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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierre Dandurand, “Crise économique et idéologie nationaliste, le cas du journal Le Devoir.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1930-1939, pp. 41-59. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1978, 361 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 11. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[41]

Crise économique
et idéologie nationaliste.
Le cas du journal « 
Le Devoir ».”

par Pierre Dandurand

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1930-1939, pp. 41-59. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1978, 361 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 11. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

I.  Quelques grandes orientations du « Devoir »
II. La crise économique  interprétation dans le Devoir

1. Une période de flottement idéologique
2. Les « excès » du capitalisme
3. L'intervention de l'État dans le domaine social, ou l'État père de famille


Le Devoir constitue dans le champ de la production idéologique de la société québécoise l'un des lieux où a été formulée avec le plus de constance et de vitalité une conception nationaliste du devenir et du statut de l'État québécois.

On sait la force de l'idéologie nationaliste dans le processus d'intégration d'une société, force qui d'ailleurs ne repose pas uniquement sur le discours nationaliste lui-même mais aussi sur un ensemble de pratiques instituées dans le rituel de la vie scolaire, des fêtes nationales, des événements sportifs, etc., pratiques qui renforcent et rappellent cette allégeance, qui instituent les individus comme sujets de la nation. L'utilisation que font les États du nationalisme et, à travers ceux-ci, les classes dominantes, est connue. Dans les États nationaux il a servi le plus souvent à justifier l'existence d'une bourgeoisie nationale et, avec le développement du capitalisme, à maintenir ou développer dans les pays périphériques une bourgeoisie endogène jouant le rôle d'intermédiaire des grandes bourgeoisies des pays dominants.

Dans l'abstrait, le nationalisme peut être considéré comme neutre dans les rapports de force entre les classes sociales d'une société. Dans l'abstrait, c'est-à-dire dans la mesure où l'on accepte que les intérêts identifiés comme nationaux transcendent en quelque sorte les intérêts propres, divergents ou contradictoires des classes dans une société. Dans le concret il en est autrement, croyons-nous : considérer le nationalisme comme neutre, c'est entrer dans le jeu même du nationalisme, du travail idéologique spécifique qui est le sien.

Ainsi il nous semble indispensable pour comprendre les luttes idéologiques du journal le Devoir de préciser, par-delà les idéaux nationaux qu'il défend, les intérêts plus spécifiques de groupes sociaux dont il est [42] un porte-parole. À ce point de vue, notre position est que ce journal a été pour l'essentiel l'un des défenseurs des intérêts propres à une petite et moyenne bourgeoisie canadienne-française regroupant les gens des professions « libérales », le clergé, les commerçants et industriels, ainsi que la frange des intellectuels québécois.

Cette position du journal se dégage d'ailleurs assez clairement, d'une part, par son opposition à la moyenne bourgeoisie canadienne-anglaise, ses attaques contre le capitalisme étranger, soit la grande bourgeoisie anglaise ou américaine et, d'autre part, par la formulation d'un projet de société où la petite et la moyenne bourgeoisie canadienne-française seraient d'emblée constituées en classes dominantes. Il est significatif de rappeler à ce propos qu'un des objectifs que le Devoir se fixera dès le début est de « former une classe dirigeante capable d'éclairer et de guider le peuple [1] ».

Dans les faits, expression non pas d'une classe dirigeante mais de classes intermédiaires, la problématique idéologique se constitue selon une stratégie qui rappelle cette position. On cherche d'un côté un appui populaire. Il s'agit de lier son sort à celui des classes agricoles ou ouvrières, et à associer de façon explicite ses intérêts particuliers à ceux du groupe ethnique tout entier. C'est à ce titre qu'on peut donner du poids (bien relatif) à ses revendications face à la grande bourgeoisie internationale et canadienne-anglaise. Par ailleurs en étant attaché aux valeurs dominantes, il est difficile de dépasser un certain réformisme qui s'attache surtout à défendre les intérêts menacés constamment par l'emprise du capitalisme étranger ou anglo-canadien. C'est ainsi que le Devoir malgré les luttes idéologiques qu'il pourra mener ne sera pas le lieu d'expression d'une idéologie vraiment radicale. Il demeurera dans les limites d'une contestation modérée des institutions en place, reflétant par là son rôle d'instrument de classes intermédiaires. Sa place en sera une d'entre-deux et sa problématique idéologique apparaît régie par un principe d'opposition-dépendance.

À cette spécification peut-être trop sommaire mais importante sur la position de ce journal, il faut ajouter qu'on n'y retrouve qu'une expression idéologique des classes intermédiaires dont nous avons parlé et aussi qu'une expression de l'idéologie nationaliste. Les autres contributions à cette publication permettent sans aucun doute de mieux situer sa place dans le champ de la production idéologique québécoise.

Avant d'entrer dans l'analyse de contenu, il nous apparaît opportun de rappeler ici d'autres caractéristiques du journal concernant son influence et sa direction.

[43]

Si l'on se réfère au témoignage de Mason Wade, le Devoir serait devenu, peu après sa fondation, un journal plus influent que la Patrie et la Presse, bien que ces journaux aient eu une plus grande circulation [2]. Ce qui explique sans doute ce jugement, c'est l'audience de ce journal auprès des élites canadiennes-françaises et des milieux politiques canadiens. L'hypothèse la plus vraisemblable sur la position du Devoir à ce point de vue est que, depuis sa fondation, il a été défini comme un journal prestigieux, un journal d'opinion, ce qui lui donne un statut relativement à part dans l'univers de la presse au Québec. Son caractère actuel de journal d'opinion tranche sans doute plus qu'aux premiers temps de son existence ; on connaissait moins à cette époque les concentrations dans le domaine de la presse et les journaux prenaient plus facilement l'allure d'un journal d'opinion. Il faut ajouter que dans ces derniers cas, les journaux étaient le plus souvent l'émanation d'une formation politique. Ce qui n'était pas la situation du Devoir. Le maintien de son mode journalistique, son tirage, qui par exemple de 1915 à 1956 a doublé en même temps que la population de la Province elle aussi doublait, sont des indices de sa vitalité et du fait qu'il a conservé une audience certaine au Québec.

