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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice CUSSON, “Les relations paradoxales entre la pauvreté et la délinquance.” Un article publié dans la revue Cahiers de la sécurité, no 4, avril-juin 2008, 7 pp. Chronique “Repères.” Un numéro intitulé: “La sécurité économique dans la mondialisation.” [L'auteur nous a accordé le 4 juin 2015 son autorisation de diffuser cet article en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

Maurice Cusson

[professeur à l’École de Criminologie, chercheur au Centre international
de Criminologie comparée de l’Université de Montréal]

Les relations paradoxales
entre la pauvreté et la délinquance
.”

Un article publié dans la revue Cahiers de la sécurité, no 4, avril-juin 2008, 7 pp. Chronique “Repères.” Un numéro intitulé : “La sécurité économique dans la mondialisation.”

Introduction

Comment les cycles de richesse et de pauvreté agissent-ils sur la criminalité ?

- Quand la pauvreté conduisait au vol
- Prospérité et criminalité
- Est-il vraisemblable que l'abondance encourage le vol ?
- Pourquoi les délits contre la propriété reculent-ils après 1995 ?

La pauvreté des parents explique-t-elle la délinquance de leurs enfants ?

Est-il vrai que les délinquants adultes sont pauvres ? Si oui, quelle est la nature précise des rapports entre leur pauvreté et leurs habitudes criminelles ?

Conclusion

Bibliographie

Introduction

Les raisons de penser que la pauvreté pousse au crime ne manquent pas. Dans les tribunaux criminels et les prisons, on observe une surreprésentation évidente d'adultes sans domicile fixe, de toxicomanes sans le sou, de contrevenants qui n'arrivent pas à payer leurs amendes. Les juges pour mineurs ont la nette impression que les jeunes gens qu'ils ont à juger proviennent en majorité de familles défavorisées. La criminalité a tendance à se concentrer dans les quartiers pauvres des villes. En France, elle se manifeste avec éclat et fracas dans les banlieues sensibles, habitées en majorité par des membres des classes sociales défavorisées. Cependant, deux observations jettent un doute sur l'hypothèse selon laquelle il s'établit un rapport de causalité entre la pauvreté et la criminalité. En effet, il existe des pays très pauvres dont la criminalité n'est pas élevée alors qu'il ne manque pas de pays riches (à commencer par les États-Unis) qui sont affligés par des niveaux élevés de criminalité. Autre fait bien établi : il n'y a pas de corrélation entre la classe sociale d'origine et la délinquance rapportée par les jeunes eux-mêmes.

Face à ces contradictions, un examen des relations entre la pauvreté et la délinquance s'impose. Il tiendra en trois parties. La première cherchera à établir les rapports qui se sont noués au cours de l'histoire entre les fluctuations de la pauvreté et celles de la criminalité. La deuxième partie portera sur les rapports entre le statut socio-économique des parents et la délinquance de leurs enfants. La troisième partie présentera les résultats de recherches récentes sur les revenus et les dépenses des criminels adultes afin de déterminer s'ils sont véritablement des pauvres.

Comment les cycles de richesse et de pauvreté
agissent-ils sur la criminalité ?


La réponse des historiens et des criminologues à cette question confine au paradoxe. La surprise, c'est que le rapport entre la pauvreté et la criminalité s'inverse selon les époques historiques.

