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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Huguette Dagenais, “Une expérience humaine complète: la recherche sur le terrain en Guadeloupe.” (1985). Un chapitre publié dans l’ouvrage sous la direction de Serge Genest, La passion de l’échange : terrains d’anthropologues du Québec, chapitre 7, pp. 135-158. Montréal : Gaetan Morin, Éditeur, 1985, 309 pp. [Autorisation formelle accordée par M. Serge Genest le 17 septembre 2007 de diffuser cette oeuvre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Huguette Dagenais

Professeure, Département d’anthropologie, Université Laval 

Une expérience humaine complète:
la recherche sur le terrain en Guadeloupe
”. 

Un chapitre publié dans l’ouvrage sous la direction de Serge Genest, La passion de l’échange : terrains d’anthropologues du Québec., chapitre 7, pp. 135-158. Montréal : Gaetan Morin, Éditeur, 1985, 309 pp.

 

Dans son ouvrage Women in the Field, l'anthropologue Peggy Golde (1970 : 11) écrit, reprenant les mots d'une collègue, Laura Thompson : 

« ... there is never again anything like one's first field trip, and perhaps it is when the lesson - heightened by novelty, impressed through high arousal - is irrevocably learned. » 

Cette leçon que l'on apprend, c'est la reconnaissance que la recherche sur le terrain n'est pas uniquement un processus intellectuel, mais une expérience humaine complète, « a total human experience » (Coderre, citée par Golde, 1970 : 10), faisant appel à toutes les dimensions de la personnalité et de l'esprit des individus concernés. Se référant plus particulièrement au travail de terrain en pays étranger, Golde (1970 : 11-12) compare cette première expérience de terrain à la socialisation de l'enfant. L'apprentissage d'une culture, écrit-elle : 

« ... is not an intellectual dispassionate one, nor is it even necessarily mediated by words ; it is direct intuitive learning through all senses, as it did when we were children being socialized into our own world.

 

La Guadeloupe ailleurs que sous les palmiers ! 

 

Ces mots décrivent bien ce que fut pour moi mon premier séjour sur le terrain en tant qu'apprentie-anthropologue, séjour que j'ai eu la chance de faire en Guadeloupe à l'été 1967 [1]. C'est de cette première expérience de recherche sur le terrain dont il sera surtout question dans les pages suivantes. On ne s'étonnera donc pas que ma mémoire, faculté hautement sélective, ramène à la surface de mes souvenirs, après presque vingt ans, des sentiments, des sensations, des impressions, des observations plus ou moins systématiques, voire contradictoires par moments. Tout en reconnaissant la sélection et le filtrage inévitables, et en partie inconscients des souvenirs, entraînés par ma situation existentielle présente, mon objectif serait de rendre compte le plus fidèlement possible de la complexité, des ambivalences et de l'enthousiasme, des erreurs et des acquis qui caractérisent cette époque marquante de ma vie de femme et de chercheuse. 

Une telle entreprise n'est cependant pas facile à réaliser car, comme tous mes collègues anthropologues de tradition occidentale, j'ai rarement l'occasion de me « laisser aller » à ce genre d'exercice. Nous sommes le produit d'une société qui, comme le rappelle Arlie Hochschild (1976 : 281), « définit les dimensions cognitive, intellectuelle ou rationnelle de l'expérience comme étant supérieures aux émotions et aux sentiments ». Dans ce type de société : 

« Significantly the terms “emotional” and “sentimental” have come to connote excessive or degenerate forms of feelings.) Through the prism of our technological and rationalistic culture, we are led to perceive and feel emotions as some irrelevancy or impediment to getting things done. » 

Et, comme dans notre pratique quotidienne de chercheurs et d'enseignants nous ne faisons rien habituellement pour changer cet état de choses, nous contribuons à perpétuer ce qu'Ann Oakley (1981 : 58) appelle : 

« ... the mythology of hygienic research with accompanying mystification of the researcher and researched as objective instruments of data production. » 

C'est ma démarche féministe matérialiste qui me permet de le faire aujourd'hui. En effet, en affirmant et en démontrant que le « privé est politique », le féminisme remet en cause non seulement les pratiques individuelles et les décalages entre théorie et pratique, mais aussi le fondement même d'une telle séparation de la réalité dont les femmes ont fait les frais jusqu'à présent. Ces dernières années, avec la pénétration importante de celles-ci dans les sciences humaines, l'analyse féministe a été particulièrement fertile sur le plan épistémologique et méthodologique et a profondément bouleversé les conceptions de la recherche scientifique [2]. Le texte qui suit s'inscrit directement dans ce mouvement et témoigne des prises de conscience que j'ai faites graduellement au cours de ces dernières années concernant ma propre position de femme, de scientifique et de féministe. 

Carte des grandes îles 

 

Il y a dix-huit ans, par un bel après-midi de juin, je m'envolais pour les Antilles où j'allais séjourner pendant plus de trois mois en tant qu'auxiliaire de recherche dans un projet visant à faire l'ethnographie de la Guadeloupe et de son système de plantations en particulier. J'avais 23 ans ; je venais de terminer ma première année de baccalauréat en anthropologie à l'Université de Montréal et, mis à part quelques brefs séjours aux États-Unis, c'était mon premier grand voyage à l'étranger. Mais c'était surtout ma première expérience de recherche sur le terrain, mes premiers pas d'anthropologue. À cette époque, il était encore relativement facile, au petit nombre d'étudiants en anthropologie que nous étions au Québec, de nous intégrer à des projets de recherche dans des régions éloignées comme l'Afrique francophone, les Antilles ou le Grand Nord québécois, parfois même avant d'avoir terminé nos études de baccalauréat. 

J'avais donc eu la chance d'être choisie pour un des projets concernant la région des Caraïbes. Dans les souvenirs que je garde de cette toute première expérience de terrain, l'enthousiasme et le goût de l'aventure l'emportent largement sur l'appréhension et la peur de l'inconnu. Ce voyage en Guadeloupe représentait pour moi la réalisation du rêve qui m'avait conduite en anthropologie, à savoir : celui de vivre à l'étranger et d'apprendre au contact de groupes humains différents de ceux qui constituaient mon univers quotidien. Je n'avais vraiment aucune idée de ce qui m'attendait. Les lectures que j'avais faites avant mon départ ne m'avaient fourni qu'un bien pâle aperçu de la réalité antillaise. Même l'imposant ouvrage en deux volumes du géographe Guy Lasserre (1961), qui constituait à l'époque la meilleure - sinon pratiquement la seule - source d'information sur la Guadeloupe, ne pouvait rendre compte adéquatement de toute la complexité sociologique et culturelle de ce département français d'outre-mer (D.O.M.) et de ses 330 000 habitants. 

Il était environ cinq heures de l'après-midi quand l'avion de la « Pan Am » se posa sur la piste de l'aéroport du Raizet, non loin de Pointe-à-Pitre. Le soleil dardait à travers les dernières gouttes d'une averse tropicale et la brise humide transportait des odeurs suaves de fleurs et de fruits encore inconnus. Comme durant l'escale à Antigua lors duquel j'eus mon premier contact avec la chaleur et l'humidité caractéristiques de cette saison, j'avais l'impression que j'allais suffoquer ; mes vêtements d'été montréalais me faisaient l'effet d'un manteau de fourrure à la fin de l'hiver. Alliée à la fatigue et au stress des jours précédents, la chaleur m'accablait et je ne pensais qu'à une chambre d'hôtel climatisée et à une bonne douche fraîche. C'est avec soulagement que j'aperçus Jean Benoist, professeur au Département d'anthropologie et responsable du projet de recherche, parmi la foule de l'aéroport. Mais le soulagement fut de courte durée. Les plans étaient modifiés m'apprit-il aussitôt ; je ne passerais pas la nuit à Pointe-à-Pitre mais plutôt à Vieux-Fort, à 15 kilomètres environ de la ville de Basse-Terre, la capitale, qui allait être mon lieu de résidence. La logeuse de Jacques Aubin-Roy, un étudiant de notre équipe, acceptait que je passe la nuit sous son toit. 