   Fondé en 1910 sous l'égide d'Henri Bourassa, il a donc vingt ans d'existence au moment où débute la période qui nous occupe, soit les années 1930 à 1940. Il est alors encore sous la direction de son fondateur. Celui-ci cédera sa place à un de ses principaux collaborateurs Georges Pelletier en 1932, et c'est un autre de ses collaborateurs de la première heure, Omer Héroux, qui conservera le poste de rédacteur en chef durant les années 30. L'équipe du Devoir est alors ce que Pierre Vigeant qualifiera en 1960, soit avant l'arrivée de Claude Ryan, d'équipe du milieu, soit celle qui se place entre la première dirigée par Bourassa, et la troisième dirigée par Filion [3]. Nous ne pouvons plus, au sens strict, parler de cette équipe comme d'une équipe du milieu. Cependant nous verrons ultérieurement que la prise en charge du journal par cette équipe marque une étape dans l'évolution de l'idéologie exprimée dans le Devoir.

Il est, en dernier lieu, important de spécifier deux caractéristiques de la direction de ce journal. D'une part, Bourassa avait tenu à ce que le directeur possède 51 pour cent des actions de l'entreprise de façon à assurer l'indépendance du journal devant les partis politiques et le monde des affaires. En plus, dès le début, s'est opérée une sélection des collaborateurs qui allait avoir une influence déterminante sur l'orientation du Devoir par la suite. Au départ, les collaborateurs vinrent de l'Action sociale (devenue par la suite l'Action catholique) et de l'hebdomadaire [44] le Nationaliste. Selon leur provenance, ces collaborateurs représentaient deux tendances du nationalisme, l'une ultramontaine où la religion devait passer avant le nationalisme, l'autre libérale où le nationalisme devait passer avant la religion. C'est la première tendance qui a pris le pas sur l'autre. De l'Action sociale, en effet, lui sont venus Georges Pelletier et Omer Héroux dont nous venons de rappeler l'importance dans les destinées du journal. Asselin et Fournier qui représentaient l'autre tendance ont quitté le journal après un court séjour.


I. - Quelques grandes orientations
du « Devoir »

Avant d'aborder la période de la crise économique nous allons tenter de donner un aperçu des constantes et variations les plus remarquables dans l'idéologie du Devoir, et cela pour la période que nous avions déjà étudiée, soit de 1911 à 1956 [4].

Dès le départ, l'orientation du journal est marquée par le caractère même de son fondateur Henri Bourassa. Il sera le défenseur des valeurs nationales et des valeurs religieuses. Ce sont là les deux axes principaux autour desquels s'articula l'idéologie du journal de 1911 à 1956 et qui encore aujourd'hui demeurent avec la présence de Claude Ryan.

Il est inutile de revenir longuement sur ce que fut dans ses grandes lignes cette pensée nationaliste au Québec : conservation et exaltation de valeurs traditionnelles, conservation de la langue, de la foi, valeur exemplaire du mode de vie rural, importance accordée à la famille, la riche tradition civilisatrice que véhiculait notre rattachement à la culture française et à la religion catholique. Ces différents thèmes étaient reliés entre eux selon une argumentation qui se voulait sans faille ; par exemple la langue permettant la conservation de la foi et inversement la foi contribuant au maintien de la langue ; l'agriculture se présentant comme le milieu le plus favorable à l'épanouissement de la culture canadienne-française, la richesse et le pouvoir de cette culture rendant possible la préservation de l'identité québécoise face à la culture du milieu anglo-saxon nord-américain, et même, éventuellement, parvenant à infléchir le « matérialisme » de celle-ci.

Le maintien de l'identité culturelle des Canadiens français, y compris l'appartenance religieuse, constitue une constante de la pensée des éditorialistes du Devoir jusqu'en 1956. Ces options fondamentales qui sous-tendent la pensée des éditorialistes sont l'objet de discours explicites. Ainsi de 1911 à 1956, dans notre échantillon 14,4 pour cent des éditoriaux ont pour objet spécifique les questions de langue, de culture, [45] de religion et de morale. Cependant, on est davantage concerné par les implications de ces orientations de base dans la sphère de l'action politique en premier lieu et, à un moindre degré, dans les domaines économiques et sociaux.

Comme nous venons de le souligner, les sujets les plus fréquemment abordés par les éditorialistes sont d'ordre politique, c'est-à-dire la politique fédérale, provinciale, municipale et les questions internationales. En moyenne, au cours des années étudiées, 42,6 pour cent des éditoriaux portent sur de tels sujets. C'est donc le domaine de la politique qui se révèle dans l'ensemble comme le lieu privilégié de l'attention et de l'intervention des éditorialistes.

Par ailleurs, quoique cela puisse paraître paradoxal, c'est avec un certain mépris que les éditorialistes regardaient les formations politiques et en particulier l'« esprit de parti » qui amenait, selon le Devoir, les députés à se comporter comme des traîtres à leur partie. L'attitude à prendre devant les partis est manifestée hautement dans le premier numéro du Devoir : ce sera un journal absolument indépendant des partis politiques [5].

