temps que la république de Novgorod, Marx écrit : Ivan ne libéra pas Moscou du joug tartare par un coup de main audacieux, mais par une action tenace s'étendant sur plus de vingt années. Il ne brisa pas ce joug, mais s'en dépouilla subrepticement : plutôt que l'œuvre d'un homme, il semble que ce soit celle de la nature [28].

La diplomatie russe, nous dit Engels, disposait pour tous ses exploits contre-révolutionnaires, d'une base matérielle très concrète. Le territoire est immense et peuplé d'une race particulièrement homogène, ce qui permet une grande unité nationale centralisée. La population, quoique clairsemée, augmente régulièrement. Autrement dit, le pouvoir s'accroissait à mesure que le temps s'écoulait. Le pays lui-même, tourné d'un seul côté vers l'Europe — à l'Ouest — ne pouvait être attaqué que de ce côté ; dépourvu de centres, dont la conquête aurait pu lui imposer la paix, il échappait presque totalement à une occupation ennemie, grâce à l'absence de routes, l'étendue des espaces et la pauvreté des ressources. Bref, c'était une position de force inattaquable pouvant être facilement exploitée et d'où l'on pouvait entreprendre en Europe tout ce qu'on voulait, impunément, sans craindre, contrairement à tout autre gouvernement, de s'attirer des guerres sans fin.

Invulnérable dans la défense, la Russie n'en est pas moins faible dans l'attaque. La diplomatie russe a fort bien saisi cette faiblesse : c'est pourquoi elle a toujours cherché à éviter, autant que possible, la guerre à l'extérieur, ne l'acceptant qu'en tout dernier recours. Elle préférerait donc exploiter à ses fins les intérêts et les convoitises antagoniques des autres États, en les excitant les uns contre les autres. C'est seulement aux ennemis vraiment faibles — tels que la Suède, la Turquie, la Pologne, la Perse — que le tsarisme fit la guerre pour son propre compte.

C'est Pierre le Grand qui réussit à abstraire le pouvoir des conditions purement locales et contingentes, en généralisant l'administration politique à tout l'Empire, puis en transformant la Moscovie de puissance purement continentale en un Empire confinant à la mer. Il occupa d'abord les bouches de la Neva, débouché naturel des produits de la Russie du Nord aux mains des Suédois ; puis celles du Don, du Dniepr et du Boug ainsi que le détroit de Kertch aux mains des Tartares pillards et nomades.

Pierre le Grand ne visait pas seulement les pays baltes, mais la suprématie de la Russie sur les États nordiques voisins, en établissant un contact direct et constant avec toutes les autres puissances maritimes d'Europe, qui dépendaient de la Russie pour l'équipement de leurs navires. Marx estime qu'en s'emparant des pays baltes, la Russie s'empara des moyens de réaliser sa politique expansionniste, car ces provinces lui fournirent les diplomates, les administrateurs et les généraux indispensables. Alors que pour s'agrandir les khans avaient tartarisé la Moscovie, Pierre le Grand dut la civiliser ; bref, il agit, par l'intermédiaire de l'Occident, sur l'Occident.

Désormais — et jusqu'à la chute du tsarisme en février 1917 — la Russie allait utiliser tous les moyens en son pouvoir pour arrêter la marche de l'histoire dans le monde civilisé d'alors, autrement dit, pour jouer le rôle de gendarme de la contre-révolution, et si possible faire triompher la réaction, c'est-à-dire détruire la société bourgeoise là où elle venait à peine de se développer pour la ramener au féodalisme.

Mais, il se trouve que, dans cette action rétrograde, la Russie pouvait compter sur le pays le plus avancé de l'époque : l'Angleterre. En tant que nation bourgeoise, celle-ci avait intérêt à ce qu'aucun autre pays ne progresse vers le capitalisme, c'est-à-dire ne se mette en mesure de la concurrencer et de lui enlever une partie de ses marchés extérieurs. Plus tard, la bourgeoisie anglaise — le despote du marché mondial — devait nécessairement renforcer encore cette alliance, dès lors que le prolétariat révolutionnaire la menaçait jusque dans la métropole. Ainsi l'action de la Russie se conjugua étroitement à celle du capitalisme anglais : elle ne s'explique qu'en fonction des rapports internationaux.