Tout au long du trajet d'une heure environ qui sépare l'aéroport de la commune de Vieux-Fort, Benoist, qui aimait beaucoup les Antilles, prenait plaisir à me servir de guide. Il pointait à mon intention les nombreuses variétés d'arbres fruitiers qui bordaient la route, identifiait au passage chacun des bourgs et des communes et agrémentait le tout d'anecdotes, d'expressions créoles et de précisions historiques que j'aurais bien aimé pouvoir apprécier à leur juste valeur. Mais, coincée contre mes valises sur le siège arrière de la petite Simca 100, fouettée par le vent qui s'engouffrait par les fenêtres ouvertes, ballottée au gré des multiples virages en têtes d'épingle de cette section de la Nationale 1, j'avais plutôt mal au coeur et j'avais hâte de me retrouver enfin sur la terre ferme. La transition était beaucoup plus abrupte que je l'aurais souhaité. Heureusement Vieux-Fort valait vraiment le déplacement. À l'accueil chaleureux de notre hôtesse s'ajoutait le paysage grandiose d'une falaise fleurie éclairée par le soleil couchant sur la mer des Caraïbes. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau et Benoist le savait probablement. Il nous quitta presque aussitôt en précisant qu'il reviendrait nous visiter, chacun et chacune, individuellement dans quelques semaines. 

En 1967, la majorité des logements guadeloupéens situés en zones rurales n'avaient ni eau courante ni électricité. Les cases étaient pour la plupart en bois et leurs propriétaires risquaient de les voir s'envoler à chaque cyclone. On en avait d'ailleurs retrouvé - ou plutôt, ce qu'il en restait - après le dernier cyclone, à des dizaines de kilomètres de leur situation originelle. La case où je passai ma première nuit, installée sur le matelas d'un des enfants de la famille, était également de ce type ; le confort y était des plus rudimentaires. Mais c'est davantage la fatigue et l'excitation qui m'empêchèrent de dormir ; sans parler du chant assourdissant des insectes nocturnes en pleine campagne, auquel moi, fille de la grande ville, n'avais encore jamais été initiée. Inutile de dire que le lendemain matin, je n'étais pas très en forme pour entreprendre mon premier voyage en transport en commun jusqu'à Basse-Terre en compagnie de Jacques Aubin-Roy et d'un autre étudiant montréalais que Benoist avait désignés pour me servir de guides. Mais, je crois bien que la curiosité et l'exaltation l'emportèrent ; je me souviens encore parfaitement de ce trajet. Il n'y avait que des Noirs et des gens à la peau très foncée dans le car ; les Blancs, je l'appris rapidement, ne voyageaient à peu près pas en transport en commun, sauf pour se déplacer parfois du bureau à la maison le soir après le travail, et c'étaient surtout des femmes. 

Ce matin-là, le car n'était pas plein heureusement. Cela dit en passant un chauffeur de car guadeloupéen estimait son véhicule plein lorsque le nombre de ses passagers atteignait environ le double de celui indiqué sur l'affiche « passagers assis » apposée à l'avant au-dessus du pare-brise. Par un ingénieux système de banquettes amovibles, il était en effet possible d'asseoir parfois jusqu'au double de passagers - dans le cas de jeunes, et d'enfants surtout -prévus par rangée. Les passagers entraient par l'arrière et prenaient place de telle façon qu'au cours du trajet le véhicule se remplissait méthodiquement de l'avant vers l'arrière. Inutile de préciser le remue-ménage qu'il y avait chaque fois qu'une personne arrivait à destination - il s'agissait d'un service bien plus personnalisé que celui que nous connaissons au Québec. Deux fois seulement, pendant les nombreux mois que j'ai passés là-bas, j'ai entendu des récriminations de la part des passagers et, dans un cas, il s'agissait de moi. D'ailleurs, je n'ai reçu ni appui ni sympathie apparente de mes compagnons et compagnes d'infortune pour l'acte de bravoure que cela a représenté pour moi. 

Malgré mes valises et l'encombrement que j'occasionnais, je pus me laisser aller à observer mes voisins et à contempler le paysage extérieur. Au rythme d'une rengaine populaire -« Allons danser Mam'zelle, Allons danser ohé... » - dont le chauffeur semblait vouloir s'assurer que les plus durs d'oreille de ses passagers ne manquent pas une note, le véhicule vétuste aux ressorts assouplis par l'usure se balançait sur la route escarpée. 

Chaque virage faisait glisser les passagers les uns contre les autres, mais ceux-ci semblaient totalement indifférents à la situation. Je compris plus tard que ce voyage n'avait rien de différent des autres : en Guadeloupe, les passagers sont imperturbables dans les autocars. Moi, au contraire, l'atmosphère particulière créée par la radio qui joue habituellement à tue-tête, le balancement pas très rassurant des véhicules, la beauté sauvage des paysages tropicaux m'ont toujours un peu grisée. Ce matin-là, j'étais comme ivre ; je n'en croyais ni mes yeux ni mes oreilles, c'était le cas de le dire ... et je n'étais pas au bout de mes émotions pour cette première journée. 

À Basse-Terre, le terminus des cars est situé non loin du Grand Hôtel et de quelques autres établissements plus modestes, mais confortables. Je l'ignorais, bien sûr, à ce moment-là. Tout comme j'ignore encore aujourd'hui si mes deux acolytes le savaient eux-mêmes ou s'ils avaient simplement reçu de Benoist la consigne de me loger le meilleur marché possible. Quoiqu'il en soit, c'est ce qu'ils firent. Après avoir demandé à une caissière du « Prisunic » de nous indiquer « un petit hôtel pas cher », nous nous sommes rendus à l'hôtel Panoramix [3] où, leur mission accomplie, mes deux collègues me dirent au revoir presque aussitôt. Comme j'ignorais combien de temps je serais forcée de demeurer à l'hôtel avant de me trouver un logement permanent, je décidai de passer cette première journée à l'exploration du quartier et à l'établissement de contacts. 

L'hôtel était on ne peut mieux situé, en plein coeur de Cours Nolivos, la rue principale de la ville. Les deux fenêtres de ma chambre donnaient à la fois sur le spectacle bruyant et coloré de la rue, deux étages plus bas, et sur le sommet du volcan la Soufrière au loin. Une odeur forte de poisson séché venait des barques de pêcheurs accostées derrière l'hôtel qui se trouvait juste au bord de la mer. Toutes les boutiques situées au rez-de-chaussée des maisons bourdonnaient d'activité. Des femmes habillées de jupes de coton et portant des coiffes de madras s'affairaient à leurs achats quotidiens et blaguaient en créole. Tout : couleurs, sons, odeurs, chaleur, tout était nouveau pour moi ; c'était le dépaysement le plus complet. Et je me sentais bien dans une telle atmosphère. 