Quand la pauvreté conduisait au vol

Les historiens du XVIIe et du XVIIIe siècle utilisent les fluctuations des prix du blé comme indicateur de pauvreté. En effet, autrefois, les dépenses des familles consacrées à l'achat de nourriture absorbaient une part importante des revenus. Quand, à cause de mauvaises récoltes, le prix du blé augmentait fortement, la situation devenait désespérée pour la famille qui vivait déjà à la limite de la subsistance. C'est dire que plus le prix du blé était élevé, plus la pauvreté sévissait. La figure 1 montre les rapports entre le prix du blé à Lille au cours du XVIIIe siècle (entre 1720 et 1780) et le nombre des délits contre la propriété. Quand le prix du blé (trait continu) monte, les délits contre la propriété (trait pointillé) augmente. Le parallélisme est net. Deyon [1975, p. 81] note : « Chaque crise de subsistance, chaque crise manufacturière multiplie en ville les vols alimentaires [...] ». « Les délits des périodes de cherté sont presque tous des délits de pauvres ». Dans le sud-ouest de la France, au Languedoc, Nicole Castan [1980] fait une observation semblable : quand le prix du blé monte, le nombre de vols augmente. Les constatations sont identiques en Angleterre au XVIIe, au XVIIIe et au début du XIXe siècle. Quand de mauvaises récoltes font grimper le prix du blé, la faim pousse les gens issus de familles pauvres au vol [Sharpe, 1983 ; Beattie, 1986 ; Gatrell, 1980]. Le rapport pauvreté-criminalité paraît donc établi. Mais cela vaut pour les siècles passés. Qu'en est-il de la période contemporaine ?

Figure 1. Prix du blé et criminalité, Lille, XVIIIe siècle



Figure 2. Taux de criminalité pour 1 000 habitants, France




Prospérité et criminalité

Le premier signe d'un changement de régime se manifeste en Angleterre durant la deuxième moitié du XIXe siècle, période d'évidente prospérité. On découvre alors que les fluctuations des prix des aliments de base cessent de se répercuter sur les taux de délits contre les biens [Gatrell, 1980]. Un siècle plus tard, durant la deuxième moitié du XXe siècle, dans la plupart des démocraties occidentales, le rapport entre la pauvreté et les taux de délits contre la propriété n'est plus du tout ce qu'il était. La deuxième figure est bien connue des lecteurs français. Elle montre comment la criminalité enregistrée par la police et la gendarmerie françaises a évolué entre 1949 et 2003 (Direction centrale de la Police judiciaire, 2004). Il est clair qu'à partir de 1964, la criminalité entreprend de croître de manière soutenue jusqu'au début des années 1980. Par la suite, elle décroît légèrement à deux reprises, ce qui ne l'empêche pas de se maintenir sur un plateau relativement élevé. Étudiant cette évolution, Gassin [2007] souligne que, entre 1955 et 2006, la criminalité a été multipliée par six en France [p. 365]. La forte augmentation du nombre des infractions enregistrée en France durant les années 1960 et 1970 s'observe aussi dans la figure 3, qui présente l'évolution de la criminalité au Canada. Il est frappant de constater, entre 1962 et 1980, un triplement du total des infractions (parmi lesquelles nous trouvons une majorité de crimes contre les biens).

Figure 3. Taux de criminalité, Canada, 1962 à 2006.

Source : Statistique Canada, 2006, Centre canadien de la statistique juridique.


De semblables tendances ont été observées durant la même période dans la plupart des pays occidentaux [Cusson, 1991 ; Gassin, 2007 p. 355]. Or, il est bien connu qu'en France, au Canada, et plus généralement dans les pays occidentaux, ces années de forte augmentation de la criminalité se sont distinguées non par la pauvreté, mais, au contraire, par la prospérité et le faible chômage. Fourastié [1978] avait qualifié les trente années allant de 1945 à 1975 de « Trente glorieuses » pour souligner jusqu'à quel point les sociétés s'étaient alors enrichies. Il avait montré qu'en France, l'indice du revenu national réel moyen par tête était 87 en 1946, puis faisait un bond pour passer à 320 en 1975. Comme le souligne Roche [1998], durant cette période, l'explosion de la délinquance coïncide avec l'expansion économique. Durant le XXe siècle, quand la société s'enrichit, la fréquence des vols augmente.

Est-il vraisemblable que l'abondance encourage le vol ?