Certains thèmes indiquent les positions du Devoir en ce domaine : conflits de juridiction entre le fédéral et le provincial et défense des droits constitutionnels ; représentation des Canadiens français au sein de l'appareil fédéral ; droits des minorités hors des frontières du Québec ; jugements des hommes et formations politiques en fonction de ces droits. Là se situe l'essentiel des luttes menées par les éditorialistes, luttes s'appuyant surtout sur la légitimité des droits juridiques, bien que trouvant une justification plus large, plus fondamentale dans la conservation d'un héritage culturel (langue, religion).

Il nous semble ainsi que les aspects dominants de l'idéologie du Devoir aient été le recours au politique et au juridique en vue de la défense de valeurs nationales et religieuses.

Au cours de la période étudiée, nous voudrions signaler deux changements du journal dans le domaine politique. En premier lieu, on a constaté que l'impérialisme anglais est un thème qui diminue considérablement de 1911 à 1956, mais beaucoup moins rapidement que le passage d'une prépondérance des investissements américains sur les investissements anglais au Canada [6]. C'est que l'impérialisme anglais est aussi manifestement lié à une dépendance politique tandis que l'investissement en capitaux des États-Unis n'apparaît pas comporter les mêmes aspects de domination politique et ainsi ne semble pas entamer le contrôle et l'autonomie des structures politiques québécoises. Sous cette apparence se cache en réalité le néo-colonialisme.

[46]

Un second changement apparu dans le domaine politique au cours de la période étudiée est l'attention plus grande apportée au gouvernement provincial. Il semble qu'on en soit venu à concevoir que l'enjeu du nationalisme se situait à ce niveau de gouvernement.

Dans cette esquisse des grandes orientations du Devoir il nous reste à voir la place faite aux questions d'ordre économique et social. Bien que la société québécoise, entre 1911 et 1956, ait subi des mutations importantes dans sa structure économique, mutations qui ont entraîné, entre autres, une prolétarisation de la majorité de la population canadienne-française, la part faite dans les éditoriaux du Devoir à ces questions est relativement faible : 22,2 pour cent, en moyenne et pour l'ensemble de notre échantillon. Nous ne nous arrêterons pas davantage à ce phénomène puisque c'est justement à partir du traitement des questions d'ordre économique et social que s'articulera, par la suite, l'essentiel de notre analyse.


II.- La crise économique
et son interprétation dans le Devoir


La crise de 1929, crise majeure du système de production capitaliste, entraînera une révision du rôle de l'État quant à l'économie et au développement du Welfare State. Elle intervient au moment où le Québec a subi un essor considérable d'industrialisation, où la Province est devenue à majorité urbaine, où les capitaux américains ont nettement et définitivement supplanté ceux en provenance de l'Angleterre.

L'avènement de la crise économique allait arrêter temporairement ce mouvement et évidemment provoquer un marasme économique accompagné de problèmes sociaux très graves. La question est de chercher à voir comment, pendant les années de crise, le Devoir, avec sa problématique idéologique, allait interpréter cette conjoncture socio-économique. Quelle place a été accordée dans les éditoriaux des années 1931 à 1936 aux questions économiques et sociales et quelle orientation les éditorialistes ont donnée à ces thèmes spécifiques ? Les raisons de ce choix viennent naturellement de l'importance que ces sujets pouvaient revêtir à cette époque, et aussi du fait que c'est par le biais des problèmes liés au développement économique du Québec et aux répercussions de ce développement au niveau des structures sociales que nous pourrions saisir les réaménagements dans la ligne idéologique du Devoir.

[47]

1. Une période de flottement idéologique

Comment qualifier cette période dans l'évolution du journal ? Par rapport à ce temps historique que nous avons étudié, soit de 1911 à 1956, nous croyons que ce qui caractérise l'idéologie du Devoir de 1931 et 1936, tout au moins en ce qui concerne les questions économiques et sociales, c'est son ambivalence. Cette ambivalence, ou peut-être plus exactement ce flottement, se présente comme un moment de transition entre la période d'avant la « crise » et celle qui s'ouvre sur la seconde guerre mondiale. Les positions traditionnelles sur les questions sociales et économiques sont encore défendues mais, devant les transformations subies par la société québécoise et qui touchent directement le projet de société qu'on avait élaboré, les positions se font moins tranchantes. On ne renonça pas au projet de société sur le modèle traditionnel. Il apparaissait cependant de plus en plus difficile de reconvertir le Québec à une organisation sociale antérieure jugée plus souhaitable, et, par conséquent, à interpréter les événements dans le cadre d'une idéologie nationaliste bien articulée. Il faudra attendre après les années 40 pour que le Devoir prenne et justifie des options plus favorables face aux développements socio-économiques. Et encore là, retraduire dans une perspective nationaliste les différents aspects des changements structuraux ne s'accomplit pas sans quelques tours de passe-passe surtout quand on tient à conserver une continuité dans ses orientations fondamentales et originelles qui remontent à Henri Bourassa, soit aux premières décades de ce siècle.

Pour appuyer et expliciter dans un premier temps la particularité de l'orientation du Devoir durant les années de crise, on se reportera aux positions prises par les éditorialistes durant les années 30, différentes, face aux questions sociales et économiques [7], des positions prises avant et après cette période. Groupées autour de deux pôles - correspondant à des modes de pensée l'un dit « conservateur », l'autre dit « progressiste », - ces deux orientations supposent un type « intermédiaire ». Lorsque, sur un sujet économique ou social, on considérait les changements dans ces domaines comme néfastes et devant être combattus, les opinions des éditorialistes étaient jugées conservatrices. Par ailleurs, étaient jugées progressistes les opinions qui, sur les mêmes sujets, montraient ces changements comme n'étant pas en soi néfastes et lorsque l'on tentait de les intégrer dans un projet nationaliste ou de les situer par rapport à un autre ordre de considération. Entre ces deux positions, l'orientation intermédiaire pouvait se caractériser par l'expression d'une opinion qui oscille entre le rejet pur et simple et une valorisation mitigée de ces transformations.