Cependant, il ne me fallut pas longtemps pour constater les conditions déplorables de mon installation. Au retour de ma première promenade dans le quartier, un examen plus détaillé de ma chambre me révéla qu'elle était sale et poussiéreuse. Le matelas était creusé et les draps d'une propreté douteuse. La porte ne fermait pas à clé et, du cagibi qui devait me servir de « cabinet de toilette », il était possible, à travers les lattes du mur mitoyen, de voir dans la chambre voisine. Seules les persiennes semblaient pouvoir m'assurer une certaine intimité. Sur un des murs, le papier peint décoloré avait en partie disparu, et je pouvais lire à loisir une page de journal décrivant les ravages du cyclone des jours précédents... en 1928. 

Comme j'avais précisé que mon séjour en était un d'étude et non de tourisme, la patronne bien intentionnée avait envoyé la bonne de l'hôtel déplacer la commode de ma chambre afin d'y installer une table de travail pour moi. Malheureusement, cette commode n'était pas dans un meilleur état que le reste du mobilier et elle s'effondra littéralement sur le plancher de la chambre lorsque la jeune fille entreprit de la rapprocher de la porte. La poussière était si dense à ce moment-là qu'il nous fallut sortir toutes les deux et faire aérer la pièce pendant un bon moment. 

Contrairement à ce qui aurait été ma réaction au Québec ou aux États-Unis, je ne me suis pas précipitée chez la patronne pour réclamer une autre chambre et des draps propres. Je ne sus pas davantage refuser ses invitations à manger à l'hôtel même plutôt qu'au restaurant et mes premiers contacts avec la -pourtant savoureuse - cuisine créole furent des gombos baignant dans une eau tiède vinaigrée, des crabes farcis secs et sans saveur, et un steak créole huileux et fade, accompagnés chaque fois de pain rassis. Me rappelant les exploits scientifiques réalisés par les Boas, Malinowski et Mead dans des conditions matérielles bien plus difficiles encore, j'essayais de me convaincre que c'était là le prix à payer pour avoir le privilège d'une recherche sur le terrain en pays exotique et pauvre. Je n'étais d'ailleurs pas étonnée de ce qui m'arrivait : cela correspondait assez bien à ce que j'avais pu lire à propos de l'adaptation à faire sur le terrain. Je ne saurai jamais combien de temps mon pouvoir d'autosuggestion aurait pu me soutenir dans des conditions matérielles aussi déprimantes, ni surtout quel degré d'efficacité j'aurais pu atteindre dans mon travail, car heureusement mon épreuve ne dura que quelques jours, grâce à Gaston Ripolin, la seule personne-ressource dont j'avais le nom à mon arrivée en Guadeloupe et qui occupait un poste à la préfecture. 

Si, dans ma naïveté à l'égard du terrain, j'avais confondu pauvreté avec saleté et respect des différences culturelles avec paternalisme, Ripolin, lui, ne mit aucun temps à réagir. Incrédule et scandalisé tout d'abord, il entreprit de me sortir le plus rapidement possible du pétrin dans lequel je m'étais placée. Non seulement cet hôtel n'avait-il rien à voir avec l'ensemble des autres établissements du même nom en Guadeloupe, mais de plus, il s'agissait d'un hôtel de passe malfamé où la police faisait régulièrement des descentes. Sans le vouloir, j'avais fait insulte à l'hospitalité et à la fierté guadeloupéennes. Ripolin était bien loin d'imaginer la vision misérabiliste et paternaliste que nous avions développée en anthropologie à l'époque, en dépit de nos sincères efforts d'ouverture d'esprit et de tolérance. Après quelques téléphones et consultations auprès d'autres personnes travaillant dans des bureaux voisins du sien à la préfecture, il contacta Madame Grondine. Celle-ci se laissa facilement convaincre de me céder une chambre dans l'école ménagère dont elle avait la responsabilité à Basse-Terre et qui serait inoccupée pendant la période des vacances. Entre le premier coup de fil de Ripolin et la confirmation de Madame Grondine, il s'écoula à peine 24 heures. Ce fut une chance inouïe pour moi. Le dimanche suivant, un taxi me déposait avec tous mes bagages dans le quartier La Visitation, sur les hauteurs de la ville, devant la villa où j'allais résider pendant le reste de ce premier séjour. 

Après l'hôtel Panoramix et comparativement au petit logement du quartier Mile-End à Montréal où j'avais vécu pendant toute mon enfance et mon adolescence, ce fut l'émerveillement. À tous points de vue, j'avais probablement les conditions idéales de logement sur le terrain pour une étudiante au revenu modeste et pour une jeune femme jalouse de son indépendance et de sa vie privée. À part mes ami-e-s montréalais non-anthropologues à qui j'écrivais et à qui j'en fis le détail, je n'ai jamais beaucoup parlé de mes conditions de logement et de vie à La Visitation. En réalité, j'avais honte et je me sentais en peu coupable d'être aussi bien logée alors que les autres étudiants et étudiantes de l'équipe vivaient dans des cases de bois et que même certains partageaient le logement de leurs hôtes. D'autant plus que personnellement, même si nos professeurs considéraient que c'était une excellente façon de s'intégrer aux communautés étudiées, je n'avais absolument aucune envie de vivre dans une famille guadeloupéenne. J'avais l'habitude de mon indépendance et n'avais aucunement l'intention de la sacrifier, même pour l'avancement de la science. Certainement, ce soulagement concernant la redoutable éventualité d'avoir à vivre dans une famille locale compta pour beaucoup, et peut-être, plus que les conditions matérielles elles-mêmes, dans mon appréciation de ce logement inespéré. 

En effet, malgré ses dimensions importantes, la villa-école ne comportait en réalité que deux chambres à coucher, une salle de bain, une grande cuisine et une immense salle sans mobilier, une véritable salle d'école quoi ! La chambre que me céda Madame Grondine était celle de la directrice en temps ordinaire et elle avait le double avantage d'être indépendante du reste de la villa et d'avoir son propre système de fermeture. Comme elle contenait des vêtements et des documents appartenant à son occupante habituelle, je dus superposer tant bien que mal mes vêtements aux siens sur des crochets au mur et installer mes valises à même le sol. Rien d'étonnant à ce que les cafards, qui étaient légion dans la cuisine regorgeant de sucre, de farine et de quantité d'autres ingrédients nécessaires à l'enseignement des arts ménagers, les aient occasionnellement visitées. Mais c'était là un désagrément bien mineur à comparer au cadre physique dans lequel je me trouvais. Ma chambre était parfumée de jasmin qui poussait le long de la maison, avait une seule fenêtre qui donnait au loin, sur le sommet de la Soufrière et sur les pentes des Monts Caraïbes à la végétation luxuriante. S'il n'avait pas été laissé totalement en friche, l'immense jardin qui s'étendait derrière la villa sur plusieurs dizaines de mètres aurait été magnifique avec ses nombreuses variétés d'arbres fruitiers - manguiers, arbres à pain, avocatiers, léchéiers, cocotiers, bananiers. Ce que j'appréciais de ce jardin, c'était la haie de lauriers roses et d'hibiscus multicolores qui le séparait des jardins voisins. Comme premier contact avec le climat et la végétation des Antilles, je n'aurais pu souhaiter mieux. De plus, la villa comportait à l'arrière une grande véranda couverte meublée d'une longue table de bois, ce qui me permit de vivre beaucoup à l'extérieur, autant pour mes repas que pour mes lectures et aussi pour les autres travaux que j'effectuais à domicile. Mais, le plus grand avantage de cette maison était sa localisation même à La Visitation, c'est-à-dire non loin des bureaux du cadastre, de la préfecture et de la Direction départementale de l'agriculture où j'étais appelée à travailler dans le cadre de ma recherche sur le système de plantations. 