À partir de 1960, dans nos pays riches et industrialisés, tout se passe comme si ce n'est plus la pauvreté, mais l'abondance qui sert de moteur à la criminalité. C'est l'interprétation qui surgit à l'esprit devant les courbes que nous venons de présenter. Il va de soi que des facteurs autres qu'économiques (notamment la proportion des jeunes gens âgés de 15 à 25 ans dans la population) ont pesé sur l'évolution de la criminalité après 1960. On se limitera aux facteurs économiques retenus par les criminologues sérieux pour expliquer comment l'abondance stimule le vol.

1. Les industries produisent en masse des « produits chauds », c'est-à-dire des objets tentants à voler comme les appareils de télévision, radios, disques, ordinateurs... Grâce aux progrès technologiques et à la miniaturisation, ces appareils deviennent de plus en plus performants, petits, donc faciles à prendre, à transporter, à dissimuler et à revendre [Felson, 2002].

2. Parmi les produits de l'industrie moderne, l'automobile occupe une place à part comme facteur de criminalité. On vole des voitures pour toutes sortes de raisons : pour le plaisir de la joyeuse balade, pour les revendre, pour revendre les pièces et les objets qui s'y trouvent. On s'en sert à l'occasion d'un braquage ou d'un cambriolage. Elle sert de feu de joie lors des émeutes. L'automobile est à la fois une cible pour les voleurs et un moyen de favoriser leurs déplacements.

3. Les résidences sont souvent inoccupées durant le jour, ce qui devient un facteur de vulnérabilité exploité par les cambrioleurs [Cohen, Felson, 1979].

4. La richesse croissante des familles profite aussi aux adolescents et aux jeunes adultes. Ceux-ci ont plus d'argent pour sortir le soir. Ils ont ainsi l'occasion de rencontrer des camarades qui risquent de les entraîner à faire des « bêtises ».

La motivation de la délinquance se transforme quand le niveau de richesse assure la satisfaction des besoins essentiels tout en faisant croître le nombre et la vulnérabilité des biens offerts aux voleurs potentiels. Le vol de subsistance laisse place au vol d'appareils dont on n'a pas besoin, mais dont on a envie. Des délinquants accumulent les vols et les deals de drogue pour avoir les moyens de faire la fête. On jette des cailloux aux policiers et on participe à l'émeute pour jouer avec le feu et éprouver ce mélange d'excitation, de plaisir et de peur que Roche [2006] appelle le « frisson » [Cf. Cusson, 1981].

Pourquoi les délits contre la propriété
reculent-ils après 1995 ?


La figure 3 montre qu'au Canada, la criminalité atteint un sommet en 1990, puis entreprend de diminuer durant une dizaine d'années. En France, une diminution moins évidente est perceptible sur la figure 2 entre 1994 et 1998. Les sondages de victimisation réalisée dans treize pays industrialisés détectent aussi une décroissance de la criminalité durant ces années et dans plusieurs pays. Ces sondages y enregistrent un recul net des délits contre la propriété, notamment des cambriolages, entre 1995 et 1999 [Lamon, 2002].

Pour expliquer cette décroissance du nombre des vols, Lamon [id] et Aebi [2004] évoquent l'utilisation croissante par les citoyens des systèmes de sécurité. En effet, depuis 1992, les sondages décèlent des augmentations des pourcentages des citoyens qui ont recours à des systèmes d'alarme et à d'autres mesures de sécurité. Quand les vols en tous genres deviennent très fréquents, comme c'est le cas durant les années 1970 et 1980, les citoyens en arrivent au point où ils calculent qu'il devient rentable d'investir dans l'autoprotection. C'est alors qu'ils font installer des serrures plus sûres et des systèmes d'alarme dans leur résidence et dans leur voiture. De leur côté, les commerçants et les industriels ont recours aux systèmes d'alarme, aux contrôles d'accès et aux caméras de surveillance. Ils recrutent des agents de sécurité et des détectives. Ils fixent des étiquettes antivol sur leurs produits les plus exposés [Boucher, Cusson, 2007]. Durant la même période, les effectifs de la sécurité privée augmentent dans des proportions importantes. Les technologies de la sécurité profitent des innovations techniques, notamment en électronique, rendant plus performants micros, caméras, détecteurs et autres appareils. Les spécialistes de la sécurité se sont aussi professionnalisés.