[48]

Orientations des éditorialistes
sur les sujets d’ordre économique et social, 1911-1956

orientations

1911-1916*

1921-26

1931-36

1941-46

1951-56

« progressistes »

25%

12,5%

7,5%

 35,2%

36%

« intermédiaires »

33,3%

37.5%

81%

50%.

56%

« conservatrices »

41.6%

50%

11,5%

14,6%

8%

TOTAL

100

100

100

100

100

(N 12,5)**

(N 19)

(N 26,5)

(N 30)

(N 23)

*       Nous avons regroupé deux années-échantillons.

**     Nombre d'éditoriaux. Les fractions s'expliquent de la façon suivante : lorsque dans un éditorial deux sujets étaient abordés et que les deux sujets avaient une importance quantitative à peu près égale, nous accordions à chacun des sujets un poids de 0,5.


Le tableau précédent semble indiquer assez clairement que la période des années 30 a marqué un moment de transition dans la pensée sociale et économique du journal le Devoir. Sans doute faut-il lire avec prudence ces distributions : elles reposent sur l'analyse d'un nombre limité d'éditoriaux et pour certaines années seulement. Cependant les variations sont si marquantes qu'elles nous autorisent à poser le caractère « original » de cette période où, sur les sujets d'ordre économique et social, la position des éditorialistes était plutôt flottante, si l'on en juge par l'importance exceptionnelle de la catégorie « intermédiaire ». Nous verrons ultérieurement, par une analyse plus qualitative du contenu de ces textes, en quels termes s'exprimaient leurs opinions.

Ici nous devons relever quelques différenciations marquantes entre la période des années 30 et les périodes qui la précèdent ou la suivent. En premier lieu, on ne peut s'empêcher de remarquer que pour les années-échantillons 1921-1926, moment de prospérité où le Québec est engagé [49] dans un développement économique rapide et important, où la Province s'industrialise à un rythme accéléré, la pensée du Devoir apparaît particulièrement conservatrice, c'est-à-dire que dans l'ensemble on prend une position de réaction à ces transformations. Par contre, dans les périodes ultérieures, soit 1941-1946 et 1951-1956, s'expriment des opinions beaucoup plus modérées, mitigées.

En ce qui concerne le contraste entre les années 20 et les années 30, on peut invoquer des facteurs d'explication internes. Le chanoine Groulx dans ses mémoires parlera, par exemple, de la fin d'une époque et, de façon plus catégorique, de la fin d'un mouvement nationaliste qui avait débuté avec le siècle. Il écrit :

Vers 1930, l'école (nationaliste) a presque fini de se disperser. Par son étrange évolution d'esprit, Bourassa déconcerte ses meilleurs amis. Une amère déception, un étonnement douloureux s'emparent des fidèles disciples ou partisans. Le vide se fait autour du chef ; le Devoir perd de sa vitalités [8].

On ne peut ignorer l'effet de ces circonstances sur l'avenir du Devoir. Le personnage prestigieux de Bourassa associe à ce journal, les luttes nationalistes qui avaient été menées sous son inspiration et sa direction ont certes posé un problème de succession. Et ceux qui allaient prendre la relève, soit Pelletier et Héroux, n'avaient pas l'envergure du fondateur. Par ailleurs, nous pouvons formuler l'hypothèse que le Devoir a le plus souvent joué le rôle d'organe d'un nationalisme modéré par rapport à des mouvements nationalistes plus radicaux. Nous en avons eu un exemple au cours des dernières années, et la réflexion de Groulx sur la tenue du Devoir dans les années 30 (sa perte de vitalité) laisse aussi entendre cette distance du journal par rapport au renouveau du nationalisme durant cette période (v.g. phénomène des Jeunes-Canada, reprise de l'Action canadienne-française sous le titre d'Action nationale, le phénomène unioniste).

  Il reste que la situation économique, sociale et politique constituait une problématique objective qui permet de comprendre l'attitude du journal durant cette période. Pour une part, la crise économique offre une bonne occasion de remettre en cause des institutions critiquées par les nationalistes : le parlementarisme, les appareils administratifs de l'État, le système capitaliste et d'expliquer l'état actuel des choses par les défauts des régimes politiques, économiques et sociaux déjà relevés par les éditorialistes du journal. Cependant, dans une conjoncture où l'équilibre social apparaît précaire, où le socialisme et le communisme se présentent comme des tentations menaçantes, une attaque trop vive et fondamentale des institutions risquerait d'avoir des conséquences qui dépasseraient les limites des réformes souhaitées.

[50]

2. Les « excès » du capitalisme

Nous avons déjà souligné la place relativement peu importante qu'ont prise dans l'ensemble les questions sociales et économiques dans les éditoriaux du Devoir. L'attention apportée à ces thèmes a cependant été plus grande durant les années 30 et les années 40 (voir le tableau précédent).