La tâche que m'avait confiée Benoist en 1967 consistait d'une part, à dresser la carte des grandes plantations de la Guadeloupe, dont l'exploitation était supérieure à 50 hectares et d'autre part, à recueillir de la documentation pertinente sur les deux grands secteurs agricoles - sucrier et bananier -, sur les structures et la réforme foncières, et, en général, sur tout ce qui pouvait permettre une comparaison du système de plantations guadeloupéen avec le système martiniquais. Ce sont les données essentiellement macrosociologiques recueillies durant ce premier séjour qui me permirent l'année suivante de concentrer davantage mon attention sur le fonctionnement interne de l'une des grandes exploitations sucrières recensées, et de rédiger par la suite une thèse de maîtrise sur le sujet [4]. 

Comme mon travail de cartographie dut s'effectuer principalement au cadastre, le fait d'habiter La Visitation me permit de voyager à pied entre la maison et le travail. C'était un avantage mitigé, puisque je parcourais une route en pente sous le soleil harassant de 13 heures... C'était tout de même un avantage, car j'étais libre dans mes déplacements, mon horaire [5] ne convenant pas toujours à celui du transport en commun. 

Il peut paraître évident de rappeler que le sujet de la recherche est déterminant quant au type et au nombre de personnes rencontrées sur le terrain. Pourtant, j'estime important de le faire ici et de rappeler aussi les conceptions prévalant dans la discipline anthropologique au Québec à l'époque. On peut déjà constater une certaine vision que je qualifiais précédemment de « misérabiliste » dans la naïveté dont j'ai fait preuve face aux conditions de logement sordides dans lesquelles je me suis trouvée durant les premiers jours de mon séjour en Guadeloupe. Mais il y avait autre chose encore : sur le plan épistémologique, il nous restait à faire l'analyse de nos rapports avec les classes dominantes des pays où nous réalisions nos recherches anthropologiques. En effet, s'il n'était certes pas question de « collaborer » avec elles, les classes dominantes ne nous apparaissaient toutefois pas suffisamment problématiques pour constituer, en tant que telles, des « objets » de recherche. Nos sympathies politiques et nos intérêts scientifiques confondus étaient exclusivement tournés vers les classes dominées. Et, j'ajouterais, autant que possible rurales, car nous possédions aussi ce que Hutchinson appelle un « éthos rural ». 

Or, comment étudier les structures foncières et faire l'ethnographie du système de plantations autrement qu'en contact avec la classe dominante constituée précisément et principalement des propriétaires et des administrateurs de ces grands domaines ? Comment, quand on est anthropologue et qu'on s'intéresse prioritairement aux acteurs sociaux, être fidèle à la tradition méthodologique de l'observation participante en particulier, sans accepter de fréquenter les membres de la bourgeoisie locale ? Pourtant, nous reconnaissions, explicitement et de manière pragmatique, qu'il nous était impossible de seulement pouvoir penser entreprendre quelque recherche que ce soit sans une autorisation plus ou moins explicite des divers paliers de pouvoir concernés. En fait, ce que les anthropologues ont spontanément étudié dans les sociétés les plus éloignées de la leur comme des formes de pouvoir et d'autorité, ils ont mis beaucoup de temps à en reconnaître l'équivalent dans les sociétés occidentales, probablement parce qu'ils ou qu'elles en étaient trop proches. 

Si j'avais compris cela plus clairement en 1967 et en 1968, j'aurais mieux profité de l'occasion unique que me fournissait mon sujet de recherche pour jeter les bases d'une véritable ethnographie de la bourgeoisie locale. Cela m'aurait permis de systématiser les mille et une observations éparses que j'ai pu faire de son mode de vie, de ses valeurs et de ses préjugés véhiculés en son sein, de ses différences en termes d'origines géographiques des grandes familles et de ses générations de même que de ses représentations de la société guadeloupéenne et de son avenir, par exemple. 

Dès le départ, Gaston Ripolin s'avéra une personne-ressource précieuse sur ce plan. Le poste qu'il occupait à la préfecture en faisait une sorte d'éminence grise par rapport à ses compatriotes guadeloupéens aussi bien que par rapport aux administrateurs « métropolitains ». Grâce à lui, je pus entrer rapidement en contact avec des personnages clés du secteur sucrier et être facilement acceptée à l'intérieur d'un cercle limité, mais influent de ses amis personnels. Il me fut ensuite relativement facile d'étendre et de diversifier, selon mes propres besoins, le réseau de mes informateurs. Je compris alors pourquoi Benoist n'avait pas jugé nécessaire de me fournir le nom d'autres personnes lors mon arrivée en Guadeloupe. 

Mais, en plus de la qualité de la personne qui fut mon premier contact, en quelque sorte mon informateur clé, trois autres facteurs ont fortement influencé mon travail et ma vie quotidienne en terrain guadeloupéen. Ce sont ma nationalité canadienne, mon statut d'étudiante et le fait d'être une femme. 

Ma nationalité canadienne a joué, je le sais, dans la décision de Madame Grondine de me céder la villa de La Visitation pour l'été, alors qu'elle ne me connaissait pas personnellement et que la maison contenait tout de même un certain nombre de costumes et d'instruments de musique dont la disparition aurait été absolument catastrophique à court terme pour les spectacles de la troupe folklorique qu'elle dirigeait. Mais Madame Grondine aimait beaucoup le « Canada » et les Canadiens ; sa maison leur était toujours ouverte à Pointe-à-Pitre. Elle s'apprêtait d'ailleurs à partir pour Montréal avec sa troupe en réponse à une invitation des organisateurs d'Expo 67. Son amour pour le Canada lui venait de ses contacts passés avec des missionnaires canadiens en Martinique et d'un voyage qu'elle avait effectué chez nous plusieurs années auparavant. Le fait d'être canadienne constituait pour elle une référence suffisante pour mériter d'emblée sa confiance. Mais elle ne fut pas la seule dont la collaboration me fut assurée grâce à la sympathie que suscitait spontanément mon origine géographique, particulièrement en cette année de l'Exposition universelle de Montréal. Il en fut de même à l'extérieur du travail alors que ma nationalité canadienne me valut plusieurs invitations à dîner de la part de « métropolitains » aussi bien que de Guadeloupéens. 

Mais il y avait aussi l'envers de la médaille. Il ne me fallut pas longtemps pour apprendre qu'en Guadeloupe les Canadiennes avaient bien mauvaise réputation. C'était, m'avait-on laissé entendre, les nombreuses touristes de l'hôtel canadien du Moule qui, par leurs façons particulières de se comporter, eurent la réputation de « femmes faciles » en mal d'aventure avec le premier homme noir venu. Et cette réputation affectait potentiellement toutes les autres Canadiennes de passage en Guadeloupe et aux Antilles françaises. En ce qui me concernait, cela se traduisait, presque toujours, de la part de mes informateurs, par des allusions plus ou moins habiles à l'hôtel en question, au point que j'en vins graduellement à redouter ce moment lors de nouvelles rencontres. Comme à l'époque je n'avais pas une conscience féministe très développée, plutôt que de reconnaître le sexisme de telles attitudes, je mettais beaucoup d'énergie à me dissocier de ces compatriotes gênantes. Je venais pour travailler, moi ; je n'avais pas le temps de passer mes journées à « flirter » sur la plage. C'est seulement en 1968, alors qu'il m'était relativement facile de m'y rendre en « Vélosolex » depuis Morne-à-l'Eau où j'habitais, que je mis vraiment les pieds sur cette plage fatidique. Ce que j'y vis ressemblait en tous points à ce qui se passe sur des milliers de plages à travers le monde : des femmes en maillot de bain se faisaient « rôtir » - c'est le mot qui convenait dans bien des cas - au soleil pendant que des jeunes gens venaient, le plus souvent en vain, tenter d'engager la conversation avec elles. 