[161]

Marx s'est donné beaucoup de peine pour trouver le point de jonction initial entre le despotisme tsariste et l'impérialisme anglais. Il l'a trouvé dans l’européisation de la Moscovie : « Nous constatons que la Moscovie n'a pu devenir la Russie qu'en se transformant de puissance continentale à moitié asiatique en puissance maritime prépondérante dans la Baltique. Ce simple fait ne nous confirme-t-il pas dans notre conclusion que l'Angleterre, la plus grande puissance maritime de l'époque qui, de plus, se trouvait à l'entrée de la mer du Nord et de la Baltique, a été pour quelque chose dans cet important changement » [29].

La Russie aida l'Angleterre à devenir le premier pays bourgeois du monde : dans sa lutte contre la Suède, l'Angleterre fit pencher la balance en faveur de la Russie, et celle-ci favorisa l'Angleterre pour supplanter la Hollande comme premier pays industriel du monde, si bien que le capitalisme moderne, au lieu de prendre pied sur le continent européen, où sa propagation eût été rapide, fut relégué sur une île.

Le même fil relie cette collusion initiale à celle qui se poursuivit contre les pays avancés, la France, l'Allemagne, le Portugal, l'Italie, la Hongrie, etc. au moment de la révolution de 1789, de 1830, de 1848, etc., sans compter contre la Pologne, la Turquie, la Perse, etc. Dans les pays avancés, c'était surtout l'Angleterre qui en profitait directement, tandis qu'en Europe orientale ou centrale, en Orient et en Asie, c'était la Russie qui étendait son hégémonie.

Ces analyses de Marx qui restent sous le boisseau, ne portent-elles pas sur l'impérialisme capitaliste, dont elles suivent pas à pas la genèse et dont la nature et les moyens n'ont pas changé de nos jours : l'impérialisme américain qui est à présent le plus avancé s'allie même aux forces les plus rétrogrades qui ont réussi à subsister en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud, etc. : propriétaires fonciers féodaux, chefs de tribus, esclavagistes de tous poils.

Ferments de dissolution du tsarisme.

La réaction incarnée par la puissance semi-asiatique tsariste était infiniment dangereuse en Europe tant que la société bourgeoise ne s'y était pas consolidée, autrement dit, tant que le colosse russe était en mesure de renverser le système capitaliste pour replonger la société dans le féodalisme. En conséquence, chaque progrès de la société bourgeoise constituait un échec pour le tsarisme russe. Ainsi, le triomphe de la révolution bourgeoise en France signifia-t-il l'implantation du capitalisme et de la démocratie sur le continent, et la prémisse du développement de nations bourgeoises au centre de l'Europe, etc.

Aujourd'hui où, en Europe et en Amérique, on ne conçoit plus d'autre progrès que l'accroissement économique du volume de la production, l'esprit révolutionnaire s'est considérablement assoupi, et en général on ne comprend plus que les révolutions politiques soient les grands leviers du progrès social.

L'exemple de la Russie de 1917 a été pour l'Europe le dernier éclair de compréhension du mécanisme assurant le progrès de la société, en révélant que c'est la révolution qui donne naissance à un mode de production supérieur, et non les indices de production industrielle, qui ne sont jamais que l'effet et non la cause première [30].

Ce ne sont donc pas les germes de dissolution économique à l'intérieur de la Russie, mais les rapports politiques de [162] toute l'Europe qui ont permis le renversement du tsarisme. En effet, ni Marx, ni Lénine n'ont craint de prévoir une révolution prolétarienne en Russie, malgré l'économie arriérée qui y régnait.

Ce furent donc les facteurs de violence politique qui engendrèrent les premiers ferments de dissolution de l'immense Empire russe, tant du point de vue politique qu'économique et social. De 1854 à 1856, Marx et Engels consacrèrent toute leur attention à la guerre de Crimée menée conjointement par la France et l'Angleterre. Ils y virent la cause première de l'abolition du servage décrétée en 1861. Mais, ils s'aperçurent bientôt que des puissances bourgeoises, à présent solidement assises et conservatrices, étaient incapables de mener une lutte sérieuse contre le principal soutien de l'ordre établi en Europe [31]. Ils se convainquirent rapidement que la bourgeoisie européenne craignait davantage le prolétariat révolutionnaire que le despotisme semi-asiatique du tsarisme. Il apparut alors que l'allié des forces progressives anti-tsaristes de Russie cessa d'être — à l'Ouest au moins — la démocratie et la république bourgeoises, pour devenir le prolétariat révolutionnaire. Celui-ci eut donc à lutter, dès lors, sur deux fronts : contre la bourgeoisie et les forces réactionnaires du féodalisme.