Face à l'effondrement économique des années 30, le journal disposait déjà en quelque sorte de responsables tout désignés, les trusts, les grandes compagnies, qu'on avait déjà attaqués et présentés comme une menace pour la collectivité canadienne-française. On allait donc revenir à ce thème avec plus d'insistance. Cependant, ce n'est pas le capitalisme en soi qui allait être remis en question mais ses « excès », qui sont considérés comme la cause même de la faillite du système économique. La grande entreprise est jugée menaçante à plusieurs points de vue : d'abord parce qu'elle est entre les mains des étrangers et qu'elle entraîne inévitablement l'industrialisation, l'urbanisation. L'institution familiale et le mode de vie rural sapés à la base, différents maux sociaux comme le chômage, la délinquance et la maladie surgissent. En plus de ne pas tenir compte des intérêts nationaux des Canadiens français, elle est basée uniquement sur l'appât inconsidéré du gain.

Voici, par exemple, comment Georges Pelletier en 1931 faisant écho à un discours de Bourassa, s'exprime sur cette question :

M. Bourassa, l'autre jour aux Communes, a parlé des abus du capitalisme. Cette immense combinaison d'affaires érigée dans un but de gain, jetée à bas si tôt et qui écrasa tant de petits épargnants sous sa masse de papier vain, n'est-elle pas la démonstration saisissante des excès du régime qu'a stigmatisé si énergiquement le député de Labelle [9].

On le voit ici clairement, une des causes de la crise et ce que ce phénomène démontre, c'est l'excès du régime capitaliste. Ce qui apparaît aussi c'est l'interprétation morale des principes et des implications de ce régime. Moralement, en effet, ce régime est condamnable dans son principe même qui est uniquement l'appât du gain. L'une des conséquences en est l'écrasement des petits épargnants. L'interprétation ici a recours à un ordre moral qui transcende les valeurs nationales. Mais il faut aussi voir que le recours à un argument moral sert bien l'intérêt national. En même temps qu'on fustige les trusts et les grandes entreprises pour des raisons d'ordre moral et aussi d'ordre national, on demande le développement de la petite et moyenne entreprise canadienne-française. Bien plus, cette faillite du système économique, attribuée en [51] grande partie au rôle des grandes entreprises, sera traduite comme un signe de la valeur de la petite entreprise. On ira jusqu'à dire que l'efficacité de celle-ci vaut bien celle de la grande entreprise.

Ces jours-ci à Toronto, écrit Louis Dupire en 1936, un avocat américain fort au courant de la situation économique affirmait que le « chain-store » est en régression parce que le petit patron est meilleur administrateur que le gérant salarié d'une vaste entreprise. Ce qui lui (le petit patron) manquait, c'était de bénéficier de l'achat en masse. Il forme maintenant « (...) avec ses congénères, une vaste coopération d'achat. Et la victoire lui sourit [10]. »

Il y a ainsi deux poids, deux mesures dans l'opinion des éditorialistes en ce qui concerne la question de l'industrialisation au Québec et plus précisément le rôle qu'y joue l'industrie : une mesure pour évaluer la grande entreprise, les trusts, et une autre pour évaluer la petite et moyenne entreprise. Situation en soi paradoxale, opinions apparemment contradictoires mais qui se comprennent dans une argumentation qui dénoue cette incohérence. Le capitalisme, tel qu'ils le perçoivent, est acceptable tant qu'il ne mène pas à des concentrations trop grandes d'intérêts étrangers entre les mains et sous le contrôle de capitalistes.

Il est certain que la crise économique a fourni aux journalistes des arguments nouveaux et un climat propice pour s'attaquer à la grande entreprise et procéder à une critique plus vive du capitalisme tel qu'incarné entre autres par les trusts. On peut d'ailleurs rappeler comment cette situation, ce « climat » a été utilisé par l'Union nationale qui a pris le pouvoir en 1936.

Les positions du Devoir sur les questions économiques amènent des considérations sur l'action idéologique qui s'y opère et donnent des indications sur les intérêts de classe que sert cette action idéologique.

Au cours des années 20, certains groupes nationalistes avaient tenté d'attirer l'attention sur l'intérêt et l'importance des questions économiques. Devant le fait de la prépondérance du capitalisme étranger et de la dépendance économique des Québécois vis-à-vis cette emprise étrangère, du peu de participation des Canadiens français dans le secteur des grandes entreprises, on avait insisté sur la nécessité pour les Canadiens français de s'emparer de la moyenne et petite entreprise. C'est dans cette ligne que se poursuit l'intervention des éditorialistes durant la crise, à cette différence que la conjoncture permet de revenir sur cette question à un moment où il est plus facile de se faire entendre. Au cours de cette période, un système économique basé sur la grande entreprise n'apparaît évidemment plus aussi invulnérable.

[52]

Dans le discours idéologique, on tentera de démontrer que le grand capital et la grande entreprise vont non seulement à l'encontre de l'intérêt national des Canadiens français mais aussi à l'encontre des principes moraux qui sont les leurs. Ainsi les condamnations de la grande entreprise trouvent une double légitimité. Non seulement, pour les Canadiens français, elle ne correspond pas aux intérêts de la collectivité mais aussi, pour les catholiques, elle met en cause une conception humaniste et spiritualiste qui doit guider l'activité économique.

Par ailleurs les mêmes critiques ne s'adressent pas à la moyenne et petite entreprise. Les intérêts que sert le Devoir nous apparaissent ainsi clairs. Ce sont ceux, en dernière analyse, d'une moyenne ou petite bourgeoisie d'affaires canadiennes-françaises. C'est un combat dont l'enjeu est de conserver, par-delà des valeurs morales et nationales, une place à ces classes sociales continuellement menacées dans leur position par le capitalisme canadien et étranger [11].