Une recherche récente nous amène à penser que ce recours croissant aux mesures de sécurité a fait reculer la criminalité. Wilcox et ses collaborateurs [2007] puisent dans les données d'une enquête sur un échantillon de 4 227 résidents de Seattle qui met en rapport la fréquence des cambriolages et le recours à des mesures de sécurité physique (l'habitude de verrouiller ses portes, l'installation de serrures de qualité ou de système d'alarme, la présence d'un chien...). Les chercheurs constatent que les citoyens protégés par ces mesures de sécurité, risquent moins d'être cambriolés que les autres. Parallèlement, dans les différents quartiers de cette ville, plus les pourcentages de citadins ayant recours à ces sécurités physiques sont élevés, moins ont y commet de cambriolages. Il semble donc que la sécurité physique protège non seulement les individus qui y ont recours, mais également exerce, au niveau collectif, une pression à la baisse sur la criminalité du quartier. En somme, la montée des vols stimule le développement du marché de la sécurité et des technologies de protection qui, à leur tour, entraînent une diminution du nombre des vols. À l'origine de ces mouvements, nous trouvons la richesse qui, d'une part, encourage le vol et, d'autre part, fournit les ressources qui permettent d'élaborer des solutions contre le vol. L'utilisation de plus en plus répandue des cartes de crédit au détriment de l'argent liquide a aussi contribué à faire baisser la fréquence des vols. C'est Felson [1998] qui a souligné que l'abondance de l'argent liquide encourage les voleurs à commettre des vols simples, cambriolages et braquages. Or, il est évident, poursuit Felson, que, depuis 1990, le mouvement vers une société sans liquide s'est accéléré avec la multiplication des transactions par carte de crédit et des cartes guichet. N'étant plus alimentés en liquidités, les milieux délinquants tournent au ralenti.

La pauvreté des parents explique-t-elle
la délinquance de leurs enfants ?


Passons de la société à l'individu et de la criminalité à la délinquance des jeunes. L'idée reçue selon laquelle les enfants issus des classes défavorisées versent plus souvent dans la délinquance que leurs camarades de classe moyenne ou supérieure résiste-t-elle aux faits ? Pour répondre à cette question, il est préférable d'utiliser une mesure de la délinquance non contaminée par les décisions policières et judiciaires. On sait, en effet, que les policiers et les juges auront tendance à traiter différemment un délinquant selon que ses parents ont ou n'ont pas la capacité de le prendre en main. Et les familles pauvres ne donnent pas l'impression de pouvoir prendre en charge un adolescent difficile aussi bien que les familles mieux nanties. Il en résulte un biais de sélection qui conduit à une surreprésentation d'adolescents issus de familles pauvres parmi les délinquants répertoriés dans les statistiques officielles. Les questions posées directement aux intéressés fournissent donc un critère moins biaisé de la délinquance que les chiffres officiels. On parle à ce propos de délinquance « autodéclarée » ou « révélée ». Depuis cinquante ans, les enquêtes qui utilisent cette mesure aboutissent à la même constatation : la corrélation entre le statut social d'origine et la délinquance autodéclarée est nulle ou insignifiante [Hirschi, 1968 ; Cusson, 1981 ; Wright et al. 1999 ; Roche, 2001 ; Le Blanc, 2003]. Néanmoins, en France, Roche [2001] constate que les enfants d'ouvriers sont proportionnellement plus nombreux à commettre des vols graves.