Ce n'est que par une étude extraordinairement approfondie de l'histoire et de l'économie qu'il fut alors possible à Marx de déterminer quelle devait être son appréciation sur le poids relatif de chaque facteur dans le cours historique. En Russie, l'histoire avançait apparemment au travers de deux mouvements opposés : les germes bourgeois d'une économie moderne ; et le maintien des larges rapports de production communautaire dans l'agriculture.

En effet, tout développement intérieur dans l'économie et dans la société russe, fût-il bourgeois, constitutionnel ou démocratique, ébranlait finalement la puissance du tsarisme et servait donc la cause du prolétariat. Mais, par ailleurs, comme la Russie avait su conserver des structures communautaires à l'échelle nationale, Marx estimait que si la révolution prolétarienne réussissait à faire bénéficier les communes rurales russes des moyens techniques modernes, elles pourraient évoluer directement vers le communisme supérieur [32]. Le prolétariat international trouvait ainsi un allié dans le paysan russe, et vice versa.

Le gouvernement tsariste s'en prit à la paysannerie, lorsqu'en 1860, il « abolit le servage en Russie ». Voici ce qu'en dit Marx : L'émancipation des serfs ne visait qu'à parfaire l'autocratie en abattant les obstacles que le grand autocrate trouvait dans les petits autocrates de la noblesse et dans les petites communes rurales dont la propriété collective devait être détruite par cette prétendue émancipation [33].

Mais, le gouvernement tsariste ouvrait ainsi une brèche dans son propre système, comme le remarque Engels : Nous avons gagné un allié dans le paysan asservi de Russie. La lutte qui vient d'éclater en Russie entre la classe dominante et les opprimés de la campagne, sape dès à présent tout le système de la politique extérieure russe. En effet, ce système ne pouvait durer qu'aussi longtemps qu'il n'existait aucun développement politique à l'intérieur de la Russie. Or, ce temps est révolu. Le développement industriel et agricole, promu par le gouvernement et la noblesse, a atteint un niveau incompatible avec les rapports sociaux existants [34].

Désormais, seule une analyse détaillée de l'évolution économique et sociale en Russie montrera dans quelle mesure exacte la révolution future aura à tenir compte de l'élément communautaire de la campagne ou des rapports monétaires et mercantiles. Les recherches ont dès lors pour but essentiel de déterminer quel sera le processus exact que suivra dans la réalité la révolution à venir. Après la mort de Marx, ce fut Engels, puis Lénine qui s'attelèrent à cette tâche. Il nous suffira de les rapporter pour mémoire. En effet, la prévision fondamentale est déjà tracée à partir de Marx, sur la base des interférences internationales qui dominaient la politique russe et devaient aussi donner un caractère international (prolétarien) à la révolution à venir. C'est surtout à cette phase fondamentale que la révolution russe doit effectivement sa signification et son [163] retentissement à l'échelle internationale

Il est évident que certains événements extérieurs ou intérieurs étaient susceptibles d'avancer ou de retarder la révolution, et d'en accentuer ou d'en atténuer certains traits particuliers, sans pour autant modifier la perspective fondamentale à laquelle nous nous attachons dans cet article. C'est pourquoi, après la mort de Marx, Engels suivit de près les événements russes. Déjà dans la polémique avec Tkatchev (1875 et 1894), Engels avait analysé en détail l'implantation du capitalisme en Russie et sous l'égide de quelles classes il s'effectuait. Il montra en même temps que les communes rurales étaient en voie de décomposition et n'avaient que peu de chance de servir de point d'appui à un développement communiste ultérieur [35].