3. L'intervention de l'État dans le domaine social,
ou l'État père de famille

On sait que la situation de crise a amené l'État à prendre des mesures palliatives pour tenter de résorber le chômage et la pauvreté. Ces mesures, qui ont pris la forme du « secours direct » et de travaux publics, se présentaient comme des solutions d'urgence et temporaires. Au cours de cette période, certaines lois mineures d'assistance sociale ont été sanctionnées mais, fondamentalement, la législation sociale repose encore sur la loi d'assistance publique qui date de 1921.

Plusieurs auteurs ont déjà souligné l'antiétatisme comme élément clef de la problématique de l'idéologie nationaliste québécoise qui a dominé jusqu'aux années 60. Ceci dit, il demeure qu'on retrouve, nettement exprimée dans le Devoir, une opinion défavorable à l'intervention de l'État dans la solution des problèmes sociaux, qu'il s'agisse de questions liées à la famille, à l'assistance à accorder aux « pauvres et indigents », au chômage, aux questions concernant la santé ou l'éducation.

Avant la période des années 30, l'idée dominante est que ces problèmes sociaux doivent être résolus selon les directives de l'Église et par l'intermédiaire des organismes catholiques et de la charité privée. Les arguments sont de divers ordres. Par exemple la présence des communautés religieuses dans les hôpitaux et hospices était jugée irremplaçable. Ces communautés offraient la garantie des meilleurs services en raison des motivations religieuses de leurs membres. Elles avaient aussi l'avantage de remplir ces fonctions à bien meilleur compte que toute autre institution laïque du même genre.

[53]

Il faudrait prendre les uns après les autres les divers asiles, orphelinats, refuges pour les vieillards, pour les infirmes, montrer avec quelle extrême économie et quelle science ils sont administrés (par les communautés religieuses) ; puis faire la comparaison avec des institutions laïques similaires [12].

Si l'on s'entendait pour juger indispensable le rôle des institutions religieuses, d'autre part on se montrait opposé à une législation sociale qui, craignait-on, allait mettre en tutelle ces institutions. En 1921, Bourassa réagit de la façon suivante à la loi d'assistance publique :

... mauvaise loi basée sur un principe faux, susceptible d'application fort dangereuse, menaçante pour la liberté religieuse et l'ordre social (...) loi de l'assistance publique (dont la conséquence) est de mettre sous la direction suprême et la tutelle effective de l'État toutes les oeuvres de bienfaisance de la Province [13].

Il ne s'agit pas là de la condamnation d'une loi en particulier mais de la condamnation d'un type de solution aux problèmes sociaux.

L'avènement de la crise économique, le chômage, la misère accentuaient de façon singulière les problèmes sociaux. Au Devoir, on accusera l'État d'être, par ses initiatives dans le domaine social, la cause de la situation présente :

Depuis la guerre (celle de 14-18) surtout, écrit en 1931 Bourassa, politiques, économistes, hommes d'affaires se targuent de parer à tout (...) À quoi ont-ils abouti [14] ?

Par ailleurs, il avait écrit peu auparavant :

L'une des pires tendances de l'époque - on peut l'appeler diabolique, bien qu'irréfléchie dans la plupart des esprits qui s'y prêtent - c'est de prétendre à résoudre tous les problèmes sociaux à coup de lois, de manifestations d'argent et de travail matériel et de faire fi de l'aumône [15].

Plus tard, en 1936, c'est encore des avertissements contre l'initiative de l'État sur les questions sociales entre autres :

Dans tous les domaines, services publics, finances, hygiène, habitation, remédiation au chômage, on finit toujours par arriver au même carrefour : intervention de l'État, l'État père de famille, l'initiative privée prise en laisse, stimulée, dirigée. Le monde politique oscille sur une crête : ou le régime capitaliste saura s'adapter aux conditions nouvelles, ou l'on versera dans le socialisme le plus radical, voire dans le communisme [16].

Nous avons dans cet extrait d'un éditorial de Louis Dupire une définition particulièrement saisissante de la situation telle qu'elle pouvait [54] apparaître aux yeux des éditorialistes, compte tenu de la problématique socio-économique de ces années. Nous sommes dans une période critique du passage d'un modèle d'État libéral à un type d'État interventionniste.

« Le monde politique oscille sur une crête », voilà la situation précaire et dramatique dans laquelle paraît l'État à ce moment. Si l'on juge par l'analyse qu'en ont faite par ailleurs des économistes, les interventions de l'État à cette période, les politiques économiques et sociales des gouvernements ont été celles d'un État libéral peu enclin à intervenir de façon radicale dans ces domaines. Par exemple, selon Lamontagne, c'est la philosophie du libéralisme économique qui a guidé, avec les instruments d'analyse dont on disposait alors, le comportement des gouvernements à cette époque. L'un des principes de cette philosophie économique aurait été que « l'État doit intervenir le moins possible dans l'économie ». Un autre principe veut que lorsque l'État doit absolument intervenir, « il doit le faire en respectant les règles du jeu de façon à ne pas rompre l'équilibre vers lequel tend « naturellement le système économique [17] ».

Par ailleurs sur le plan de l'analyse économique, les fluctuations économiques étaient interprétées comme des écarts temporaires autour d'une position d'équilibre. Face par exemple au chômage accru, il fallait momentanément essayer de pallier à cette situation déplorable. Le régime économique allait, à plus long terme et de par sa propre dynamique, résoudre de lui-même ce problème.

Comment alors expliquer les mises en garde continuelles du Devoir contre l'intervention de l'État dans le domaine social, si on admet que les mesures sociales prises par les gouvernements étaient inspirées d'un libéralisme économique qui respectait les libertés individuelles et l'autonomie de l'entreprise privée ?