Sans avoir poussé mes observations ethnographiques jusqu'au bar le soir, -tant j'avais peur personnellement d'y laisser ma propre réputation, je suis persuadée que les Canadiennes de passage en Guadeloupe n'étaient pas de moeurs plus « légères » que les hommes, Guadeloupéens ou autres, qui fréquentaient les mêmes établissements. Mais la réputation des femmes, c'est connu, est bien plus fragile que celle des hommes dans les sociétés patriarcales. En dehors du travail proprement dit, cette réputation me valut un jour une accusation de racisme de la part d'un homme noir que j'avais, naïvement et en toute bonne foi, fait monter en voiture alors qu'il faisait de l'auto-stop en direction de Pointe-à-Pitre. Il eut recours à cette forme de chantage lorsque j'eus simplement refusé, à plusieurs reprises, de sortir avec lui le soir même. Dans un contexte social où les tensions raciales sont toujours importantes, ce genre d'événement ne fit qu'augmenter encore le malaise que je ressentais face à l'ambivalence de mes origines socio-géographiques. 

Mon statut d'étudiante avait une incidence particulière. Par définition, un étudiant ou une étudiante se trouve dans une position de dépendance, d'infériorité, par rapport à d'autres personnes, mais aussi par rapport à ses projets d'avenir. Ses pouvoirs sont limités et sa situation d'apprentissage relativise aussi la portée de ses conclusions et de ses positions. En tant qu'étudiante, je n'étais donc pas perçue par mes informateurs comme une personne menaçante ; ils connaissaient aussi bien que moi les enjeux de ma situation. Ils auraient pu choisir de m'ignorer comme un personnage sans grande importance pour eux et mon travail en aurait été entièrement compromis. Mais, en général, les personnes dont je sollicitai la collaboration se montrèrent disponibles et ouvertes. Aujourd'hui, il ne fait aucun doute dans mon esprit que plusieurs le firent pour me venir en aide dans mes études et me permettre de réaliser mon rapport et conséquemment ma thèse. Mais à l'époque, je trouvais simplement normal qu'on accepte aussi volontiers de m'aider dans mon travail. Je me présentais et je présentais les objectifs de ma recherche franchement et sans complexe ; il allait de soi, me semblait-il, qu'on me réponde aussi franchement. Ce n'est qu'en 1975, lorsque je suis retournée en Guadeloupe pour un cinquième séjour, comme professionnelle cette fois, que je pris vraiment conscience des avantages de mon statut d'étudiante et de la liberté qu'il me conférait dans mes rapports avec autrui. 

En tant que chargée d'étude pour un projet de la Direction départementale de l'agriculture, non seulement la collaboration de la population ne m'était plus aussi facilement assurée, mais je ne parvins absolument pas à « pénétrer » le cercle des travailleuses sociales, médecins et professeurs guadeloupéens avec qui j'avais espéré discuter du contenu de ma recherche de la Côte-sous-le-Vent. La collaboration des paysans, qui formèrent l'essentiel de mon échantillon d'informateurs, n'alla pas de soi non plus. Ceux qui acceptèrent d'être interrogés le firent, j'en suis certaine, parce qu'ils en vinrent à la conclusion qu'ils n'avaient rien à perdre à me faire confiance quand je leur promettais d'utiliser mon rapport pour vraiment faire passer leur point de vue sur la situation de l'agriculture dans la région : leur situation ne pouvait pas être pire qu'elle ne l'était déjà. Je tins parole. Mais ce ne fut pas sans angoisses et sans insomnies car, pour respecter mon engagement, il me fallut utiliser la ruse avec l'organisme gestionnaire des fonds de la recherche dont les objectifs allaient absolument à l'encontre du développement de l'agriculture de la Côte-sous-le-Vent. L'avenir de la région, dans ses visées de développement immobilier, était conçu simplement en termes de prolongement de la ville de Basse-Terre. Ce cinquième séjour, qui aurait dû vraisemblablement être le plus facile, étant donné que je connaissais bien le pays et que mon adaptation était presque faite, s'avéra le plus difficile. Pour la première fois, les résultats de mes recherches risquaient d'avoir un impact réel sur la population investiguée et n'iraient pas, on me l'avait assuré, dormir sur les rayons d'une bibliothèque d'université. Puisqu'il s'agissait d'une recherche commandée dans le cadre d'une politique précise de mise en valeur de la région de la Côte-sous-le-Vent, il y avait une volonté manifeste de la part des fonctionnaires de la Direction départementale de l'agriculture pour améliorer le rendement agricole dans la région. Il y a donc un certain nombre de fonctionnaires et d'hommes politiques qui ont pris connaissance de mon rapport. Quant à savoir s'ils en ont tenu compte, c'est une autre histoire... 

Cependant, si j'avais réalisé ce genre de recherche lors d'un premier terrain, par exemple, je ne pense pas que j'aurais pu obtenir des résultats significatifs. Ce sont les connaissances acquises lors des séjours précédents et l'expérience de mes relations avec la population guadeloupéenne qui me permirent, malgré les contraintes, de travailler efficacement. Mes terrains précédents m'avaient également appris à reconnaître mes qualités d'enquêteuse, qui s'étaient affirmées graduellement au contact et avec la collaboration des Guadeloupéens eux-mêmes. Surtout, ils m'avaient appris à aimer précisément ce contact personnel avec les informateurs, à goûter le plaisir d'une conversation riche en informations de part et d'autre, malgré le trac toujours présent avant chaque nouvelle rencontre. En d'autres mots, j'avais appris, alors que j'étais étudiante, l'amour du travail sur le terrain et c'est cet apprentissage qui me donna, par la suite, l'assurance nécessaire dans les situations difficiles. 

C'est également lorsque j'étais étudiante et durant ces premières expériences de terrain, que j'ai compris ce qui fait la spécificité de notre discipline, à savoir : la possibilité d'établir avec les sujets de nos recherches, dans le cadre même du travail, des rapports humains chaleureux et comportant une certaine réciprocité. Et ici, je dis bien « sujets » et non plus seulement « informateurs » pour désigner les personnes qui acceptent de collaborer avec nous sur le terrain. Certes, toute relation avec une population étudiée est structurellement traduisible en termes de domination-exploitation de la part des enquêteurs et enquêteuses, détenteurs et détentrices du pouvoir lié à la connaissance. Mais il s'agit là d'une contradiction propre à notre métier qu'individuellement et parfois collectivement nous tentons de dépasser par des prises de position - sinon des actions -politiques. Ce qui m'intéresse ici, c'est la qualité des relations interpersonnelles que nous sommes appelé-e-s à établir avec les individus que nous rencontrons au cours de nos recherches sur le terrain. 

Mon expérience personnelle de travail aux Antilles, et plus tard en France et au Québec, me fait dire aujourd'hui que l'intérêt sincère que nous portons aux informations et aux personnes que nous observons et interrogeons peut aussi entraîner des effets bénéfiques pour elles autant que pour nous. Dans toutes les entrevues que j'ai faites, une bonne part de la disponibilité de mes informateurs guadeloupéens venait, j'en suis certaine, aussi bien de l'intérêt réel que je portais aux informations sollicitées que du plaisir que je leur procurais en leur permettant de parler eux-mêmes de choses qu'ils connaissaient bien : leur travail, leur pays. Je suis convaincue que ma curiosité était stimulante pour eux. 