Mais, il serait faux de croire que cette dissolution était susceptible de modifier la perspective générale de la révolution future. En effet, comme nous l'avons montré, celle-ci était le fruit du rapport de forces européen tout entier, que des éléments contingents n'étaient pas en mesure de modifier. Cette dissolution n'était même pas susceptible d'empêcher que le prolétariat ne prenne rapidement la direction de la révolution russe, comme le mûrissement des événements le rendait de plus en plus probable. Le facteur temps allait, dans ces limites, jouer un rôle important. En effet, plus la révolution russe tardait, plus elle devait être radicale. Il fallait donc consacrer toute son attention au mûrissement de la situation.

En 1875, Engels pouvait encore penser que la Russie officielle y avait un rôle à jouer : « Ainsi les couches les plus éclairées, qui sont concentrées dans la capitale, reconnaissent de plus en plus ([ne la situation est devenue intenable et qu'un bouleversement est imminent, mais elles gardent l'illusion qu'elles peuvent canaliser cette révolution dans une voie pacifique. Toutes les conditions sont réunies ici pour une révolution, une révolution déclenchée par les classes supérieures de la capitale, et peut-être même par le gouvernement (Engels précise ailleurs qu'une révolution de palais pourrait donner le signal au mouvement. N.d.R.), une révolution qui devra ensuite être poussée en avant par les paysans au-delà de la première phase constitutionnelle » [36].

On retrouve ici le schéma double de la révolution de 1917 : phase correspondant à la révolution bourgeoise en février 1917, et phase de la révolution socialiste en octobre.

C'est Lénine qui poursuivit l'œuvre de Marx et d'Engels après leur mort. Reprenant leur prévision sur le cours de la révolution future, il sut confronter le schéma fondamental avec les faits et ne jamais perdre confiance en sa réalisation. En outre, par une analyse minutieuse du développement économique et social en Russie [37], il sut lui-même prévoir quel en serait exactement le cours afin de déterminer l'action possible du prolétariat révolutionnaire. Cette prévision n'a rien d'un pari, elle repose sur une démarche qui lui est diamétralement opposée, puisqu'elle suppose une analyse objective très poussée pour prendre corps et s'expliciter jusque dans les détails. Ainsi Lénine a montré qu'une analyse approfondie des diverses classes en présence et des intérêts matériels qui les poussent, permettait de déterminer clairement quelle serait leur attitude au cours de la révolution sociale.

Dans « Les deux tactiques de la social-démocratie russe dans la révolution démocratique » (1905), il engagea tout d'abord la lutte contre l'imprécision des perspectives révolutionnaires des menchéviks en montrant qu'elle condamnait ceux-ci à l'impuissance au moment crucial. Puis, il passa en revue la position des diverses forces politiques et sociales en présence et définit la position des bolcheviks comme suit : instauration d'une république démocratique, à la suite d'une insurrection armée ; le gouvernement provisoire convoquera l'Assemblée constituante, élue au suffrage universel, et le parti prolétarien y participera éventuellement [164] pour éviter le triomphe de la contre-révolution [38].

Dans ses « Thèses d'Avril » [39], Lénine montrait que seul le prolétariat pouvait éliminer définitivement le système tsariste en neutralisant la grande bourgeoisie capitaliste terrienne et en mobilisant la moyenne et petite paysannerie (phase politique anti-féodale et bourgeoise de la révolution : Février). Seul le prolétariat pouvait dissocier de cette paysannerie riche les petits paysans et salariés de la terre en les mobilisant sur les mots d'ordre anti-bourgeois : cessation de la guerre, dictature démocratique et, enfin, création du premier État prolétarien, en lançant le mot d'ordre de la révolution européenne et de l'Internationale communiste, organe de cette révolution : Octobre.

Si la révolution russe mit fin à l'influence des menchéviks sur les masses, c'est essentiellement parce que leur vision erronée du déroulement de la révolution les plaçait toujours en dehors de l'action révolutionnaire des masses.

La faillite de la Seconde Internationale à la veille de la Première Guerre mondiale n'a pas empêché la prévision de Marx de triompher en Russie, ce qui montre, d'une part, que la prévision était enracinée objectivement dans le cours historique lui-même, et, d'autre part, qu'elle ne pouvait se réaliser que si le parti révolutionnaire prenait la tête du mouvement prévu.