L'absence de relation statistique entre le statut socio-économique et la délinquance autodéclarée jette un doute sur l'idée reçue voulant que les familles pauvres soient plus criminogènes que les familles riches. Wright et al. [id.] ont mené des analyses ingénieuses grâce auxquelles ils ont démontré que les parents aisés peuvent favoriser la délinquance de leur rejeton autant que les parents d'une famille pauvre, mais d'une manière différente. En effet, ces chercheurs montrent que les fils issus d'un milieu aisé se distinguent par un goût du risque élevé, lequel est nettement associé à cette conduite de risque qu'est la délinquance. De plus, on trouve parmi les nantis, des pères qui protègent leur fils des conséquences de leurs incartades en compensant financièrement les dommages causés ; qui les encouragent à s'affirmer, à s'imposer, à prendre des initiatives et à se conduire « en chef ». Certains de ces enfants deviendront des têtes brûlées, sûrs d'eux jusqu'à l'arrogance, se croyant tout permis, s'imaginant être à l'abri de toute sanction : de la graine de chef de gang. Ainsi donc il y a une manière propre aux riches d'encourager un enfant à la délinquance. Du côté des familles pauvres, Wright et ses collaborateurs montrent qu'elles ne transmettent pas à leurs enfants des aspirations scolaires et professionnelles élevées. Or, les écoliers sans ambition ont tendance à commettre des délits. C'est aussi en milieu défavorisé qu'on trouve des mères adolescentes réduites à élever leur enfant dans des conditions si précaires qu'elles en perdent le contrôle. Cependant, les garçons qui échappent à l'influence parentale risquent de verser dans la délinquance, le fait est établi. Notons que, dans de tels cas, ce n'est pas la pauvreté elle-même qui est le facteur actif de la délinquance, mais plutôt les carences éducatives.

Est-il vrai que les délinquants adultes sont pauvres ?
Si oui, quelle est la nature précise des rapports
entre leur pauvreté et leurs habitudes criminelles ?


Quand un délinquant est devenu adulte, ce qui importe pour notre propos n'est plus la situation économique de ses parents, mais la sienne propre. De très nombreuses recherches établissent que les délinquants récidivistes se caractérisent moins par le chômage que par l'instabilité au travail. Et quand, avec les années, de tels délinquants cessent enfin de violer la loi, c'est très souvent parce qu'ils ont réussi leur intégration au marché du travail : ils sont parvenus à garder leur emploi et y prendre goût. Ce phénomène a été constaté très souvent dans des recherches comparant les récidivistes aux non-récidivistes et dans les travaux portant sur l'abandon de la carrière criminelle [Shover, 1996 ; Laub, Sampson, 2001, 2003 ; Cusson, 2005].

Que savons-nous sur les revenus des délinquants adultes ? Sont-ils vraiment pauvres comme on le croit ? Les réponses fournies par les recherches récentes réalisées par des criminologues de Montréal nous réservent quelques surprises. Une première enquête portait sur un échantillon de détenus qui se trouvaient dans des pénitenciers fédéraux du Québec. Les chercheurs leur ont demandé d'estimer les revenus qu'ils gagnaient pendant qu'ils jouissaient de leur liberté. Ils ont ainsi pu calculer que la médiane des gains illégaux obtenus par ces délinquants était de plus de 50 000 $ par année, revenu non taxé bien entendu. Et cela n'incluait pas les autres revenus obtenus soit en travaillant ou encore par l'assurance-chômage ou le bien-être social [Morselli, Tremblay, 2004 ; Charest, 2007]. On ne peut donc pas dire que ces individus sont pauvres.

Mais que font-ils de leur argent ? Un élément de réponse nous est apporté par une étude menée sur un autre échantillon de détenus lui aussi puisé dans un pénitencier du Québec [Beauregard, 2007]. Cette enquête portait sur les habitudes de jeux de hasard et d'argent des détenus quand ils étaient en liberté. L'échantillon était divisé en trois groupes :

1- joueurs récréatifs (aucune dépendance au jeu) ;
2- joueurs à risque (qui présentent une dépendance faible ou moyenne) ;
3- joueurs pathologiques (forte dépendance au jeu).