La position des éditorialistes se comprend seulement en fonction d'une perception du rôle que l'État veut se donner. Par ses interventions dans le domaine social, il semble vouloir se tailler une place d'importance et ainsi menacer le monopole de l'appareil religieux dans le domaine de l'assistance publique, du bien-être et de la santé. C'est ainsi tout un secteur symboliquement et matériellement de première importance dans l'organisation sociale québécoise qui est remis en question par une intervention éventuelle de l'État dans les problèmes sociaux. Mais c'est, d'une part, l'assise de toute une fraction de la classe moyenne, le clergé, qui risque à long terme d'être érodée et, d'autre part, d'une façon plus générale, un élément névralgique dans le maintien et la reproduction des classes moyennes. Une telle perspective est inacceptable aux yeux des [55] éditorialistes, non pas dans le sens que l'appareil religieux est investi par les classes moyennes, mais parce qu'elle va à l'encontre des enseignements religieux (l'État ne peut intervenir qu'en laïc). La dominance dans le champ idéologique doit être assurée par l'Église. Ce qui par ailleurs apparaît la meilleure garantie de la sauvegarde des intérêts nationaux.

Force est cependant de reconnaître que les institutions vouées à la solution des problèmes sociaux ne suffisent pas à la tâche, et que toute intervention de l'État n'est pas nécessairement réprouvable. La solution préconisée sera une meilleure organisation de la charité, l'État intervient mais par des subventions aux institutions religieuses, tout en conservant à celles-ci leur autonomie.

L'intervention de l'État est cependant souhaitée dans certains domaines particulièrement chers aux nationalistes. Nous pensons à la famille et à l'agriculture. Ainsi dans un éditorial de 1931, quatre initiatives s'imposent, nous dit-on : l'assistance maternelle, le secours aux veuves, les allocations familiales, enfin l'établissement des fils de cultivateurs à la campagne.

Ce qui justifie ces positions, ce sont des arguments moraux et nationalistes quasi indissociables.

Tout ce qui tend à maintenir la famille, à l'unifier, à la fortifier moralement et matériellement, profite à la société, à la Patrie, à l'État (...) Maintes fois, nous avons signalé l'anomalie que présente chez nous le spectacle peu rassurant d'un peuple qui doit sa survivance à la fécondité de ses familles et dont tout le régime légal et social tend à supprimer la famille [18].

Ainsi quand il s'agit d'initiatives qui peuvent favoriser la natalité et conserver le patrimoine rural du Québec, les subventions de l'État perdent en partie leur caractère menaçant. Et le danger de tomber dans le « socialisme ou voire même le communisme » n'apparaît plus puisque ces politiques vont faciliter l'épanouissement de la vie familiale dans un milieu sain, la campagne, et assurer le maintien de l'ordre moral et social.

Le « régime capitaliste aura à s'adapter aux conditions nouvelles ou versera dans le socialisme le plus radical (...) ». Le fascisme en Allemagne, en Italie et en Espagne seront des adaptations, et des adaptations qu'on regardera avec sympathie particulièrement lorsqu'elles permettent, comme dans le cas de l'Espagne, l'instauration d'un État catholique.

En réalité, en Amérique du Nord, l'État s'adaptera en multipliant ses interventions dans le domaine économique et dans le domaine social. [56] Au Québec, il faudra attendre la « révolution tranquille » pour que s'opère de façon brusque une modification du rôle de l'État. Si la « crise » a été révélatrice à la fois des contradictions du développement du capitalisme et de l'incapacité momentanée de l'État à pallier à ces contradictions, la période de prospérité entraînée par la guerre, l'action de l'État fédéral, la prise en charge de l'État provincial par un pouvoir autocratique allaient entre autres favoriser le maintien jusqu'en 1960 d'un État québécois de type non interventionniste au sens où l'on entend ce terme.

Si on revient aux positions prises par le Devoir durant la crise en ce qui concerne les problèmes sociaux, nous nous trouvons devant des opinions apparemment divergentes. D'une part, on semble s'opposer à l'intervention de l'État, d'autre part et en d'autres occasions on semble la souhaiter. On adopte l'une ou l'autre attitude selon qu'on se réfère aux intérêts religieux ou aux intérêts nationaux. Il y a ainsi, comme nous l'avons déjà souligné, un flottement dans la pensée du Devoir, flottement accentué par la crise économique.

Il est bien clair que lorsqu'on entre dans le domaine social, l'enjeu à cette époque demeure le contrôle de ce secteur par l'État ou l'Église et, au niveau de l'État, les conflits de juridiction entre les gouvernements provincial et fédéral. La situation d'urgence créée par la crise allait activer en quelque sorte ces enjeux en rendant nécessaires des mesures d'aide venant de l'État. Autant il est important pour les classes intermédiaires de se défendre contre le grand capital, autant il est important de conserver des marges de manoeuvre face à l'État. Dans cette conjoncture, l'Église a une importance stratégique comme appareil déjà dominant qui, tout en étant dévoué aux intérêts des classes intermédiaires, peut faire le contrepoids au pouvoir que l'État pourrait exercer dans le domaine social. Le temps n'est pas encore venu où des fractions des classes moyennes verront dans le développement de l'État québécois, soit une façon d'éviter de se retrouver à la solde du capitalisme étranger ou anglo-canadien, soit une façon de s'émanciper du contrôle exercé par le clergé à travers ses multiples institutions.

Le Devoir en viendra à souhaiter, avec moins d'ambiguïté, l'intervention de l'État tout en ménageant les intérêts de l'Église.