Si Lénine a fustigé durement la social-démocratie allemande qui s'était laissée surprendre par la crise sociale aiguë que représente une guerre qui éclate, c'est qu'il savait que cela se ramenait à une trahison, et les documents de l'époque ont confirmé qu'à la veille de la guerre les dirigeants les plus en vue de la social-démocratie avaient passé des accords avec le gouvernement pour réaliser l'union sacrée.

S'il était facile de prévoir qu'après l'Europe centrale, ce serait la Russie qui devrait secouer ses structures productives et sociales archaïques, parce que le mouvement historique gagnait cet immense pays de façon irrésistible, il n'était guère possible, à l'époque de Marx [40], de prédire le moment où éclaterait la crise sociale dans les pays capitalistes développés et le cours qu'elle suivrait.

Mais, comme on l'a vu, il était facile de déterminer la nature du bouleversement qui gagne des pays précapitalistes si l'on connaît la nature du capital et son effet sur les formes de production archaïques qui sont liées à des conditions matérielles d'espace et de climat. C'est ainsi que Lénine a pu prévoir que la révolution russe propagerait les conditions sociales modernes au continent asiatique tout entier.



[1] En commémoration de l'anniversaire de la Révolution d'Octobre, ce texte entend rapporter fidèlement les conceptions historiques de Marx relatives au domaine révolutionnaire en général et à la Russie en particulier. Si le lecteur y rencontre des vues insolites ou qui lui paraissent s'écarter des idées couramment admises, c'est que les thèses de Marx sont révolutionnaires et que nous les reproduisons telles quelles, sans les accommoder à un traitement académique. Cf. nos notes nos 10a et l5.

[2] Les proches d'Engels l'appelaient familièrement « général ».

[3] « Marx se tient plus haut, il voit plus loin, il embrasse davantage et saisit plus vite que nous autres. Marx était un génie, nous avons tout au plus du talent. Sans lui, la théorie ne serait pas, et de loin, ce qu'elle est aujourd'hui. C'est pourquoi, elle porte à juste titre son nom. » Cf. Engels, Ludwig Feuerbach et le déclin de ta philosophie classique allemande.

[4] L'expression est de Marx lui-même, cf. sa lettre à l'éditeur français du « Capital », publiée au début du premier livre.

[5] Cf. Engels à Sorge 29-6-1883.

[6] « Quoi qu'il ait un grand amour pour la science, celle-ci ne remplissait pas à elle seule son être... Il considérait en effet la science comme le grand levier de l'histoire, une force révolutionnaire au sens le plus propre du terme. C'est en ce sens qu'il utilisa ses gigantesques connaissances, notamment historiques. »

[7] Cf. Révolution et contre-révolution en Allemagne (1849).

[8] Cf. Engels à F. Kelley Wischnewetzky, le 28-12-1886. L'identité de la conception qu'ont Marx, Engels et Lénine du parti communiste et de sa fonction ressort de la comparaison entre leur action et leurs écrits sur ce point fondamental. Deux ouvrages récents ont collationné les textes de Marx, Engels et de Lénine sur ce sujet : Marx, Engels, Lenin, Uber proletarischen Internutionalismus, Dietz Verlag, Berlin, 1959, p. 717, et un ouvrage collectif analysant l'action de Marx et d'Engels depuis la Ligue des communistes jusqu'à leur rôle de « conseillers » des partis ouvriers européens : Aus der Geschichte des Kampfes von Marx und Engels für die proletarische Partei, Dietz Verlag, Berlin, 1961, 695 p.

[9] Dans une lettre au traducteur russe du « Capital », Engels plaisante sur les travaux « secondaires » qui l'empêchent de mener ses œuvres à bonne fin : « ... La masse des matériaux que je tiens non seulement de Russie, mais des États-Unis, etc., me fournit un agréable prétexte pour continuer mes études, au lieu de leur donner leur conclusion pour le public. » (10-4-1879).

[10] Prenons à titre d'illustration le tome 19 (année 1854) des « Œuvres » de Marx et d'Engels, où sont publiés les écrits militaires sur la guerre de Crimée et la guerre civile en Espagne. Nous y trouvons 3G articles militaires de Marx contre 19 d'Engels.