Le tableau suivant présente les pertes annuelles moyennes au jeu de ces trois catégories de détenus joueurs, quand ils se trouvaient en liberté, comparées aux pertes au jeu calculées dans un échantillon représentatif de la population canadienne.

Pertes au jeu annuelles

Détenus

Population canadienne

Joueurs « récréatifs »

21 700 $

780$

Joueurs « à risque »

42 000 $

2 500$

Joueurs « pathologiques »

143 413 $

[Beauregard 2007]

Par ailleurs, V. Beauregard rapporte deux autres faits : Premièrement, plus les revenus criminels des détenus sont élevés, plus importantes sont les sommes d'argent perdues au jeu. Deuxièmement, plus un détenu est dépendant du jeu, plus ses revenus criminels tendent à être élevés. On voit bien le cercle vicieux : des revenus criminels élevés poussent à jouer gros et l'habitude du jeu de hasard oblige à multiplier les vols et les opérations malhonnêtes pour se « refaire ». Nous savons, par ailleurs, que nombreux sont les délinquants invétérés qui dilapident leurs revenus non seulement au jeu, mais aussi dans des abus divers : alcool, drogue, prostitution... [Cusson, 2005]. Leur prodigalité les conduit à dépenser plus qu'ils ne gagnent. Ils se retrouvent vite criblés de dettes et forcés à commettre de nouveaux délits pour payer leurs créanciers. On comprend alors pourquoi le compte en banque de tels flambeurs est vide et rares sont-ils à être propriétaires d'une maison. En outre, souvent noctambules, ils ont un mode de vie incompatible avec la discipline d'un salarié. Quiconque mène cette vie risque de ne pas être ponctuel, de travailler mal par manque de sommeil et d'être finalement licencié. Il suit que la vie délinquante conduit tout droit au chômage. Ce n'est pas parce qu'on est chômeur qu'on devient délinquant, c'est l'inverse : on devient chômeur parce qu'on mène une vie délinquante. Loin d'être un effet du chômage, la délinquance en est alors une cause.

Conclusion

Le temps des misérables de Victor Hugo est révolu. Le temps n'est plus où les pauvres, à l'instar de Jean Valjean, volaient du pain pour nourrir des enfants affamés. Au XXe siècle, le rapport entre la pauvreté et la criminalité a changé de signe : c'est l'abondance, non la pénurie, qui multiplie les occasions de vols et de trafics illégaux. Si les voleurs récidivistes sont pauvres, c'est qu'ils dilapident les fruits de leurs activités illégales au point qu'il ne leur reste plus que des dettes. Leurs excès de fêtard et de noctambule peuvent les épuiser et les empêcher de donner satisfaction à leur employeur. Ils deviennent alors chômeurs. Voici comment le style de vie délinquant est une cause, et non un effet de la pauvreté et du chômage. L'activité criminelle cause la pauvreté et le chômage d'une autre manière. Les commerçants et les entrepreneurs n'osent s'établir dans les quartiers urbains et périurbains où prolifèrent les incivilités, les vols et les violences, et, s'ils y sont déjà installés, ils voudront partir à la première occasion. C'est ainsi que la délinquance et l'insécurité font fuir les créateurs d'emplois et de richesses. Trop de crimes tuent l'emploi.

La conception misérabiliste de la délinquance n'est pas seulement contredite par les faits. Elle présente aussi l'inconvénient de fonder la croyance selon laquelle il suffirait de lutter contre le chômage et la pauvreté pour faire reculer la criminalité. Une telle action qui négligerait de s'attaquer directement à la criminalité elle-même paraît vouée à l'échec, d'abord parce qu'elle ne résoudrait pas le problème lui-même, ensuite, parce que les délinquants détruiraient les emplois ainsi créés au fur et à mesure qu'ils seraient créés.

Maurice CUSSON

École de criminologie
Centre international de criminologie comparée
Université de Montréal

Bibliographie

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2016 7:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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