En réécoutant un enregistrement réalisé en 1968, Monsieur Frison, un « géreur » d'habitation, me raconter son cheminement de carrière et m'expliquer comment ça se passait « avant » dans les plantations de canne de la Guadeloupe, en l'entendant dire (J'ai l'amour de mon métier », je me suis demandée si beaucoup de personnes avaient eu l'occasion d'entendre toutes ces choses avant moi. Combien de fois, même dans le cours de son travail, s'était-on intéressé à son opinion personnelle sur l'économie et sur l'agriculture ? A-t-on souvent sollicité ces mille et un détails, ces mille et une subtilités d'un métier exercé depuis plus de vingt ans ? 

À titre indicatif, une « habitation » est une subdivision d'une grande plantation qui correspond à peu près aux limites d'une exploitation avant son intégration à un grand domaine. À la tête de chaque habitation se trouve un « géreur » qui en a la responsabilité sur le plan de la production et sur le plan professionnel. Un bon « géreur » possède non seulement une solide expérience en tant qu'agriculteur, mais aussi des qualités de gestionnaire et de spécialiste des relations humaines. Il est en quelque sorte un intermédiaire entre les employés et les patrons. À cause de leurs compétences, tous ceux que j'ai connus étaient très respectés par la haute administration des plantations où ils œuvraient. 

Lorsque Frison acceptait que je l'accompagne lors de ses tournées dans son « habitation », ou me consacrait sa pause du matin à son bureau des Abymes, il était conscient, je le sais, de m'être utile dans mes recherches, et il en était visiblement heureux. Je pourrais dire la même chose d'autres « géreurs », d'ingénieurs et de fonctionnaires avec qui j'ai été en contact. Étant donné les contraintes intellectuelles et surtout politiques dans lesquelles nous nous situons en tant que scientifiques, je considère aujourd'hui que cette forme particulière de respect, avec ce qu'elle comporte de satisfaction pour les personnes interrogées, est probablement la seule chose que l'on soit certaine de pouvoir, à court terme, offrir en retour de ce que nous retirons nous-mêmes de nos recherches. C'est cette dimension fondamentalement humaine qui constitue pour moi la spécificité du méfier d'anthropologue et qui en renouvelle sans cesse l'intérêt. Sur ce plan, mon plus grand regret est de ne pas avoir su m'intéresser autant aux femmes qu'aux hommes. Il y avait plusieurs raisons à cela. 

La première raison de l'absence de la dimension féminine dans mes recherches de terrain en Guadeloupe est simple : c'est le sexisme dont j'étais imprégnée de par ma formation universitaire et de par mon éducation en général. Même en 1975, alors que mon enquête me plaçait directement en contact avec des femmes - je « montais aux champs » [6] avec elles, nous causions pendant qu'elles cueillaient le café ; dans les plantations, je les observais avec admiration transporter jusqu'à trois régimes de bananes à la fois : il était évident qu'elles étaient très directement impliquées dans l'agriculture de la Côte-sous-le-Vent - je ne sus pas reconnaître l'importance que j'aurais dû leur accorder. Dans ma vision sexiste et ethnocentrique de l'agriculture, c'est d'abord aux hommes que je m'adressais pour connaître l'opinion des « paysans » sur l'économie et l'agriculture de la région et aussi sur l'organisation des exploitations familiales, où pourtant il y avait beaucoup d'agricultrices, responsables de familles matrifocales [7]. 

Cependant, en 1967 et 1968, la situation était différente : la nature même de mon travail centré sur la structure et le fonctionnement des grandes plantations ne me permettait pas de rencontrer beaucoup de femmes. Dans les plantations de canne, elles étaient « attacheuses » en période de récolte et faisaient les semailles et le désherbage durant la basse saison ; dans les usines, elles étaient proportionnellement moins nombreuses et elles étaient confinées dans les bureaux. Mais, que ce soit dans le cadre de mes observations directes, de ma recherche documentaire ou dans les entrevues que je réalisais pour recueillir des informations, j'étais toujours et presque exclusivement en contact avec des hommes, même en ce qui concernait l'échelon le plus bas de la hiérarchie professionnelle des plantations - celui du « géreur » ou de son assistant, selon le cas. Mes rapports avec les femmes étaient donc presque uniquement à caractère extra-professionnel. 

De plus, mises à part les caissières, les marchandes et les postières avec qui j'étais en contact quotidiennement dans le cadre de leur travail, la plupart des femmes que j'ai connues me furent présentées par des hommes qui étaient en l'occurrence, soit leurs maris, leurs amants ou leurs patrons. Ainsi, Magalie, avec qui je me suis liée d'amitié en 1967, m'avait été présentée par son ami Gaston Ripolin. Je pense d'ailleurs que s'il n'en avait tenu qu'à elle, je ne l'aurais peut-être jamais rencontrée. C'est Ripolin qui, en hôte attentionné à mon égard, lui avait « confié » la tâche de m'aider à m'installer à Basse-Terre. Mais nous avions le même âge, le même sens de l'humour, et nous devînmes rapidement de bonnes copines, presque des complices. 

C'est avec elle, au cours de nos fréquents « commérages » sur les uns et sur les autres [8] que j'ai vraiment commencé à comprendre la réalité complexe des rapports hommes-femmes dans une société « machiste » comme la société guadeloupéenne. J'ai compris ce que peut signifier concrètement, pour les femmes, ce que nous, scientifiques, appelons « l'incidence des variables de classe et de couleur ». Et j'ai pu saisir l'articulation entre l'hypocrisie et la tolérance, tant sur le plan individuel que social. Au cynisme de certains hommes, par exemple, qui affichaient leurs nombreuses maîtresses comme autant de trophées de chasse, certaines femmes répondaient par une superbe attitude d'indifférence ; d'autres par la colère ; et d'autres, encore plus pragmatiques, s'efforçaient simplement d'en tirer le maximum de profit. 

Magalie, à bien des égards, se rangeait probablement dans cette dernière catégorie. C'était une jeune femme - « une chabine » comme elle disait d'elle-même - d'une grande beauté, avec des yeux verts remarquables. Elle avait été à Paris technicienne dans un hôpital et, depuis son retour au pays, elle était fonctionnaire à Basse-Terre. Elle choisissait soigneusement ses amitiés masculines et savait, me semblait-il, les utiliser pour s'assurer une certaine ascension dans l'échelle sociale. Ripolin n'était pas son seul ami et ni même le plus haut placé dans l'échelle locale. Mais Magalie faisait cela avec humour, tendresse et lucidité. Certaines épouses de fonctionnaires et d'ingénieurs « métropolitains » que j'ai eu l'occasion de rencontrer auraient ajouté qu'« elle a beaucoup de classe, Magalie ». En somme, l'inverse de ce qu'elles pensaient de moi. 

Mes rapports avec les Guadeloupéennes, et surtout les « métropolitaines » que j'ai aussi connues principalement par le biais de leur mari, étaient pour le moins ambigus. Je pense en effet que, tout en jugeant assez sévèrement les libertés que je prenais dans mes façons d'agir, elles m'enviaient un peu de ne pas être comme elles, prisonnières des conventions. De plus, j'étais célibataire et sans obligations familiales. En fait, je transgressais implicitement le code de conduite des femmes blanches, et mulâtres également, aussi bien dans ma vie privée que dans mon travail. D'une part, je ne respectais pas les barrières de couleur dans le choix de mes amis masculins et durant les fins de semaine, je fréquentais des bals populaires où aucune femme blanche ne serait allée danser ainsi jusqu'aux petites heures du matin ; je voyageais beaucoup en transport en commun et je m'obstinais à ne pas « profiter des avantages » de la vie dans les D.O.M. - j'allais dire, les colonies - ; je faisais moi-même mes repas, ma lessive, mon ménage, mes courses alors qu'il aurait été « tellement plus simple » de m'offrir les services d'une bonne. Vraiment, je « manquais de classe ». 