[11] Cf. les critiques adressées par Marx et Engels à la conduite des opérations militaires de la Commune de Paris qui hésita à passer à l'attaque, ce qui lui fut fatal. Lénine a insisté lui-même pour que soient publiées les lettres où l'on trouve ces détails : « Lettres de Marx à Kugelmann », avec une préface de Lénine.

[12] On voit ici, de manière appliquée, quelle est la conception de l'histoire chez Marx. Pour celui-ci, l'histoire n'est pas seulement la connaissance des faits, mais elle lui permet de déchiffrer les événements à venir.

[13] Marx a fourni le texte du Manifeste en faveur de la paix et contre l'annexion, du Comité exécutif du Parti ouvrier démocrate-socialiste d'où est extrait ce passage. Ce manifeste valut à ses signataires — les dirigeants socialistes allemands — d'être incarcérés par Bismarck. Cf. Marx, Engels, Werke, 17, p. 201).

[14] J. Staline, Pravda du 12-2-1924.

[15] Différents auteurs se sont donnés du mal pour recenser les erreurs de prévision de Marx et d'Engels. Tout d'abord, ils ont embrouillé les prévisions successives qu'ils ont mises en contradiction. Ensuite, ils ont affirmé a posteriori que Marx s'est trompé ; par exemple parce que la révolution a bien éclaté en Russie, mais n'a pas triomphé en Europe occidentale. Or Marx a prévu qu'elle y éclaterait et non qu'elle y triompherait. De nos jours, a posteriori, certains disent donc que Marx s'est trompé parce (lue la révolution y l'ut battue et ne s'est donc pas... réalisée !!!

[16] Cf. Engels, The New Moral World, n° 19, 1-11-1843 : « ...La doctrine du communisme a une origine différente dans les trois pays : Les Anglais parvinrent à ce résultat d'une "manière pratique (économique) à la suite de l'accroissement rapide de la misère, de la démoralisation et du paupérisme dans leur pays ; les Français de manière politique du fait qu'ils exigèrent d'abord la liberté et l'égalité politiques et, lorsqu'ils trouvèrent cela insuffisant, ils ajoutèrent à ces revendications politiques la revendication de la liberté et de l'égalité sociales ; les Allemands devinrent communistes par la philosophie en tirant les conclusions à partir des premiers principes. » (Werke, 1, p. 480-481).

[17] Cf. « la Critique de la philosophie du droit de Hegel » (Introduction).

[18] Les textes établissant la corrélation entre l'expérience historique et révolutionnaire de l'Allemagne et la révolution russe sont rassemblés dans les trois volumes d'environ 2 500 pages du recueil sur l'histoire de l'Allemagne (Marx-Engels-Lenin-Stalin : Zur deutschen Geschichte, Berlin 1935). On voit notamment comment Lénine a utilisé l'expérience allemande (portant sur l'Allemagne aussi bien que sur la Russie) pour la préparation de la Révolution d'Octobre.

Nous avons utilisé telle quelle l'interprétation de l'histoire de l'Allemagne et de la Russie donnée par Marx. Comme on le voit, cette conception diffère de celle qui est traditionnellement donnée par les historiens officiels qui ne peuvent s'empêcher d'utiliser l'histoire pour exalter les vertus nationales ou flatter la vanité de leurs concitoyens. L'histoire n'a rien à voir avec ces justifications ni ces travestissements complaisants de la réalité sociale.

[19] Cf. La critique de la philosophie de Hegel (Introduction).

[20] Nouvelle Gazette Rhénane, 10-9-1848.

[21] Cf. compte rendu de Nesselrode au tsar, le 20-11-1850.

[22] En étudiant en juin 1853 la question d'Orient, Marx se proposa d'écrire comment la Russie était intervenue dans cette province allemande. Les cahiers de Marx ébauchant cette question restent inédits.

[23] Cette guerre devait aboutir au heurt avec la Russie tsariste : « Seule la guerre avec la Russie est une guerre de l'Allemagne révolutionnaire, une guerre où elle rachètera les fautes du passé, où elle se virilisera, où elle pourra vaincre ses propres autocrates, où, comme il est de règle lorsqu'un peuple brise les chaînes d'une lâche et longue servitude, il paie la propagation de la civilisation par le sacrifice de ses fils et se rend libre à l'intérieur en se libérant vers l'extérieur. » (Marx, La Nouvelle Gazette Rhénane, 12-7-1848.)