* * *

En définitive la thématique de base de la pensée nationaliste qu'exprime le Devoir n'est pas bouleversée par la crise économique des années [57] 30, tout au moins en ce qui concerne les questions économiques et sociales. Les critiques antérieures sur le rôle des trusts et de l'État sont reprises : tant l'existence des trusts que l'action de l'État sont présentées comme des causes de la situation difficile de la société québécoise de cette époque. Par ailleurs, on ne remet pas fondamentalement en cause le régime capitaliste, se limitant à en fustiger les excès ; on entretiendra une méfiance quant à l'intervention de l'État, tout en souhaitant qu'il intervienne dans certains secteurs.

Il reste cependant, comme l'indique en particulier le tableau sur les orientations des éditorialistes, qu'on trouve au cours de cette période une mutation dans les attitudes des éditorialistes. Cette mutation s'exprime par l'importance exceptionnelle des attitudes « intermédiaires » dans les années 30. Dans les périodes antérieures, les opinions des éditorialistes ont été plus nettement « conservatrices », alors qu'elles furent plus « progressistes » dans les périodes successives, soit à partir des années 40.

Les modifications dans les structures économiques du Québec ont ainsi obligé à renoncer progressivement à un projet d'une société où, en particulier, l'agriculture constituerait un secteur important de la production et un milieu de vie pour une proportion significative de la population québécoise. On révisera aussi ses positions par rapport à la classe ouvrière et on souhaitera une « modernisation » de l'appareil gouvernemental québécois.

La période de la crise est nous semble-t-il, non pas une rupture mais le début d'une transition, encore longue à opérer, d'un discours qui se constitue, se structure et se restructure à partir de paramètres invariants, qui sont pour une part les valeurs nationales et religieuses et pour une autre part les intérêts d'une classe intermédiaire. C'est l'articulation entre ces trois données qui explique le mieux la permanence, la survivance du journal le Devoir.


Pierre DANDURAND
Département de sociologie,
Université de Montréal.


[1] Le Devoir, 10 janvier 1910, p. 4, « La publicité et son programme ».

[2] The French Canadians : 1760-1945, Toronto, MacMillan Company 1956, p. 600.

[3] Le Devoir, 29 janvier 1960.

[4] Notre analyse s'appuie ici sur les matériaux colligés à l'occasion de la réalisation d'une thèse de maîtrise en Sociologie présentée à l'Université de Montréal en 1962 : l'Analyse de l'idéologie d'un journal nationaliste canadien-français : le Devoir, 1911-1956. Cette analyse est basée sur l'étude de 500 éditoriaux choisis selon une méthode d'échantillonnage systématique. En un premier temps, il a été décidé de retenir une année tous les cinq ans (1911, 1916, 1921, etc.) ; dans un deuxième temps, à l'intérieur de chacune des années, on a conservé un éditorial par semaine en variant systématiquement la journée, soit successivement le lundi, mardi, mercredi et ainsi de suite.

[5] Cette indépendance justifie les éditorialistes à se poser en juges, censeurs et penseurs devant les partis. Omer Héroux  écrivait en 1936 : « Ce n'est pas une presse de parti toujours prête à crier bravo ! quelque attitude que prennent ses maîtres, ses chefs (...) ; ce n'est pas davantage une presse qui ne s'occupe que de grossir son tirage par l'exploitation de la bagatelle ; c'est une presse qui s'occupe d'abord des idées et de l'honnêteté administrative, qui fortifie l'action des gens bien intentionnés, les protège contre ses amis qui sont parfois les pires ennemis ; c'est une presse qui ouvre sous les pas des gouvernants des voies nouvelles, qui à l'occasion sache un peu penser pour eux. » (Le Devoir, 10 juillet 1936.) C'est avec cette attitude qu'on peut qualifier de « hautaine » que les éditorialistes ont abordé les questions politiques.

[6] La part des États-Unis dans l'ensemble des investissements étrangers au Canada est passée de 19% en 1910 à 61% en 1930 ; celle de la Grande-Bretagne, de 77% en 1910 à 30% en 1930. Voir : Économie québécoise, Montréal, Presses de l'Université du Québec, 1969, p. 196.

[7] Les questions économiques regroupent les sujets portant sur l'agriculture, l'industrialisation et tous autres sujets touchant des institutions ou problèmes économiques ; les questions sociales ont été regroupées sous les thèmes d'urbanisation, de famille, d'immigration et de population, de syndicalisation, d'éducation et une catégorie plus large intitulée « questions sociales ».

[8] Mes Mémoires, t. III, Montréal, Fides, 1972, p. 183. On ne peut ici s'empêcher de relever que le chanoine Groulx dans la partie des mémoires qui concerne cette période est beaucoup moins sensible au sort réservé à la majorité du peuple canadien-français qu'aux espoirs et déboires des mouvements nationalistes des années 30.

[9] Le Devoir, 11 juin 1931.

[10] Ibid., 17 avril 1936.

[11] Il est important de souligner que par cette interprétation nous n'entendons pas que les journalistes se sont volontairement et inconditionnellement faits les défenseurs de classes intermédiaires. La question est plus complexe. Toute la pensée du Devoir ne se réduit pas à l'appartenance de classe des éditorialistes ou à la mise au service de ce journal à des intérêts de classe. Ce que nous disons c'est que, objectivement, les opinions et l'idéologie transmises servaient ces intérêts de classe.

[12] Le Devoir, 14 février 1921.

[13] Ibid., 28 mars 1921.

[14] Ibid., 24 septembre 1931.

[15] Ibid., 4 septembre 1931.

[16] Ibid., 2 décembre 1936.

[17] Maurice LAMONTAGNE, le Fédéralisme canadien. Évolution et problèmes, Québec, Les Presses de l'université Laval, 1954, p. 47.

[18] Le Devoir, 11 mars 1931.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 14 mars 2011 13:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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