D'autre part, ce non-conformisme, qui dans mes relations professionnelles se traduisait par une franchise et une camaraderie bien estudiantines, était précisément ce qui me rendait sympathique auprès de mes informateurs masculins. Je dois certainement quelques invitations à dîner et à déjeuner à la curiosité, sinon à la méfiance, suscitée chez certaines épouses par la façon dont leur mari parlait de « la Canadienne » avec qui il avait travaillé ce jour-là. N'ayant pas encore développé pour les femmes le sentiment de solidarité féministe qui est le mien aujourd'hui, j'attribuais surtout à leur snobisme l'attitude hautaine des Blanches à mon égard. Pourtant, j'y reviendrai plus loin, elles n'avaient pas entièrement tort dans leur analyse intuitive de la situation. 

Mais, si les réactions des femmes blanches à mon égard m'étaient plutôt indifférentes, celles des femmes noires, par contre, m'affectaient beaucoup. J'avais une vision simpliste et paternaliste des rapports de classe et de couleur. Ainsi, je ne comprenais pas, par exemple, pourquoi certaines femmes noires venues me proposer leurs services comme domestiques affichaient un regard narquois quand je déclinais - pourtant bien poliment et bien gentiment - leur offre. Je n'avais besoin de personne pour s'occuper de mon intérieur. Mes vêtements, mes draps ? Je les lavais moi-même. Mes repas ? Je me débrouillais, et puis, toute seule vous savez, on ne mange pas beaucoup. Non, je ne mettais pas leur propreté en doute. Au contraire, j'appréciais beaucoup leur proposition mais non merci, je n'avais besoin de personne. A leur physionomie, je voyais bien qu'elles me trouvaient ridicule ; elles me croyaient probablement radine en plus. Pour elles, comme j'étais blanche, il aurait été normal que j'aie une bonne ou tout au moins une femme de ménage quelques jours par semaine. J'avais beau leur expliquer que j'étais canadienne et que dans mon pays les femmes, en général, s'occupent elles-mêmes de leur intérieur, rien à faire. Pour beaucoup de Guadeloupéennes et de Guadeloupéens, le Canada, Montréal, Québec, c'était quelque part « en métropole » et mes explications ne réussissaient pas àles faire changer d'avis. J'étais « métropolitaine » à leurs yeux ; j'aurais donc dû agir comme telle. Voilà qu'avec mes idées bizarres, je les privais d'un revenu appréciable à l'époque. J'eus bien quelques propositions de « jardiniers », mais peu, comparativement au nombre de femmes qui, à chacun de mes séjours, vinrent ainsi me proposer leurs services et s'en retournèrent désappointées. Comme j'étais perplexe et déçue moi-même par leur attitude, je n'étais pas loin de penser que, décidément, je savais mieux m'y prendre avec les hommes qu'avec les femmes. Mais avec les hommes, la situation n'était pas simple non plus. 

Avant mon départ de Montréal, on m'avait dit, au Département d'anthropologie : « Tu verras, les Antillais aiment beaucoup les femmes. Vous en avez de la chance vous autres les filles. » En clair, cela signifiait : à faire du terrain aux Antilles, c'est tellement plus facile pour elles que pour les garçons ; le seul fait d'être une femme leur ouvre déjà bien des portes. 

Le ton sur lequel étaient habituellement faites de telles insinuations ne laissait aucun doute sur l'opinion des professeurs ou collègues concernés. Mais sur le terrain, je vins près de donner raison aux collègues de Montréal. J'avais effectivement une grande facilité à entrer en contact avec de nouveaux informateurs et à recueillir des informations. Bien souvent, je n'avais même pas à les solliciter ; on allait au-devant de mes désirs. On me mettait volontiers en relation avec de nouvelles personnes ; on m'apprenait l'existence de tel service ou de tel document qui pouvait m'être éventuellement utile. Je recevais presque toujours un accueil chaleureux qui dépassait de beaucoup mes attentes. 

Cependant, en 1967 surtout, on me permettait rarement d'oublier que j'étais une femme et que c'était en partie pour cette raison qu'on me recevait aussi volontiers. Durant les premières semaines, une telle situation m'avait rendue un peu euphorique ; je trouvais très agréable cette cour à peine déguisée dont j'étais l'objet de la part de plusieurs informateurs ; il était rassurant aussi de me sentir protégée et aidée par des hommes qui avaient le plus souvent le double de mon âge. J'étais vraiment sous le charme de ce qu'on appelait au Québec la « galanterie française », mais aussi de la sensualité et de l'humour antillais. Je trouvais les hommes spirituels et pleins de fantaisie, tellement différents des Québécois que j'avais connus au travail et à l'université. Ils étaient en fait aussi exotiques àmes yeux que je l'étais moi-même pour eux. J'apportais un peu de fantaisie et d'imprévu dans leur vie quotidienne ; ils ajoutaient encore à l'imprévu et à la nouveauté de ma première expérience de terrain. 

Mais à mesure que ma lucidité revenait, le doute et une certaine irritation s'installèrent en moi. J'étais irritée, en effet, qu'on semble attacher plus d'attention à ma personne qu'à ma recherche et il n'était pas toujours facile de savoir si c'était pour me flatter ou parce que mes questions étaient pertinentes, intelligentes qu'on y répondait avec tant d'empressement. Peut-être que je « provoquais », sans le vouloir, les hommes que je rencontrais. En effet, comment savoir au juste quelle attitude prendre lorsqu'on risque de compromettre toute une recherche par une réponse trop brusque ou par un manque de « diplomatie » ? En fait, il me semblait que j'étais passée « maître » (sic) dans ce domaine. Avec le temps j'avais appris à mieux reconnaître le jeu - car c'était bien un jeu - de certains hommes et à manier l'humour dans mes répliques aux avances et aux questions embarrassantes. Mais réagir « diplomatiquement » exigeait de ma part une vigilance et une souplesse de tout instant. Même si je me tirais bien d'affaire, en apparence, je trouvais, en réalité, la situation angoissante. 

Ce qui rendait cette situation plus difficile encore, c'était de n'avoir personne à qui raconter ces problèmes et avec qui confronter ma perception des choses. La vie sur le terrain en pays éloigné, c'est l'exotisme et le plaisir de la découverte, c'est l'aventure ; mais c'est aussi la solitude. J'étais entourée d'hommes, et pourtant, je ressentais une grande solitude. Tous les étudiants et étudiantes de l'équipe vivaient séparés les un-e-s des autres, chacun-e dans son bourg ou son village et moi à Basse-Terre ; je n'avais donc pas de contact avec les personnes les plus susceptibles de comprendre ma situation. De plus, nos activités de recherche elles-mêmes nous plaçaient dans une position singulière par rapport à la population : en tant que chercheurs certes, et en tant qu'étrangers, mais aussi par rapport aux personnes de notre âge. Notre statut de spécialistes nous plaçait « au-dessus » de la majorité des jeunes de notre âge restés au pays et, à cause de notre intérêt premier pour l'agriculture, nous n'avions pas non plus l'occasion d'entrer en contact avec les étudiants guadeloupéens qui revenaient de la « métropole » en vacances chaque été. Si elle ne nous facilitait pas la vie, je crois bien, cependant, que nous ne remettions pas en cause l'importance de cette immersion la plus complète possible dans la société étudiée ; la solitude était vécue comme une sorte de rite initiatique qui devait nous apprendre autant sur nous-mêmes que sur les membres de la société d'accueil. 