[24] Marx, La Nouvelle Gazette Rhénane, 2-7-1848.

[25] Engels, La politique extérieure du tsarisme russe, publié en allemand dans l'organe officiel du parti Nene Zeit, en 1890.

[26] Marx traita souvent de la question d'Orient dans les articles de la New York Tribune. Pour les rédiger il lut un nombre considérable d'ouvrages qu'il annota et commenta dans ses cahiers d'études des années 1833. Les cahiers d'étude de Marx ne sont pas publiés à ce jour.

[27] Lénine à I.I. Skworzow-Stepanov, 1909, in « Marx-Engels-Lcnin-Stalin », Zur deutschen Geschichte.

[28] Cf. Marx, Secret diplomatic History.

[29] Ce passage est extrait de l'important ouvrage de Marx, Secret Diplomatic History of the 18th Century. Nous l'avons tiré de l'article de D. Riazanov dans la Neue Zeit du 5 mars 1909 que nous avons utilisé pour l'histoire de la Russie, Karl Marx über den Ursprung der Vorherrschaft Russlands in Europa (Karl Marx sur l’origine de l’hégémonie russe en Europe), 61 p. Ainsi, Riazanov écrivait dès 1909, dans l'organe international de la Social-démocratie, que Marx et Engels prévoyaient que la révolution future éclaterait en Russie et donnerait le signal à la révolution en Europe centrale. Dans la Maladie infantile de 1921, Lénine cite Kautsky de l'époque où il était encore marxiste, qui écrivait dans l’lskra russe (1905) que l’épicentre de la révolution était en train de se déplacer vers la Russie qui constituait l'espoir de la révolution européenne à venir.

[30] Sans vouloir amorcer un développement qui sortirait du cadre de cet article, rappelons seulement que la perspective de Marx était internationale et liait la révolution russe à la révolution des pays développés et notamment à la l'évolution allemande ; la prévision dans l'espace se complétait alors de la prévision dans le temps : Les travaux économiques de Marx rendent compte de cette dialectique très complexe du cycle de la production, de la crise générale de la société et du mouvement révolutionnaire.

[31] Cf. lettre d'Engels à Danielson, 15-3-1892. in « lettres sur le Capital », Ed. Soc. Paris.

[32] Cf. les lettres de Marx à Véra Zassoulitch publiées dans ce même numéro.

[33] Cf. Herr Vogt (1860).

[34] Cf. La Savoie, Nice et le Rhin (1860).

[35] Cf. Fr. Engels, « Les problèmes sociaux en Russie », 1875 et 1894.

[36] Cf. Fr. Engels, « Les problèmes sociaux en Russie », 1875 et 1894.

[37] « Admirateur du talent de Plékhanov, Engels exprimait le désir de le voir s'occuper de ce problème fondamental pour la Russie. Mais c'est Lénine qui, plus tard, s'attacha à le résoudre » (E. Stepanova, Friedrich Engels, Moscou, 1958, p. 251). Voir, par exemple, l'ouvrage de Lénine Le développement du capitalisme en Russie. Processus de formation du marché intérieur pour la grande industrie, commencé en prison, en janvier 1896, éditions en langues étrangères, Moscou, 758 pages.

[38] Voir notamment dans les Deux tactiques, la résolution sur le gouvernement révolutionnaire provisoire, pp. 15-16, in Œuvres choisies en deux volumes, tome I, deuxième partie, Moscou, 1953.

[39] Cf. Lénine, « Œuvres », tome 24. Les idées exprimées dans les Thèses d'Avril trouvent leur développement dans les « Lettres sur la tactique », « Les tâches du prolétariat dans notre révolution », « Les Partis politiques en Russie et les tâches du prolétariat », que l'on trouve dans le même volume.

[40] Sans vouloir amorcer un développement qui sortirait du cadre de cet article, rappelons seulement que la perspective de Marx était internationale et liait la révolution russe à la révolution des pays développés et notamment à la l'évolution allemande ; la prévision dans l'espace se complétait alors de la prévision dans le temps : Les travaux économiques de Marx rendent compte de cette dialectique très complexe du cycle de la production, de la crise générale de la société et du mouvement révolutionnaire.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 octobre 2017 6:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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