Mais il y avait une contradiction profonde entre l'importance primordiale accordée à l'immersion, à la participation maximale de l'anthropologue au sein de la communauté choisie et à la non moindre nécessité de ne pas s'impliquer personnellement, de demeurer neutre, objectif, détaché de cette même réalité. Aujourd'hui, le caractère factice d'une telle démarche nous apparaît plus clairement et, à l'instar des chercheuses féministes, de plus en plus de sociologues et d'anthropologues affirment ouvertement un « parti pris » pour les populations étudiées. Malheureusement, le processus de démystification n'a pas encore atteint la dichotomie, tout aussi factice, établie entre ce qu'on appelle la vie « privée » et la recherche scientifique. En 1969, dans un ouvrage consacré au terrain et intitulé avec beaucoup d'à-propos Stress and Response in Fieldwork, Frances Henry (1969 : 3) écrivait : 

« ... an anthropologist is likely to be productive if he has developed enough of an “autonomous personality” to keep his affects and his cognitions separate. » 

Ce conseil ressemble en tous points dans son contenu à celui que nous faisaient, toujours à mots couverts, nos professeurs à l'époque. L'un d'eux, cependant, fut précis : « Vous autres, les filles, si vous voulez réussir une carrière en anthropologie, il faudra surveiller votre libido. » Aujourd'hui, les professeurs n'oseraient plus s'exprimer de la sorte à l'égard des apprenti-e-s anthropologues - et mes anciens professeurs non plus j'en suis persuadée. Cependant, au sein de notre discipline, la question de la vie privée sur le terrain n'en demeure pas moins aussi tabou que par le passé. Ce qu'on attend des anthropologues, ou plus précisément ce qu'en principe les anthropologues s'imposent eux-mêmes comme règle de conduite sur le terrain, c'est une distanciation complète par rapport aux individus de la population étudiée : d'abord, distanciation de par la relation inégalitaire entre chercheur-sujet et population-objet, mais distanciation plus fondamentale encore, puisqu'elle est maintenue même à l'extérieur du cadre dit scientifique, dans ce qu'on appelle la vie privée. 

En ce qui me concerne, il faut croire que, sur le terrain, l'influence « morale » des professeurs est moins présente, car je n'ai eu aucun mal à passer outre à leurs conseils en ce domaine. Si je l'avais fait, étant donné la situation d'isolement dans laquelle je me trouvais, ma solitude aurait été plus grande encore. Mais c'est aussi que, dans un pays où tout était nouveau et différent, où j'avais tout à apprendre, il n'était pas vraiment possible de séparer le travail, c'est-à-dire l'acquisition de nouvelles connaissances, de ce qui n'en était pas. Que certains informateurs soient devenus de bons amis n'a donc rien d'étonnant et cela n'entrava pas mon « travail » de recherche. Par contre, je sais pertinemment aujourd'hui que, sans ces amis et copains, ma connaissance de la Guadeloupe n'aurait jamais été aussi profonde. Ce n'est pas seulement en déchiffrant de peine et de misère certaines cartes dans les bureaux du cadastre, en étudiant des rapports statistiques et en parcourant des ouvrages d'histoire que j'ai compris le fonctionnement du système de plantations et des rapports de classe, de sexe et de couleur. Ce fut aussi en parcourant le territoire de part en part, en observant les gens en situation de loisir aussi bien qu'en milieu de travail et en écoutant les explications, gratuites et spontanées de mes amis, mes « informateurs informels ». Surtout, c'est à travers les yeux de Guadeloupéens que j'ai appris à aimer la Guadeloupe. 

Comme tous les souvenirs, les quelques réflexions que je viens de livrer témoignent autant de mes positions actuelles en tant que chercheuse féministe que celles du passé évoqué. Le présent est toujours le prisme à travers lequel on parvient au passé. Le regard critique et serein que je peux maintenant jeter sur cette époque cruciale de ma vie contraste d'ailleurs beaucoup avec le sentiment d'ambivalence qui fut le mien tout d'abord, et dont on retrouve encore des traces dans ce texte. Mais le bilan de ces premières expériences de terrain est positif ; l'apprentissage a été fructueux. Depuis, je suis retournée en Guadeloupe et maintenant, les femmes et les rapports hommes-femmes sont au centre même de mes préoccupations de recherche. Mon enthousiasme est par ailleurs demeuré aussi grand qu'au moment du premier départ. 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

GOLDE, P., éd., (1970), Women in the Field : Anthropological Experiences, Chicago, Aldine Publishing Company. 

HENRY, F. et S. SABERWAL, éd., (1969), Stress and Response in Fieldwork, New York, Holt, Rinehart and Winston. 

HOCHSCHILD, A.R. (1976), « The Sociology of Feeling and Emotion : Selected Possibilities » dans Another Voice : Feminist Perspectives on Social Life and Social Science, M. Millman et R.M. Kanter, éd., New York, Octagon Books, pp. 280-307. 

LASSERRE, G. (1961), La Guadeloupe, Bordeaux, Union française d'impression, tomes I et II. 

OAKLEY, A. (1981), « Interviewing Women : A Contradiction in Terms » clans Doing Feminist Research, Helen Roberts, éd., London, Routledge and Kegan Paul, pp. 30-61.


[1]    Dans ce texte, il sera question de mes trois premiers séjours en Guadeloupe (étés 1967 et 1968, et trois semaines en janvier 1969) et également de mon cinquième séjour (automne 1975).

[2]    En ce qui concerne le Québec, voir le numéro de Sociologie et Sociétés, vol. XIII, no 2, octobre 1981 : « Les femmes dans la sociologie », sous la direction de Nicole Laurin-Frenette. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] Pour certains travaux français, anglais et américains, voir particulièrement les références contenues dans les articles de C. Guillaumin, D. Juteau-Lee, H. Dagenais et N. Laurin-Frenette, parus dans le même numéro.

[3]    Comme les autres noms propres de personnes et de lieux guadeloupéens, à l'exception des noms de villes, de bourgs et de régions, il s'agit d'un nom fictif.

[4]    Une plantation de canne à sucre en Guadeloupe, thèse de maîtrise présentée au Département d'anthropologie de l'Université de Montréal, 1969, 180 p. Non publiée.

[5]    Des amis partis en vacance me laissèrent leur voiture, ce qui favorisa de nombreux contacts et déplacements jusqu'à Pointe-à-Pitre.

[6]    L'expression « monter aux champs » doit être comprise dans son sens le plus littéral. Pour plusieurs personnes, cela représentait plus d'une heure de marche au lever du jour, sur des pistes continuellement boueuses, même en saison sèche. C'était vraiment la forêt vierge là-haut. J'avoue que, personnellement, j'ai toujours pu monter en camion, ce qui ne manquait pas d'ailleurs d'émotions fortes lorsque venait le moment de croiser un autre camion descendant en sens inverse.

[7]    Pour les chercheurs de la région des Caraïbes, la famille matrifocale type est constituée d'une femme vivant avec sa ou ses filles et leurs enfants. C'est donc une famille monoparentale sous la responsabilité d'une femme.

[8]    On ne dira jamais trop l'importance - et le plaisir - de tels « commérages » (gossip) pour l'apprentissage de la réalité anthropologique. Il faut cependant se rappeler, en tant qu'étrangères et étrangers, que nous pouvons nous-mêmes être l'objet de tels propos...



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 29 février 2008 15:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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